❖ Voix palestiniennes & voix du monde pour ne pas oublier la Palestine #5
Je suis fatiguée, épuisée jusqu'à la moelle, à force d'essayer de continuer à vivre dans un monde qui n'a plus de sens. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'ai dormi quelques heures...

Introduction personnelle
Je suis fatiguée, épuisée jusqu'à la moelle, à force d'essayer de continuer à vivre dans un monde qui n'a plus de sens. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'ai dormi quelques heures d'affilée.
J'essaie de regrouper certaines de mes publications par thèmes pour ne pas assommer mes lecteurs, mais, en composant au fil des jours et des articles mis de côté ce multi-post "Voix palestiniennes & voix du monde pour ne pas oublier la Palestine #5", j'ai noté quelque chose qui m'a littéralement glacée : les voix palestiniennes se font se plus en plus rares.
D'une part, l'État sioniste les a assurément réduites au silence et tuées ; d'autre part, les Palestiniens ne nous en ont-ils pas déjà assez rapporté pour que nous nous levions d'une seule voix, en même temps, partout à travers la planète, que nous bloquions le "système" ? Sans parler de l'apocalypse qui s'annonce !
Je bénis ce 2 mai 2019, jour où je suis entrée corps et âme dans le combat titanesque pour alerter, mobiliser, défendre Julian Assange et obtenir sa libération, en co-fondant un groupe français, en organisant des déplacements en bus pour et hors audiences, puis, suite aux deux confinements imposés, en traduisant de nombreux articles et enfin, suite à la censure drastique sur les réseaux sociaux, en créant cet espace sur de Substack.
Depuis lors, je n'ai jamais autant appris de toute ma vie. Et si je devais résumer cela en une courte phrase, je ne citerais que ces 3 mots de Julian : "Learn, Challenge, Act !"
Hélas, pour la majorité des citoyens pourtant éveillés, "Act" manque cruellement. Alors que l'union fait la force, on "Act" que si cela nous concerne directement. Et voilà le monde désastreux et apocalyptique dans lequel nous (sur)vivons.
Les vacances estivales sont là, et le peuple palestinien sera encore un peu plus oublié…
(Désolée pour les fautes d'accent notamment, mon ordinateur est en fin de vie et de nombreuses touches ne fonctionnent plus.)
SOMMAIRE :
Voix palestiniennes
1 - Cher Monsieur Trump : Aucun empire ne peut nous effacer ! - Salma Abu Hamad
2 - Ne me demandez pas ce que vous pouvez faire pour nous à Gaza - Asem Alnabih
3 - Vivre l'inimaginable : un témoignage de Gaza - Dr Yasser Abu Jamei
4 - Ce que la guerre d'Israël à Gaza n'a pas pu tuer : Le savoir, la mémoire & l'héritage du Pr Faiq - Nada Hamdona
5 - Il n'est pas nécessaire que nous soyons morts pour que vos mouvements soient vivants & continue de vivre - Mohammed R. Mhawish
6 - J'ai survécu au massacre d'une école à Gaza. Mes élèves n'ont pas eu cette chance - Nour Abo Aisha
Voix du Monde
7 - Mahmoud Khalil promet de continuer à défendre la Palestine après sa libération - Quds News Network
8 - Gaza & l’épidémie de couteaux - Bruno Le Dantec
9 - Le sumud, cœur indomptable de la cause palestinienne à Gaza - Ramzy Baroud
10 - Gaza, notre responsabilité, notre culpabilité - Alphée Roche-Noël
11 - Nous sommes tous en première ligne : Comment le cinéma fait connaître Gaza au monde entier - Benay Blend
12 - Assassinat de journalistes à Gaza - John Kendall Hawkins
13 - De Los Angeles à la Palestine : Un peuple, une lutte - Benay Blend
14 - La vie dans l'ombre des murs - Ashish Singh
15 - Gaza, j'écris ces lignes alors que je suis en proie au désespoir le plus total - Binu Mathew
1- Cher Monsieur Trump : Aucun empire ne peut nous effacer !
Nous ne sommes pas des illusions. Nous ne sommes pas de simples bruits de fond. Vous pouvez détruire nos maisons, mais vous ne parviendrez jamais à nous faire taire.

Par Salma Abu Hamad, le 13 juin 2025, We Are Not Numbers
Le jour où la guerre contre Gaza a de nouveau été annoncée, j'étais assise à mon bureau, essayant - comme toujours - de me concentrer sur mes études au milieu du chaos qui régnait dans mon esprit. Une brise fraîche s'est glissée par la fenêtre, mais ce n'était pas n'importe quelle brise. Je sentais sa fraîcheur effleurer des blessures que je croyais guéries - ou peut-être m'étais-je seulement convaincu qu'elles l'étaient.
Ce sentiment me quitterait-il un jour, ou était-il là pour rester, aussi permanent que le ciel qui ne cesse de se déchaîner au-dessus de nous ?
J'ai essayé m'en débarrasser, de me laisser aller à mes pensées confuses et de les ordonner tant bien que mal. J'ai continué à le faire jusqu'à ce que je pose ma tête sur l'oreiller, mais je ne pouvais fermer les yeux. Le poids dans ma poitrine m'en empêchait. Alors j'ai pris mon ordinateur portable... et me suis mise à écrire.
Non pas parce que je savais quoi dire, mais parce que le silence était plus pesant que les mots. Je n'ai pas écrit un journal, ni un poème, ni même une histoire. J'ai rédigé une lettre. Une lettre à quelqu'un fort loin d'ici - quelqu'un qui ne m'entendrait jamais, mais dont les actes résonnent dans chaque recoins de ma ville ravagée.
J'ai donc commencé :
Donald Trump, vous êtes à nouveau président ... et la guerre est revenue avec vous.
Est-ce une coïncidence ? Ou était-ce trop pour vous de voir Gaza essayer de revivre un peu à nouveau ?
[Je me souviens avoir tapé ces mots de mes doigts tremblants. Je ne m'adresse pas à vous en tant qu'homme, mais à ce que vous représentez : le pouvoir, la distance, l'indifférence].
Comment quelqu'un d'aussi éloigné de nous, d'aussi protégé, peut-il avoir le pouvoir de réduire notre monde en ruines par une simple décision ?
Vous prétendiez vouloir la paix, mais votre paix n'était qu'une illusion trempée dans le sang, un discours politique creux de plus, comme toujours.
[En écrivant ces lignes, j'ai pensé à la maison de mon voisin, à la petite fille qui jouait dans la ruelle et dont la voix n'est plus, remplacée par les sirènes et le silence].
À Gaza, la paix n'est pas synonyme de vie. C'est une pause entre deux bombardements.
On nous dit d'avoir de l'espoir, de croire aux mots, mais les mots ne nous ont jamais protégés.
Dites-moi : dans votre dictionnaire, la "paix" est-elle faite de morceaux de corps d'enfants ? Dans votre monde, la "paix" est-elle construite sur la mort et la destruction ?
Nous sommes humains.
Des enfants meurent brûlés vifs. Des familles sont ensevelies sous un ciel rouge sang.
Des rêves bombardés avant même qu'ils ne soient nés.
Pouvez-vous entendre nos voix, ou ont-elles été noyées dans le bruit de la politique ?
Ou bien le seul son qui retient votre attention est-il celui des missiles et des bombes financés par votre trésorerie ?
Votre cupidité, votre inhumanité et votre puissance sont-elles si enivrantes que vous voulez construire votre Riviera sur les corps de nos ancêtres ?
Vous voulez que de riches criminels de votre acabit se prélassent sur le crâne d'enfants palestiniens ?
Et ce, après avoir transformé notre terre sacrée de Palestine en 50 millions de tonnes de débris !
[Pour une fois, ma langue n'a pas fourché, comme si elle savait que les mots importaient peu. Car dans votre monde, les mots sont aussi des armes. Vos discours ne s'arrêtent jamais... peut-être pour que notre destruction ne s'arrête jamais non plus].
J'ai survécu physiquement au premier chapitre de la guerre, celui que je pensais être ma fin.
Mais ce n'était que le début d'un chapitre plus long, dans lequel je n'ai jamais choisi de me retrouver.
Les gens disent "vous avez de la chance de survivre", mais ils ne savent pas que la survie est parfois le fardeau le plus lourd. Je porte la guerre dans chacune de mes respirations. Dans mes tressaillements. Dans l'armure que mon âme porte, même lorsque tout est silencieux.
Il semble que nos aspirations vous dérangent.
Il semble que la guérison de Gaza vous perturbe plus que sa ruine.
Pourquoi un enfant qui dessine le soleil sur un mur est-il considéré comme une menace ?
Vous craignez notre volonté de sourire à nouveau plus que vous n'avez jamais craint nos cris.
Et ces rêves que vous essayez si fort de tuer, ils ne mourront pas.
Ils vous hanteront.
Ils surgiront dans votre sommeil et se transformeront vos propres rêves en cauchemars.
Car l'espoir volé ne s'éteint jamais... il ne fait que se renforcer.
Savez-vous ce que l'on ressent lorsqu'on voit sa patrie devenir cendres ?
Moi, je le sais.
Les rues que j'avais l'habitude de parcourir ne se sont plus que gravats et fumée.
L'odeur du pain frais a été remplacée par la puanteur de la chair brûlée.
L'école où je rêvais de retourner a disparu.
La fenêtre de la chambre de mon grand-père ? Brisée comme le temps lui-même.
Connaissez-vous le sentiment de regretter de ne pas avoir marché davantage dans les rues de votre ville - comme si vous aviez pu mieux les mémoriser avant qu'elles ne disparaissent ?
Savez-vous ce que cela signifie lorsque les photos que nous avons prises pour immortaliser les moments de joie sont désormais des déclencheurs de chagrin ?
Savez-vous ce que l'on ressent lorsqu'on voit ses souvenirs s'évaporer ?
J'ai vu des mères scroller les noms des morts, au lieu de border des couvertures.
J'ai vu un garçon tenir son cartable d'une main et la chaussure déchiquetée de sa sœur de l'autre.
À Gaza, les rêves ne partent pas seulement en fumée, ils sont enterrés vivants.
Vous étiez bien loin.
Protégé par les murs de la Maison Blanche, vous donniez des ordres en appuyant sur un bouton, comme si la mort n'était pour vous qu'un jeu dont vous êtes le maître.
Sirotez-vous un café tandis que des missiles s'abattent sur nous ?
Feuilletez-vous quelques dossiers tandis que des mères creusent à mains nues ?
J'étais là, dans les décombres que vous avez cautionnés. Je n'étais pas un numéro.
J'étais une fille qui comptait ses respirations alors que les murs tremblaient.
J'étais une voix coincée entre les sirènes et la poussière.
J'ai été le silence qui a suivi un cri qui n'est pas sorti à temps.
Voici mon message - et le message de chaque habitant de Gaza - à vous et au monde qui choisit de ne pas voir :
Nous ne sommes pas des illusions. Nous ne sommes pas de simples bruits de fond.
Vous pouvez détruire nos maisons, mais vous ne nous ferez jamais taire nos voix.
Le pouvoir est-il la capacité de décider qui a le droit de vivre et qui doit mourir ?
Car même dans ce cas, vous ne vous arrêtez pas.
Vous contrôlez non seulement notre mort, mais aussi la façon dont nous mourrons.
Vous décidez de la taille du missile. L'heure à laquelle il frappe. La maison qu'il pulvérise. L'histoire qu'il efface.
Mais aucun empire ne peut effacer la vérité.
Aucun brasier ne peut faire taire une âme qui refuse de se briser.
Nous sommes ici et nous resterons.
Même si vous anéantissez nos maisons, même si vous brisez nos rêves, nos voix vous hanteront.
La vérité vous poursuivra.
Personne n'échappe au sang des innocents, pas même le président des États-Unis.
Salma Abu Hamad est une écrivaine palestinienne originaire de Gaza, qui vit actuellement en Égypte après avoir survécu physiquement à la guerre. Elle a déjà publié des articles dans le Los Angeles Times et tient un blog personnel où elle partage ses réflexions sur la vie, la perte et la patrie.
Elle écrit à partir de son expérience, mêlant ses souvenirs personnels à la voix collective de la douleur et de l'espoir palestiniens.
"Je crois que les mots ont le pouvoir de survivre même lorsque tout le reste s'écroule", dit-elle. "À travers la plume, je crois qu'il faut garder vivants la mémoire et l'esprit des femmes palestiniennes éminentes qui ont occupé toutes les sphères de sa société.
📰 https://wearenotnumbers.org/dear-mr-trump-no-empire-can-erase-us/
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2- Ne me demandez pas ce que vous pouvez faire pour nous à Gaza

Par Asem Alnabih, le 16 juin 2025, The Electronic Intifada
Lors d'une récente conversation avec un ami vivant en dehors de Gaza, celui-ci m'a posé une question sincère, née de son désir d'aider Gaza et sa population : "Que pouvons-nous faire pour Gaza ?"
Cette question - "que pouvons-nous faire ?" - posée depuis le début de l'occupation de la Palestine - a été posée dès le début de l'occupation de la Palestine, de manière récurrente au fil des décennies, et est devenue encore plus pressante depuis qu'Israël a imposé un blocus sévère à Gaza il y a près de 18 ans. Aujourd'hui, alors qu'un génocide se déroule en direct à Gaza, le monde est confronté à cette question avec une urgence nouvelle et existentielle.
J'ai failli donner la réponse toute faite que nous offrons toujours, à savoir que la Palestine est la cause de toute personne libre dans le monde et que chacun doit faire quelque chose. La prière est la moindre des choses ; les gens doivent continuer à parler de la Palestine, à sensibiliser l'opinion, à offrir un soutien financier et médiatique, et ainsi de suite.
Si cette réponse reste valable, la vérité est que la question de mon ami ne s'adressait pas à la bonne personne. Est-ce à ceux qui subissent un génocide de dire à ceux qui en sont extérieur comment agir ? Pouvons-nous prendre une heure ou deux de repos pour réfléchir à des idées qui aideraient nos amis hors de Gaza à trouver ce qu'il faut faire pour mettre fin au massacre, à la famine et à la destruction dont nous sommes victimes à chaque minute ?
Insuffisant
De nombreuses personnes font des efforts considérables pour Gaza dans de multiples secteurs. Mais si l'on considère les efforts cumulés et leur impact sur le génocide et la famine, il est clair qu'ils n'ont pas suffi à arrêter Israël au cours des premières semaines.
Et plus de 600 jours plus tard, nous continuons à assister aux massacres. Même les Nations unies n'ont pas réussi à adopter une résolution contraignante obligeant Israël à mettre fin au génocide, bien qu'Israël ait tué plus de 55 000 personnes à Gaza depuis octobre 2023.
Tout est là pour que le monde puisse le voir, sans filtre. Les bombardements. Les cadavres. La famine. Les déplacements.
Des militants et des journalistes risquent leur vie pour documenter chaque horreur. Nos amis et sympathisants hors de Gaza n'ont plus besoin d'intermédiaires. Ce qui se passe ici est douloureusement évident. On peut le voir en détail à la télévision, dans les journaux et sur les fils d'actualité des activistes qui diffusent tout en direct sur les réseaux sociaux.
L'accès au savoir n'est plus un obstacle, et c'est le premier pas vers la compréhension et l'action réelle sur le terrain.
Si l'on considère l'importance des manifestations de masse dans l'arrêt de guerres telles que la guerre du Viêt Nam et la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, nous devons nous interroger : Le niveau actuel de mobilisation mondiale est-il suffisant pour arrêter le génocide à Gaza ?
Les mouvements universitaires aux États-Unis ont joué un rôle déterminant dans la construction de l'opposition à la guerre du Viêt Nam et dans la fin de l'apartheid en Afrique du Sud et, une fois de plus, ils jouent un rôle clé dans la perturbation du cours des choses pendant le génocide à Gaza. En revanche, il n'y a eu pratiquement aucun mouvement dans les universités du monde arabe pour faire pression sur leurs politiciens afin qu'ils changent leur complicité dans l'anéantissement de Gaza.
Les personnes de conscience du monde entier se sont-elles soulevées à la hauteur de l'ampleur du génocide de Gaza ?
Un véritable changement
Le navire Madleen est un exemple convaincant d'action audacieuse et percutante. Certains diront que Greta et ses compagnons n'ont pas réussi à atteindre Gaza, à briser le blocus ou à acheminer de l'aide. C'est vrai, mais de telles actions exceptionnelles et courageuses, où les participants risquent sciemment leur vie, combinées à d'autres efforts créatifs et cumulatifs, peuvent en fin de compte conduire à un réel changement sur le terrain.
Il y a des centaines de milliers, voire des millions de partisans de la Palestine à travers le monde entier. Alors pourquoi de nombreux groupes ne se dirigent-ils pas vers Gaza en même temps pour briser le siège qui nous asphyxie depuis plus d'un an et demi ? Imaginez pas un, mais un millier de bateaux. Imaginez un millier de Madleen.
Un mouvement est en train de se frayer un chemin de l'Afrique du Nord vers Gaza en ce moment même. Pourquoi n'y a-t-il pas plus de mobilisations de masse marchant vers les frontières de Gaza, exigeant l'entrée pour apporter l'aide que toutes les lois et conventions internationales ont déjà approuvée ?
Il faut cesser de poser la question "Que pouvons-nous faire pour Gaza ? - une question qui implique que toutes les actions possibles ont été épuisées et qui justifie donc implicitement l'inaction. Au contraire, les gens doivent continuer à construire sur ce qui a déjà été fait, en tirant sur tous les leviers afin que ces efforts combinés puissent aider à mettre fin au génocide qui se déroule à Gaza.
Vous devez agir. Individuellement. Collectivement. Être créatifs.
Vous devez trouver de nouvelles stratégies et de nouveaux points de pression. L'objectif est clair : mettre fin au génocide.
Ce message vient du cœur de Gaza meurtri et en deuil. J'écris ces mots, affamé, alors que les bombardements autour de moi ne cessent pas. J'appelle toutes les personnes libres du monde à agir maintenant.
Levez-vous avec vos collègues et vos amis et commencez à faire quelque chose - n'importe quoi - sur le terrain. Ne me demandez pas ce que vous pouvez faire pour Gaza. C'est à cette question que vous devez répondre, de toute urgence.
