👁🗨 Guy Debord : La société du spectacle
L'invasion des médias de masse dans nos vies est l'expression du type de société dans laquelle nous vivons. "Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur."
"Il faut envisager le pire, et combattre pour le meilleur." - Guy Debord
Désolée de ne pouvoir publier régulièrement depuis quelques semaines, et pour encore le temps qu’il faudra, écueils de la vie obligent.
Comme souvent, cette publication est née d’un tweet proposant un article intitulé, L'avertissement de Guy Debord sur "le rôle de l'expert" : Une perspective philosophique sur l'essor de la vérification des faits (cf n°3). Quelques recherches supplémentaires m’ont amenée à vous proposer ce post compilé …
1 - La vie de Guy Debord
2 - Qui était le philosophe Guy Debord ? - Par Scott Mclaughlan
3 - L'avertissement de Guy Debord sur "le rôle de l'expert" : Une perspective philosophique sur l'essor de la vérification des faits - Par Stavroula Pabst
4 - Pour aller plus loin
1- 👁🗨 La vie de Guy Debord
✒️ Par Zones Subversives, publié le 19 Décembre 2015
La figure de Guy Debord reste entourée de mystères. L’écrivain qui a créé l’Internationale situationniste propose une critique de la société présentée comme « une immense accumulation de spectacles ». Il critique l’idéologie et l’aliénation dans la vie quotidienne. L’universitaire Jean-Marie Apostolidès propose de saisir le personnage à travers une biographie. Guy Debord ne cesse d’affirmer « que la valeur d’une théorie se trouvait dans l’accord entre les idées émises et l’existence réelle de celui qui les énonçait », souligne Jean-Marie Apostolidès. Guy Debord refuse de séparer la politique et la vie quotidienne. Il semble alors intéressant d’évoquer autant ses écrits que sa vie.
Pourtant, écrire une biographie de Guy Debord n’est pas un exercice facile. L’écrivain a déjà construit son mythe et a toujours attaqué tous ceux qui ont tenté d’égratigné sa légende. Il dénonce les falsificateurs qui cèdent à la logique du spectacle. « En d’autres termes, pour Debord, le seul point de vue légitime sur sa vie est celui qu’il a établi, le travail d’un biographe consistant à le reproduire avec un maximum de fidélité », observe Jean-Marie Apostolidès. Guy Debord apparaît comme un artiste qui considère que son œuvre d’art la plus importante doit être son existence. Il conçoit alors sa vie comme une véritable œuvre d’art.
◾️ La découverte des avant-gardes artistiques
Le jeune Guy Debord grandit dans une famille bourgeoise. Son destin bascule lorsqu’il rencontre Hervé Falcou. Ce jeune homme lui fait découvrir les avant-gardes artistiques, la poésie de Rimbaud et les jeux surréalistes. Guy Debord peut alors sortir de la culture scolaire et de son statut de bon élève. Dans la ville de Cannes, il se passionne pour le cinéma. Surtout, il désire s’affirmer par l’action et découvre le plaisir de la rue et des bistros.« Il ne faut pas admettre les choses. Il faut faire des révolutions », écrit le jeune Guy Debord. Mais, pour l’instant, le désir révolutionnaire ne se manifeste pas de manière concrète.
La rencontre avec Isidore Isou, fondateur du mouvement lettriste, devient décisive. Le film Traité de bave et d’éternité propose de dissocier le son et l’image. Les lettristes valorisent la créativité et l’invention de nouvelles formes artistiques. Ils organisent un tapage dans les salles pour demander la projection du film d’Isou. C’est lorsqu’ils se rendent à Cannes que Guy Debord les rencontre. Il est rapidement intégré à la bande.
En 1951, Guy Debord devient étudiant à Paris. Mais il fréquente davantage le groupe lettriste que les amphithéâtres. Il réalise le film Hurlements en faveur de Sade. Un écran noir entend inventer un cinéma sans image. La bande son se compose de détournements de poème ou d’articles de presse. Mais Guy Debord tente de créer son propre groupe et s’éloigne d’Isou. La rupture se déroule à l’occasion de la venue de Charlie Chaplin en France. Le cinéaste communiste est encensé par l’élite culturelle. Guy Debord et sa bande s’opposent à cet unanimisme et distribuent un tract qui ironise sur le vedettariat d’un artiste qui se veut communiste. Guy Debord crée un nouveau groupe : l’Internationale lettriste (IL).
