❖ Les derniers jours de Gaza
On aime à penser qu'on aurait sauvé Anne Frank. La vérité est tout autre. La vérité est que, paralysés par la peur, on ne sauverait pour la plupart rien d'autre que soi, quitte à sacrifier les autres
Les derniers jours de Gaza
Le génocide est presque terminé. Lorsqu'il le sera, il n'aura pas seulement décimé les Palestiniens, il aura aussi mis en exergue la faillite morale de la civilisation occidentale.
Par Chris Hedges, le 9 juin 2025, Blog Personnel
C'est la fin. L'ultime chapitre sanglant du génocide. Il sera bientôt terminé. Quelques semaines tout au plus. Deux millions de personnes campent tant bien que mal dans les décombres ou à ciel ouvert. Chaque jour, des dizaines de Palestiniens sont tués ou blessés à coups d'obus, de missiles, de drones, de bombes et de balles israéliennes. Ils sont privés d'eau potable, de médicaments et de nourriture. Tous ont atteint un point de rupture. Malades. Mutilés. Terrifiés. Humiliés. Totalement abandonnés. Démunis. Affamés. Désespérés.
Dans les dernières pages de cette histoire effroyable, Israël appâte sadiquement les Palestiniens affamés en leur promettant un peu de nourriture et en les attirant vers l'étroite bande de terre bondée de 14 kilomètres qui borde l'Égypte. Israël et sa cynique Fondation humanitaire pour Gaza (GHF), financée par le ministère israélien de la défense et le Mossad, utilise la famine comme une arme. Ils attirent les Palestiniens vers le sud de Gaza comme les nazis le faisaient pour les juifs affamés du ghetto de Varsovie en les poussant à monter dans des trains en partance pour les camps de la mort. Le but n'est pas de nourrir les Palestiniens. Personne ne peut sérieusement prétendre qu'il y a suffisamment de nourriture ou de centres d'aide. L'objectif est clair : entasser les Palestiniens dans des enceintes lourdement surveillées et les expulser.

Que se passera-t-il ensuite ? J'ai depuis longtemps cessé d'essayer de prédire l'avenir. Le destin a le don de nous surprendre. Mais il y aura une explosion humanitaire finale dans l'abattoir humain qu'est Gaza. Nous l'avons vu avec les foules de Palestiniens se battant pour obtenir un colis alimentaire, ce qui a conduit les entreprises privées israéliennes et américaines à abattre au moins 130 personnes et à en blesser plus de 700 autres au cours des huit premiers jours de la distribution de l'aide. Nous le voyons avec Benjamin Netanyahou armant des gangs liés à ISIS (État islamique) à Gaza qui pillent les stocks de vivres. Israël, qui a éliminé des centaines d'employés de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), des médecins, des journalistes, des fonctionnaires et des policiers dans le cadre d'assassinats ciblés, a orchestré l'implosion de la société civile.
Je soupçonne Israël de faciliter l'ouverture d'une brèche dans la barrière le long de la frontière égyptienne. Les Palestiniens désespérés se précipiteront alors dans le Sinaï égyptien. Peut-être cela se terminera-t-il autrement. Mais cela prendra fin bientôt. Les Palestiniens ne peuvent plus en endurer davantage.
Nous, qui participons pleinement à ce génocide, aurons atteint notre objectif insensé et dérangé de vider Gaza et d'étendre le Grand Israël. Nous baisserons le rideau sur le génocide retransmis en direct. Nous aurons fait fi des programmes universitaires omniprésents d'études sur l'Holocauste, conçus, semble-t-il, non pour nous donner les moyens de prévenir, faire obstacle et mettre fin aux génocides, mais pour déifier Israël en tant qu'éternelle victime autorisée à perpétrer des massacres de masse. Le mantra du "plus jamais ça" n'est qu'une farce. La prise de conscience de notre culpabilité lorsque nous avons la capacité de mettre fin à un génocide et que nous ne le faisons pas ne s'applique pas à nous. Le génocide est une politique publiquement approuvée et soutenue par nos deux partis au pouvoir.
Il n'y a plus rien à dire. C'est peut-être le but recherché. Nous rendre muets. Comment ne pas se sentir pas paralysé ? Et peut-être est-ce aussi l'objectif. Nous paralyser. Comment ne pas être traumatisé ? Et peut-être cela était-il aussi prévu. Rien de ce que nous faisons, ne semble pouvoir mettre fin au massacre. Nous nous sentons démunis, impuissants. Le génocide comme spectacle.
J'ai cessé de regarder les images. Les petits corps enveloppés et alignés. Les hommes et les femmes décapités. Les familles brûlées vives dans leurs tentes. Les enfants qui ont perdu des membres ou sont paralysés. Le masques mortuaires crayeux des corps extraits des décombres. Les cris de douleur. Les visages émaciés. Je ne peux plus le supporter.
Ce génocide nous hantera. Il retentira dans l'histoire avec la puissance d'un tsunami. Il nous divisera à jamais. Pas de retour en arrière possible.
Et comment nous souviendrons-nous ? En ne nous souvenant pas, en l'oubliant.