Vous en savez déjà assez.
Il ne reste plus qu'à agir.
Le temps est fait de sang.
Agissez - maintenant.
Asem Alnabih est ingénieur et chercheur doctorant, actuellement basé dans la ville de Gaza. Il est le porte-parole de la municipalité de Gaza et a écrit pour de nombreuses plateformes en arabe et en anglais. Suivez-le sur Twitter X.
📰 https://electronicintifada.net/content/dont-ask-me-what-you-can-do-us-gaza/50749
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3- Vivre l'inimaginable : un témoignage de Gaza
Par le Dr Yasser Abu Jamei, le 11 juin 2025, CounterPunch
Un garçon de dix ans n'a ni parlé ni mangé depuis plusieurs jours. Lorsque notre psychologue parvient enfin à le faire parler, le jeune palestinien lui pose une question qui la laisse sans voix : "Tout le monde dit que mon ami est allé au paradis, mais il n'avait plus de tête. Comment peut-il aller au paradis sans tête ?". Tel est le travail en matière de santé mentale à Gaza aujourd'hui.
Comment prodiguer des soins de santé mentale à des êtres humains qui sont en train d'être anéantis ? C'est une question que l'on me pose constamment en tant que psychiatre à Gaza, et qui hante chaque interaction que moi et d'autres cliniciens avons avec les enfants et les familles que nous servons. La réponse, j'ai appris après 20 mois de génocide, est à la fois plus simple et plus complexe qu'on ne l'imagine.
Au cours de mes vingt années d'activité en tant que professionnel de la santé mentale à Gaza, j'ai cru comprendre les traumatismes. Puis est arrivé octobre 2023, et tout ce que je savais sur la guérison, la résilience et l'espoir a été mis à l'épreuve face à une machine d'anéantissement qui fonctionne 24 heures sur 24, 365 jours par an.
Santé mentale & famine forcée
Aujourd'hui, lorsque nous parlons de santé mentale à Gaza, la principale préoccupation est l'inquiétude extrême des parents quant à la santé générale de leurs enfants après près de 20 mois de privation de nutriments essentiels et maintenant l'absence de nourriture de base. Les familles établissent désormais des priorités entre qui mangera aujourd'hui et qui ne mangera pas. Dans le meilleur des cas, les enfants reçoivent un repas par jour, et ce repas manque de produits essentiels, comme des fruits.
La farine, principal ingrédient de nos repas quotidiens au Moyen-Orient et en Palestine, est pratiquement introuvable. Le pain est désormais un souvenir. Aujourd'hui, les familles tentent de faire du pain avec des pâtes. Au moins, elles mettent quelque chose dans leur bouche, simplement pour couper la faim.
L'impact sur la santé mentale de cette longue exposition à de multiples expériences traumatisantes va bien au-delà du pilonnage catastrophique continu qui maintient les enfants dans la terreur et leur donne le sentiment qu'ils sont sur le point de mourir à tout moment. Les déplacements multiples, lorsque les familles sont forcées de passer d'une zone dangereuse à une autre, ajoutent de nouvelles épreuves. Dans un environnement difficile où 80 à 85 % des maisons et des infrastructures sont détruites, un enfant regarde autour de lui et ne voit que des maisons et des écoles détruites, et tout ce qui l'entoure en ruines. Comment peut-il se promener ? Comment peut-il envisager une journée meilleure ?
Les gens disent que nos enfants semblent apathiques, qu'ils ne réagissent pas. Depuis des mois, on entend dire que les enfants deviennent agressifs, qu'ils ont des problèmes entre eux, qu'ils expriment une forme de rejet. Nous rejetons tous la réalité dans laquelle nous vivons, nous ne sommes pas heureux, nous sommes en colère. Et les enfants, qui représentent la moitié de notre population, l'expriment de manières très différentes.
Un nouveau symptôme apparaît chez les adultes. Non seulement ils se sentent en colère et isolés, mais malheureusement, ils commencent à se sentir coupables. Coupables de ne pas pouvoir aider leurs enfants, de ne même pas pouvoir trouver de la nourriture pour leurs enfants. C'est un sentiment étrange auquel nous assistons presque pour la première fois.
Nous l'ajoutons aux symptômes habituels : enfants terrorisés la plupart du temps, problèmes de sommeil, cauchemars, énurésie, parents souffrant de traumatismes tels que le syndrome de stress post-traumatique (SSPT), mais aussi de dépression, d'anxiété grave et de douleurs physiques. Ces douleurs physiques touchent les hommes, les femmes, les enfants, les adultes - tout le monde. Il s'agit d'une série de problèmes complexes qui touchent des personnes qui ont été exposées à cette situation pendant 20 mois, mais ce n'est pas la première fois. Nous ne parlons pas de la troisième, de la quatrième ou de la cinquième fois, mais de multiples fois depuis 2008, et même avant, car nous avons toujours vécu sous blocus, sous occupation. Nos vies n'ont jamais été paisibles, et nous nous réveillons d'un désastre pour tomber dans un autre.
Soigner dans des circonstances impossibles
L'une des choses que nous constatons systématiquement chez les personnes en situation d'urgence et d'atrocité est leur besoin de conserver le sentiment d'agir, d'accomplir quelque chose. C'est pourquoi vous voyez aujourd'hui des hommes et des femmes constamment actifs : les femmes font tout ce qu'elles peuvent pour cuisiner la moindre chose pour leurs enfants, les hommes essaient de trouver n'importe quelle source de nourriture ici et là. Au niveau communautaire, les hommes et les garçons se précipitent vers chaque nouvelle zone bombardée pour extraire les blessés et les transporter à l'hôpital, à pied, en charrette tirée par un âne ou en voiture. Il ne s'agit pas d'un problème individuel : toute la population de la bande de Gaza en fait l'expérience collectivement. C'est pourquoi presque chaque membre de la famille a une tâche à accomplir, ce qui masque quelque peu l'impact psychologique sur la population tout en donnant aux enfants des rôles qu'ils ne devraient pas avoir. Des gamins de six ou sept ans ne devraient pas porter des bidons d'eau et parcourir deux ou trois kilomètres pour approvisionner leur famille en eau potable ou pour recharger des téléphones portables.
Ce sentiment de responsabilité atténue l'impact psychologique. Nous avons actuellement une trentaine d'employés qui visitent les abris et les tentes, parlent aux hommes, aux femmes et aux enfants, les aident à s'exprimer, à discuter de leurs sentiments et à recevoir des conseils et de l'aide pour gérer le stress. En cas de symptômes urgents, nous orientons les personnes vers nos centres communautaires.
Dans ces cas-là, nous demandons d'abord aux gens de regarder autour d'eux et de réfléchir à la manière dont ils peuvent s'aider eux-mêmes et aider ceux qui les entourent. D'une certaine manière, cela crée un sentiment de responsabilité qui aide les gens à aller de l'avant et à penser de manière positive, s'il y a une chance de penser positivement à ce qu'ils peuvent faire.
Nos équipes amènent des jouets et des articles de papeterie dans la mesure du possible, ce qui change la donne. Lorsque les enfants découvrent soudain qu'ils peuvent s'exprimer par le dessin et le jeu, en parlant des problèmes auxquels ils sont confrontés, ils commencent à se mettre en scène - montrant ou discutant de leurs peurs à travers leurs dessins de maisons en ruines, de personnes blessées. Parfois, ils dessinent du sang, parfois des chars d'assaut. Ils dessinent ce qu'ils ressentent, et cela fait une grande différence.
Mais bien sûr, il est extrêmement difficile d'aider la population alors que les attaques se poursuivent. Idéalement, les interventions psychologiques commencent lorsque la catastrophe a pris fin ou lorsque les personnes peuvent rejoindre un lieu sûr où les professionnels de la santé mentale peuvent oeuvrer comme d'autres travailleurs de la santé ou travailleurs d'urgence. Ce n'est pas le cas à Gaza.
Pouvoir d'expression et de guérison
Nous insistons sur le fait qu'il est toujours essentiel, en cas de stress, de trouver quelqu'un à qui parler - c'est la simple vérité. Les gens doivent parler à leurs amis, aux membres de leur famille, à leurs collègues et discuter. Ils peuvent ouvrir leur cœur s'ils ont la possibilité de parler. Par exemple, si j'ai fait un rêve terrible hier qui m'a rappelé une maison détruite sous mes yeux, j'en parle à un membre de la famille ou à un voisin dans une tente voisine, et ils partagent la même expérience. On a alors le sentiment d'un processus de début de guérison collective.
Mais lorsqu'il s'agit d'enfants, ceux-ci ont des façons différentes de s'exprimer. Ils ne sont pas encore assez mûrs pour s'exprimer comme nous, les adultes. Par exemple, ils ne peuvent pas toujours dire "nous avons peur, nous sommes terrifiés", mais au lieu de cela, l'enfant saute d'un endroit à l'autre, tremble ou est incapable de rester immobile, et devient très irritable. Les filles deviennent très timides et s'isolent. Les enfants deviennent plus agressifs - un autre exemple de la façon dont le traumatisme s'exprime.
Voici l'histoire d'une collègue. Elle a visité un camp et les gens lui ont dit : "Va dans cette tente, il y a une dame dont le fils n'a pas parlé depuis trois ou quatre jours". Elle s'est rendue dans cette famille et la mère lui a dit : "Oui, non seulement il n'a pas parlé depuis trois ou quatre jours, mais il n'a rien mangé non plus". C'était il y a environ deux ou trois mois, lorsqu'on trouvait encore un peu de nourriture - et quand nous disons que la nourriture était disponible, cela signifie que les Palestiniens avaient quelque chose à manger, pas qu'ils avaient de la vraie nourriture.
Notre collègue est allée s'asseoir à côté de l'enfant, qui avait une dixaine d'années. Elle avait apporté des crayons et des feuilles pour dessiner. Elle les a posés et a dit à l'enfant : "Je suis une professionnelle de la santé, je suis là pour t'écouter. J'ai entendu dire que tu ne parlais plus depuis un certain temps, mais je suis là pour t'écouter. Tout ce qui te vient à l'esprit, tu peux m'en parler".
L'enfant n'a rien fait, rien dit. Elle a attendu, puis a répété : "Je suis là pour toi". Après quelques minutes, l'enfant a dit : "J'ai vu des enfants avec lesquels je jouais. Ils ont été tués sous mes yeux".
Il s'est mis à pleurer. Un peu plus tard, elle lui a dit "ils sont allés au paradis" - ce que l'on dit aux enfants pour les calmer. C'est ce que tout le monde dit : ils sont au ciel, dans un endroit meilleur.
L'enfant a répondu : "Tout le monde me le dit, mais mon ami avec qui je jouais, n' avait plus de tête. Il n'y avait que son corps. Comment pourrait-il aller au paradis sans sa tête ?".
Elle a répondu : "C'est l'affaire de Dieu. Il est tout-puissant et peut faire ce qu'il faut, et bien sûr il peut réunir la tête et le corps de cet enfant". Elle a commencé à réconforter l'enfant en lui disant : "J'ai aussi entendu dire que tu n'avais rien mangé. Puis-je t'apporter de la nourriture ? Et voici des crayons de couleur, et ce sac est le tien. Il contient des jouets et des crayons. Tu peux dessiner ce que tu veux".
La mère a apporté de la nourriture - un morceau de pain avec quelque chose dedans - et l'enfant a commencé à manger. Il a commencé non seulement à parler, mais aussi à jouer avec les crayons et à manger.
Lorsque la psychologue a raconté cette histoire à notre centre communautaire, elle était extrêmement heureuse d'avoir réussi à faire parler et manger un enfant. Elle a dit à quel point la mère l'était tout autant. L'enfant a été revu deux jours plus tard, il allait mieux et ils ont continué à lui prodiguer les soins dont il avait besoin.
Parfois, ces petites choses que vous apportez sont très importantes. Vous ne vous rendez pas toujours compte de leur importance jusqu'à ce que vous constatiez le changement significatif qu'elles créent. Dans le cas d'un tel enfant, s'il n'avait pas exprimé ce qu'il pensait du fait qu'un enfant ne pouvait rejoindre le paradis sans sa tête, ce traumatisme serait resté à jamais.
Nous connaissons les traumatismes. Une fois exposé à un traumatisme, celui-ci reste dans votre psyché. Vous ne pouvez pas l'effacer, mais la question est de savoir si vous pouvez continuer votre vie. Pouvez-vous le traiter d'une manière ou d'une autre ? Pouvez-vous le surmonter et aller de l'avant, ou continuera-t-il à vous nuire et vous hanter, à avoir un impact sur votre façon de penser, sur votre capacité à vous concentrer, à apprendre de nouvelles choses, à poursuivre votre vie ?
Aujourd'hui, nous discutons des traumatismes transgénérationnels fondés sur des données probantes. C'est pourquoi nous craignons que ce qui se passe n'affecte la population de Gaza non seulement pendant des années, mais aussi assurément des décennies.
L'ampleur stupéfiante des pertes
Les chiffres actuels : le ministère de la santé de Gaza cite plus de 60 000 personnes tuées et plus de 112 000 blessées, bien qu'une recherche publiée dans The Lancet ait estimé que le nombre de morts était probablement 40% plus élevé que cela, en tenant compte des personnes disparues et de celles ensevelies sous les décombres. Habituellement, non seulement cette fois-ci mais aussi lors des assauts israéliens précédents, au moins un tiers des blessés ou des morts sont des enfants.
Nous parlons de 39 000 enfants qui ont perdu un parent. Parmi eux, 17 000 ont perdu leurs deux parents. Le nombre d'enfants non accompagnés qui sont les seuls survivants de leur famille dépasse le millier. Les enfants qui ont perdu un bras ou une jambe - les enfants amputés - sont plus de 800.
Ces statistiques sont stupéfiantes. Elles concernent une société où, avant octobre 2023, la moitié de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté en raison de la longue occupation israélienne et du blocus qui s'en est suivi.
Imaginez que ces enfants n'ont eu aucune éducation, pas d'école depuis plus d'un an et demi, à l'exception des improvisations miraculeuses des enseignants de Gaza contre vents et marées. Ils n'ont bénéficié d'aucune vie quotidienne normale au cours de ces 20 mois. Ils "vivent" dans des tentes, se promènent dans des endroits dévastés, sont psychologiquement très affectés et ne voient aucun signe positif pour un avenir meilleur. En outre, les bombardements se poursuivent presque chaque nuit.
La bande de Gaza s'étend sur environ 40 kilomètres de long et 8 à 12 kilomètres de large. Lorsqu'un bombardement a lieu à un endroit, tout le monde l'entend. Il s'agit d'une exposition continue à des événements traumatisants, sans pause qui permettrait de guérir, tout en vivant dans des conditions épouvantables, sans nourriture adéquate - pouvoir se lever et marcher ou courir comme le font tous les enfants, d'avoir un bien-être physique sain. Ils ne bénéficient pas non plus du soutien du système de santé, qui souffre actuellement de manière aiguë et ne fonctionne qu'en mode crise.
Pertes personnelles
En 2014, notre famille a été frappée par une tragédie. Le bâtiment a été bombardé, au coucher du soleil, pendant le ramadan. C'était le moment où les familles s'asseyaient pour rompre leur jeûne, vers 18 heures, après une longue journée de jeûne de 13 ou 14 heures. Nous entendions l'Adhan, l'appel à la prière du coucher du soleil, au moment même où les gens commencent à manger.
Nous avons entendu deux grandes explosions simultanées et nous savions où l'attentat avait eu lieu. Plus tard, nous avons entendu les nouvelles et compris que l'immeuble de trois étages avait été rasé et que 28 personnes avaient été tuées, dont trois femmes enceintes et 19 enfants.
Nous avons passé toute la nuit à essayer de retrouver les corps. Même lorsque nous sommes allés à la mosquée le lendemain pour la prière funéraire, un grand sac de corps n'avaient pas été identifiés ou ne pouvaient pas être reconstitués - comme à chaque fois, les parties de corps ont été rassemblées et placées dans une seule tombe.
C'est quelque chose que l'on ne peut jamais oublier. Vous devez vivre avec. J'ai eu la chance d'avoir autour de moi de nombreux collègues du GCMHP, de nombreux collègues de la communauté internationale qui m'appelaient et, bien sûr, des membres de ma famille proche et élargie. Ce fut l'un des événements les plus médiatisés en raison du grand nombre de personnes tuées dans cette seule attaque.
Puis, en 2023-24, de nombreuses attaques ont tué des centaines de personnes. Lors d'un autre Ramadan, le 18 mars, lorsqu'Israël a violé le cessez-le-feu et que les Israéliens ont recommencé à attaquer, ils l'ont fait à 2h30 du matin. C'était environ une heure avant l'aube, lorsque les Palestiniens étaient sur le point de se réveiller pour se préparer à Suhur, le dernier repas avant le lever du soleil, et le jeûne. Les mères préparaient ce qu'elles avaient quand soudain, le bruit d'un bombardement a déchiré ce moment : d'innombrables avions de chasse ont frappé Gaza à ce moment-là, sur cette petite zone géographique, simultanément, terrifiant tout le monde. Selon les rapports, plus de 400 personnes ont été tuées au cours de cette attaque, certaines pendant leur sommeil.
Comme toute autre famille, certains membres de ma famille ont également été tués depuis octobre 2023 - en moins grand nombre, dans des circonstances différentes, mais nous "vivons" comme toute autre famille dans la bande de Gaza. Parmi les personnes tuées et disparues sous les décombres se trouvent des membres de chaque famille ou de la famille élargie.
En avril de l'année dernière, deux de mes cousins du côté maternel ont décidé de retourner chez eux pour récupérer quelques vêtements et objets. Les gens n'avaient rien lorsqu'ils ont fui leur maison et, à certains moments, ils pensaient pouvoir retourner chercher quelques affaires. Ces deux cousins - l'un âgé de 17 ans, l'autre de 16 ans - ont décidé de retourner dans leur maison pour prendre quelques affaires. L'un d'eux souhaitait surtout récupérer son ordinateur portable.