En 1952, l’IL regroupe moins des artistes que des vagabonds et des marginaux. Une véritable bande se crée. Une faune qui regroupe la jeunesse bohème et la petite délinquance se croise au café Moineau. Ivan Chtcheglov se réfère à une culture ésotérique. Il rédige également un Formulaire pour un urbanisme nouveau. Ses idées influencent l’IL mais il est exclu pour dérive mystique puisqu’il préfère le pouvoir de l’esprit. Guy Debord entame une relation amoureuse avec Michèle Bernstein.
La revue Potlach permet à l’IL de se positionner dans un paysage intellectuel qui comprend les surréalistes, les lettristes et les existentialistes. La revue est envoyée gratuitement. Guy Debord manie l’art de l’insulte. Mais la revue prend déjà des positions politiques claires et courageuses. Potlach soutient les mouvements contre le colonialisme. Guy Debord découvre le livre Homo Ludens de l’historien Johan Huizinga. Le jeu apparaît comme le moteur de la création et de la culture. La révolution doit alors devenir un jeu. Les véritables insurrections, comme la Commune de Paris, sont comparables à des fêtes.
◾️ La création du mouvement situationniste
L’IL attire progressivement des artistes et des intellectuels comme André Frankin, Alexander Trocchi et surtout Asger Jorn. Le peintre danois est déjà réputé. Il contribue à élargir les réseaux artistiques de Guy Debord. L’IL se rapproche des surréalistes belges et de sa revue Les lèvres nues. En revanche, le surréalisme d’André Breton reste particulièrement moqué. Cette avant-garde jugée vieillissante délaisse l’engagement politique pour insister sur la magie de l’art. Au contraire, l’IL tente de relier l’art et la politique à travers la dérive et le détournement. La créativité doit modifier le rapport des individus à l’espace urbain.
En 1956, au congrès d’Alba, Guy Debord semble noyé au milieu d’artistes reconnus. Pour s’imposer, il apporte une dimension intellectuelle et politique. Il entend relier l’art et la vie pour sortir de la spécialisation. Il parvient alors à s’imposer face à Asger Jorn. Guy Debord rédige même un texte et devient le véritable théoricien du groupe. Il évoque la construction de situations pour fonder le programme d’une nouvelle avant-garde. « Il faut définir de nouveaux désirs, en rapport avec les possibilités d’aujourd’hui », écrit Guy Debord. Il insiste sur la nécessité de transformer la sensibilité. Il veut fédérer des artistes, au-delà de leur spécialité, pour inventer une nouvelle forme d’action politique. « Il faut maintenant entreprendre un travail collectif organisé, tendant à un emploi unitaire de tous les moyens de bouleversements de la vie quotidienne », insiste Guy Debord. En 1957 est créée l’Internationale situationniste (IS).
La création d’une revue permet de se positionner dans le paysage intellectuel et politique. La revue Internationale situationniste entend renouveler la pensée critique. Le premier numéro évoque l’actualité de la guerre d’Algérie. Mais la revue adopte les positions politiques de la gauche du Parti communiste et de la CGT. Ensuite, l’IS attaque les surréalistes, désormais intégrés à la société bourgeoise. Au contraire, la revue propose « de reprendre à son compte, avec plus d’efficacité, la liberté d’esprit, la liberté concrète des mœurs, revendiquées par le surréalisme ». Guy Debord évoque également la société moderne avec l’aliénation qui dépossède les individus de leur existence.
Le lettriste Robert Estivals estime que la construction de situations demeure un concept creux. Guy Debord n’apprécie pas la critique mais la prend en compte. L’IS adopte une analyse matérialiste de l’histoire et des faits sociaux. Sa théorie s’inscrit désormais dans la démarche de Karl Marx. La construction de situations est remplacée par la révolution. L’IS décide alors de rompre avec les artistes idéalistes pour engager un tournant matérialiste et politique.
◾️ La clarification politique
L’IS participe au renouvellement du marxisme. La rencontre avec Henri Lefebvre semble décisive. Cet universitaire marxiste permet à Guy Debord d’approfondir sa réflexion sur l’urbanisme et sa critique de la vie quotidienne. Guy Debord insiste notamment sur l’atomisation et la séparation des individus imposées par l’urbanisme. Il évoque d’autres aspects de l’aliénation, notamment dans les domaines artistiques et amoureux. Il insiste sur la nécessité d’une révolution pour changer radicalement les conditions d’existence.
