❖ Patrick Lawrence étrille les centristes : L'exemple de Macron l'irresponsable
Ce qui se passe en France en ce moment même est une variante de ce dont nous sommes témoins à travers le monde néolibéral. Le processus démocratique doit être sacrifié sur l'autel du pouvoir.
"Ceux qui rendent la révolution pacifique impossible, rendent la révolution violente inévitable"
- Kennedy, discours de mars 1962
Les centristes ne peuvent pas tenir
Par Patrick Lawrence, le 12 2024, ScheerPost
"Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde..."
LONDRES - Beaucoup d'entre nous connaissent ces lignes tirées de l'anthologie de William Butler Yeats, souvent citée, The Second Coming (ndr : La seconde venue, poème traduit ici en français). Comment ne pas y penser alors que le gouvernement français d'Emmanuel Macron, le centriste par excellence, tombe dans un amas d'orgueil démesuré ?
Tout le monde à Paris accuse tout le monde depuis que l'opposition énergique du gouvernement Macron à l'Assemblée nationale a forcé le premier ministre Michel Barnier à quitter ses fonctions par un vote de défiance la semaine dernière. La vérité est que Barnier est une victime de son propre camp politique - un "centre" arrogant qui n'est, en fait, le centre de rien. Il ne compte que des idéologues néolibéraux, se volant aussi haut que des faucons au-dessus des électeurs, refusant de les entendre et faisant la guerre pour s'accrocher au pouvoir même lorsqu'ils en sont chassés par les urnes.
Ce qui se passe actuellement en France se déroule d'une manière ou d'une autre dans les puissances occidentales qui érigent les murs de la forteresse néolibérale. On observe des variantes en Allemagne, au Royaume-Uni et, si l'on comprend bien, aux États-Unis. Le centre ne tient pas, mais le centre tente tout pour tenir. Le néolibéralisme, après des décennies au cours desquelles il a prévalu sans être véritablement contesté, se voit aujourd'hui gravement menacé de toutes parts. Et ses avocats mènent une bataille féroce pour préserver sa primauté idéologique.
En effet, les Emmanuel Macron et Michel Barnier de la sphère atlantique détruisent ce qui reste de la démocratie au nom de sa défense. Il est essentiel de le comprendre de la manière la plus claire possible, compte tenu des enjeux. Cela ne peut conduire qu'à une forme d'autoritarisme si les Macron, les Barnier et leurs équivalents ne sont pas repoussés ou maîtrisés. N'est-ce pas déjà évident ? Elle peut conduire, pour envisager la question sous un autre angle, à ce qui pourrait facilement se transformer en anarchie politique, et ce ne sera pas aussi "simple" que Yeats l'a imaginé voici un siècle et quelques années.
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Macron, ancien banquier d'affaires, "le président des riches" comme l'appellent les Français, est un spécimen de laboratoire pour son acharnement impérieux sur les orthodoxies néolibérales. Il a décidé de prendre le risque d'organiser des élections anticipées l'été dernier, après que son Parti Renaissance a été battu dans les urnes au Parlement européen. Le Rassemblement national de Marine Le Pen a remporté 30 sièges, avec 31 % des voix. La France Insoumise, challenger de gauche de Macron, a remporté neuf sièges de plus. Renaissance a obtenu 13 sièges, soit 14,6 % des voix. Macron, toujours déconnecté de la réalité, a calculé que des élections législatives éclair rétabliraient l'équilibre des pouvoirs en sa faveur.
Lors des élections à l'Assemblée nationale de juin et juillet derniers, Macron a encore été débordé. Le Nouveau Fronte Populaire, une alliance de gauche formée quelques semaines avant les élections, a remporté 188 sièges, le Rassemblement national de Le Pen 142 et l'alliance centriste de Macron 161. En somme, aucun parti n'a obtenu les 289 sièges nécessaires pour obtenir une majorité législative absolue au sein de l'Assemblée, qui compte 577 sièges. Le Front de gauche a été le vainqueur surprise, et le Rassemblement national a obtenu le plus grand nombre de voix tous partis confondus. Les deux partis ont alors exigé, à juste titre, que le président nomme un nouveau premier ministre issu de leurs rangs.