Ils sont allés dans leur maison, qui était encore debout dans l'est de Khan Younis, près d'un quartier appelé Abasan. Il semble qu'ils soient entrés dans leur maison, qu'ils aient rassemblé tout ce dont ils avaient besoin pour leurs parents et leurs frères et sœurs, chacun avec un sac à dos rempli, puis qu'ils soient repartis vers Rafah jusqu'à la zone des tentes. Un drone les a abattus tous les deux. Leurs parents n'ont pu aller leur dire au revoir. Des personnes résidant dans une école voisine ont ramassé les corps et les ont enterrés.
Quelques semaines plus tard, un autre événement tragique a entraîné la mort de membres de ma famille élargie : deux jeunes frères, l'un âgé de 12 ans, l'autre de 15. Leur seul tort était de vouloir un meilleur accès à l'internet, et ils se trouvaient dans un bâtiment équipé d'un accès à l'internet. Le bâtiment a été détruit, bombardé, et leurs corps sont restés prisonniers des décombres pendant des heures. Lorsqu'ils ont été extraits, nous nous sommes rendus à l'hôpital pour préparer l'enterrement.
J'ai vu l'un des pères de deux enfants dont les corps se trouvaient dans l'école, et il m'a dit : "Docteur, je ne sais pas quoi dire, mais au moins ils ont vu les corps de leurs enfants". Au moins Ahmed (le père des deux frères tués) a pu voir les corps de ses deux enfants et leur dire au revoir, mais mon frère et moi n'avons pu dire au revoir à nos fils.
Les traumatismes se manifestent de différentes manières, et la façon dont les gens sont exposés aux traumatismes est différente, mais l'impact est toujours insupportable, et nous devons vivre avec ces histoires. Il faut survivre, et c'est pourquoi tous ceux qui "vivent" aujourd'hui dans la bande de Gaza ou qui ont réussi à la quitter sont des survivants.
Nous parlons d'un survivant qui a passé 20 mois à courir d'une tente à l'autre. Nous parlons d'un survivant qui, pendant 20 mois, n'a pu se doucher que cinq ou six fois - ce qui, pour les femmes, est extrêmement honteux. Nous parlons d'un enfant qui n'a pas eu l'occasion de manger le moindre fruit depuis 20 mois. Nous parlons d'un enfant qui n'a jamais vu un yaourt de sa vie.
Gérer la colère
Tous sont incroyablement en colère. Je le suis également, mais au fil des ans, j'ai appris à gérer ma colère parce qu'il le faut, d'une manière ou d'une autre - la mission des travailleurs de la santé mentale est d'aider les autres. Mon autre mission est de diriger une organisation qui a la vision d'une organisation leader dans le domaine de la santé mentale et des droits de l'homme en Palestine.
Pour continuer dans cette voie, nous devons soutenir nos collègues, nous soutenir nous-mêmes, savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut dire, comment réagir. C'est un travail très ardu, dans un contexte très difficile, mais on apprend à le faire. On l'apprend parce qu'il n'y a pas d'autre moyen. Nous devons aider la communauté, aider les gens à surmonter les réalités difficiles - je ne dirais pas à s'en sortir parce que c'est plus que ça - mais au moins faire quelque chose qui permette aux gens de continuer leur "vie", de prévenir et de minimiser l'impact psychologique autant que possible. Nous essayons de travailler sur la résilience, si résilience il y a. Pour cela, il faut se contrôler. C'est ainsi que les choses se passent.
Santé mentale & droits de l'homme
Comment pouvez-vous être psychologiquement bien lorsque vous êtes opprimé, lorsque vous ne pouvez exercer aucun de vos droits fondamentaux, lorsque votre droit à la santé est absent, lorsque votre droit à l'éducation est absent, lorsque votre droit à la sécurité est absent, lorsque votre droit à la paix est absent, lorsque vos droits sociaux ne sont pas respectés, lorsque vous subissez des violations quotidiennes de vos droits fondamentaux, lorsque votre droit à la vie est menacé quotidiennement. Comment pouvez-vous survivre à cela ?
Il est impossible de vivre ou mener une vie saine lorsqu'on est soumis à l'oppression. C'est ce que nous constatons chez les victimes de violences sexistes, de violences domestiques, chez les personnes vivant sous l'oppression. Mais en Palestine, le traumatisme est unique, nous parlons de quelque chose qui se passe depuis des décennies. Nous sommes une nation qui n'a pas le droit d'avoir son propre État. Nous sommes des personnes vivant au 21ème siècle sous une occupation qui détruit nos vies au quotidien, parfois lentement et récemment, le plus souvent en un clin d'œil.
Ces violations continues des droits ont un impact sur la façon dont les gens vivent et pensent. En tant que professionnels de la santé mentale, nous sommes confrontés aux implications de ces violations. Certaines violations sont claires - parfaitement visibles, comme ce qui se passe aujourd'hui lorsque des personnes sont tuées ou entendent des bombardements. Parfois, elles sont plus subtiles.
Prenons l'exemple de la Cisjordanie. Des centaines de points de contrôle divisent la Cisjordanie en zones distinctes. Ceux qui travaillent en ville mettent parfois des heures à rejoindre leur domicile. Tout est incertain. En Cisjordanie, les écoles ferment parfois en raison de nouvelles violences des colons ou de l'armée, de la fermeture d'accès aux routes ou aux villes.
La cueillette des olives est devenue une épreuve annuelle pour les gens. Partout dans le monde, le temps de collecter la production agricole est un moment de joie pour les agriculteurs - tout le monde est heureux. Mais pas en Palestine. Tous ont peur d'être harcelés par les colons, de voir leurs arbres brûlés par les colons.
Comment survivre psychologiquement à de telles conditions de vie ?
Le concept de résilience
La résilience est une capacité qui fait du bien, j'en ai parlé il y a vingt ans, j'en étais fier - malgré toutes les difficultés, malgré les fermetures, malgré le blocus, malgré la deuxième Intifada. Bien qu'ils aient grandi dans des conditions aussi difficiles, les Palestiniens poursuivent leur vie. Nous avons le plus grand nombre de personnes instruites, le taux d'analphabétisme le plus bas du Moyen-Orient, le plus grand nombre de titulaires de maîtrise et de doctorat par rapport à la population. Ces résultats ont été obtenus contre toute attente, et l'explication en était la "résilience" - les jeunes de Palestine sont résilients.
Plus tard, j'ai commencé à me demander ce que cela signifiait. La résilience signifie qu'en dépit de tous les stress, les perssonnes ne développent pas de troubles mentaux. Elles continuent à survivre psychologiquement. Eh bien, nous survivons psychologiquement, mais nous sommes confrontés à tant d'épreuves, d'événements et de moments stressants que cela ne peut pas durer. Cette résilience ne pourra durer éternellement. Elle ne peut pas couvrir la réalité ou nous faire oublier que nous méritons de mener une vie humaine normale comme tous les autres humains. Nous avons droit à des moments de joie, à des jours de paix et à une vie normale.
Les Palestiniens sont très productifs. Nous méritons de vivre comme n'importe quelle personne normale, de nous épanouir, de voir nos enfants jouer, de les voir s'amuser, grandir et de poursuivre notre vie. Le mot résilience est comme un rappel du nombre incalculable de jours éprouvants que nous avons déjà dû traverser.
L'espoir dans les ténèbres
L'histoire de ma collègue psychologue qui nous a raconté sa visite à la tente - et nous en avons beaucoup d'autres de ce genre - est une source d'espoir. La mère de cet enfant qui a vu son fils parler et manger à nouveau est une autre source d'espoir. L'histoire des deux millions de personnes qui survivent encore dans la bande de Gaza, malgré toutes les horreurs, est porteuse d'espoir.
L'espoir est présent partout. Lors du cessez-le-feu de deux mois, il y a eu de nombreux groupes d'enfants dont les familles ont commencé à organiser des cours d'éducation dans des tentes. C'est une source d'espoir.
Quand on voit des Palestiniens qui disent "certes, nous avons perdu notre maison, mais nous restons près de notre maison et nous allons la reconstruire", c'est une source d'espoir. Quand on voit des gens assis sur le toit de leur maison détruite qui disent : "Ici, nous sommes présents", c'est aussi une autre forme d'espoir.
Quand on voit l'ampleur de la solidarité au sein de la communauté internationale, c'est une autre source d'espoir. Quand on voit les gens essayer de vous appeler pour prendre de vos nouvelles, c'est encore une sorte d'espoir.
Quand on voit un enfant qui a perdu tous les membres de sa famille mais qui vit avec une autre famille et qui se dit : "D'accord, je suis le seul à avoir survécu" et qui continue sa vie, c'est une sorte d'espoir. Le simple fait de ne pas être brisé est une forme d'espoir.
C'est ce que nous essayons de faire lorsque nous rencontrons nos concitoyens dans la communauté - nous les aidons à identifier les choses positives autour d'eux, malgré les atrocités et les défis, et cela devient une source d'espoir. Notre principale source d'espoir réside dans le caractère miraculeux de nos concitoyens, qui font face à cette machine à tuer, une machine à tuer massive, et qui malgré tout continuent d'essayer de survivre.
Une idée fausse
Nous avons constaté qu'à chaque fois qu'un bombardement a lieu, Gaza est sous les feux de la rampe, les gens comprennent ce qui se passe. Lorsque les bombardements cessent, ils croient que cela met fin aux conditions de vie difficiles et que les gens continuent à vivre en paix. Ce n'est absolument pas la réalité.
Entre 2014 et 2023 - ces neuf années - l'état de siège imposé à la bande de Gaza, assorti de restrictions de circulation, a toujours été présent. Des drones volaient constamment dans le ciel, rappelant aux Palestiniens les catastrophes. Au moins cinq opérations de grande envergure ont eu lieu entre 2014 et 2023, rappelant à chacun ce que signifie une catastrophe. Des milliers de personnes souffrant de maladies graves n'ont pu se faire soigner en dehors de la bande de Gaza en raison des restrictions de circulation.
La communauté internationale ne perçoit pas cette vie marquée par de telles violations des droits de l'homme. Les gens pensent que la vie continue, comme dans une zone sinistrée où, une fois la guerre terminée, la situation se rétablit et les habitants poursuivent leur vie. Malheureusement, ce n'est jamais le cas dans la bande de Gaza.
Dans un mois, deux mois, trois mois, une semaine, un autre cessez-le-feu sera conclu. C'est ce pour quoi je prie, ce que j'espère. Mais cela ne signifie pas que notre vie s'améliorera, ni immédiatement, ni rapidement. Les menaces immédiates cesseront, le vacarme des bombardement cessera, mais nos enfants continueront à vivre des années durant au milieu des décombres. Pendant des années, nous ne serons pas en mesure de reconstruire toutes les écoles et les maisons qui sont en ruines. Tout au long de ces années, nous aurons des déclencheurs qui nous rappelleront les conditions traumatisantes, les déplacements et les attaques, les personnes que nous avons perdues - nos êtres chers, nos collègues, nos amis, les membres de nos familles qui ont été tués par ces attaques.
La communauté internationale se doit d'agir
Chaque fois qu'une guerre a lieu, des lois, des règles et des règlements existent et doivent être respectés. Par exemple, le droit à la santé, l'évacuation des personnes blessées ou tuées, la sécurité des hôpitaux et du personnel soignant, l'accès à la nourriture, l'accès à l'eau. Ces éléments de base - les produits nécessaires aux femmes et aux enfants, les produits d'hygiène - ne sont jamais respectés et ne l'ont jamais été au cours de ces 20 mois.
Les règles sont universelles et le peuple palestinien ne fait pas exception. Il n'est pas acceptable que les dirigeants de la communauté internationale se contentent d'observer et de discutailler, ne faisant rien d'autre que quelques annonces ou déclarations ou d'envoyer des rapports sans prendre la moindre mesure sérieuse.
Cela dépasse l'entendement. Ils doivent être proactifs ; ils doivent prendre des mesures sur le terrain. La nourriture est un droit fondamental. Les médicaments permettent de sauver des vies.
S'ils échouent dans ce domaine, pourquoi diable avons-nous besoin d'eux ? Quelle est l'utilité de la communauté internationale, des travailleurs des ONG, s'ils ne parviennent pas depuis deux mois à faire entrer de la farine ou du lait dans la bande de Gaza ? À quoi sert leur présence ?
La communauté internationale a le pouvoir d'agir, mais elle doit avoir la volonté de l'utiliser.
La communauté internationale a perfectionné l'art de regarder et de faire des déclarations. Mais les déclarations ne nourissent pas les enfants. Les rapports n'abritent pas les familles. Si vous ne pouvez pas faire en sorte que la farine et le lait parviennent aux enfants de Gaza, quel est exactement votre objectif ? Les professionnels de la santé mentale l'ont bien compris : la guérison passe par l'action, pas seulement par les mots. La santé mentale du monde en dépend également.
Alors, comment fournir des soins de santé psychologique pendant un génocide ? En refusant d'accepter qu'un peuple mérite de vivre de cette façon. Vous le faites en aidant un enfant à parler à nouveau, en assumant la culpabilité d'un parent, en trouvant l'espoir dans le simple fait de survivre. Mais surtout, vous le faites en exigeant que le monde se souvienne que les Palestiniens ne sont pas résilients par choix - nous sommes résilients parce que nous n'avons pas d'autre option. Et cela doit changer.
Lorsque cela se terminera - et cela se terminera - les enfants de Gaza porteront ces traumatismes pendant des générations. Mais ils ne seront pas les seuls à être marqués par ce moment. L'histoire vous demandera ce que vous avez fait alors que vous saviez. Il s'avère que la santé mentale ne consiste pas seulement à guérir les traumatismes, mais aussi à les prévenir. La question n'est pas seulement de savoir comment nous apportons des soins pendant un génocide. Il s'agit de savoir pourquoi le monde permet qu'un génocide se poursuive.
Le Dr Yasser Abu Jamei est psychiatre et directeur général du programme de santé mentale communautaire de Gaza.
📰 https://www.counterpunch.org/2025/06/11/living-through-the-unimaginable-a-testament-from-gaza/
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4- Ce que la guerre d'Israël à Gaza n'a pas pu tuer : Le savoir, la mémoire & l'héritage du Pr Faiq
Il ne s'agit pas seulement de l'histoire d'un professeur que j'ai perdu. Il s'agit de quelqu'un qui m'a appris à vivre, à rester humaine face à ce que nous endurons.

Par Nada Hamdona, le 12 juin 2025, The Palestine Chronicle
Depuis le début de la guerre génocidaire d'Israël en octobre 2023, la vie quotidienne à Gaza est devenue presque impossible. Les bombardements incessants, l'effondrement des infrastructures et l'absence des produits de première nécessité ont réduit à néant tout sentiment de normalité.
Pourtant, au milieu de cette dévastation, nombreux sont ceux qui continuent à garder espoir, résistant de la manière la plus discrète et pourtant la plus puissante : par l'éducation.
Ce récit de première main au cœur de la guerre de Gaza révèle comment l'éducation devient une forme de résistance, comment les conseils d'un enseignant peuvent aider les élèves à trouver des repères dans le chaos, et comment la poursuite de l'apprentissage et du savoir offre un but même face à la mort..
Je m'appelle Nada et j'ai 24 ans. Je suis originaire de la bande de Gaza et poursuis actuellement un master en relations internationales et diplomatie à la faculté des arts de l'université Al-Aqsa.
À Gaza, en pleine guerre, étudier est devenu plus qu'une quête de savoir : c'est un moyen de s'accrocher à un but et de résister à l'effondrement de tout ce qui nous entoure.
Parmi toutes mes cours, l'un d'entre eux s'est distingué : Organisations internationales et régionales. Ce qui l'a rendu exceptionnel, ce n'est pas seulement le programme d'études, c'est le professeur, le Pr Faiq Al-Naaouq. Il m'a montré que l'éducation peut offrir stabilité et sens, même lorsque la mort est partout autour de nous.
Alors que les images de destruction envahissaient nos écrans de télévision, le Pr Faiq nous a donné de l'espoir tout en nous expliquant les théories des affaires internationales. Il a parlé des Nations unies alors que leurs bureaux étaient bombardés autour de nous. Il a parlé des droits de l'homme à une époque où nous luttions pour prouver que nous étions des êtres humains dignes de vivre.
Le Pr Faiq était différent de tous les autres : profondément humain, éloquent dans sa simplicité, il était plus qu'un simple professeur. Il était une source d'inspiration, un guide et une figure paternelle. Il ne se contentait pas de nous donner son cours, il nous le rappelait sans cesse : "Apprenez, car le savoir est plus puissant que la guerre".
Nous attendions ses conférences avec impatience. Malgré le rugissement des drones et des chars, malgré les coupures d'électricité et les bombardements, nous nous réunissions en ligne - nous écoutions, participions, posions des questions, parfois même nous riions, nous nous devions de rire, ne serait-ce que pour prouver que nous étions encore en vie.
Puis, au cours d'une journée ordinaire au milieu d'une catastrophe sans fin, nous avons reçu la nouvelle qui nous a bouleversés. Le 24 avril 2025, le Pr Faiq Al-Naaouq et sa famille ont été tués lors d'une frappe aérienne à minuit sur le camp de réfugiés de Jabaliya, un endroit où la sécurité n'existait plus depuis longtemps.
Les nouvelles ont défilé sur nos téléphones et le temps a semblé s'arrêter. Un silence pesant s'est installé dans nos pensées. Cela semblait irréel. Nous ne voulions pas y croire.
En moi, cet espace qui nous permettait d'apprendre est devenu un cimetière de souvenirs. Je fixais mon téléphone, relisant ses messages sur le chat de notre groupe de classe, entendant sa voix dans mon esprit, me souvenant du réconfort que ses mots m'apportaient autrefois. Et puis j'ai pleuré, pour un professeur, mais aussi pour cette source d'espoir qui nous avait été enlevée.
Il ne s'agit pas seulement de l'histoire d'un professeur que j'ai perdu. Il s'agit de quelqu'un qui m'a appris à vivre, à rester humain face à la guerre. Il m'a montré qu'un message véridique peut survivre même lorsque les voix sont réduites au silence, et que le savoir peut l'emporter sur la violence.
Le Pr Faiq ne s'est pas contenté d'enseigner la diplomatie dans un manuel. Il nous a appris à trouver la paix en nous-mêmes alors que tout se consume à l'extérieur. Il nous a appris à développer notre résilience et à rester connectés à un objectif.