Le rapprochement avec Socialisme ou Barbarie contribue à la clarification politique de l’IS. Ce groupe révolutionnaire, incarné par Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, semble proche du communisme des conseils. Ce groupe critique la bureaucratie et valorise l’auto-organisation du prolétariat. En 1961, les grèves en Belgique révèlent de nouvelles formes de lutte, en marge des syndicats. Mais Guy Debord reproche à SouB de reproduire la séparation entre élèves et professeurs, entre vedettes de la théorie et spectateurs passifs. Ensuite, Guy Debord insiste sur la critique de la vie quotidienne et sur la libération de la créativité. SouB, malgré ses analyses pertinentes, demeure un groupe politique classique centré sur les questions économiques et sociales.
Le numéro 7 de la revue permet d’affiner les positions politiques de l’IS. Raoul Vaneigem critique la survie qui restreint les possibilités d’existence. La vie quotidienne s’enferme dans la routine et la médiocrité à travers un bonheur en conserve. L’IS critique également le spectacle dans les formes de représentation, de délégation, mais aussi dans la spécialisation des tâches ou du savoir. Les situationnistes critiquent l’institutionnalisation du mouvement ouvrier, à travers les partis et les syndicats. Mais ils valorisent les révoltes sociales comme la Commune de Paris.
Guy Debord insiste sur la totalité et la cohérence contre les critiques partielles de la société marchande. Il insiste également sur la libération des désirs pour briser les entraves de la vie. Loin d’un économisme marxiste, l’IS estime que la révolution doit rendre la vie passionnante.
Les situationnistes participent à la révolte de Mai 68. Ils occupent la Sorbonne et appellent à sortir du mouvement étudiant. Leur mot d’ordre« Tout le pouvoir aux conseils ouvriers » semble incantatoire. Mais la contestation se propage dans les usines. Les situationnistes créent alors un Comité pour le maintien des occupations (CMDO). Ce groupe conseillistes diffuse ses affiches de propagande et organise le ravitaillement pour les grévistes. Après le mouvement, le livre Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations livre sa propre analyse de Mai 68. Après la révolte, l’IS regroupe une vingtaine de personne. Une section dynamique se développe en Italie. Mais l’IS se désagrège progressivement pour disparaître en 1972.
Guy Debord réalise le film La société du spectacle, adapté de son fameux livre théorique. Des détournements de films et de publicités alimentent cette œuvre. Guy Debord se vit en stratège, sur le modèle de Clausewitz qui considère la politique comme le prolongement de la guerre. Guy Debord s’empare des éditions Champ Libre financées par Gérard Lebovici. Cette prise de guerre lui permet de jouer un rôle dans le monde intellectuel.
En Italie, la conflictualité sociale et politique s’intensifie. Le mouvement autonome réplique face à la répression. Dans ce contexte, Guy Debord et Giafranco Sanguinetti élaborent un canular. Ils écrivent un livre sous la signature de Censor, présenté comme un dirigeant italien. Il propose à la classe politique de tendre la main au Parti communiste. Seul ce parti qui se veut révolutionnaire semble capable d’empêcher la révolution. Cette stratégie sera d’ailleurs celle des dirigeants italiens.
En Espagne, les années 1970 se caractérisent par la fin du franquisme et le début de la transition démocratique en 1975. Une autonomie ouvrière émerge. Des assemblées regroupent des travailleurs qui luttent par rapport aux problèmes de la vie quotidienne. Ces groupes refusent toute forme de hiérarchie et d’encadrement syndical. Ils semblent proches du communisme de conseils qui reste la référence pour Guy Debord dans les années 1970. Des autonomes se tournent vers la lutte armée. Le MIL organise des braquages de banques et diffuse des textes conseillistes et situationnistes. Mais Guy Debord découvre cette contestation uniquement à la fin des années 1970, lorsque les autonomes subissent la répression et la prison. Guy Debord publie leurs écrits en 1979, sous le titre Appels de la prison de Ségovie.
2- 👁🗨 Qui était le philosophe Guy Debord ?
Théoricien, critique, cinéaste ? Avant tout, Guy Debord était un maître de la subversion et un stratège de la lutte des classes. Son chef-d'œuvre, la Société du spectacle, est un ouvrage moderne incontournable.
