♟ L'abécédaire de la désinformation de l'USAID : la censure mondiale au nom de la démocratie
"Manuel de désinformation", le rapport obtenu en vertu de la loi sur la liberté de l'information qui dérange : Outre condamner les nations ennemies, réprimer médias indépendants et espaces libres.
L'abécédaire de la désinformation de l'USAID : la censure mondiale au nom de la démocratie
Des révélations choquantes issues d'une fuite d'un rapport de l'USAID exposent la manière dont l'agence collabore avec les géants de la technologie et les médias pour étouffer la liberté d'expression, faire taire les dissidents et manipuler l'opinion publique sous couvert de lutte contre les "fake news".
* USAID : US Agency for International Development
Par Alan MacLeod, le 21 mars 2024, The Alt World
Un rapport de l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) décrit comment l'agence gouvernementale a encouragé gouvernements, plateformes technologiques, médias de l'establishment et annonceurs à collaborer pour censurer de vastes pans d'Internet. Le "manuel de désinformation" de 97 pages, obtenu par le cabinet conservateur America First Legal en vertu de la loi sur la liberté de l'information, prétend lutter contre les fake news. Or, il semble que l'organisation cherche surtout à empêcher les internautes de trouver des informations en ligne remettant en cause les récits officiels et conduisant plus généralement à une remise en question du système.
Le document appelle à réglementer les jeux vidéo et les forums de discussion en ligne, à détourner le public des médias alternatifs pour le ramener vers des sites plus favorables à l'élite, et à inciter les gouvernements à collaborer avec les annonceurs pour paralyser financièrement les organisations se refusant à suivre les lignes officielles. Le rapport présente en outre des groupes de vérification des faits soutenus par le gouvernement, tels que Bellingcat, Graphika et le Conseil de l'Atlantique, comme des leaders dans la lutte contre la désinformation, bien que ces groupes aient des liens étroits avec l'État de sécurité nationale, constituant de fait un conflit d'intérêts flagrant.
Le fait qu'une agence gouvernementale promeuve un tel programme est déjà fort inquiétant. Toutefois, nous allons également voir comment l'USAID elle-même a encouragé la diffusion de fake news pour favoriser des changements de régime à l'étranger.
Mésinformation - Et faits embarrassants
Le guide de l'USAID identifie trois types d'informations qu'elle souhaite combattre. Outre la mésinformation (fausse information diffusée par ceux qui la croient vraie) et la désinformation (fausse information diffusée dans l'intention de tromper), il précise que la "malinformation" constitue également une menace sérieuse. La malinformation désigne un discours factuellement correct, mais considéré comme trompeur ou sorti de son contexte. En vertu de cette définition large, tout rapport ou argument, quelle que soit son exactitude, pourrait être bloqué en ligne s'il est jugé inutile ou gênant pour l'USAID et ses intérêts.
Alors que le rapport passe pas mal de temps à condamner les nations ennemies - en particulier la Russie et la Chine - l'USAID semble beaucoup plus préoccupée par la répression des médias indépendants et des espaces libres et ouverts où l'on peut trouver des informations et des opinions alternatives. Comme ils l'écrivent :
"Les discussions sur la désinformation et la mésinformation tournent souvent autour de l'hypothèse que des acteurs étatiques sont à l'origine du problème. Cependant, les informations problématiques proviennent plus régulièrement de réseaux de sites alternatifs et d'individus anonymes ayant créé leurs propres espaces en ligne "alt media"".
Le rapport identifie des plateformes telles que Reddit, Discord et 4Chan comme des "sites web conspirationnistes" susceptibles d'aider les groupes à créer une "expertise populiste" afin de développer des opinions alternatives et de remettre en question les récits officiels du gouvernement américain. Ces sites, ainsi que les sites de jeux, doivent être contestés et marginalisés.
Si la lutte contre la désinformation est, en principe, un objectif noble, la dernière décennie a vu les agences gouvernementales américaines travailler main dans la main avec les entreprises de la Silicon Valley pour réduire la portée des médias alternatifs qui examinent et remettent en cause leur pouvoir, et pour soutenir les médias de l'establishment faisant l'apologie des ambitions de Washington. Tout cela se fait sous la bannière de la lutte contre les "fake news". MintPress News fait l'objet d'attaques constantes de la part de ces groupes, en particulier depuis l'élection de 2016. C'est ce que laisse entendre le rapport, qui déplore : "parce que les systèmes d'information traditionnels sont défaillants, certains leaders d'opinion jettent le doute sur les médias".