J'ai dû faire face à mes propres batailles. Je ne cessais de me demander : Pourquoi continuer ? Pourquoi étudier alors que le lendemain n'est pas garanti ?. Cette voix sévère me disait : Tu n'arriveras pas au bout, pourquoi commencer ?
Mais j'ai résisté et lui répondu avec ce que j'avais appris : Peut-être que je ne vivrai pas, mais au moins je mourrai en essayant. Je veux construire quelque chose de significatif, sans attendre la fin.
Le Pr Faiq y croyait aussi. J'ai puisé de la force dans ses paroles, dans son optimisme, dans sa façon de se comporter. Il nous a dit un jour : "Le savoir ne reconnaît pas les situations d'urgence, mais nous vivons dans un état d'urgence permanent". Le savoir, comme la lumière, peut continuer à guider les autres, même après la disparition de ceux qui le transmettent.
La présence en ligne du Pr Faiq est devenue une forme d'abri au cours du siège. Nous avons assisté à ses cours depuis des tentes ou des chambres endommagées. Il nous a toujours accueillis avec chaleur, nousdemandantcomment nous allions et nous écoutant, non seulement en tant qu'enseignant, mais aussi comme quelqu'un qui se soucie vraiment de vous.
Je me souviens d'une fois où j'ai rejoint un cours en larmes. Le poids de tout était trop lourd. Il l'a remarqué, et au lieu d'attirer l'attention publiquement, il m'a envoyé un message privé : "Nada, est-ce que tu vas bien ? Garde l'espoir. Même s'il te semble lointain, ton avenir se trouve toujours devant toi".
Ce sont les derniers mots que j'ai reçus de lui.
Aujourd'hui, alors que je travaille sur ma thèse - Le rôle des organisations internationales dans la gestion des crises - je ressens la présence de ce cher Pr Faiq dans chacune de mes phrases. Chaque idée que j'explore fait partie de l'héritage qu'il nous a légué.
La mort emporte le corps d'une personne, mais elle ne peut effacer son impact. Certaines personnes restent avec nous, même en leur absence. Faiq Al-Naaouq est l'une d'entre elles. Cette histoire est à la fois un hommage et une forme de résistance - une résistance par les mots, le savoir et la mémoire.
À tous ceux qui liront ce texte : les mots ont leur importance. La guerre ne détruit pas tout. L'espoir, le savoir et l'humanité que des personnes comme le Pr Faiq nous ont transmis demeurent. Quel que soit le vacarme de la guerre, quel que soit l'acharnement des bombes, tout cela vit en nous.
Nada Abdel Karim Hamdona est professeure de langues et traductrice et prépare un master en relations internationales à l'université Al-Aqsa. Elle a contribué à cet article.
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5- Il n'est pas nécessaire que nous soyons morts pour que vos mouvements soient vivants & continue de vivre
J'ai perdu plus que les mots ne peuvent exprimer et je refuse de laisser le monde présenter cela comme une force.

Par Mohammed R. Mhawish, le 18 juin 2025, Blog Personnel
Chaque jour, je vois la mort arriver en nombre, vingt corps avant le petit-déjeuner, cinquante de plus à midi, cent avant que le ciel ne s'assombrisse, et d'une manière ou d'une autre, le compte se remet à zéro et recommence le lendemain matin, comme si c'était la routine, comme si c'était la vie désormais.
J'ai vingt-cinq ans et je me sens déjà vieux de plusieurs siècles. Je devrais écrire sur le chaos ordinaire de la jeunesse, sur l'amour qui faiblit, sur les villes qui se développent trop vite, mais au lieu de cela, j'écris sur un lieu où même la terre ne peut plus accueillir nos morts.
Durant plus de deux cents jours, j'ai vu mon peuple mourir, ravagé par la faim, réduit en cendres avant même d'avoir appris à épeler son nom, et j'ai dû rester en vie pendant tout ce temps. J'ai dû porter mon fils devant des corps mutilés et des maisons détruites, j'ai dû tenir la main de ma femme tout en courant pieds nus sur les débris de verre et les os, j'ai dû enterrer des amis sans savoir si j'aurais un jour le droit de prononcer à nouveau leur nom, et j'écris parce que c'est l'unique chose qui ne pourrit pas alors que tout le reste autour de moi se décompose.
Mais je suis épuisé par la façon dont notre douleur est devenue une monnaie mondiale pour des gens qui n'ont jamais vu Gaza sur une carte, mais qui se sentent autorisés à la raconter, à l'encadrer, à en faire un prisme à travers lequel ils polissent leurs théories, leurs pattes et leurs mouvements.
Ils romancent notre famine, transforment la mort de nos bébés en slogans poétiques sur la résistance et l'héritage, mais je ne veux rien de tout cela, je veux du lait maternisé pour nos nouveau-nés, des antibiotiques pour nos personnes âgées, des abris pour nos blessés, des salles de classe pour nos enfants, pas des métaphores, pas des manifestes.
Je ne veux plus être un symbole de résilience, je veux être une personne qui se réveille sans se demander qui elle va perdre aujourd'hui. Je veux être un écrivain sans avoir à prouver la légitimité de ma souffrance.
Mais le monde ne veut pas de nous si nous ne saignons pas ou si nous ne sommes pas courageux. Nos vies ne s'intègrent dans leurs récits que lorsque nous sommes extraordinaires, lorsque nous mourons d'une manière qui inspire des conférences TED, des contrats de livres et des résolutions. En réalité, ils ne veulent pas que nous vivions bien, ils veulent seulement que nous mourions en beauté.
Et je suis malade de tout ce poids, de tous ces mensonges, de la performance de la compassion mondiale qui nous range proprement dans son analyse sans jamais réserver le moindre espace à notre survie réelle.
Mon traumatisme n'est pas une théorie, c'est un souffle, un os, un cauchemar et un silence. Je me réveille en haletant, conscient que la destruction de mon peuple est plus acceptable pour le monde que notre liberté.
Et j'ai vingt-cinq ans. Et je ne sais comment porter une telle histoire, une telle douleur, un tel chagrin, une telle trahison de la part d'un monde qui veut que j'écrive, que je parle, que je tweete, que j'explique, alors que tout ce que j'aime est en train d'être réduit en poussière.
Je suis un écrivain. Mais je suis aussi un homme qui aspire à ce que son fils vive sans être traité de miraculé pour avoir simplement survécu à la journée. Est-ce si inimaginable ?
Je porte l'insupportable vérité que cet endroit, ma maison, est en train de se vider de son souffle et de son histoire tandis que le monde regarde, parle, débat, applaudit, fait de nous de parfaites silhouettes, des symboles et des citations, puis se détourne à nouveau.
Nos bébés halètent en silence, nos mères n'ont plus de lait dans leurs seins, nos pères sont brisés sous le poids de l'incapacité à sauver les siens, nos personnes âgées meurent en silence faute de médicaments, d'électricité et de médecins, les écoles ont disparu, les hôpitaux sont des cimetières et les rues ne sont plus qu'os, morceaux de corps, poussière et souvenirs, et je suis déjà exténué d'être fort, fatigué d'être exceptionnelle, d'être transformée en témoin que le monde n'écoute que lorsque notre sang est frais.
On dit que nous sommes courageux et résistants, que nous portons l'esprit de nos ancêtres et la lutte des générations, mais que se passe-t-il si nous ne voulons plus rien porter ? Et si nous voulions simplement nous reposer et vivre sans être appelés des héros ou utilisés comme des gros titres, seulement comme des personnes ? Et si nous ne voulions pas que notre traumatisme devienne une métaphore de la résistance ?
Je n'ai jamais demandé à être un symbole. Je voulais être un écrivain, un père, un ami, quelqu'un qui rentre chez lui sans calculer le risque d'être frappé depuis le ciel. Je voulais écrire sur des choses ordinaires, comme la façon dont le soleil touche les bâtiments de Gaza à 17 heures, les histoires que racontait ma grand-mère ou la façon dont l'amour se transmet entre les gens, même dans les petites cuisines.
Mais le monde ne nous laissera vivre que si nous mourons en beauté, si nos cadavres peuvent enseigner quelque chose, si notre douleur peut être intégrée à leur politique. Nos vies ne leur sont utiles que lorsqu'elles se terminent.
Et je ne peux plus supporter cela. Je ne peux pas continuer à être une histoire qui flatte la conscience d'autrui. Je ne veux pas que ma vie soit un débat à une heure de grande écoute.
Mohammed R. Mhawish est un écrivain palestinien de Gaza, père, journaliste et un réfugié. Il a contribué au chapitre du livre "A Land With A People" - Monthly Publication de la revue de presse, 2021. Le 7 décembre 2023, une frappe aérienne israélienne l'a enterré vivant.
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6- J'ai survécu au massacre d'une école à Gaza. Mes élèves n'ont pas eu cette chance.
Leur dernière volonté était de pouvoir continuer à jouer, mais l'école a été bombardée. J'ai survécu, et eux sont désormais des anges.
Par Nour Abo Aisha, le 21 juin 2025, Mondoweiss
Fin mai, lors du massacre de l'école al-Jerjawi, l'occupant sioniste a bombardé les rangées d'abris et les tentes dans les cours de l'école. Des personnes ont été brûlées vives, diffusées à la vue du monde entier. La fillette de cinq ans, Ward Sheikh Khalil, a couru parmi les cadavres en feu de sa famille et a émergé des flammes.
Qu'a fait cette enfant pour se retrouver à courir le ventre vide ? Pendant les nuits de famine, environnée de cadavres et de l'odeur âcre du sang, comment racontera-t-elle la plus grande tragédie de sa vie ? Comment dire au monde que l'occupant l'a non seulement privé de sa famille, mais qu'il l'a brûlée vive, inocente et affamée, sans la moindre raison ? Y a-t-il un enfant au monde qui ait enduré ce que cette petite fille a vu ?
En regardant les images du massacre d'al-Jerjawi, je me suis souvenu de ce que j'avais moi-même vécu dans une autre école transformée en refuge.
Lorsque je faisais du bénévolat à l'école al-Nasr en tant que professeure d'anglais et animatrice pour enfants, j'ai décidé de consacrer un cours au soutien psychologique, une occasion d'écouter simplement les élèves. Ces enfants font partie des plus marginalisés de Gaza. Personne ne les écoute ni ne se soucie de leurs rêves ou de leurs peurs. Ils ont grandi dans des abris dégradants, où ils doivent faire la queue pour obtenir de quoi manger, chercher du bois mort ou faire la queue simplement pour avoir de l'eau.
J'ai demandé à chaque élève : "Que veux-tu faire plus tard ?".
Je m'attendais à des réponses du type "Je veux être ingénieur", mais leurs réponses étaient déchirantes, contrairement aux rêves des autres enfants dans le monde.
Une élève de cinq ans, Aya al-Dalu, m'a dit : "Quand je serai grande, je mangerai du riz avec beaucoup de viande".
Cette réponse m'a bouleversé. Leur plus grand espoir est simplement de vivre assez longtemps pour que la famine prenne fin et qu'ils puissent manger de la viande.
À cette époque, en août 2024, le nord de Gaza était coupé du sud, et il n'y avait absolument pas de viande dans le nord. L'armée sioniste avait publié un message pour soutenir le plan de déplacement : "Quiconque veut de la nourriture – que la paix soit avec lui – doit partir au sud de la vallée". Les mères sont restées dans le nord de Gaza, tandis que leurs enfants parlaient de manger de la viande quand ils seraient grands.
Mon neveu de trois ans, Omar, a vu des sardines pour la première fois après un an et demi de guerre et, en montrant le poisson, a dit : "C'est un serpent".
Y a-t-il un enfant sur cette planète qui ne sache pas reconnaître un poisson, ou même un fruit ?
Le 4 août 2024, après avoir terminé mon bénévolat, je suis sortie de la salle de classe pour me rendre dans le jardin de l'école al-Nasr. Je composais les mélodies de Baligh Hamdi dans ma tête. Lorsque j'étais submergée par les mots et incapable d'exprimer ce que je ressentais, je me tournais vers la musique pour exprimer ma tristesse. J'ai aperçu mes élèves qui jouaient dans le jardin de l'école. Je leur ai lancé : "Allez, les enfants, rejoignez vos familles. Les cours sont terminés". Mais ils m'ont suppliée : "S'il vous plaît, madame, laissez-nous jouer encore un peu ensemble".
À peine cinq minutes plus tard, j'ai entendu le grondement d'un missile frappant le bâtiment juste à côté du jardin. Même aujourd'hui, je peux encore entendre ce bruit dans ma tête. À ce moment-là, je me suis effondrée par terre et j'ai hurlé. J'ai crié à nouveau, serrant mon corps, paniquée à l'idée que mes bras et mes jambes aient pu être arrachés.
Lorsque le missile a frappé, tout s'est transformé en brouillard. Je ne voyais plus rien, pas même mes élèves. Certains d'entre eux, avec leurs petits corps fragiles, ont été projetés dans les airs. D'autres ont survécu uniquement parce qu'ils avaient quitté l'école quelques instants avant le bombardement.
L'administration de l'école s'est mise à crier : "Sortez et voyez qui est en vie et qui ne l'est pas !". Je me suis levée et j'ai couru. Mon visage était livide à cause du choc, j'étais complètement épuisée et terrifiée.
Mon oncle est arrivé en voiture pour me ramener chez ma famille. Nous nous sommes arrêtés à l'hôpital en chemin pour y emmener des blessés, dont les filles d'une infirmière qui se trouvait à l'école. Nous ne leur avons pas dit que leur mère était encore ensevelie sous les décombres.
Plus de deux mois après avoir survécu au massacre de l'école al-Nasr, j'ai enfin trouvé le courage de retourner sur les lieux où j'avais failli mourir. Je n'arrivais pas à croire que j'avais été si près du bâtiment et que j'avais survécu. Même le directeur de l'école m'a dit : "Nour, comment es-tu encore en vie alors que tu ne te trouvais qu'à 600 mètres du point d'impact du missile et que des élèves qui étaient plus loin sont morts ? C'est un véritable miracle".
Aujourd'hui, je m'interroge : ai-je survécu pour pouvoir vous raconter ce qui s'est passé à ce moment-là ?
Ce jour-là, j'ai vu mon élève, Nour al-Din Miqdad, qui avait perdu toute sa famille dans le bombardement de l'école. Il était sorti acheter quelque chose, sans se douter qu'à son retour, il ne resterait plus personne. Sa famille était en train de prendre ce qui allait être son dernier repas. Je me souviens que sa mère venait me voir et me disait : "Nour est intelligent, mais il est têtu et difficile. Ses professeurs étaient patients avec lui. La guerre l'a changé".
Après le bombardement, Nour a passé des semaines à embrasser les tombes de sa mère, de son père et de ses frères et sœurs. Que va-t-il devenir maintenant ? Comment peut-il supporter ce que la guerre lui a fait subir ? Elle lui a tout volé, et désormais, il est seul.
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Voix du Monde
7- "Mon existence est un message" : Mahmoud Khalil promet de continuer à défendre la Palestine après sa libération
Par Quds News Network, le 23 juin 2025
Mahmoud Khalil, syrien d'origine palestinienne, diplômé de l'université de Columbia et militant, a déclaré que l'administration Trump avait "choisi la mauvaise personne" à cibler dans le cadre de sa répression des manifestants étudiants pro-palestiniens, alors qu'il a été libéré samedi sous caution après plus de trois mois de détention.
Un juge fédéral a décidé vendredi que Khalil ne risquait pas de s'enfuir ou de constituer une menace pour sa communauté et qu'il pouvait être libéré tandis que sa procédure d'immigration se poursuit.
Khalil était une figure importante des manifestations pro-palestiniennes contre le génocide à l'université de Columbia au printemps 2024, et son arrestation le 8 mars par des agents de l'ICE a suscité des condamnations et des manifestations de grande ampleur à New York et à Washington DC.
Le gouvernement entend toujours l'expulser, affirmant que son activisme nuit aux intérêts de la politique étrangère des États-Unis.
Dans une déclaration, la porte-parole de la Maison Blanche, Abigail Jackson, a accusé Khalil de s'être livré à des "pratiques frauduleuses et à de fausses déclarations" et d'avoir eu un "comportement préjudiciable aux intérêts de la politique étrangère américaine".
La Maison Blanche affirme que le juge Michael Farbiarz n'était pas compétent pour ordonner la libération de Khalil.
"Nous espérons que l'appel nous donnera raison et nous sommes impatients de pouvoir expulser Khalil des États-Unis", a ajouté la porte-parole de la Maison Blanche.
Selon CBS News, le juge Farbiarz a déclaré :
"Il est extrêmement improbable qu'un résident permanent légal soit détenu ici pour le chef d'accusation restant".
Il a ajouté qu'il y avait eu un "effort pour utiliser l'accusation d'immigration ici pour punir le pétitionnaire" pour ses protestations.
Il a ajouté qu'"une tentative d'utiliser le chef d'accusation lié à l'immigration pour punir le requérant" avait été faite en raison de ses protestations.
S'adressant aux journalistes avant de se rendre à New York depuis la Louisiane, où il était détenu, Khalil a critiqué l'administration Trump pour l'avoir pris pour cible en raison de ses protestations contre le génocide perpétré par Israël à Gaza : "Personne ne devrait être détenu pour avoir protesté contre un génocide".
"Mon existence est un message" à l'administration Trump, a-t-il déclaré après son retour dans le New Jersey. "Tous ces efforts pour supprimer les voix pro-palestiniennes ont échoué maintenant".
Khalil a promis de continuer à défendre les droits des Palestiniens et ceux des immigrants "laissés pour compte dans cet établissement" où il a été emprisonné en Louisiane.
Il a accusé la Maison Blanche de vouloir "déshumaniser quiconque n'est pas d'accord avec l'administration".
Il a scandé "Free Palestine" à la fin de son intervention. Lorsqu'il a quitté la conférence de presse avec sa femme, il poussait un landau dans lequel se trouvait son fils, né pendant son incarcération.
Khalil était accompagné de la députée démocrate de New York Alexandria Ocasio-Cortez, qui a déclaré que sa libération montrait que l'administration Trump était en train de perdre la bataille juridique visant à expulser les migrants aux États-Unis qui défendent la cause palestinienne.