✒️ Par Scott Mclaughlan, le 7 janvier 2023, The Collector
📌 Guy Debord était un rebelle, un philosophe et un cinéaste. Maître dans l'art de critiquer le consumérisme et théoricien de la "société du spectacle". Il était l'un des plus brillants et des plus originaux intellectuels français. Aujourd'hui, Debord apparaît comme un prophète de notre société de consommation hyper-digitale saturée d'images. De manière critique, il a souligné que notre plongée dans un monde "médiatisé par des images" correspond à la production d'une aliénation sociale de masse. La critique de Debord n'a jamais été aussi pertinente qu'aujourd'hui. Lisez la suite pour en savoir plus sur sa vie et sa pensée.
◾️ Guy Debord : Maître de la subversion
La Seconde Guerre mondiale a façonné la France moderne. Pourtant, au lendemain de cette guerre dévastatrice, le pays a été mis à genoux. L'effondrement de l'économie française et la destruction de ses villes et de ses infrastructures ont été quasi-totaux. Dans le cadre du plan Marshall, la relance économique s'est faite sous forme de décoration intérieure, d'appareils ménagers et de programmes de logement. Un degré relatif de stabilisation de l'économie a été atteint, tandis que la France s'engageait dans la voie d'une société de consommation de masse.
Enfant, Debord grandit à Pau, une ville huppée des Pyrénées françaises. Jeune homme, il vit avec sa famille dans la ville balnéaire chic de Cannes. Mais c'est dans les rues de Paris, sa ville natale, qu'il se fera connaître.
La France des grandes surfaces, de la génération nucléaire et de l'habitat moderniste, c'est la France de Guy Debord. Écrivain, cinéaste, autoproclamé "docteur en rien". Guy Louis Marie Vincent Earnest Debord a un jour affirmé que s'il avait beaucoup lu, il avait encore plus bu.
La rébellion de Debord visait l'émergence d'une société bureaucratique de consommation contrôlée. Il était convaincu que le monde dans son ensemble devait être démoli et reconstruit, non pas sous le signe de "l'économie", mais sous la bannière de l'art, de la créativité et de la vie spontanée.
Pionnier de l'Internationale Situationniste, auteur de la Société du Spectacle, anti-artiste et cinéaste, Guy Debord a proposé une théorie critique de la société capitaliste qui tient toujours. Par-dessus tout, il était un maître de la subversion et un stratège de la lutte des classes.
◾️ L'Internationale Situationniste
Formée en 1957 et dissoute en 1972, l'Internationale Situationniste (IS) constituait une alliance révolutionnaire d'écrivains, de théoriciens politiques et d'artistes d'avant-garde. S'inspirant à la fois du marxisme et du surréalisme, leur totem reposait sur l'idée que les émotions, les sentiments ou les expériences ne définissaient pas l'action humaine dans une situation donnée, mais la situation elle-même.
L'objectif premier de l'IS était de transcender la division entre l'artiste et le spectateur. Les situationnistes cherchaient à explorer les possibilités de nouveaux modes d'expression spontanés.
Ils privilégiaient la ville, la rue et ce qui est devenu leur principale méthode, la dérive.
En 1956, Debord déclarait que la dérive était "un mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : une technique de passage rapide à travers des ambiances variées" (Théorie de la dérive, 1956). Pour les situationnistes, la dérive sans but d'un voyage non planifié était une tactique.
Les expériences de déambulation sans but rompent la monotonie de la ville et sont généralement suivies d'élaborations théoriques secondaires, comme le Guide psychographique de Paris de Debord.
Les situationnistes visaient à récupérer l'autonomie individuelle de la passivité, et à établir de nouvelles relations avec l'environnement urbain. Le "guide" de Debord consistait en un plan de Paris découpé en morceaux et réarrangé pour créer des chemins aléatoires. La dérive est étroitement liée au concept de détournement.
Le détournement était décrit par Debord comme la "réutilisation d'éléments artistiques préexistants dans un nouvel ensemble". Bien que pionnière au sein de l'IS, cette technique - de détournement et de redirection - émergera plus tard dans l'esthétique du mouvement punk et du mouvement anti-consumériste de culture jamming des années 1980.
Debord était particulièrement préoccupé par la culture de consommation saturée d'images du capitalisme. À cet égard, le détournement offrait une tactique pour subvertir les images et les charger d'idées radicales. L'idée que les relations sociales sont de plus en plus médiatisées par des images sera développée dans l'œuvre la plus célèbre de Debord, la Société du spectacle.
