♟ Pourquoi nos mouvements populaires de masse échouent
Les révolutions fructueuses du passé, ainsi que leurs théoriciens, devraient être notre guide, et non les images éphémères nous parvenant, véhiculées par les médias de masse.
La vague de protestations populaires mondiales qui a éclaté en 2010 et duré une décennie s'est éteinte. Cela implique de nouvelles tactiques et de nouvelles stratégies, comme l'explique Vincent Bevins dans son livre If We Burn.
✒️ Par Chris Hedges, le 1er octobre 2023, Substack
📌 Il y a eu une décennie de soulèvements populaires de 2010 jusqu'à la pandémie mondiale de 2020. Ces soulèvements ont ébranlé les fondements de l'ordre mondial. Ils ont dénoncé la domination des entreprises, les mesures d'austérité et ont réclamé la justice économique et les droits civiques. Aux États-Unis, des manifestations nationales se sont tenues autour des campements Occupy, durant 59 jours. Des soulèvements populaires ont eu lieu en Grèce, en Espagne, en Tunisie, en Égypte, au Bahreïn, au Yémen, en Syrie, en Libye, en Turquie, au Brésil, en Ukraine, à Hong Kong, au Chili [ndr : Et la France des Gilets Jaunes, Chris ?] et lors de la révolution des chandelles et de la lumière en Corée du Sud. Des hommes politiques discrédités ont été chassés du pouvoir en Grèce, en Espagne, en Ukraine, en Corée du Sud, en Égypte, au Chili et en Tunisie. La réforme, ou du moins sa promesse, a dominé le discours public. Cela semblait annoncer une nouvelle ère.
Puis ce fut le retour de bâton. Les aspirations des mouvements populaires ont été broyées. Le contrôle de l'État et les inégalités sociales se sont accrus. Aucun changement significatif n'est intervenu. Dans la plupart des cas, les choses ont empiré. L'extrême droite a triomphé.
Que s'est-il passé ? Comment une décennie de manifestations de masse qui semblaient annoncer l'ouverture démocratique, la fin de la répression étatique, l'affaiblissement de la domination des entreprises et des institutions financières mondiales et une ère de liberté a-t-elle pu se solder par un échec ignominieux ? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Comment les banquiers et les politiciens détestés ont-ils conservé ou repris le contrôle ? Quels sont les outils efficaces pour nous débarrasser de la domination des entreprises ?
Dans son nouveau livre intitulé If We Burn : The Mass Protest Decade and the Missing Revolution (Si nous nous embrasons : la décennie des protestations de masse et la révolution manquante), Vincent Bevins explique comment nous avons échoué sur plusieurs fronts.
Les "techno-optimistes" qui prêchaient que les nouveaux médias numériques étaient une force révolutionnaire et démocratisante n'avaient pas prévu que les gouvernements autoritaires, les entreprises et les services de sécurité intérieure pourraient exploiter ces plateformes numériques et les transformer en moteurs de surveillance généralisée, de censure et en vecteurs de propagande et de désinformation. Les plateformes de médias sociaux qui ont rendu possibles les manifestations populaires se sont retournées contre nous.
Nombre de mouvements de masse, faute d'avoir mis en place des structures organisationnelles hiérarchiques, disciplinées et cohérentes, n'ont pas été en mesure de se défendre. Dans les rares cas où des mouvements organisés ont atteint le pouvoir, comme en Grèce et au Honduras, les financiers et les entreprises internationales ont conspiré pour leur reprendre impitoyablement. Dans la plupart des cas, la classe dirigeante a promptement comblé les vides de pouvoir engendrés par ces protestations. Elle a proposé de nouvelles appellations pour reconditionner l'ancien système. C'est la raison pour laquelle la campagne 2008 d'Obama a été sacrée "Marketer of the Year" par Advertising Age. Elle a remporté le vote de centaines de spécialistes du marketing, de directeurs d'agences et de fournisseurs de services de marketing réunis lors de la conférence annuelle de l'Association of National Advertisers. Elle a devancé Apple et Zappos.com. Les professionnels le savaient. La marque Obama était un rêve pour les spécialistes du marketing.