Une fois cela fini, tous ceux qui ont soutenue cette "guerre", tous ceux qui l'ont ignorée, tous ceux qui n'ont rien fait, réécriront l'histoire, y compris leur histoire personnelle. Il est difficile dans l'Allemagne d'après-guerre de trouver quelqu'un prêt à admettre avoir été un nazi, ou un membre du Klu Klux Klan une fois la ségrégation abolie dans le sud des États-Unis. Une nation d'innocents. De victimes même. Il en sera de même. Nous aimons à penser que nous aurions sauvé Anne Frank. La vérité est tout autre. La vérité, c'est que, paralysés par la peur, nous ne sauverions pour la plupart rien d'autre que nous-mêmes, quitte à sacrifier les autres. Mais c'est une vérité pénible à affronter. C'est la véritable leçon de l'Holocauste. Mieux vaut l'effacer.
Dans son livre One Day, Everyone Will Have Always Been Against This (Un jour, tout le monde dira avoir toujours été contre cela), Omar El Akkad écrit :
Si un drone pulvérisait une âme sans nom à l'autre bout de la planète, qui d'entre nous voudrait s'en émouvoir ? Et s'il s'avèrait que c'était un terroriste ? Et si l'accusation par défaut s'avérait vraie, et que nous soyons, par voie de conséquence, qualifiés de sympathisants du terrorisme, ostracisés, conspués ? Il est généralement admis que les individus sont motivés avec le plus de zèle par le pire scénario plausible qui puisse leur arriver. Pour certains, le pire scénario plausible pourrait être la fin de leur descendance dans une frappe de missile. Leur vie entière réduite en poussière, tout cela justifié de manière préventive au nom de la lutte contre des terroristes considérés comme tels par défaut puisqu'ils ont été tués. Pour d'autres, le pire scénario plausible est d'être insulté.
Vous pouvez consulter mon entretien avec El Akkad ici.
On ne peut décimer un peuple, procéder à des bombardements les plus massifs pendant 20 mois pour anéantir ses maisons, ses villages et ses villes, massacrer des dizaines de milliers d'innocents, mettre en place un blocus pour assurer une famine massive, chasser tout un peuple d'une terre où il a vécu des siècles durant et ne pas s'attendre à un retour de bâton. Le génocide prendra fin. La riposte au règne de la terreur d'État commencera. Si vous pensez que ce ne sera pas le cas, vous ignorez tout de la nature humaine et de l'histoire. Le meurtre de deux diplomates israéliens à Washington et l'attaque contre des partisans d'Israël lors d'une manifestation à Boulder, dans le Colorado, ne sont qu'un début.
Chaim Engel, qui a pris part au soulèvement du camp de la mort nazi de Sobibor, en Pologne, a décrit comment, armé d'un couteau, il a attaqué un garde du camp.
"Ce n'est pas une décision que l'on prend", expliquera Engel des années plus tard. "On réagit simplement instinctivement, et je me suis dit : 'Allez et fais-le'. Et je me suis exécuté. Je suis entré dans le bureau avec cet homme et nous avons tué cet Allemand. À chaque coup, je disais : 'Ça, c'est pour mon père, pour ma mère, pour tous ces gens, pour tous les Juifs que vous avez tués'".
Quelqu'un s'attend-il à ce que les Palestiniens agissent différemment ? Comment pourraient-ils réagir alorsq ue l'Europe et les États-Unis, qui se présentent comme les fers de lance de la civilisation, n'ont cesse de soutenir un génocide qui a massacré leurs parents, leurs enfants, leurs communautés, occupé leurs terres et réduit leurs villes et leurs maisons en ruines ? Comment pourraient-ils ne pas haïr les responsables de ce génocide ?
Quel message ce génocide a-t-il envoyé non seulement aux Palestiniens, mais aussi à tous les peuples du Sud ?
Le message est sans équivoque. Vous ne comptez pas. Le droit humanitaire ne s'applique pas à vous. Nous nous moquons de vos souffrances, du meurtre de vos enfants. Vous êtes de la vermine. Vous ne valez rien. Vous méritez d'être tués, affamés et dépossédés. Vous devriez être effacés de la surface de la terre.
"Pour préserver les valeurs du monde civilisé, il est nécessaire d'incendier une bibliothèque", écrit El Akkad :
Faire sauter une mosquée. Brûler des oliviers. Porter la lingerie des femmes qui ont fui et prendre des photos. Raser les universités. Piller les bijoux, les œuvres d'art, la nourriture. Les banques. Arrêter les enfants qui cueillent des légumes. Tirer sur des enfants qui jettent quelques pierres. Exhiber les prisonniers en sous-vêtements. Casser les dents d'un homme et lui enfoncer une brosse de WC dans la bouche. Lâcher des chiens d'attaque sur un homme trisomique et le laisser agoniser et mourir. Sinon, le monde non civilisé pourrait gagner.
Je connais des gens depuis des années à qui je n'adresserai plus jamais la parole, ils savent parfaitement ce qui se passe. Qui ne le sait pas ? Ils ne prendront pas le risque de s'aliéner leurs collègues, d'être taxés d'antisémites, de compromettre leur statut, d'être réprimandés ou de perdre leur emploi. Ils ne risquent pas la mort, contrairement aux Palestiniens. Ils risquent de ternir les symboles pathétiques d'un statut et d'une richesse qu'ils ont passé leur vie à bâtir. Des idoles. Ils se prosternent devant et les vénèrent. Ils leur sont asservis.
Aux pieds de ces fadaises gissent des dizaines de milliers de Palestiniens assassinés.
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