"L'administration Trump sait qu'elle mène une bataille juridique perdue d'avance", adit la députée.
"Elle enfreint la loi, et elle sait qu'elle l'enfreint. Elle tente de se servir de ces exemples isolés pour intimider tous les autres".
"Après plus de trois mois, nous pouvons enfin pousser un soupir de soulagement et savoir que Mahmoud est en route pour rentrer à la maison auprès de Deen et de moi, nous n'aurions jamais dû être séparés", a fait savoir l'épouse de Khalil, Noor Abdalla, dans un communiqué publié par l'Union américaine pour les libertés civiles.
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8- Gaza & l’épidémie de couteaux
Depuis des mois, on se réveille en pensant à Gaza. Les injonctions à se taire, le flot continu des atrocités, le négationnisme et la propagande de guerre entravent le sens commun. Comment dire le génocide, ses dégâts irréversibles là-bas, mais également ici ? Ici, où les mêmes qui imposent leur complicité bombent le torse contre l’ensauvagement des jeunes. Mais qui sont les barbares ?
Par Bruno Le Dantec, le 20 juin 2025, Blog Mediapart
"Ce que nous voyons à Gaza est tellement douloureux, ça me fait mal dans tout le corps". Pep Guardiola, entraineur de Manchester City, vient de nous prouver que le football professionnel n’est pas qu’un milieu de milliardaires décérébrés. "Ce n’est pas une question d’idéologie. C’est simplement l’amour de la vie, l’attention portée à son voisin. En voyant des garçons et des filles de quatre ans tués par des bombes ou à l’hôpital, [on peut penser] que ce n’est pas notre problème. Oui, on peut penser cela, mais attention : les suivants pourraient être les nôtres. Désolé, mais depuis le début de ce cauchemar, quand je vois tous les matins les enfants de Gaza, je vois mes propres enfants et j’ai très peur". (Le Parisien, 10 juin 2025)
Le même jour en France, une autre émotion occupe la une des journaux : devant son collège, un adolescent de 14 ans a tué une surveillante à coups de couteau de cuisine. Sur les plateaux de télé, à la radio, experts, élus et ministres s’inquiètent de ce qui s’apparente à une épidémie de meurtres à l’arme blanche. On évoque l’influence toxique des jeux vidéo et des réseaux sociaux. Personne n’envisage que le monde réel puisse y être pour quelque chose. Surtout pas ceux et celles qui, depuis un an et demi, nous obligent à assister, en direct et sans rien dire, à la destruction de Gaza.
Le Monde parle de "risques de déshumanisation, d’isolement et de passage à l’acte violent qu’accroît notre monde de plus en plus numérisé, individualisé et virtuel" (éditorial du 12 juin 2025). Issu d’une famille sans problème, pas si accro aux réseaux, l’ado de Nogent a fait preuve de détachement lors de son interrogatoire. Est-ce si surprenant quand la politique fait pareil ? Quand, malgré les leçons du covid, le gouvernement continue à dévitaliser le système de santé, ne fait-il pas preuve lui aussi d’une "perte de repères quant à la valeur de la vie humaine" (selon les mots du procureur de Nogent) ? N’est-il pas excessivement "détaché", Mr. Brice Teinturier, directeur de l’Ifop, quand il opine que, face aux enjeux du choc des civilisations, ce qui se passe à Gaza est "anecdotique" ?
La déshumanisation des Gazaouis va très loin. On nous demande de trouver à peine regrettable le meurtre de dizaines de milliers de civils, enfants, secouristes, grands-mères, journalistes. Ce relativisme de l’empathie expliquerait-il la mort banalisée de Zineb Redouane, Adama Traoré, Cédric Chouviat, Nahel Merzouk ? Ou celle des milliers de noyés en Méditerranée ? Il ne faut pas importer le conflit du Proche-Orient, nous dit-on. Mais qui importe quoi ? Aimé Césaire émettait l’hypothèse que la Shoah, c’était la violence coloniale revenue en Europe par effet boomerang. "Plus jamais ça", déclara alors l’Europe, la main sur le cœur. Sauf s’il s’agit d’indigènes ?
S’il paraît inspiré par la série dystopique Black Mirror, l’actuel ensauvagement géopolitique n’est pas un jeu vidéo. C’est un message glaçant qu’envoie au monde un État paria armé et soutenu inconditionnellement par les puissances occidentales. Israël se moque du droit international, brandit la vengeance et le cynisme comme summum de la virilité, mène une guerre totale à des autochtones définis comme des "animaux humains". Hubris et impunité sont mis en scène par un bourreau se posant en victime : quel bel exemple donné aux psychopathes de demain !
Début 2024, des journalistes télé aboient sur une étudiante de la Sorbonne qui, avec ses camarades, tente de dire stop au massacre. Ils lui font la morale et créent le soupçon, eux qui ne pipent mot sur leurs confrères assassinés par dizaines à Gaza : "Antisémite", "pro-Hamas". Mais détrompez-vous, la brutalisation des mœurs politiques ne participerait en rien au mal-être de la jeunesse. Surtout après les confinements covid, l’éco-anxiété, la précarité, l’horizon bouché, les vieux que la réforme des retraites oblige à bosser à la place des jeunes.
Le spectacle de ce système devenu dingue nous hypnotise avec son discours univoque : l’oligarchie globale n’a plus besoin de démocratie, plus besoin d’habillage humaniste. Back to basics : loi du plus fort, autoritarisme, retour du refoulé colonial, regain d’appétit pour l’accumulation primitive, négationnisme climatique, ventes d’armes (et narcotrafic ?) dans le top 3 des valeurs boursières. La guerre de tous contre tous contamine l’inconscient collectif, mais on vous jure que nos ados ne sont pas au courant.
Gaza, c’est la dystopie n°1 d’un capital radicalisé, la mise en scène de son jusqu’auboutisme suicidaire. L’Absurdistan trumpiste d’une Riviera créée par IA sur les ruines d’une histoire millénaire (remember Daesh à Palmyre), c’est la métaphore grotesque du joug de l’argent sur nos vies. Ça va être dur de faire plus moche dans le siècle. Quoique… la crainte de Guardiola n’est pas infondée : les surenchères belliqueuses sont ouvertes. Et si on attaquait l’Iran au nom du droit international d’Israël à se défendre ? Au même moment, la fille d’un ami raconte que sur TikTok circule l’idée que la surveillante poignardée l’avait peut-être un peu cherché.
Coup d’œil panoramique via mon smartphone : le bunker survivaliste de Musk à Hawaï ; son incontinence interstellaire planifiant la fuite des ultra-riches loin d’une planète qu’ils auront largement contribué à saccager ; les colonies suprémacistes en Cisjordanie comme avant-garde des gated communities, où le bon citoyen armé jusqu’aux dents vit dans la peur de son voisin armé lui aussi jusqu’aux dents ; la stigmatisation des pauvres, des musulmans, des pas-comme-nous ; Internet qui mouline de la post-vérité là où il promettait une communication horizontale. La comédie bourgeoise, business as usual, mute en cauchemar de fin des temps. No future. Qu’en disent les enfants d’ici ? Et ceux de Téhéran, d’Haïfa, de Kiev et de Gaza ?
Quand l’eau et l’air manqueront à force de contaminer et de privatiser, d’autres Gaza viendront, d’autres réserves indiennes, d’autres en-dehors carcéraux. L’accaparement des ressources, l’arrachage des oliviers, les écoles détruites, les routes ségréguées : ce que font les colons en Cisjordanie, n’est-ce pas finalement le paroxysme de ce que le capital impose partout ?
Cette course vers l’abime des bas instincts créera d’autres ghettos où l’ont parquera les masses surnuméraires avant de leur couper les vivres au nom de… l’antiterrorisme, pourquoi pas ? L’insécurité sociale, climatique, alimentaire, économique ? Oubliez tout ça, l’insécurité, c’est les migrants et les ados ensauvagés. Les médias nous bombardent d’outrances, fabriquent sidération et consentement. Le fantôme de la guerre civile rôde, l’extrême-droite a la bride sur le cou : elle n’est plus l’épouvantail qui permet de reconduire les politiques néolibérales à chaque élection présidentielle, elle est devenue l’option ultra pour les perpétuer – par la force s’il le faut. Prends ça, gamin : c’est la jungle, va falloir te défendre.
Ce backlash mondial dévoile le vrai visage des élites – élites qui sont, selon Walter Benjamin, "bien plus barbares que le commun des mortels". Elles savent que le roi est nu : l’exploitation vorace des ressources humaines et naturelles amènera des soulèvements majeurs et elles s’y préparent. Les émeutes de Los Angeles contre les rafles anti-migrants font ressurgir le mouvement social multiforme qui a provoqué ce fameux retour de bâton. Black lives matter, #MeToo, Occupy Wall Street, le combat des Sioux et des écolos contre le pipeline de Standing Rock, les luttes de travailleurs ubérisés, etc. Un activiste US exposait dans #lundimatin que le péril d’un coup d’État techno-fasciste est réel, mais que cette "panique morale" a été "méritée" par le caractère subversif des mouvements sociaux de la dernière décennie. Pour résister à cette crise de nerf réactionnaire, il faudra œuvrer à la jonction des forces d’émancipation.
C’est à un dépassement du capitalisme que les peuples sont invités, en urgence. L’esprit des révolutions arabes, celui du Hirak algérien et, ici, la mémoire vive des gilets jaunes (Ni Tebboune, ni Macron) feraient bien de s’allier un jour. Par exemple autour de la solidarité avec la Palestine, ce pays où Juifs et Arabes ne peuvent vivre qu’en égaux, en bonne attente, comme ils l’ont fait durant des siècles tout autour de la Méditerranée. Libérés du sionisme, du Hamas et d’une Autorité palestinienne indigente et corrompue, la liberté de circulation et d’installation rouvrirait le paysage. Utopie ? Aujourd’hui, certainement. C’est pourtant la seule issue possible, à moins de déporter les 2 millions d’Arabes israéliens dans les ruines de Gaza et de transférer les 700 000 colons de Cisjordanie à Tel Aviv… Voilà comment bricoleraient sans doute une "solution à deux États" (ethniquement purs ?) l’hypocrite Occident qui n’a jamais rien fait pour freiner l’expansion illégale des colonies. Et s’ils attendent le feu vert de Netanyahou et Trump, on est mal.
Dimanche dernier, sur le Vieux-Port, un petit garçon portant le maillot de l’OM brandissait fièrement un carton en forme de tranche de pastèque avec écrit au-dessus "Boycott McDo". Les ricanements, les calomnies, le venin craché contre la Flottille de la liberté ; le coup d’arrêt égyptien à la marche internationale sur Rafah ; les alibis fébriles du ministre des affaires étrangères après que les dockers de Marseille et de Gênes aient refusé d’embarquer les composants militaires d’Eurolinks à destination d’Israël… Fallait-il vraiment une nouvelle guerre, un potentiel chaos régional (et pourquoi pas mondial, avec Poutine en arbitre), pour faire oublier tout ça à une opinion publique qu’on imagine dotée d’une mémoire de poisson rouge ? Les États redoutent par-dessus tout une internationale des peuples. Et avec elle, une jeunesse debout qui – les paris sont ouverts – n’aura pas besoin de couteaux de cuisine pour dire qu’elle ne se laissera plus enfermer.
📰 https://blogs.mediapart.fr/bruno-le-dantec/blog/200625/gaza-et-l-epidemie-de-couteaux-1
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9- Le sumud, cœur indomptable de la cause palestinienne à Gaza
Déclaration de Ramzy Baroud au Tribunal de Gaza, Sarajevo, Bosnie, 27 mai 2025.
Par Ramzy Baroud, le 21 juin 2025, Blog Personnel
À Gaza, la résistance n'a jamais cessé, pas même un seul instant. Ce simple fait suffit à faire de Gaza l'élément le plus crucial et incontestable de toute l'histoire complexe de ce soi-disant conflit.
Les luttes profondes et incessantes endurées par les Palestiniens auraient dû, selon toute attente rationnelle, mettre définitivement fin à la cause palestinienne. Pourtant, le combat pour la liberté en Palestine est à son apogée. Comment expliquer cela ?
Les efforts visant à effacer la Palestine, le peuple palestinien et leur cause remontent à plus d'un siècle. Cela englobe les conséquences historiques et actuelles de la déclaration Balfour et de la période du mandat qui a suivi, qui ont inauguré une ère de violence extrême, de répression systématique et d'imposition de mesures d'urgence sévères.
La Nakba dévastatrice – la destruction catastrophique de la patrie palestinienne – a été suivie par la promulgation de nouvelles lois d'urgence et la dispersion généralisée de plusieurs générations de Palestiniens dans la Shattat (diaspora).
Un cycle implacable de guerres constantes, de nouvelles occupations et de nettoyage ethnique persistant a été aggravé par l'absence généralisée d'action internationale et de solidarité arabe soutenue, exacerbée par la présence d'élites palestiniennes corrompues.
Cette litanie de souffrances s'étend aux innombrables massacres israéliens, à l'escalade de la violence, à l'expansion incessante des colonies, à la destruction généralisée et à la démolition récurrente des maisons.
Le siège prolongé de Gaza, marqué par une succession de guerres, a culminé avec le génocide en cours.
Pourtant, malgré cette accumulation globale et écrasante d'adversités, la cause palestinienne non seulement perdure, mais persiste avec un esprit inébranlable. Cette résilience remarquable et endurante s'explique le mieux par le concept de sumoud.
L'esprit indomptable du sumoud
Le sumud transcende la simple persévérance ; il représente un phénomène culturel profond et solidement ancré, fondé sur la défiance, la conscience historique, une foi inébranlable, la spiritualité, la force des liens familiaux et la cohésion communautaire.
Le langage du sumud est remarquablement omniprésent et riche, s'exprimant avec éloquence dans la poésie, les récits complexes, les versets coraniques et le vocabulaire captivant de la révolution. Des mots tels que sumud lui-même, Muqawama (résistance), Hurriyya (liberté), Thawra (révolution), Hatta Akher Nuqtat Dum (jusqu'à la dernière goutte de sang), et même le mot Falasteen (Palestine) sont imprégnés d'une signification profonde et multiforme.
Pour d'innombrables enfants qui grandissent à Gaza, comme moi, le simple fait, mais néanmoins puissant, d'écrire le mot Falasteen sur le sable, dans chaque manuel scolaire ou sur sa propre main, constitue une expérience fondamentale et profondément personnelle.
Par conséquent, toute compréhension véritable de la Palestine doit être méticuleusement façonnée par le langage authentique et les expériences vécues des Palestiniens eux-mêmes, en mettant particulièrement l'accent sur ceux qui vivent à Gaza.
Cette nécessité impose un changement délibéré d'orientation, s'éloignant des documents historiques tels que la déclaration Balfour ou la loi sur l'État-nation. Au contraire, la compréhension doit véritablement émerger des récits de figures centrales telles qu'Izz al-Din al-Qassam, Abdul Qader al-Husseini, Akram Zeiter, et Ghassan Kanafani, jusqu'aux Palestiniens qui combattent à Gaza, ses enfants innocents, ses journalistes courageux, ses médecins dévoués et ses citoyens ordinaires.
Gaza, le cœur indomptable de l'histoire palestinienne
On pourrait être tenté de percevoir cette perspective comme sentimentale. Cependant, elle exprime clairement une conviction de longue date selon laquelle Gaza occupe le cœur incontestable de l'histoire palestinienne, de sa trajectoire historique et de son destin futur.
Il ne s'agit pas d'un appel émotionnel, mais d'une reconnaissance profonde d'une réalité vivante rude et inflexible : Gaza a été le théâtre des manifestations les plus sévères de l'occupation israélienne, de l'apartheid, du siège, de la guerre, de la violence, du nettoyage ethnique et du génocide.
Plus important encore, c'est aussi là où la résistance n'a jamais cessé, pas même un instant. Ce seul fait suffit à faire de Gaza l'élément le plus critique et le plus indéniable de toute l'histoire complexe du soi-disant conflit.
Le génocide israélien qui se déroule à Gaza n'est pas seulement un acte de punition collective. Il trouve plutôt son origine dans une perception profondément déformée et effrayante de la réalité par Israël : celle selon laquelle le peuple palestinien lui-même, et non une idéologie spécifique, un groupe particulier d'individus ou une organisation définie, constitue le cœur et l'âme mêmes de la cause palestinienne.
Par conséquent, la seule méthode perçue pour décimer complètement la résistance consiste à massacrer la population et à procéder ensuite au nettoyage ethnique des survivants. Si Israël, dans sa manière perverse et profondément criminelle, a réussi à saisir cette effroyable compréhension de la réalité, il devient alors tout aussi impératif que nous comprenions nous aussi pleinement ce concept fondamental.
Forger une nouvelle compréhension de la Palestine
Par conséquent, une nouvelle compréhension transformatrice de la Palestine n'est pas seulement souhaitable, mais absolument indispensable. Cette compréhension doit sans équivoque mettre au centre les voix palestiniennes qui reflètent véritablement les sentiments, les souhaits, les aspirations et la politique populaire authentique des citoyens ordinaires.
Il est essentiel que toutes les voix palestiniennes ne suffisent pas, ni tous les récits. Cette approche délibérée et ciblée contribuera également à libérer le mot sumoud, et toute la terminologie qui s'y rapporte, de son statut de simple langage sentimental éphémère, pour l'élever au cœur même de notre discours collectif.
Les Palestiniens, comme tous les peuples autochtones engagés dans une lutte juste pour la liberté, devraient se voir confier sans équivoque le soin de leur propre discours. Ils ne sont pas un handicap pour ce discours ; ils ne sont pas des acteurs marginaux au sein de celui-ci ; ils en sont, en fait, les protagonistes incontestables.
En l'espace de 600 jours, les Palestiniens de Gaza, largement coupés du monde, isolés et ciblés par une politique d'extermination, ont réussi à dénoncer le sionisme de manière plus exhaustive et plus efficace que tout le travail accompli au cours d'un siècle entier.
Cet accomplissement monumental est également une conséquence directe de leur profond sumud.
Il est aujourd'hui temps de revoir de manière critique notre discours de solidarité avec la Palestine, en le libérant consciemment de nos propres priorités idéologiques, politiques et souvent personnelles, et en le remodelant de manière décisive en nous basant uniquement sur les priorités authentiques des Palestiniens eux-mêmes.