Trop souvent, les manifestations ont ressemblé à des foules éclair, les manifestants se déversant dans les espaces publics et créant un spectacle médiatique, plutôt que de s'engager dans une perturbation soutenue, organisée et prolongée du pouvoir. Guy Debord saisit la futilité de ces spectacles/manifestations dans son livre "La société du spectacle", soulignant que l'ère du spectacle signifie que ceux qui sont envoûtés par ses images sont "modelés à ses lois". Les anarchistes et les antifascistes, comme ceux des black blocs, ont souvent brisé des vitrines, jeté des pavés sur la police et renversé ou incendié des voitures. Les actes aléatoires de violence, de pillage et de vandalisme étaient justifiés dans le jargon du mouvement, comme des composantes de l'insurrection "férale" [ndr : espèce domestique animale qui est retournée à l’état sauvage] ou "spontanée". Cette "pornographie de l'émeute" a ravi les médias, beaucoup de ceux qui y ont participé et, ce qui n'est pas une coïncidence, la classe dirigeante qui l'a utilisée pour justifier une répression accrue et diaboliser les mouvements de protestation. L'absence de théorie politique a conduit les militants à utiliser la culture populaire, comme le film V pour Vendetta, en guise de référence. Les outils bien plus efficaces et paralysants que sont les campagnes d'éducation populaire, les grèves et les boycotts ont souvent été ignorés ou mis de côté.
Comme l'avait compris Karl Marx, "ceux qui ne peuvent pas se représenter eux-mêmes seront représentés".
If We Burn : The Mass Protest Decade and the Missing Revolution est une dissection brillante et magistralement rapportée de la montée des mouvements populaires mondiaux, de leurs erreurs autodestructrices, des stratégies déployées par les entreprises et les élites dirigeantes pour conserver le pouvoir et écraser les aspirations d'une population frustrée, ainsi qu'une exploration des tactiques que les mouvements populaires doivent appliquer pour riposter avec succès.
"Au cours de la décennie des manifestations de masse, les explosions de rue ont généré des situations révolutionnaires, souvent de manière accidentelle. Mais une manifestation dispose de très peu d'outils pour tirer parti d'une situation révolutionnaire, et ce type particulier de manifestation est particulièrement néfaste à cet égard", écrit Bevins.
Les militants chevronnés que Bevins a interviewés se font l'écho de ce point de vue.
"Organisez-vous. Créez un mouvement organisé. Et n'ayez pas peur de la représentation. Nous pensions que la représentation était élitiste, mais en fait, elle est l'essence même de la démocratie", dit Hossam Bahgat, militant égyptien des droits de l'homme, à Bevin dans le livre.
Le gauchiste ukrainien Artem Tidva est du même avis.
"Avant, j'étais plus anarchiste. À l'époque, tout le monde voulait former une assemblée ; chaque fois qu'il y avait une protestation, une assemblée se formait. Mais je pense qu'une révolution sans parti ouvrier organisé ne fera que donner plus de pouvoir aux élites économiques, qui elles le sont déjà très bien", explique-t-il dans le livre.
L'historien Crane Brinton, dans son ouvrage The Anatomy of Revolution, écrit que les révolutions présentent des conditions préalables perceptibles. Il cite le mécontentement qui touche la quasi totalité des classes sociales, un sentiment généralisé de prise au piège et de désespoir, des attentes inassouvies, une solidarité unifiée dans l'opposition à une petite élite au pouvoir, le refus des universitaires et des penseurs de continuer à défendre les actions de la classe dirigeante, l'incapacité du gouvernement à répondre aux besoins fondamentaux des citoyens, une perte constante de volonté au sein de l'élite au pouvoir elle-même et des défections dans le cercle restreint, un isolement paralysant laissant l'élite au pouvoir sans aucun allié ou soutien extérieur et, enfin, une crise financière. Les révolutions démarrent toujours, écrit-il, en formulant des exigences impossibles à satisfaire qui, si le gouvernement y répondait, signifieraient la fin des anciennes configurations de pouvoir. Mais surtout, les régimes despotiques commencent toujours par s'effondrer en leur sein. Une fois que des sections de l'appareil dirigeant - police, services de sécurité, système judiciaire, presse, bureaucrates - n'attaquent plus, n'arrêtent plus, n'emprisonnent plus ou ne tirent plus sur les manifestants, une fois qu'ils n'obéissent plus aux ordres, l'ancien régime, discrédité, est paralysé et en voie d'extinction.