◾️ La société du spectacle
La Société du spectacle (1967) est un recueil des idées de Debord et une élaboration théorique de sa critique du capitalisme. Œuvre de théorie marxiste et de poésie lyrique, il faut la lire attentivement et tranquillement. L'unique objectif de Debord est de développer et d'élaborer le concept de spectacle. Et les résultats sont fulgurants.
Le spectacle, pour Debord, "est le moment où le produit marchand a atteint l'occupation totale de la vie sociale". Il refaçonne les relations sociales entre les personnes, et "correspond à une fabrication concrète de l'aliénation". Ce qui est incontestable, c'est à quel point le livre décrit bien le monde dans lequel nous vivons actuellement.
Selon Debord, les médias interprètent (et réduisent) le monde pour nous. Les images influencent nos vies et notre façon de penser ; les médias de masse et la publicité fabriquent nos aspirations et nos désirs. L'invasion des médias de masse dans nos vies est l'expression du type de société dans laquelle nous vivons : La société du spectacle.
Le spectacle représente une forme d'unification, où la totalité des relations sociales devient médiatisée par les apparences. L'expérience directe des événements est remplacée par une contemplation passive des images (qui sont déterminées par d'autres personnes). La culture de masse saturée d'images de la publicité, de la consommation et de la célébrité occupe le devant de la scène.
Dans le même temps, les citoyens-consommateurs sont préoccupés par leur quête du bonheur. Le sentiment de plaisir que procure l'acquisition de nouveaux bien de consommation - un nouveau chapeau, une nouvelle décoration intérieure, une nouvelle bouteille de coca - est éphémère. Presque instantanément, nous entrons à nouveau dans un autre cycle de désir - à la recherche d'un nouvel instant de bonheur.
Les biens que le système choisit de produire servent également d'armes. En définitive, la théorie de Debord est que le spectacle est la représentation visible de l'ordre économique dominant : sa fonction sociale première consiste à fabriquer l'aliénation.
Dans un appel aux armes autant qu'aux cerveaux, Debord dirige habilement son artillerie contre la consommation aveugle et les rêves fabriqués du capitalisme. Chaque thèse est une explosion surréaliste de subversion politique ; dans plus de 9 chapitres et 221 thèses au total, le spectacle est développé, approfondi, détaillé, étoffé, Debord exposant l'ampleur du défi auquel nous sommes confrontés.
◾️ Les films de Guy Debord
Le premier film de Debord, Hurlements en faveur de Sade, était volontairement non conventionnel. Tout au long du film, l'écran est tantôt blanc, tantôt sombre, mais toujours vierge. La bande sonore est constituée de citations, d'observations et de propositions théoriques diverses, généralement interrompues par de longues périodes de silence.
La salve d'ouverture du film affirme que : "Le cinéma est mort. Les films ne sont plus possibles. Si vous voulez, discutons-en". Il a été projeté pour la première fois en 1952 à Cannes devant un public totalement indigné. Comme pour l'ensemble de l'œuvre de Debord, le but premier de son incursion dans le cinéma consiste à remettre en cause la passivité du spectateur et à mettre en évidence l'ordre réel des choses.
Pour Debord, le cinéma moderne se confond avec le spectacle. Il est l'expression de la spécialisation du temps et est synonyme d'aliénation et de passivité. Ainsi, pour Debord, le cinéma dans sa forme actuelle devait être complètement effacé.
Pourtant, son problème n'est pas le cinéma en tant que tel, mais plutôt sa dimension commerciale et industrielle. Pour Debord, le cinéma pourrait être anti-spectaculaire ; les rythmes 24/7 du capitalisme pourraient être remplacés. Au lieu de répliquer et de reproduire le spectacle, le cinéma pourrait s'intéresser à la réflexion historique, à la théorie critique, à l'expérience et à la mémoire.
Ainsi, dans le film de Guy Debord, Critique de la Séparation (1961), le désir de retravailler le cinéma comme un projet situationniste en action est omniprésent. Des rythmes irréguliers, à la dérive, sont déployés pour nier le spectacle. L'objectif du film étant de montrer au spectateur comment il vit réellement.
Des photographies rephotographiées, des images piratées et des images de Debord errant dans les rues de Paris sont couvertes par une voix off qui contredit à la fois les images et les sous-titres. Le film démontre que, pour Debord, la caractéristique distinctive de la société capitaliste est la séparation.