Ramzy Baroud est journaliste et rédacteur en chef de The Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six livres. Son dernier ouvrage, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule "Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out" (Notre vision de la libération : des dirigeants et des intellectuels palestiniens engagés s'expriment). Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Center for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web est le suivant www.ramzybaroud.net.
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10- Gaza, notre responsabilité, notre culpabilité
En acceptant l'interprétation du réel produite par le gouvernement israélien d'extrême droite, les Occidentaux se sont rendus complices de ses crimes. Les récentes évolutions vers une hypothétique reconnaissance de l’État de Palestine et de possibles sanctions contre Israël apparaissent bien fragiles. Faudra-t-il boire la culpabilité jusqu'à la lie? Assister, impuissants, à une "Nakba de Gaza" ?
Par Alphée Roche-Noël, le 6 juin 2025, Blog Mediapart
"Coupables". Est-ce que nous plaiderons devant le tribunal de l’histoire, nous, Occidentaux, qui aurons laissé se perpétrer les crimes de Gaza ? (1) Ou ces faits seront-ils engloutis par nos consciences, comme tant d’autres le furent, avant de remonter un jour à la surface, tels des cadavres mal lestés ? Les récents développements de l’opération israélienne dans l’enclave palestinienne, la mobilisation des sociétés civiles, la perspective, redoutée par certains dirigeants occidentaux, d’avoir à répondre de faits de complicité devant une juridiction internationale, ont fait bouger – ou frémir – les lignes. Paris, Londres, Ottawa se sont récemment mis au diapason sur une hypothétique reconnaissance de l’État de Palestine, et l’Union européenne parle – parle ! –, à la surprenante mais nécessaire initiative des Pays-Bas, de suspendre enfin son accord d’association avec Tel-Aviv, comme le proposaient depuis de longs mois l’Irlande et l’Espagne. Cela suffira-t-il à remettre ces États dans la voie de la morale, de la justice et du droit ? Cela suffira-t-il, surtout, à enrayer la machine de mort enclenchée par le gouvernement israélien d’extrême droite ? Pour l’heure, tout indique que non : l’épuration ethnique s’accordant dangereusement avec le projet de "Riviera" de Donald Trump, et l’Europe hésitant devant les coups de pression de Netanyahou, le plus probable à cette heure demeure que nous assistions, impuissants, à une deuxième Nakba, à la "Nakba de Gaza", selon les mots prononcés par le ministre de l’agriculture d’Israël Avi Dichter, en novembre 2023 (2).
Cette date de novembre 2023 est importante : elle nous engage à ne pas oblitérer l’histoire d’avant la rupture de la trêve par Israël, le 18 mars dernier, et ce "début de commencement" d’un changement de politique. Car avant Trump, il y eut Biden, il y eut le soutien "inconditionnel" des Occidentaux à une "légitime défense" qui n’en était déjà plus une dès les jours qui suivirent les massacres du 7 Octobre – si l’on a égard à la nature évidemment indiscriminée, évidemment punitive de la réponse, sous-tendue par une certaine idéologie, dirigée vers un certain objectif politique, tous deux incompatibles avec le droit humanitaire comme avec le droit international. Dès cette époquee (3), nous aurions théoriquement pu, et moralement dû, faire le départ entre la compassion et la complaisance, entre l’amitié et la complicité. Nous ne l’avons pas fait alors, nous nous sommes abstenus ensuite, c’est notre lot de crime et de honte.
Jusque récemment, nous nous étions habitués à ne plus nous sentir coupables, et d’aucuns même prenaient de plus en plus mal qu’on leur parlât de mémoire, de vérité et de justice – c’est-à-dire, d’après eux, de "repentance". En France, après quelques décennies de silence, l’on avait enfin consenti à regarder la souillure indélébile du concours apporté par le gouvernement de Vichy au génocide des Juifs – ce qui n’empêcha pas un certain agitateur politique, soutenu par un de nos "grands capitaines d’industrie", de présenter Pétain comme le sauveur des Juifs français. Mais on refuse encore, dans une très large mesure, de voir seulement "nos" massacres, ceux accomplis de notre propre mouvement, sans même le souci de complaire à une puissance occupante : Thiaroye (1944), Sétif et Guelma (1945), Madagascar (1947-1948), Paris (1961), qui appartiennent pourtant à notre histoire proche (4). Depuis lors, l’époque des guerres coloniales étant refermée, nous avons connu cet état de conscience légère qui semblait devoir nous autoriser à donner des leçons au monde entier sans jamais avoir à endurer ses reproches. Notre responsabilité, celle, par exemple, liée à notre modèle de développement capitaliste, à nos modes de production et de consommation, était et demeure en quelque sorte diluée dans la mondialisation et dans le mythe toujours tenace de la croissance. Ainsi, nous détruisions tout, mais nous pouvions continuer de dormir sur nos deux oreilles – et rien n’indique, en ces temps de loi Duplomb et de "drill, baby, drill", que nous le ne puissions plus (5).
Mais voilà que Gaza nous attrape en pleine face. Gaza, ce n’est pas le "trèfle à douze feuilles ou le triton à huit pattes" menacés par la construction de l’A69, pour reprendre les terribles arguments du sénateur Folliot (6). Quand des milliers de tonnes de bombes – états-uniennes, notamment – s’abattent sur une population civile enfermée dans un "enclos" de 365 km², réduite intentionnellement à une situation de quasi-famine (7) et peu à peu privée de tous les services essentiels – sans même parler des autres services, guère moins essentiels, dont la destruction aura pour conséquence d’annuler littéralement l’avenir –, il devient difficile de ne pas voir. Ne pas voir : c’était pourtant, jusqu’il y a peu, le désir fou des Occidentaux (8), qui, en acceptant sans barguigner l’interprétation du réel produite par le gouvernement de Netanyahou, au lieu de le rappeler à ses obligations, de lui fixer des limites et, par suite, de poser des conditions à leur soutien dans la lutte contre le Hamas, comme c’eût été leur devoir vis-à-vis d’un pays ami et allié (9), se sont rendus complices de sa fuite en avant et du projet génocidaire des Ben Gvir et des Smotrich. À quoi l’on peut ajouter que, ce faisant, les mêmes Occidentaux ont œuvré à transformer Israël en un "État paria", selon les mots de l’ancien officier général et président des Démocrates Yaïr Golan.
Ne pas avoir regardé, ne pas même avoir voulu voir, et continuer encore de nous voiler en partie la face, c’est bien ce qui fait de Gaza notre affaire, notre culpabilité. Par-delà les sensibilités particulières qui nous lient de diverses manières aux sociétés et aux peuples du Proche-Orient, la "situation" dans l’enclave relève de notre responsabilité en ce que les faits qui y sont constatés – qui relèvent indubitablement, d’après une masse immense de témoignages concordants, des qualifications de crimes de guerre et/ou de crimes contre l’humanité et/ou de génocide –, ont été et continuent d’être commis sur ordre d’un État allié de l’Occident, avec l’accord, plus ou moins explicite, plus ou moins tacite, des gouvernements occidentaux. Et, dans des proportions qu’il conviendra de déterminer concernant notamment les États-Unis ou l’Allemagne, avec leur aide matérielle (10).
Nous voici donc replongés dans nos propres noirceurs. Engagés non seulement à agir pour empêcher la nouvelle "Catastrophe" des Palestinien·nes d’être totalement consommée – par destruction et/ou par éviction, comme c’est le but des extrémistes juifs israéliens désormais "opportunément" secondés par le projet délirant mais crédible de l’administration Trump –, mais également, à travers elle, à nous interroger sur les ressorts de ce qu’il faut bien qualifier, nous concernant, de gigantesque faillite morale. Je passe ici sur l’alliance objective qui a pu s’établir entre les extrêmes droites et les droites extrêmes d’ici et de là-bas, dont les fantasmes se rejoignent en un même point : la construction de la figure barbare de l’Arabe et du musulman (11). Ce ne peut être là la causa prima de notre aveuglement volontaire. Plus profondément, mais en lien avec ce qui vient d’être dit, la tragédie des Gazaoui·es (12) fait apparaître un certain ordre du monde, une hiérarchie des vies qui, malgré toutes nos déclarations sur les humains libres et égaux en droits, structurent nos manières de voir, et dont les discours et projets extrême-droitiers ne sont que la formalisation idéologique et l’expression paroxystique (13).
Musk n’étant plus à Washington pour nous faire accroire que nous pourrions la quitter pour Mars ou ailleurs, nous sommes bien forcés de nous contenter de notre "petite planète" (14) . Or, à moins d’imaginer, comme le professent les suprémacistes de tout poil, que les sociétés n’existent et ne s’épanouissent qu’en s’asservissant ou en s’anéantissant mutuellement, cette circonstance matérielle – le caractère limité des terres et des ressources, la pluralité des groupes humains – nous oblige à penser et organiser les conditions de notre vie commune dans un rapport d’égalité et de dignité réciproque. En Palestine, en Israël, cette possibilité semble pour longtemps repoussée, à supposer qu’elle ne soit pas définitivement annihilée. L’initiative française, bien tardive, tendant à la reconnaissance d’un État palestinien – mais sur des confettis de territoire, des débris de maison et des morceaux de corps – ne devrait pas y changer grand-chose. Il est du reste loin d’être certain qu’elle soit suivie d’effet : la presse, ces derniers jours, rapportait l’embarras de Macron, comme souvent atermoyant après avoir été claironnant, à l’approche de la conférence de New-York. Faudra-t-il que nous laissions encore faire ? Que nous buvions notre culpabilité jusqu’à la lie ? (15) Force est de reconnaître que rien, au moment où ces lignes sont écrites, n’incite sérieusement à l’espérance.
Quant à l’avenir, s’il existe encore, on ne peut exclure que sous le poids incommensurable de nos fautes passés et présentes, nous parvenions à frayer des chemins plus profitables. Ou alors, il faudrait renoncer à tout, maintenant. La culpabilité n’est pas que rumination et fatalité. À condition d’accepter de voir et regarder les faits, elle peut être apprentissage. Le refus durable et obstiné des États occidentaux de reconnaître les Gazaoui·es dans leur complète humanité nous donne un aperçu des efforts à réaliser ; les mobilisations citoyen·nes pour la cause de l’humanité à Gaza – et où qu’elle se trouve – nous montrent que rien n’est jamais ni totalement vain, ni tout à fait impossible.
1. "Nous", ce n’est certes pas nous tous·tes, si l’on en juge par l’importance des mobilisations pour que cessent les crimes contre les civils palestiniens. Mais s’il nous est loisible de nous désolidariser de la politique internationale d’un État dont nous sommes le/la ressortissant·e, je ne vois pas que l’on puisse s’abstraire de la société à laquelle on appartient.
2. Le Monde, 22 mai 2025. Et également, à l’annexion des colonies de Cisjordanie, dont la création fut tolérée par les Occidentaux pendant des décennies au mépris du droit, et dont le ministre en charge Bezalel Smotrich vient d’annoncer le développement sur 22 nouveaux sites.
3. Et même, faut-il le rappeler ?, dès avant, puisque le nouveau cycle de violence engagé par l’opération terroriste "Déluge d’Al Aqsa" s’inscrit dans une longue histoire d’injustices dans laquelle les Occidentaux n’ont pas tenu leur place d’allié exigeant de Tel-Aviv et de défenseurs des Palestiniens dans leur droit, internationalement reconnu depuis 1948, à un État.
4. Un regard plus ample sur l’histoire de la colonisation – et sur tous les processus coloniaux – conduirait à en exhumer bien d’autres. L’épisode "Aphatie", du début de cette année 2025, montre à quel point la société française demeure ignorante de ces crimes : de leur caractère barbare et systématique.
5. Alors même que nous découvrons peu à peu l’ampleur inimaginable de la pollution de notre environnement et de la totalité de ses éléments naturels : PFAS dans les cours d’eau, acétamipride dans l’eau de pluie, cadmium dans les terres arables, microplastiques partout, etc., etc., etc.
6. Mediapart, 15 mai 2025.
7. Y a-t-il plus cruel que ces tirs contre les civils allant chercher leurs rations de nourriture dans le cadre de la nouvelle architecture de l’"aide alimentaire" à Gaza, reprise en main par les Israéliens et les États-Uniens ? Malgré les dénégations de Tsahal, une enquête de CNN (https://edition.cnn.com/2025/06/04/middleeast/israel-military-gaza-aid-shooting-intl-invs) met en évidence que les dizaines de morts constatés à cette occasion ont très probablement été causées par des tirs de mitrailleuses israéliennes. Soulignons ici que le nouveau directeur de la soi-disant Fondation humanitaire pour Gaza (GHM) n’est autre que Johnnie Moore, décrit par Le Monde du 6 juin comme un "leader évangélique et ex-conseiller de Donald Trump [qui] avait notamment soutenu la proposition du président américain d’expulser les Palestiniens de Gaza pour y lancer des projets immobiliers".
8. Ce billet ne peut être le lieu d’un examen de la question cependant fondamentale des médias à Gaza. On sait que le gouvernement israélien, désireux par-dessus tout d’abolir la conscience et l’intelligence, comme j’ai cru pouvoir le relever dans un autre texte, interdit depuis le début de ses opérations l’accès de la presse internationale à l’enclave palestinienne. On sait moins que cette même presse n’a pas toujours montré l’entrain qui aurait pu être le sien pour forcer cet accès. Retenons surtout qu'au début du mois de mai, plus de 200 journalistes avaient été tués à Gaza par l'armée israélienne depuis le déclenchement des représailles, en octobre 2023, dont 44 dans l'exercice de leurs fonctions (https://rsf.org/fr/gaza-rsf-dénonce-la-mort-du-journaliste-indépendant-yahya-sobeih-dans-une-frappe-israélienne).
9. Groupe islamiste aux méthodes terroristes dont il est bien établi que Netanyahou l’a renforcé, des années durant, au détriment de l’Autorité palestinienne, afin d’empêcher toute perspective politique susceptible de déboucher sur la création d’un État conformément aux résolutions de l’ONU. Dans le même registre, l’ancien ministre et président du parti ultranationaliste Israel Beytenou, Avidgor Liberman, a accusé le 5 juin sur la radio publique israélienne Kan Reshet B le premier ministre Netanyahou d’avoir armé des groupes (des "gangs criminels") dans la bande de Gaza pour faire pièce au Hamas.
10. Mais ils ne sont pas les seuls. Comme l’ont révélé les médias d’investigation Marsactu, The Ditch et Disclose, des pièces détachées pour mitrailleuse fabriquées par la société française Eurolinks s’apprêtaient, début juin, à quitter le port de Fos pour être livrés à la société Israel Military Industries – troisième expédition de ce type depuis le début de l’année 2025. https://marsactu.fr/la-france-sapprete-a-livrer-des-equipements-pour-mitrailleuses-vers-israel-depuis-fos/
11. Les crimes racistes du 31 mai à Puget-sur-Argens résonnent avec cette construction idéologique devenue une sorte de plus petit dénominateur commun entre les extrêmes droites. Le Monde du 6 juin rapporte ainsi les propos de leur auteur, Christophe B., dans l’une de ses vidéos : "Et puis, les pro-Gaza, allez vous faire enculer. Les feujs [les Juifs] sont pas forcément nos ennemis. Ce qu’ils ont fait, ben voilà, ils se sont fait tirer dessus. Ben j’ai fait pareil aujourd’hui, pour leur montrer que la peur, elle peut changer de camp. Tenez-vous à carreau les bicots, car des mecs comme moi, il va y en avoir plein, plein, tenez-vous à carreau". L’usage de l’adverbe "forcément" est par ailleurs éclairant sur la manière dont les extrêmes droites occidentales peuvent concevoir leur soutien à l’Israël de Netanyahou. Une partie de l’ultradroite fut à ce sujet particulièrement explicite, au lendemain des massacres du 7-Octobre, sur l’opportunité de mettre ses exécrations antisémites au second plan, le temps de s’attaquer aux "Arabes".
12. Et de la terre de Gaza. Jean-Pierre Filiu, d’après les extraits de son dernier livre rapportés par la presse (Un historien à Gaza, Les Arènes, 2025), rappelle combien elle fut fertile.
13. Mais ces discours et projets, en gagnant du terrain et en s’autonomisant, influent en retour sur l’esprit public, renforcent les tendances qui y sont déjà présentes.
14. Je crois utile de renvoyer ici à une lecture profitable : Jacques Ténier, Politiques pour une petite planète. Bâtir enfin un monde commun, Presses universitaires de Liège, 2021 (préface de Bertrand Badie, avant-propos de Sebastian Santander). Et d’en citer les paragraphes conclusifs où émerge un nous alternatif et salutaire : "Vieux de vingt ans déjà, le siècle ne peut plus être abandonné aux appétits de possession et de destruction […]. Nous, citoyennes, citoyens, devons faire flèche de tout bois, le droit, l’action locale, la conjugaison transnationale des forces civiles et politiques. […] Par des actions toujours mieux combinées et sans cesse renouvelées, nous déjouerons les catastrophes annoncées. Nous continuerons à nous civiliser à rebours d’un emballement marchand, hyperconcurrentiel et hypertechnologique qui emporte avec lui nos singularités et nos collectivités, la richesse incalculable des existences tissées les unes aux autres. À rebours des enfermements nationalistes et des prédations généralisées. Dressés contre leur propre négation, le démocrate syrien, celui de Hong-Kong, la femme afghane, l’habitant de Gaza, le réfugié malmené dans un rafiot et, en tous points du globe, le citoyen, le journaliste ou le salarié menacé dans ses droits fondamentaux. Toujours se relier et ensemble devenir moins inhumains. Vivre des vies non fascistes, cette promesse que portait en Europe la paix entre les nations. Dans les flots hostiles des mondialisations sans vergogne et de la marchandise ou des nationalismes revanchards, nous poserons des fondations alternatives. Nous bâtirons sur une planète unique, fragile, un monde commun, le nôtre et celui des autres, présents et à venir". Pp. 208-209, les passages soulignés l’ont été par moi.