Mais ces formes de contrôle interne ont rarement vacillé au cours de cette décennie de protestations. Elles peuvent, comme en Égypte, se retourner contre les figures de proue de l'ancien régime, mais elles s'emploient également à saper les mouvements populaires et les leaders populistes. Ils ont saboté les efforts visant à arracher le pouvoir aux entreprises mondiales et aux oligarques. Ils ont empêché les populistes d'accéder au pouvoir ou les ont démis de leurs fonctions. La campagne vicieuse menée contre Jeremy Corbyn et ses partisans lorsqu'il dirigeait le Parti travailliste lors des élections générales de 2017 et 2019 au Royaume-Uni, notamment, a été orchestrée par des membres de son propre parti, par des entreprises, par l'opposition conservatrice, par des commentateurs vedettes, par une presse grand public qui a amplifié les calomnies et les assassinats sur la personne, par des membres de l'armée britannique et par les services de sécurité de la nation. Sir Richard Dearlove, l'ancien chef du MI6, le service de renseignement secret britannique, a publiquement averti que le leader travailliste représentait un "danger actuel pour notre pays".
Les organisations politiques disciplinées ne sont pas suffisantes en elles-mêmes, comme l'a prouvé le gouvernement de gauche Syriza en Grèce. Si les dirigeants d'un parti anti-establishment ne sont pas prêts à s'affranchir des structures de pouvoir existantes, ils seront cooptés ou broyés lorsque leurs revendications seront rejetées par les centres de pouvoir en place.
En 2015, "les dirigeants de Syriza étaient convaincus que s'ils rejetaient un nouveau plan de sauvetage, les prêteurs européens plieraient face à une agitation financière et politique généralisée", a observé en 2016 Costas Lapavitsas, ancien député de Syriza et professeur d'économie à la School of Oriental and African Studies de l'université de Londres.
"Des critiques bien intentionnés ont souligné à plusieurs reprises que l'euro disposait d'un ensemble rigide d'institutions avec leur propre logique interne qui rejetterait simplement les demandes d'abandon de l'austérité et d'annulation de la dette. En outre, la Banque centrale européenne était prête à restreindre l'apport de liquidités aux banques grecques, étranglant ainsi l'économie - et le gouvernement Syriza avec elle", a expliqué Lapivistas.
C'est précisément ce qui s'est passé.
"Les conditions dans le pays sont devenues de plus en plus désespérées alors que le gouvernement absorbait les réserves de liquidités, que les banques étaient à sec et que l'économie tournait à peine. Syriza est le premier exemple d'un gouvernement de gauche qui n'a pas seulement échoué à tenir ses promesses, mais qui a également adopté le programme de l'opposition, en bloc", a-t-il écrit.
N'ayant pu obtenir aucun compromis de la part de la Troïka - Banque centrale européenne, Commission européenne et FMI - Syriza "a adopté une politique dure d'excédents budgétaires, a augmenté les impôts et vendu les banques grecques à des fonds spéculatifs, a privatisé les aéroports et les ports, et s'apprête à réduire les retraites. Le nouveau plan de sauvetage a condamné une Grèce embourbée dans la récession à un déclin à long terme, les perspectives de croissance étant faibles, la jeunesse éduquée quittant le pays et la dette nationale pesant lourdement", explique-t-il.
"Syriza a échoué non pas parce que l'austérité est invincible, ni parce qu'un changement radical est impossible, mais parce que, de manière désastreuse, il n'a pas voulu et ne s'est pas préparé à lancer un défi direct à l'euro. Le changement radical et l'abandon de l'austérité en Europe nécessitent une confrontation directe avec l'union monétaire elle-même", a souligné Lapavitsas.
Le sociologue irano-américain Asef Bayat, qui, selon Bevins, a vécu à la fois la révolution iranienne de 1979 à Téhéran et le soulèvement de 2011 en Égypte, fait la distinction entre les conditions subjectives et objectives des soulèvements du printemps arabe qui ont éclaté en 2010. Les manifestants se sont peut-être opposés aux politiques néolibérales, mais ils ont également été façonnés par la "subjectivité" néolibérale.