C'est ainsi qu'a commencé la campagne anti-démocratique de Macron pour la défense de la démocratie française - ou, pour mieux le dire, qu'il a poursuivie. Deux mois durant, il a refusé de nommer qui que ce soit à Matignon, résidence et bureau du Premier ministre. Et son choix de Barnier, un conservateur attaché à l'austérité néolibérale et à la technocratie de l'Union européenne, a été un rejet sans appel des résultats des élections tenues l'été dernier.
Il est intéressant d'examiner ce que Macron a chargé Barnier d'accomplir. À l'Assemblée, il a dû faire face à l'hostilité du régime centriste de Macron, que ce soit de la part de la gauche (le Nouveau Front Populaire) ou de la droite populiste (le Rassemblement de Le Pen). Le travail de Barnier consistait à naviguer sur ce terrain politique accidenté tout en soutenant l'économie néolibérale de Macron. J'aurais qualifié cette mission d'impossible, d'insensée, étant donné que les deux blocs d'opposition comptaient 330 sièges à eux deux. Mais il est difficile d'exagérer l'arrogance d'un président qui agit avec une indifférence aussi profonde à l'égard de son électorat.
L'inévitable moment de vérité est arrivé lorsque Barnier a dû présenter un budget. Il l'a fait le 10 octobre. Après bien des tractations avec ses adversaires de gauche et de droite, au cours desquelles lui, Barnier, a consenti quelques compromis mineurs qui ont laissé intact un budget manifestement hostile à la majorité de l'Assemblée. Ce budget prévoyait - au passé, puisque la proposition est caduque - 60 milliards d'euros de hausses d'impôts (70 % du total) et de réductions de dépenses (30 %), dont l'essentiel pèserait sur les travailleurs et la classe moyenne française.
Les efforts de Barnier pour maquiller ces chiffres brutaux méritent d'être soulignés, ne serait-ce que pour illustrer le type de magouilles politiques que nous connaissons tous bien. Avant de présenter le budget, il a dressé le tableau le plus sombre possible des finances de la France - un recours fastidieux au "There is no alternative", la ruse rendue célèbre par Margaret Thatcher. Et il a embelli les chiffres en y incluant 12 milliards d'euros d'impôts sur les sociétés et les particuliers fortunés - mais à condition que ces prélèvements, justes à première vue, soient temporaires et soient réduits au cours de l'exercice 2026-27, date à laquelle, bingo, les Français et Françaises ordinaires supporteraient la totalité du fardeau des ajustements fiscaux en faveur des sociétés et des nantis en question.
Ce qui est intéressant dans le bras de fer entre Macron et Barnier et la majorité des électeurs français, c'est que tous savait bien à l'avance que leur budget ne serait pas adopté. Et tous savaient à l'avance que Barnier le ferait passer à l'Assemblée sans vote, une particularité juridique du système français qui suscite généralement l'indignation lorsqu'elle est invoquée. Et tout le monde savait que Barnier serait alors confronté à une motion de censure, qu'il la perdrait et qu'il serait contraint de démissionner.
Aujourd'hui, chaque camp condamne l'autre pour cette débâcle nationale. Le Pen a qualifié le budget de Barnier de "violent, injuste et inefficace", ce qui résiste bien à un examen approfondi. Dans un discours largement rejeté la semaine dernière, Macron a accusé ses opposants d'avoir "choisi le désordre", affirmation qui ne tient la route que si l'on est un centriste orthodoxe qui assimile l'ordre à la primauté néolibérale. "Je n'assumerai jamais l'irresponsabilité des autres", a déclaré l'irresponsable Macron.
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Le cas français est facile à lire par le comportement ouvertement belliqueux de ses protagonistes. Macron est un personnage distant qui s'adresse au public français avec une certaine dignité, mais dont le mépris pour ses interlocuteurs ne manque jamais de transparaître à travers les diverses "réformes" qu'il impose ou tente d'imposer. Qu'il s'agisse de l'augmentation de l'âge de la retraite, de la réduction du système de santé, de l'augmentation des taxes sur les carburants ou de celle des impôts, c'est toujours la même rengaine.
La situation budgétaire de la France est fragile, mais la charge des réparations doit incomber à l'électorat, et non aux diverses élites qui se trouvent au-dessus de lui. Macron le centriste, pour le dire autrement, est au fond un homme du "ruissellement", un partisan de l'offre à la Reagan.