15. Pour d’autres, la potion sera plus amère encore. Après le traumatisme du 7-Octobre, qui réveilla ceux produits par l’histoire, pluriséculaire, de l’antisémitisme en Europe, la société israélienne devra se confronter à celui que causera immanquablement la découverte, ou la reconnaissance, de sa part de responsabilité dans les crimes de Gaza. Il est indispensable à cet égard de soutenir les forces de la société civile israélienne, affaiblies, stigmatisées, mais vivantes, qui militent avec courage pour la construction d'un avenir commun aux Juifs et aux Arabes, dans la paix, l'égale dignité et le partage, sur ces rives de la Méditerranée.
Alphée Roche-Noël est essayiste ; il a notamment publié "Géographie de l’histoire de France" (Cerf, 2019) et "La France contre le monarque" (Passés composés, 2022). En 2021-2022, il a tenu la chronique "Contre-pouvoir" pour qg.media et anime depuis 2019 le blog https://vudelabutte.fr.
📰 https://blogs.mediapart.fr/alphee-roche-noel/blog/060625/gaza-notre-responsabilite-notre-culpabilite
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11- Nous sommes tous en première ligne : Comment le cinéma fait connaître Gaza au monde entier
Pour les Palestiniens, l'identité des monstres auxquels ils sont confrontés ne fait aucun doute. Depuis la Nakba (catastrophe) de 1948, ils ont eu tout le temps de se confronter à la dure réalité.
Par Benay Blend, le 12 juin 2025, The Palestine Chronicle
Dans leur ouvrage de 1988 intitulé How the War was Remembered : Hollywood and Vietnam, Leonard Quart et Albert Auster notent que très peu de films de fiction traitent directement de la guerre. Il a fallu un certain temps pour réfléchir aux nombreux aspects de cette période avant l'apparition de films significatifs à petit budget, tels que Coming Home (1978), The Deerhunter (1978) et Apocalypse Now (1979).
Pendant et après l'Irak, Quart et Auster expliquent que la plupart des films se concentrent davantage sur les soldats de retour au pays, dont le traumatisme a eu un impact sur leur vie et celle de leur famille.
À propos de La vallée d'Elah (2007), les auteurs citent le réalisateur Paul Haggis, qui considérait ce film comme "une interrogation sur la situation actuelle des États-Unis et sur ce qui s'y passe", une métaphore du passage de la Bible où David vainc Goliath.
"Qui sont les monstres que l'on combat ?", interrogent Quart et Auster. "C'est difficile à dire" car "il n'y a jamais d'image univoque de l'identité du monstre".
Pour les Palestiniens, il n'y a aucune ambiguïté quant à l'identité des monstres auxquels ils sont confrontés. Depuis la Nakba (catastrophe) de 1948, ils ont eu tout le temps de se confronter à la dure réalité de la vie sous l'occupation, un nettoyage ethnique qui n'a fait que s'intensifier après le 7 octobre.
Il n'existe aucun refuge sûr pour les Palestiniens - et par défaut pour ceux qui les soutiennent - dans ce que Ramzy Baroud appelle en termes gramsciens l'"interrègne", également connu sous le nom d'"l'ère des monstres".
Période intermédiaire au cours de laquelle la vieille garde se bat pour rester pertinente tandis que des alternatives plus adaptées s'efforcent de trouver un sens, cette période actuelle est celle au cours de laquelle le cinéma palestinien suggère une urgence propre à l'époque et à l'endroit.
Le film de Farah Nabulsi, The Teacher (ndr : lien non accessible en France), a été réalisé avant le 7 octobre mais est sorti pendant le génocide. Bien qu'il dépeigne des événements survenus autour de l'année 2011, il reste d'actualité.
Alors que l'accent est mis sur le génocide israélien à Gaza, le film de Nabulsi rappelle aux spectateurs que la vie en Cisjordanie occupée reste précaire. Basé sur une histoire vraie, le film s'ouvre sur Basem (interprété par Saleh Bakri) se rendant en voiture à son école. Sur le bord de la route, un soldat israélien brandit son fusil, signe avant-coureur des événements à venir.
Plusieurs autres critiques de films se sont concentrés sur ce qu'ils considèrent comme une fragmentation, c'est-à-dire trop de sous-intrigues qui ne sont pas reliées entre elles de manière transparente. Peyton Robinson, par exemple, estime que "le film de Nabulsi touche le cœur, mais perd de son emprise sur l'esprit lorsqu'il tente de jongler avec plus d'intrigues secondaires que ses mains ne peuvent en gérer".
Ce que Robinson appelle "une mosaïque fracturée d'idées" correspond à la vie de nombreux Palestiniens, que ce soit en Cisjordanie, en 1948 ou à Gaza.
En Cisjordanie occupée, où le film de Nabulsi a été tourné, la vie quotidienne est fragmentée par les checkpoints et les colons illégaux commettant des violences quotidiennes que les Palestiniens doivent endurer.
La prison est presque un rite de passage pour les élèves de Basem, comme elle l'a été pour lui qui, comme beaucoup d'autres, a appris la valeur de l'éducation en cellule. Basem sait que l'alphabétisation est la clé qui permet de définir l'histoire individuelle et nationale, apportant ainsi un contrepoint à l'histoire officielle d'Israël.
Dans un entretien avec Amy Goodman, Nabulsi développe cette notion de fragmentation en décrivant la réalisation du film. "Nous avons lutté à de nombreux niveaux, vous savez, les choses pragmatiques normales des checkpoints et des barrages routiers, mais traiter réellement de l'oppression ainsi que des abus et humiliations flagrants des Palestiniens est quelque chose qui pèse sur vous lorsque vous essayez de faire du cinéma".
Dans la même interview, Bakri ajoute : "Nous sommes dispersés partout, sans pouvoir ou sans être autorisés à nous réunir et à travailler ensemble, à apprendre les uns des autres, à raconter notre histoire d'une manière, d'une manière parfaite, d'une manière qui - d'une manière complète".
Contrairement aux réalisateurs américains, les artistes créatifs comme Nabulsi et ses acteurs sont directement impliqués dans l'histoire. Pour les premiers, il ne s'agit pas d'une question de vie ou de mort comme c'est le cas pour les Palestiniens, et ils se concentrent rarement sur les véritables victimes de l'impérialisme américain, à savoir les Vietnamiens, les Irakiens et les Afghans, pour n'en citer que quelques-uns.
Dans l'entretien avec Goodman, Bakri explique que son travail consiste à transformer la tragédie en énergie créatrice, ce qu'il considère comme "une forme de résistance qui, en même temps, guérit ... nos âmes".
En outre, le cinéma permet de remettre en question la version d'Israël en proposant un contre-récit qui met l'accent sur les histoires des gens ordinaires plutôt que sur celles des conquérants. À Gaza, les journalistes font de même.
Eyes of Gaza (2024) de Mahmoud Atassi, par exemple, dépeint les risques que prennent les journalistes pour dire la vérité sur le génocide à Gaza.
Alors que plus de 200 journalistes ont été tués pendant le génocide de Gaza, Eyes of Gaza suit trois journalistes qui avaient survécu au moment de la réalisation du film : Abdul Qadir Sabbah, Mahmoud Sabbah et Mohammed Ahmed.
Contrairement au travail de Nabulsi, Atassi n'était pas physiquement à Gaza lorsqu'il a réalisé le film. Dans une interview accordée au New Arab, il explique qu'ils ont communiqué via Internet lorsque le service était disponible. Néanmoins, parce qu'il a vécu les conflits en Syrie, Atassi a une compréhension de la vie en zone de guerre que la plupart des réalisateurs occidentaux n'ont pas.
"L'armée israélienne s'est forgé une image pacifique et protectrice, se présentant comme des soldats aimant vivre et danser", affirme Atassi. "Elle dépense des millions pour cette image. Mais quand on voit des vidéos de Gaza montrant la destruction et la souffrance de la population, la vérité éclate au grand jour".
"Cela fait partie d'un plan plus large, non seulement pour la Palestine, mais aussi pour la Syrie. Israël veut créer des zones sans habitants, afin de pouvoir prendre le contrôle de la terre", poursuit-il. "Ils bombardent des zones, les démolissent et prennent ensuite le contrôle de la terre".
Le film se concentre sur ces bombardements de civils et sur les journalistes qui se précipitent pour les couvrir.
Il commence par un tir de missile, puis suit les trois personnes qui marchent pour le filmer. Il ne s'agit pas de scènes que les médias occidentaux montrent - des enfants blessés, physiquement et psychologiquement ; des immeubles d'habitation qui étaient autrefois pleins de vie, aujourd'hui en ruines avec leurs habitants ensevelis dessous ; des enfants qui cueillent des plantes et des herbes que leurs mères pourraient cuisiner pour le dîner.
Les journalistes filment les tragédies dans l'espoir que le monde réagisse, mais ils insistent pour présenter leurs concitoyens comme étant plus que des victimes. Conscients que leur propre vie est constamment menacée, les trois hommes s'arrêtent pour passer un peu de temps avec des enfants qui jouent à un jeu de fortune, tous s'accrochant à la vie lorsque c'est possible.
Sur le chemin de l'hôpital Al-Shifa pour rendre visite à un collègue blessé, ils s'arrêtent pour discuter avec le père d'un journaliste blessé. "Nous sommes tous en première ligne ici", leur dit-il, en particulier son fils qui documentait les destructions causées par les Israéliens lorsqu'ils l'ont délibérément pris pour cible.
Le journalisme est une arme, dit le vieil homme, c'est une arme de résistance. En effet, Eyes of Gaza est un film éprouvant à regarder, mais il est aussi porteur d'espoir, comme lorsqu'une enfant dit que son souhait est de retourner à l'école pour pouvoir reprendre ses études, mais aussi jouer au football et dessiner.
L'un des journalistes plaisante en disant qu'il va ériger une tente alimentée à l'énergie solaire et qui aura un sac de farine afin d'attirer une épouse. Tout au long du film, il exprime ce désir. Malgré l'horreur actuelle, il attend des temps meilleurs lorsque la "guerre" sera enfin terminée.
Commentant une courte liste de films palestiniens qui peuvent être visionnés en ligne, Nehad Khader explique,
"Les histoires palestiniennes nous permettent de nous aimer les uns les autres, de nous aimer nous-mêmes et d'aimer notre cause. Elles documentent l'histoire de la lutte pour la liberté de mon peuple. Ces histoires ont également une fonction plus radicale : elles nous aident à réfléchir plus largement et plus profondément au racisme, à l'incarcération, à la résistance, au vol des ressources, à l'apartheid et même au changement climatique".
Les films décrits ci-dessus font tout cela et bien plus encore. En montrant au monde ce qu'il refuse de voir, ils s'inscrivent dans un espace que le journaliste et combattant révolutionnaire Ghassan Kanafani, aujourd'hui décédé, appelait la résistance culturelle, un moyen de fournir un contre-récit à l'histoire officielle d'Israël.
Benay Blend est diplômée d'un doctorat en études américaines à l'université du Nouveau-Mexique. Ses travaux universitaires comprennent Douglas Vakoch et Sam Mickey, Eds. (2017), "'Neither Homeland Nor Exile are Words' : 'Situated Knowledge' in the Works of Palestinian and Native American Writers". Elle a contribué à cet article pour The Palestine Chronicle.
📰 Lien de l'article original :
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12- Assassinat de journalistes à Gaza
Critique de films - Gaza : Les journalistes sous le feu de l'ennemi.
Par John Kendall Hawkins, le 22 juin 2025, Blog Personnel
Le 19 novembre 2023, Belal Jadallah, directeur fondateur de Press House, Palestine, a été tué par une frappe aérienne israélienne alors qu'il tentait d'évacuer la ville de Gaza. Une décennie de plaidoyer en faveur d'un journalisme palestinien indépendant s'est terminée dans les décombres. Sa mort, présentée dans le documentaire sans complaisance de Robert Greenwald, Gaza : Journalists Under Fire, résume les enjeux moraux et concrets de la liberté de la presse en état de siège.
À Gaza, le journalisme n'a pas seulement été censuré, il a été pris pour cible, réduit à néant et rendu mortel. Depuis le 7 octobre 2023, plus de 178 journalistes ont été tués à Gaza, selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ)(ndr : plus de 220 semble-t-il), ce qui en fait la guerre la plus meurtrière de l'histoire moderne pour les professionnels des médias, dépassant les bilans combinés de la Première, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre du Viêt Nam.
Un nouveau film important documente la rage meurtrière des forces israéliennes à l'égard de ceux qui présentent un point de vue pro-palestinien, et expose aux yeux du monde le carnage qu'elles ont provoqué. Ce film, Gaza : Journalists Under Fire, diffusé par Brave New Films et réalisé par Robert Greenwald, commence par les visages de plusieurs journalistes palestiniens tués, dont Bilal Jadallah, Heba al-Abadla, qui travaillait comme animatrice pour la radio al-Azhar, et Sabrine al-Abadla, une Palestinienne de Rafah, à Gaza, épouse, mère de deux enfants et sœur de la journaliste tuée, Heba al-Abadla.

Bande-annonce officielle :
Le film est rythmé, graphique, violent et empreint d'une énergie sombre. Les caméras portatives apportent du réalisme, les interviews sont des témoignages de souffrance et de survie sans espoir, les visages affichent le traumatisme, la faim et la soif. Des frappes de drones aux destructions de maisons, les forces de défense israéliennes (FDI) ont systématiquement mené une campagne visant à anéantir non seulement la population palestinienne, mais aussi tous ceux qui documentent ses souffrances. Des journalistes ont été tués alors qu'ils s'abritaient dans des tentes, dormaient à côté de leurs enfants ou fuyaient à bord de véhicules portant le sigle de la presse.
Dans le même temps, les technologies de surveillance israéliennes — parmi les plus avancées au monde — saturent Gaza et Israël, créant un système omniscient qui, paradoxalement, prétend ignorer tout après chaque frappe. Tel est le panoptique d'un État qui voit tout mais refuse d'assumer ses responsabilités.
L'assaut d'Israël contre la liberté de la presse ne s'arrête pas aux frontières de Gaza. Le bombardement des bureaux d'Al-Jazira et la répression plus large des voix pro-palestiniennes dans le monde - y compris l'arrestation d'étudiants et de journalistes à l'université de Columbia et dans d'autres campus - révèlent un effort coordonné pour supprimer toute dissidence au-delà des frontières. Cette répression transnationale s'étend aux dissidents israéliens : Le film de Greenwald inclut des témoignages de juifs israéliens qui refusent de s'enrôler dans les Forces armées israéliennes, dénonçant le génocide perpétré en leur nom.
Pour replacer cet assaut dans son contexte, il faut également tenir compte de la violence à laquelle les journalistes palestiniens sont confrontés de l'intérieur. Comme l'explique Reporters sans frontières, les factions du Hamas et du Fatah ont menacé, battu et même kidnappé des journalistes dont les reportages contredisaient les lignes partisanes. Les médias publics contrôlés par l'Autorité palestinienne sont devenus un lieu de guerre entre les factions, tandis que les reporters étrangers sont utilisés comme monnaie d'échange politique. Les journalistes de Gaza sont pris dans un double carcan de surveillance et de sacrifice : parler, c'est risquer la mort, se taire, c'est renoncer à la vérité.
Le film de Greenwald n'est pas seulement un documentaire, c'est un document, un enregistrement pour les futurs tribunaux et la conscience collective. Ses images de gilets de presse en feu, de familles identifiant des dépouilles, d'enfants tentant d'expliquer qui étaient leurs parents, sont bien plus que des symboles. Ce sont des preuves. Assassiner des journalistes, ce n'est pas seulement réduire au silence une profession, c'est s'attaquer aux fondements mêmes de notre conception de la justice..
Greenwald et la BNF créent des films documentaires gratuits qui informent le public, remettent en question les médias d'entreprise et incitent les citoyens à agir sur des questions sociales. Gaza : Journalists Under Fire est un film essentiel à partager avec les lecteurs, les militants du mouvement de solidarité avec la Palestine et le mouvement syndical dans son ensemble. Regardez la bande-annonce. Inscrivez-vous. Partagez. Faites passer le message.
John Kendall Hawkins est journaliste indépendant et poète.
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13- De Los Angeles à la Palestine : Un peuple, une lutte

Par Benay Blend, le 18 juin 2025, The Palestine Chronicle
Cette position marque une véritable solidarité, par opposition à celle qui privilégie les intérêts des internationaux au détriment de ceux des Palestiniens sur le terrain.
Dans "My Name is Herman Wallace", inclus dans le recueil de poèmes I Remember My Name - Poésie de Samah Sabawi, Ramzy Baroud et Jehan Bseio (édité par Vacy Vlazna, 2016), le journaliste et écrivain palestinien Ramzy Baroud embrasse de nombreux thèmes abordés dans cette pièce.
Parce qu'il estime que la poésie "s'affranchit des limites de la géographie pour entrer dans un domaine humaniste" (p. 43), Baroud choisit ce genre parce qu'il lui permet d'assumer les nombreuses identités qui se rejoignent dans la lutte.
En tant que "Palestinien noir, / Sud-Africain, / Vietnamien" (p. 62), il parle plusieurs langues et assume plusieurs noms, tous impliqués dans la même résistance qui place la Palestine au centre.
Parlant des "flammes qui nous relient tous", Ahmad Ibsais utilise des mots similaires qui sont ttout aussi vrais aujourd'hui qu'ils l'étaient en janvier 2025. Alors qu'il voyait les incendies de Californie saturer l'air de fumée dense, Ibsais expliquait que "la distances qui sépare ces catastrophes s'effondre en une vérité unique et brûlante : ces flammes parlent le même langage de destruction - le colonialisme".
À Los Angeles, le maire a récemment réduit les fonds alloués aux services d'incendie, tandis que la Californie envoie 610 000 dollars à Israël, financés par l'argent des contribuables.
Alors qu'en "Israël", depuis 1967, l'entité a déraciné au moins 2,5 millions d'arbres dans le territoire occupé, tout en plantant simultanément une végétation européenne non autochtone qui a provoqué désertification, dégradation des terres et érosion des sols, autant de facteurs qui rendent les incendies de forêt beaucoup plus probables.
Ce qui continue de brûler dans les deux pays sont "les symptômes d'une même maladie", conclut Ibsais, "un système qui valorise la conquête au détriment de la conservation, le profit au détriment des personnes, l'expansion au détriment de l'existence".