"Les révolutions arabes étaient dépourvues du type de radicalisme - dans les perspectives politiques et économiques - qui a marqué la plupart des autres révolutions du 20ème siècle. Contrairement aux révolutions des années 1970 qui ont épousé un puissant élan socialiste, anti-impérialiste, anticapitaliste et de justice sociale, les révolutionnaires arabes étaient davantage préoccupés par les questions générales des droits de l'homme, de la responsabilité politique et de la réforme juridique. Les voix dominantes, qu'elles soient laïques ou islamistes, considéraient le marché libre, les relations de propriété et la rationalité néolibérale comme allant de soi - une vision du monde non critique qui ne répondait que du bout des lèvres aux véritables préoccupations des masses en matière de justice sociale et de distribution", écrit Bayat dans son livre Revolution without Revolutionaries : Making Sense of the Arab Spring.
Comme le stipule Bevins, "une génération d'individus élevés dans l'optique de tout considérer comme une entreprise commerciale a été déradicalisée, en est venue à considérer cet ordre mondial comme "naturel" et est devenue incapable d'imaginer ce qu'il faut faire pour mener à bien une véritable révolution".
Steve Jobs, le PDG d'Apple, est mort en octobre 2011 pendant le campement Occupy à Zuccotti Park. À mon grand désarroi, plusieurs personnes présentes dans le campement voulaient organiser un mémorial en sa mémoire.
Les soulèvements populaires, écrit Bevins, "ont très bien réussi à faire exploser les structures sociales et à créer des vides politiques". Mais ces vides politiques ont été promptement comblés en Égypte par l'armée. Au Bahreïn, par l'Arabie saoudite et le Conseil de coopération du Golfe, et à Kiev, par un "ensemble varié d'oligarques et de nationalistes militants bien organisés". En Turquie, c'est finalement Recep Tayyip Erdoğan qui a pris la relève. À Hong Kong, c'est Pékin.
"La protestation de masse structurée horizontalement, coordonnée numériquement et sans leader est fondamentalement illisible. Vous ne pouvez pas l'observer ou la questionner et en tirer une interprétation cohérente basée sur des preuves. Vous pouvez rassembler des faits, absolument - des millions de faits. Mais vous ne pourrez les utiliser pour construire une lecture qui fasse autorité. Cela veut dire que la signification de ces événements leur sera imposée de l'extérieur. Pour comprendre ce qui pourrait se produire après une explosion de protestation donnée, il ne faut pas seulement prêter attention à ceux qui attendent en coulisses de combler un vide de pouvoir. Il faut aussi savoir qui a le pouvoir de définir le soulèvement lui-même", fait remarquer Bevins.
En résumé, nous devons opposer un pouvoir organisé à un autre pouvoir organisé. C'est une vérité que les tacticiens révolutionnaires comme Vladimir Lénine, qui considéraient la violence anarchiste comme contre-productive, ont comprise. L'absence de structures hiérarchiques dans les récents mouvements de masse, dans le but d'éviter un culte du leadership et de s'assurer que toutes les voix sont entendues, bien que noble dans ses aspirations, fait de ces mouvements des proies faciles. Au moment où le parc Zuccotti comptait des centaines de personnes participant aux assemblées générales, par exemple, la diffusion des voix et des opinions était synonyme de paralysie.
"Sans théorie révolutionnaire, il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire", écrit Lénine.
Les révolutions nécessitent des organisateurs compétents, de l'autodiscipline, une vision idéologique alternative, un art et une éducation révolutionnaires. Elles nécessitent des perturbations durables du pouvoir et, surtout, des dirigeants qui représentent le mouvement. Les révolutions sont des projets de longue haleine, ardus, qui prennent des années à se mettre en place et qui sapent lentement et souvent imperceptiblement les fondements du pouvoir. Les révolutions fructueuses du passé, ainsi que leurs théoriciens, devraient être notre guide, et non les images éphémères nous parvenant, véhiculées par les médias de masse.
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