Et ce qui se passe en France en ce moment même - Macron dit qu'il nommera bientôt un nouveau premier ministre - est une variante de ce dont nous sommes témoins à travers le monde néolibéral, si je peux suggérer ce terme. Le processus démocratique doit être sacrifié sur l'autel du pouvoir.
En Allemagne, la coalition centriste d'Olaf Scholz a été battue lors des élections régionales de l'été dernier et son gouvernement est aujourd'hui en train de s'effondrer à petit feu. Les deux partis insurgés de la nation sont un parallèle approximatif de ceux de la France : Il y a l'AfD, Alternativ für Deutschland, à droite et, de l'autre côté, le BSW, Bündnis Sahra Wagenknecht, le parti que Wagenknecht, la dynamique de gauche de l'ex-Allemagne de l'Est, a récemment fondé et baptisé de son nom. C'est un sport politique pour les centristes que de qualifier ces deux-là de néo-nazis d'une part et de communistes d'autre part - et l'un comme l'autre de dangereux sympathisants du Kremlin. Ce n'est pas de la politique démocratique : C'est de la diffamation complaisante de la part d'idéologues peu sûrs d'eux qui ne peuvent pas survivre dans le contexte d'une politique démocratique.
Dans l'anglosphère, la situation diffère, mais reste comparable. Les centristes britanniques ont effectivement colonisé le parti travailliste lorsqu'il est devenu évident que Jeremy Corbyn, son leader de 2015 à 2020, le rétablirait en tant qu'institution digne de son nom. Corbyn a été évincé au moyen d'accusations d'antisémitisme grossières et inventées de toutes pièces. Kier Starmer, qui lui succède, est un loup néolibéral déguisé en mouton. Lorsque l'électorat britannique s'en est rendu compte, ce qui n'a pas tardé, sa cote de popularité après son accession au poste de premier ministre en juillet dernier a chuté de 49 points de pourcentage, un record dans l'histoire politique britannique, pour s'établir aujourd'hui à moins 38.
Pour rester dans les clous, la cote de popularité de Scholz est de 18 % et celle de Macron - avant le cafouillage de Barnier - de 17 %. Les deux dirigeants ont établi leurs propres records, mais aucun n'a l'intention de se retirer. Scholz a l'intention de se représenter au printemps prochain, et Macron insiste sur le fait qu'il ira jusqu'au bout des deux années restantes de son mandat, malgré les appels grandissants à sa démission.
Dans ce contexte, nous devrions penser aux États-Unis. Ce sont les centristes qui ont corrompu l'une après l'autre les institutions nationales dans le but de subvertir le premier mandat présidentiel de Donald Trump, et ce sont les centristes qui, pendant des années, ont maintenu le sénile Joe Biden au pouvoir comme étant la stratégie la plus sûre pour s'y maintenir. Ce sont les centristes, bien sûr, qui ont essayé de vendre aux Américains Kamala Harris lorsque la stratégie Biden a échoué. Nous devons maintenant surveiller de près, car de nombreux signes indiquent déjà que les élites centristes de Washington ont l'intention de faire au second mandat de Trump ce qu'elles ont si honteusement fait au premier.
Il est important de prendre en considération une chose, alors que nous assistons aux machinations corruptrices des centristes collectifs et étroitement soudés du monde atlantique. En fait, deux choses.
En 1937, Mao, alors qu'il vivait dans les grottes de Yan'an à la fin de la Longue Marche, a écrit un essai distinguant les contradictions primaires des secondaires. Les premières sont les antagonismes les plus pressants et obligent ceux susceptibles de présenter des divergences à s'unir. Les différences, les contradictions secondaires, peuvent être traitées après que la contradiction primaire a été résolue. Il n'y a là rien de très compliqué. Roosevelt et Churchill se sont alliés à Staline pour vaincre le Reich. L'affrontement avec Staline est venu plus tard.
Cette réflexion est pertinente lorsque nous examinons les actions des élites centristes enracinées dans tout l'Occident. Vous pouvez ne pas aimer l'AfD ou le Rassemblement national de Le Pen ; d'un autre côté, vous pouvez ne pas aimer le front populaire français ou le BSW de Sarah Wagenknecht. L'important est de comprendre ces questions comme étant, pour le moment, des contradictions secondaires. La contradiction première est la destruction de ce qui reste des démocraties occidentales par des régimes centristes qui luttent pour s'accrocher au pouvoir. C'est ce qui les rend si dangereux et c'est donc ce qu'il faut combattre.