Ruiner tous les acteurs s'opposant à nous
La principale méthode utilisée par l'USAID pour supprimer les médias indépendants est ce qu'elle appelle la "sensibilisation des annonceurs", consistant en fait à menacer les annonceurs pour qu'ils coupent tout lien avec les sites web marginaux ou de niche. "Afin d'interrompre le financement et l'incitation financière à la désinformation, l'attention s'est également portée sur l'industrie de la publicité, en particulier celle en ligne", explique le rapport. "La suppression de ce soutien financier trouvé dans l'espace ad-tech" aurait pour effet, poursuit le rapport, d'empêcher la désinformation de se développer,
"Empêcher les acteurs de la désinformation de diffuser des messages en ligne. Des efforts ont été déployés pour informer les annonceurs des risques pesant sur eux, tels que la menace que représente pour la sécurité de leur marque le fait de figurer à côté d'un contenu répréhensible, en menant des recherches et des évaluations sur le contenu des médias en ligne".
L'USAID déclare en outre qu'elle espère "réorienter le financement vers des domaines d'information de meilleure qualité, améliorer les environnements réglementaires et commerciaux, et soutenir des modèles innovants et durables pour augmenter les revenus et la portée". En d'autres termes, elle veut utiliser son pouvoir pour détourner les consommateurs des médias alternatifs et les ramener vers les organes d'information traditionnels, lesquels ont vu la confiance du public s'effondrer précisément parce que les lecteurs ont été exposés à des contenus en ligne mettant en évidence la médiocrité de leur couverture de l'actualité. Le rapport part du principe que la presse traditionnelle est le porte-drapeau de la vérité et non un gigantesque empire international multimilliardaire qui publie depuis fort longtemps des informations manifestement fausses ou biaisées.
Une autre méthode recommandée consiste à "inoculer psychologiquement" la population, en "pré-démystifiant" la désinformation avant qu'elle ne se produise, en la prédisant et en prenant des mesures pour s'y opposer avant qu'elle ne se produise. Il s'agit notamment de "discréditer la griffe, la crédibilité et la réputation de ceux qui font de fausses allégations", ce qui pourrait suggérer de lancer des attaques contre quiconque est considéré par l'USAID comme un mauvais acteur.
Le rapport suggère également de suivre les utilisateurs qui consultent des informations fausses, erronées ou malveillantes et de les rediriger vers des vidéos YouTube qui démystifient ces positions ou s'y opposent.
L'élection qui a fait voler le système en éclats
Internet et les réseaux sociaux n'ont pas toujours été la force politique et sociale puissante qu'ils sont aujourd'hui. Mais lors des élections de 2008 et de 2012, ils avaient acquis une influence suffisante pour s'avérer décisive. L'équipe de Barack Obama a habilement ciblé les électeurs sur Facebook et d'autres sites, lui permettant ainsi de remporter deux mandats successifs à la Maison Blanche.
Cependant, en 2016, les retombées de la crise financière de 2008 ont laissé des dizaines de millions d'Américains furieux et désespérés. Des forces populistes de gauche et de droite ont surgi pour remettre en cause le consensus politique. Alors que les démocrates sont parvenus à neutraliser les opposants de gauche, Donald Trump a réussi à prendre le contrôle du parti républicain et à remporter une victoire électorale improbable malgré le soutien de la quasi-totalité des médias de l'establishment à son adversaire.
Le succès de Trump a alarmé l'establishment à Washington, qui a rapidement identifié les réseaux sociaux et les médias alternatifs comme la principale force motrice de la victoire de Trump. Internet, ont-ils décidé, était bien trop puissant pour être laissé libre. Il ne s'agissait plus d'un espace marginal, mais d'une force motrice majeure dans la formation de l'imagination et du débat publics.
Dans le sillage de l'élection de 2016, une énorme campagne contre le fléau des fake news a été lancée, des plateformes telles que Google, Facebook et YouTube ayant modifié leurs algorithmes afin de rétrograder les contenus "marginaux" et de promouvoir les sources dignes de foi. En conséquence, les sites d'information alternatifs de qualité ont vu leur trafic décimé du jour au lendemain, et les médias établis comme CNN et NBC News, qui avaient échoué sur la scène numérique, ont été propulsés en tête des résultats de recherche.