Internationaliste, le défunt journaliste et écrivain révolutionnaire Ghassan Kanafani pensait que la Palestine était le point central de la lutte anticoloniale dans le monde. Dans The 1936-1939 Revolution in Palestine (1972), il écrit : "l'impérialisme a étendu son emprise sur le monde... Où que vous le frappiez, vous l'endommagez et servez la révolution mondiale".
De Los Angeles à la Palestine, c'est toujours le cas. Dans un nouvel article sur cette question, Ahmad Ibsais constate une "interconnexion troublante" entre la violence soutenue par l'État en Palestine et dans les rues américaines.
Le point commun qu'il met en évidence est l'usage d'une force écrasante pour broyer la dissidence politique. Dans un cas, l'interception de l'équipe du Madleen suivie de la capture de ses volontaires et dans l'autre, le déploiement par Trump de la Garde nationale à Los Angeles, la violence brute afin de réprimer la dissidence.
Les deux sont liés de manière plus tangible qu'il n'y paraît. Dans un entretien avec Todd Miller, Jeff Halper, fondateur de l'association Israelis Against Home Demolitions (ICAHD), explique que le domaine de prédilection d'Israël est le contrôle démographique, lequel se manifeste par trois académies assurant la formation de la police américaine et produisant d'autres formes d'appareils de surveillance et de sécurité.
Israël est également le lieu de prédilection pour la technologie frontalière, une forme de technologie qui est toujours d'actualité. Qu'il s'agisse de robotique, de biométrie ou de systèmes de sécurité et de surveillance, souligne Halper, Israël vend ces outils sur le marché libre.
Quant à Gaza, ce petit territoire a servi de laboratoire fort pratique pour tester les armes d'"Israël", sauf que désormais, comme le prétend Halper, elle n'est pas un acteur égal sur le terrain, mais reste un ennemi plus redoutable qu'Israël ne l'aurait pensé.
Les récentes descentes de l'ICE à Los Angeles ont également employé des tactiques empruntées au manuel de jeu "israélien" : des armes militaires et l'utilisation de drones pour la surveillance aérienne, les mêmes stratégies qu'Israël a utilisées à Gaza.
Ce qui va au-delà de l'évidence, cependant, ce sont les façons dont certains fonctionnaires et certains segments du mouvement de solidarité lui-même tendent à renforcer ces mesures autoritaires. En se distançant des groupes qui prônent toutes les formes de défi et de résistance, ils criminalisent les participants qui vont au-delà des formes de protestation non violentes.
Ainsi, Aiyana Porter-Cash examine la rhétorique de la "protection" qui fait partie intégrante du discours politique relatif au maintien de l'ordre, à l'incarcération, à la guerre et à la surveillance. Présentée comme un moyen d'assurer la sécurité nationale, cette propagande a été utilisée pour tout justifier, du génocide "israélien" à Gaza à la criminalisation des communautés noires et brunes, en particulier lorsqu'il s'agit d'immigrés récents.
Parfois, ce langage provient d'un blanc modéré qui admet l'existence d'un problème mais condamne tout moyen d'y parvenir qui va au-delà de la non-violence. Dans le cadre de son compte Twitter X, Bernie Sanders a récemment invoqué Martin Luther King pour justifier son rejet de toute forme de résistance jugée non respectable.
Ce faisant, il révise l'histoire. Dans sa "Lettre d'une prison de Birmingham" de 1963, adressée pour contrer une déclaration rédigée par des membres du clergé, King explique que les manifestations sont destinées à perturber le statu quo ; "le but de notre programme d'action directe est de créer une situation de crise telle qu'elle ouvrira inévitablement la porte à la négociation".
De plus, à cette époque, il comprend pourquoi les opprimés ont recours à la violence. "Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus/qu'on refuse d'entendre", a-t-il déclaré, tout en dénonçant les blancs modérés "plus attachés à l'ordre qu'à la justice, préférant une paix négative qui signifie l'absence de tension à une paix positive signifiant l'existence d'une justice", qui sont d'accord avec l'objectif mais pas avec les "méthodes d'action directe" et, enfin, "qui croient de manière paternaliste peuvoir fixer le calendrier de la liberté d'autrui".
Toutes ces préoccupations sont pertinentes pour le mouvement de solidarité d'aujourd'hui. La réfutation par King de ceux qui accusent les actions du mouvement "d'être condamnées, même si elles sont pacifiques, parce qu'elles précipitent la violence" est particulièrement intéressante.
Cela a certainement été le cas lors de la Grande Marche du Retour en 2018, lorsque les Palestiniens de Gaza ont organisé des manifestations hebdomadaires le long de la barrière de séparation pour signifier leur aspiration au retour. Ils ont été accueillis par des balles tirées par des tireurs d'élite sionistes qui ont créé une génération entière de Palestiniens ayant perdu un membre des leurs.
En réponse à la militarisation du maintien de l'ordre à Los Angeles, la Black Alliance for Peace (BAP) a publié une déclaration intitulée "L'oppression engendre la résistance, l'organisation la soutient". Ceux qui résistent sur le terrain ont également établi des liens entre le mouvement de résistance palestinien à Gaza, celui de libération des Noirs et la résistance anticoloniale contre l'impérialisme américain dans le monde entier.
Favoriser la solidarité entre les mouvements anticoloniaux est d'autant plus crucial en période de crise. Comme le note Natasha Lennard, il est plus probable que les centristes, y compris parfois ceux qui sont considérés comme des gauchistes, aient tendance à blâmer les victimes pour leur oppression, comme si la résistance à la persécution était la cause de la violence, et non une réaction valable à la violence étatique sous toutes ses formes.
Elle poursuit en soulignant l'absurdité de la distinction entre "bon" et "mauvais manifestant", ceux qui privilégient les manifestations "pacifiques" par rapport à ceux qui estiment que toutes les formes de résistance sont justifiées lorsque la loi n'est pas considérée comme juste.
Ces désignations deviennent particulièrement insidieuses lorsque certains groupes sont sanctionnés par leurs gouvernements respectifs qui entendent isoler certains segments, entravant ainsi l'organisation palestinienne dans le pays et à l'étranger.
Par exemple, ces derniers jours, le Trésor américain a utilisé l'expression "Specially Designated Global Terrorists" (SDGT, Terroristes mondiaux spécialement désignés) pour attaquer diverses ailes du mouvement de libération, notamment l'Addameer Prisoner Support and Human Rights Association et cinq autres organisations caritatives qui soutiennent les besoins financiers et économiques du peuple palestinien.
Le 15 octobre 2024, le réseau Samidoun de solidarité avec les prisonniers palestiniens, ainsi que l'écrivain et militant palestinien Khaled Barakat, membre du comité exécutif du Masar Badil : Mouvement palestinien de la voie révolutionnaire alternative, ont fait l'objet d'une désignation similaire.
De la même manière que des responsables comme Sanders dénoncent ceux qui vont au-delà de ce qu'il considère comme une "politique de respectabilité", il existe des groupes qui suivent un mode d'organisation similaire.
Sur le site Internet de Samidoun, on trouve la réponse suivante : La réponse aux désignations "terroristes", quelles qu'elles soient, ne peut être l'isolation des organisations désignées, la mise en garde aux organisations du mouvement contre une "coordination" avec elles ou le refus de parler d'elles.
Parce que ces lois "anti-terroristes" sont non seulement destinées à causer des difficultés à certaines organisations, mais aussi à "modifier et orienter la politique et les priorités du mouvement dans son ensemble", la déclaration ajoute que toute réponse devrait être guidée par "la confrontation des tentatives d'isolement de la résistance et des prisonniers en célébrant, normalisant et saluant le peuple palestinien, ses organisations de résistance et le mouvement des prisonniers".
Cette position témoigne d'une véritable solidarité, à l'opposé de celle qui privilégie les intérêts de la communauté internationale au détriment de ceux des Palestiniens sur le terrain.
Benay Blend est diplômée d'un doctorat en études américaines à l'université du Nouveau-Mexique. Ses travaux universitaires comprennent Douglas Vakoch et Sam Mickey, Eds. (2017), "'Neither Homeland Nor Exile are Words' : 'Situated Knowledge' in the Works of Palestinian and Native American Writers". Elle a contribué à cet article pour The Palestine Chronicle.
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14- La vie dans l'ombre des murs
Par Ashish Singh, le 20 juin 2025, CounterCurrents
Le conflit israélo-palestinien est souvent décrit sous l'angle de la politique, du terrorisme et de l'agression armée. Mais il existe des histoires qui se déroulent loin des échos de la diplomatie et de la guerre, des histoires qui se passent dans des maisons tranquilles, des vergers volés, des confidences brisées et des amours inassouvies. Lemon Tree (2008) et Omar (2013) sont deux voyages cinématographiques qui mettent en lumière les dimensions profondément humaines de l'occupation et de la résistance. L'un est né du regard empathique d'un réalisateur israélien, l'autre de la vérité crue d'un cinéaste palestinien. Ensemble, ils offrent une expérience bien plus puissante que les postures politiques : ils nous obligent à ressentir ce que signifie vivre avec la perte qui devient routine.
Lemon Tree, réalisé par le cinéaste israélien Eran Riklis, raconte l'histoire de Salma Zidane, une veuve palestinienne qui affronte l'État israélien pour protéger sa citronneraie ancestrale. Lorsque le ministre israélien de la défense emménage dans la maison située en face de la sienne, les services de sécurité déclarent que ses arbres constituent une menace. Ce qui suit est une bataille juridique symbolique et personnelle, où la terre n'est plus une simple propriété, mais une mémoire, une identité et une dignité. Le film résiste au bruit et au sensationnalisme ; au contraire, il montre tranquillement comment le langage de la justice se tait face à la paranoïa sécuritaire. L'un de ses fils conducteurs les plus puissants est le lien tacite entre Salma et la femme du ministre, deux femmes aux opinions opposées, liées par un sentiment commun de malaise, d'invisibilité et de rébellion silencieuse.
En revanche, Omar, réalisé par le célèbre cinéaste palestinien Hany Abu-Assad, est plus vif, plus explosif. Il raconte l'histoire d'un jeune Palestinien qui escalade le mur de séparation pour retrouver son amoureux et ses camarades de la résistance armée. Lorsqu'il est arrêté par les forces israéliennes, un tissu de trahisons, de surveillance et de guerre psychologique commence à se dévoiler. Omar n'est pas seulement l'histoire d'un emprisonnement, c'est une étude poignante de la façon dont la confiance s'érode sous l'occupation. Ici, même l'amour n'est pas exempt de suspicion, et les plus petites fissures dans la loyauté peuvent mener à la mort ou au déshonneur. La claustrophobie émotionnelle est palpable : c'est un film où un regard, un silence ou un moment d'hésitation peuvent être fatals.
Si Lemon Tree est un poème lent et triste, Omar est une ballade agitée et obsédante Tous deux révèlent les échos intérieurs du conflit : le bruit qui persiste après que les bombes ont cessé de tomber, les questions lorsque les gros titres passent à autre chose. Ils ne proposent ni héros ni solutions. Au contraire, ils mettent en avant les gens ordinaires, ceux qui perdent chaque jour des batailles sans faire la une des journaux, mais qui continuent à vivre, à résister et à rêver.
Alors que le monde débat de la question israélo-palestinienne à travers des statistiques, des traités et des cessez-le-feu, ces films nous rappellent où se forment les cicatrices les plus profondes : non pas sur la terre, mais au coeur de l'âme humaine. Et c'est peut-être là que se construisent les murs les plus pérennes, ceux qu'aucune armée ne peut abattre et qu'aucune négociation ne peut entièrement démanteler.
Ashish Singh a terminé son doctorat en sciences politiques à l'université NRU-HSE de Moscou, en Russie. Il a précédemment étudié à l'université métropolitaine d'Oslo, en Norvège, et à TISS, à Mumbai.
📰 https://countercurrents.org/2025/06/life-beneath-the-shadow-of-walls/
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15- Gaza, j'écris ces lignes alors que je suis en proie au désespoir le plus total
Par Binu Mathew, le 19 juin 2025, Counter Currents
J'écris ceci en désespoir de cause. En général, je n'écris pas d'articles. Je suis rédacteur et laisse les autres s'exprimer par le biais de mon site web, Countercurrents.org. Ce n'est que lorsque personne d'autre ne se lève que j'interviens. C'est un tel moment. Je ne peux m'empêcher d'écrire. Si peu se préoccupe du massacre de la population affamée de Gaza. Tous les regards sont désormais tournés vers les échanges de feu entre Israël et l'Iran. Personne ne parle du massacre de la population affamée de Gaza. Pas un mot dans le journal que je lis.
Israël a mis en place un blocus complet de Gaza à la fin du cessez-le-feu, le 2 mars 2025. À partir de ce moment-là, les réserves alimentaires de Gaza se sont épuisées. Les Nations unies ont mis en garde contre la détérioration alarmante des réserves alimentaires à Gaza. Après le tollé mondial contre l'affamement de la population de Gaza, Israël a trouvé un moyen détourné d'apporter de l'aide à Gaza. C'est ainsi qu'est née la Fondation humanitaire de Gaza (GHF), une agence soutenue par le gouvernement israélien et l'administration Trump, qui a commencé à distribuer de l'aide le 26 mai 2025, alors que la quasi-totalité de la population de Gaza était affamée.
Éditeur du site web Countercurrents.org., j'envoie chaque jour, après avoir publié tous les articles, une lettre d'information avec tous les articles du jour aux lecteurs abonnés. Je choisis le développement principal du jour comme sujet ou titre de la lettre d'information. Voici les titres des lettres d'information de CC après le début de la distribution de l'aide du GHF à Gaza.
28 mai - Tout ce que vous devez savoir sur le massacre de l'aide à Gaza dans un point de distribution israélo-américain
29 mai - Les troupes israéliennes ont massacré 10 demandeurs d'aide en deux jours
30 mai - Israël empêche l'ONU de fournir de l'aide aux Gazaouis affamés,
31 mai - Les Nations Unies avertissent que Gaza est "l'endroit le plus affamé de la planète"
1er juin - Au moins 31 Palestiniens affamés tués
2 juin - Au moins 52 demandeurs d'aide affamés tués à Gaza
3 juin - Un autre massacre à Witkoff, 27 tués aujourd'hui, 102 morts jusqu'à présent, L'ONU demande une enquête
4 juin- Les forces israéliennes tuent,
8 juin - Des dizaines de civils affamés tués ou blessés dans des attaques israéliennes près des centres d'aide de Gaza
10 juin - 20 civils affamés tués au "point d'aide" alors que les massacres se poursuivent dans les opérations israélo-américaines du GHF
11 juin - 31 personnes affamées tuées au point de distribution d'aide du GHF à Gaza
12 juin - Seuls 700 camions d'aide sont entrés à Gaza en trois semaines, ce qui équivaut à une journée de livraison dans le cadre du cessez-le-feu
15 juin - Gaza : Les forces israéliennes tuent au moins onze civils affamés
17 juin - 59 demandeurs d'aide affamés tués alors qu'ils attendaient de la nourriture à Gaza
18 juin - Au moins 11 civils affamés tués par les forces israéliennes alors qu'ils attendaient de la nourriture près des sites d'aide soutenus par les États-Unis
19 juin - 22 demandeurs d'aide tués par les forces israéliennes alors qu'ils attendaient de la nourriture à Gaza
Jusqu'à présent, au moins 400 personnes venues chercher de l'aide alimentaire ont été tuées et plus de 2 000 blessées.
La plupart du temps, l'article principal porte sur le massacre des habitants de Gaza affamés par l'armée israélienne et les entreprises militaires américaines chargées de la distribution de l'aide. Presque chaque jour, Israël perpètre un massacre. À tel point que cela ne fait plus l'actualité dans la plupart des médias grand public. Je me demande dans quelle mesure les gens sont conscients de ce massacre quotidien de la population désespérément affamée de Gaza. C'est devenu tellement répétitif que ce n'est plus une nouvelle !
La stratégie d'Israël est intelligente. Comme une flamme dans l'obscurité qui attire les insectes et les brûle à mort, ils attirent les Gazaouis affamés et les massacrent jour après jour. La GHF ne gère que quatre centres de distribution principaux : trois à Rafah (dans des zones faisant l'objet d'ordres d'évacuation israéliens) et un près de la ville de Gaza, à proximité de Deir el-Balah. Aucun point de distribution n'est situé au nord du corridor de Netzarim, ce qui laisse environ un million de personnes dans le nord de la bande de Gaza sans accès à l'aide de la GHF. Le modèle exige que les civils parcourent de longues distances, souvent des dizaines de kilomètres, pour atteindre les sites, ce qui est particulièrement difficile pour les populations vulnérables telles que les personnes âgées, les veuves et les enfants.
Les agences d'aide de l'ONU ont refusé de participer à cette distribution d'aide génocidaire. Israël et les États-Unis n'autorisent pas l'ONU à distribuer l'aide à la population affamée de Gaza. Israël, qui a été créé par un vote de l'Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947, la résolution 181, à une faible majorité en faisant chanter et en soudoyant quelques nations pour qu'elles votent en sa faveur, se moque aujourd'hui complètement des Nations unies.
Chris Hedges, l'un des rares journalistes à s'intéresser à Gaza, écrit dans son article The Last Days of Gaza que le stratagème d'Israël consiste à rassembler tous les habitants de Gaza sur une petite parcelle de terre au sud de Gaza et à les conduire dans le Sinaï égyptien.
Je pense que c'est peut-être le stratagème. Ils ne distribuent pas d'aide dans le nord de la bande de Gaza. L'objectif est de forcer environ un million de personnes vivant dans le nord de Gaza à se rassembler dans les centres de distribution de l'aide, puis de les chasser vers l'Égypte. Une nouvelle Nakba ?
Je ne vais rien prédire. Mon seul appel au monde est de ne pas oublier la population affamée de Gaza, quotidiennement massacrée par l'armée israélienne et les sous-traitants militaires américains. Faites entendre votre voix par tous les moyens possibles. C'est vraiment la moindre des choses que nous puissions faire.
Binu Mathew est rédacteur en chef de Countercurrents.org. Il est joignable à l'adresse suivante : editor@countercurrents.org
📰 https://countercurrents.org/2025/06/gaza-i-write-this-in-total-despair/
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