Cette question a suscité toutes sortes de confusions au cours du premier mandat de Trump. Il y avait de nombreuses raisons de ne pas soutenir Donald Trump, tout comme il y en a de nombreuses de ne pas le soutenir aujourd'hui. Mais il existait une plus grande menace que Trump, comme je l'ai soutenu avec quelques autres. Il s'agissait de l'utilisation abusive des institutions gouvernementales - le ministère de la justice, le FBI, etc. - et de la spoliation du discours public dans le but de subvertir un président dûment élu. À l'époque, on se faisait traiter de tous les noms pour avoir adopté cette position. Il y a encore moins de place pour répéter cette erreur aujourd'hui.
La seconde question à prendre en considération découle directement de la première. Ces derniers mois, j'ai beaucoup voyagé en Europe. Et je constate ici et là, notamment mais pas seulement en Allemagne, une nouvelle volonté de mettre de côté les vieilles distinctions entre la gauche et la droite (pour autant qu'elles soient encore utiles) en faveur d'un rapprochement pour affronter les régimes centristes sur des questions d'opposition commune. L'immigration, la guerre en Ukraine et les relations avec la Russie sont trois de ces points. On ne sait pas jusqu'où ira cette réflexion, mais elle est à surveiller et à encourager, et ce des deux côtés de l'Atlantique.
Les libéraux américains se sont égarés au fil des ans, et les Européens de la même tendance politique les ont suivis. Il s'agit d'un sujet complexe et, pour l'instant, je m'en tiendrai à une réflexion élémentaire.
L'ancien libéralisme des possibles - celui que l'on connaissait dans les années 1960, celui que l'on retrouve dans les discours les plus connus de Kennedy, disons - a cédé la place à un libéralisme de la résignation. Le libéralisme émancipateur qui entretenait des visions d'un avenir différent et meilleur s'est métamorphosé en un libéralisme sans vision ni promesse autre que celle d'un présent éternellement prolongé. Rien de nouveau ne pouvait être imaginé. Rien d'autre n'était possible dans le monde tel que nous l'avions créé.
J'ai été frappé par le titre d'un article paru dans UnHerd récemment : "Keir Starmer n'a aucun rêve". C'est tout à fait exact. Aucun des dirigeants centristes qui s'accrochent désespérément au pouvoir n'a de rêve, ni de vision. Tous proposent des slogans creux et des ajustements marginaux - "une économie de l'opportunité", une baisse des prix des produits d'épicerie, etc. - mais rien en termes de changement authentique du type de celui que les électeurs leur réclament dans les urnes. L'essai de UnHerd était un examen critique du "Programme pour le changement" de Starmer. Le thème était "N'attendez rien qui fasse la différence".
Nous appelons aujourd'hui ce type de dirigeants des néolibéraux. Leur libéralisme est un libéralisme sans possibilité ni espoir, un libéralisme dont l'ennemi est toute suggestion de possibilité. Ils s'allient aux conservateurs chaque fois que de véritables libéraux s'affirment efficacement. Leur graal est la "stabilité" - Macron use fréquemment de ce terme ces jours-ci. La stabilité peut être une bonne chose, mais elle n'est pas universellement et toujours souhaitable. La stabilité est une très mauvaise chose lorsque le changement - radical ou réformiste peut être débattu - est nécessaire, comme c'est le cas aujourd'hui.
En mars 1962, Kennedy a prononcé l'un de ces discours auxquels je viens de faire référence. "Ceux qui rendent la révolution pacifique impossible", a-t-il dit, "rendent la révolution violente inévitable". Cette phrase est aujourd'hui célèbre. Kennedy a vécu à une époque révolutionnaire, où des dizaines de nouvelles nations ont émergé des régimes coloniaux qui régnaient depuis si longtemps.
Notre époque est différente, mais nous pouvons tirer une leçon de la remarquable rhétorique du président Kennedy. Lorsque des centristes tels que Macron parlent de stabilité, ils ne cherchent qu'à rester au pouvoir. Toutes les alternatives doivent être rendues impossibles. C'est ainsi qu'ils ont rendu inévitable la montée de partis et d'idéologies alternatifs. C'est ainsi qu'ils perdent les élections. C'est ainsi que leur cause exige, à ce stade, d'immenses dommages aux politiques dans l'intérêt desquelles ils prétendent agir.
Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient d'être publié par Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
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