En témoigne le cas de PropOrNot, un groupe clandestin prétendant avoir utilisé un logiciel d'analyse sophistiqué pour identifier des centaines de sites web qui étaient des "colporteurs habituels de la propagande russe". La liste incluait WikiLeaks et des sites soutenant Trump (à l'époque) comme The Drudge Report, des sites libertaires comme Antiwar.com et le Ron Paul Institute, ainsi qu'une multitude de sites plus à gauche comme Truthout et The Black Agenda Report. MintPress News a également été intégré. Par conséquent, bien que la liste de PropOrNot comprenne de nombreux sites de fausses nouvelles, elle représente également une liste noire de dizaines de sites critiques à l'égard de l'establishment du Beltway.
Les conclusions de PropOrNot ont été saluées et renforcées dans le monde entier par les médias de l'establishment, avides de voir leurs rivaux censurés. La pression croissante a conduit Google et d'autres plateformes à modifier radicalement leurs algorithmes pour supprimer les médias alternatifs. Presque du jour au lendemain, MintPress News a perdu environ 90 % de son trafic de recherche sur Google et plus de 99 % de sa portée sur Facebook.
Toutefois, les médias alternatifs radicaux n'ont pas été les seuls à être sanctionnés. Democracy Now ! a vu son trafic de recherche sur Google chuter de 36 %, et The Intercept de 19 %. Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, a admis lors d'une interview que sa plateforme avait intentionnellement ralenti le trafic du média libéral Mother Jones en raison de sa position légèrement à gauche sur l'échiquier politique.
On sait aujourd'hui que PropOrNot n'était pas une organisation impartiale et indépendante, mais très vraisemblablement la création de Michael Weiss, chercheur principal non résident au sein du groupe de réflexion de l'OTAN, le Conseil de l'Atlantique. Ainsi, toute l'hystérie concernant l'ingérence d'un gouvernement (étranger) dans les élections a été déclenchée par une organisation quasi-gouvernementale elle-même.
Depuis 2016, les plateformes de réseaux sociaux se sont de plus en plus rapprochées de l'État américain chargé de la sécurité nationale. Les enquêtes de MintPress News ont révélé comment des centaines d'anciens agents de la CIA, du FBI et du département d'État occupent désormais des postes clés chez Facebook, Google, TikTok et Twitter, contribuant à façonner les politiques de contenu de ces entreprises. Certains fonctionnaires de l'USAID ont également fait le saut vers les réseaux sociaux. Ainsi, Mike Bradow a quitté son poste de directeur adjoint de la politique à l'USAID en 2020 pour devenir responsable de la politique de désinformation chez Meta, la société mère de Facebook, Instagram et WhatsApp.
En lien : Découvrez les anciens agents de la CIA qui décident de la politique de contenu de Facebook
Le siège des coups d'état et de la dédinformation
Les révélations sur la manière dont une agence gouvernementale souhaite promouvoir un programme de censure aussi radical sont déjà alarmantes. Pire encore, l'USAID elle-même a une longue expérience de la désinformation au service des intérêts américains.
En 2021, l'organisation a été à l'origine d'une tentative de révolution colorée (une insurrection pro-américaine) à Cuba. L'USAID s'immisce depuis longtemps dans la politique cubaine, élaborant une myriade de plans, y compris l'infiltration de la scène hip-hop du pays et la tentative de l'organiser en tant que force révolutionnaire et anti-gouvernementale.
Onze ans plus tôt, l'USAID a secrètement mis au point une application cubaine de réseaux sociaux baptisée Zunzuneo. Aucun des dizaines de milliers d'utilisateurs de l'application ne savait que le gouvernement américain l'avait secrètement conçue et commercialisée. L'idée était de créer un grand outil capable de prendre le contrôle de Cuba et d'alimenter lentement la population en propagande sur le changement de régime et de l'orienter vers des manifestations et des "foules intelligentes" visant à déclencher le renversement du gouvernement.
L'USAID a également été intimement impliquée dans le coup d'État de 2002 au Venezuela, qui a vu le renversement temporaire du président démocratiquement élu Hugo Chavez et son remplacement par un dictateur pro-américain. Depuis lors, l'USAID n'a cessé de tenter de subvertir la démocratie vénézuélienne, notamment en finançant le président autoproclamé Juan Guaidó. L'organisation a même été au centre d'un coup d'éclat désastreux en 2019, lorsque des personnalités soutenues par les États-Unis ont tenté de faire entrer dans le pays des camions remplis d'"aide" de l'USAID, pour ensuite mettre eux-mêmes le feu à la cargaison et rejeter la faute sur le gouvernement. Peu de citoyens, au Venezuela comme à l'étranger, se sont laissés séduire par leur numéro.
Des amis étranges et des ennemis inquiétants
Le rapport s'intéresse aux gamers et aux jeux vidéo en ligne, et demande qu'ils soient réglementés de la même manière que les plateformes de réseaux sociaux. Les extrémistes, notent-ils, peuvent diffuser de fausses informations sur des plateformes de jeux telles que Twitch, qui "permettent aux utilisateurs de se coordonner pour augmenter le nombre d'adeptes et diffuser du contenu sur les grands sites de réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter". "De cette manière, les plateformes qui s'adressent à des publics très spécialisés et restreints ont une influence significative", expliquent-ils.
Le rapport met également en garde contre le fait que la satire peut être une source majeure de désinformation. Bien que cela soit potentiellement vrai, la dernière décennie a vu des figures emblématiques de la satire critiquant le pouvoir et le statu quo, comme Lee Camp, être bannies de nombreuses plateformes, ce qui suggère que certains types de satire peuvent piquer la colère des censeurs bien plus que d'autres.
Ce qui est peut-être presque aussi inquiétant que ce que l'USAID désigne comme des domaines problématiques nécessitant une réglementation, ce sont les personnes qu'elle identifie comme les "bons éléments" dans la lutte contre les fausses informations. L'un d'entre eux est l'Atlantic Council, un groupe de réflexion financé par le ministère de la défense et dont le conseil d'administration ne compte pas moins de sept anciens dirigeants de la CIA. L'Atlantic Council a été fondé en tant que projet dérivé de l'OTAN et fait toujours office de siège intellectuel de l'organisation. Pourtant, l'USAID le décrit simplement comme une "organisation non partisane qui galvanise le leadership et l'engagement des États-Unis dans le monde, avec ses alliés et ses partenaires, afin de trouver des solutions aux défis mondiaux", et le loue pour son "travail international" et sa "défense démocratique contre la désinformation".
Graphika et Bellingcat, sont d'autres groupes identifiés comme menant la lutte contre la désinformation, deux autres sociétés prétendant être des vérificateurs de faits indépendants. Cependant, comme MintPress l'a déjà expliqué, ces groupes sont discrètement financés par le gouvernement américain et servent de porte-parole à Washington, diffusant des rapports attaquant les ennemis officiels et présentant les nations occidentales comme étant à la pointe de la lutte contre la désinformation.
En outre, le rapport mentionne le tableau de bord Hamilton 2.0 du German Marshall Fund comme un outil utile, malgré le fait que sa version précédente ait été très publiquement exposée comme étant inutile pour identifier les bots russes et les fausses informations. Comme l'ont révélé les Twitter Files, l'ancien responsable de la confiance et de la sécurité de Twitter X, Yoel Roth, s'est plaint que le tableau de bord Hamilton n'avait détecté pratiquement aucun bots russe et que pratiquement toute personne conservatrice américaine, canadienne ou britannique était susceptible d'être étiquetée comme telle. Roth a qualifié le tableau de bord Hamilton de "conneries".
En lien : Graphika : Le barbouze de l'État profond pour contrôler l'ère de l'information
Si le tableau de bord de Hamilton n'a pas permis d'identifier les véritables sources de fake news, il a certainement fourni une forme de justification intellectuelle pour supprimer des réseaux sociaux un grand nombre de personnes qui remettaient en cause le statu quo de l'establishment. Il s'agit là d'un microcosme de l'industrie de la vérification des faits et de la lutte contre les fausses nouvelles dans son ensemble. La confiance dans les médias et les institutions publiques, de manière plus générale, s'effrite depuis des décennies. Mais la réponse de Washington n'a pas été d'essayer de regagner le soutien du public. Au contraire, il s'est efforcé d'éradiquer toute idée ou moyen de communication alternatif afin de maintenir sa mainmise sur le pouvoir. La publication de ce rapport et les révélations sur la manière dont l'USAID comprend la désinformation et souhaite y faire face ne contribueront probablement pas à rétablir la confiance du public dans le gouvernement. En fait, on voit clairement pourquoi ils ne voulaient pas que ce rapport soit publié en premier lieu.
Alan MacLeod est rédacteur à Mint Press News et collabore entre autres à Fairness and Accuracy in Reporting, The Canary, The Guardian. Son dernier livre s'intitule "Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent" (La propagande à l'ère de l'information : la fabrication du consentement). Membre du Glasgow University Media Group, il y a obtenu son doctorat en 2017.
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