Critique de la séparation se veut une "démystification du documentaire". Debord réalisera six films au total entre 1952 et 1978. Chacun d'eux consiste en un exemple continu de détournement. L'objectif de chacun d'eux, bien sûr, consiste à travailler au démantèlement du spectacle. La critique du cinéma par Debord était par essence une critique de la société qui le produit.
◾️ L'héritage de Guy Debord
Bien que Guy Debord ait écrit La société du spectacle en 1967, il reste plus pertinent que jamais, offrant une vision de notre époque. Nous vivons dans un monde de distraction, d'écrans, de jeux et de téléphones, des publicités et des fenêtres pop-up qui nous poursuivent pendant que nous lisons, les séries télévisées, les services de streaming et les médias sociaux.
L'insistance de Debord, selon laquelle "dans les sociétés où règnent les conditions modernes de production, la vie tout entière se présente comme une vaste accumulation de spectacles", est troublante dans sa description du monde des influenceurs des médias sociaux, de la réalité médiatisée par les smartphones et de la génération selfie.
Comme le dit succinctement Debord, "tout ce qui était directement vécu s'est déplacé dans la représentation" (Société du Spectacle, Thèse 1).
Le don de Debord a été de proposer un moyen de comprendre comment le capitalisme s'immisce toujours plus profondément dans les moindres interstices de la vie quotidienne. La société du spectacle fait partie des classiques modernes de la théorie critique et a eu une grande influence, inspirant notamment Jean Baudrillard, Georgio Agamben et Slavoj Žižek, pour ne citer qu'eux.
Pourtant, le plus important est peut-être l'influence de la vie et de l'œuvre de Debord sur la contestation, de la grande révolte de 1968 aux mouvements Occupy de ces derniers temps. La Société du spectacle est sortie juste avant que n'éclate la révolte étudiante et ouvrière de mai 1968.
L'occupation de Paris était animée par des revendications debordiennes. Les refrains de ses thèses ont été barbouillés sur les murs de Paris, de l'Université de Paris à Nanterre, aux rues du Quartier latin. Debord lui-même serait visible sur une vieille photo de l'occupation étudiante à la Sorbonne, "au cœur de l'action, rôdant avec détermination" (Merrifield, 2018).
Deux ans après les événements de 1968, il a fui Paris pour s'installer dans la campagne de Bellevue-la-Montagne. Derrière les hauts murs de son château, bien que sous l'œil attentif des services de renseignement français, il s'est retiré de la ligne de front. À partir de ce moment, la vie de Debord reste floue.
Il vivra le reste de sa vie en reclus, dans une relative solitude, avec sa femme, Alice Becker-Ho. Le 20 novembre 1994, à 62 ans, il se suicida d'une seule balle dans le cœur. Pourtant, si une chose est claire, c'est que l'héritage de Guy Debord demeure aujourd'hui plus pertinent que jamais.
Scott Mclaughlan est un sociologue spécialisé dans l'économie politique de la vie quotidienne. Il mène des recherches sur l'Inde, les arts martiaux et la politique de l'extrême droite. Il a obtenu son doctorat au Birkbeck College de l'université de Londres en 2021. Scott est titulaire d'un MRes en relations internationales et d'un BA en politique, de Queen Mary, Univesity of London.
📰 https://www.thecollector.com/who-was-philosopher-guy-debord/
3- 👁🗨 L'avertissement de Guy Debord sur "le rôle de l'expert" : Une perspective philosophique sur l'essor de la vérification des faits.
✒️ Par Stavroula Pabst, le 2 janvier 2023, Propagandainfocus
📌 Pourquoi sommes-nous bombardés de vérifications des faits et d'efforts déployés pour "lutter contre la désinformation" sur notre timeline ? De plus, lorsqu'on lit les nouvelles, on constate souvent que les "experts" sont les sources communes derrière toute affirmation des professionnels des médias, aussi farfelue ou déconnectée de la réalité qu'elle puisse être. Grâce à son concept et à son exploration du spectacle, une force totalisatrice et négatrice de nos vies aboutissant à une non-vie, la célèbre Société du spectacle (1967) du philosophe français Guy Debord et sa brochure de suivi, 'Commentaires sur la société du spectacle' (1988), fournissent un aperçu de ces phénomènes et d'autres interconnectés. Lorsqu'il est question de "vérification des faits" et d'"experts", Debord est sans équivoque : dans une société assujettie à l'économie, où "tout ce qui était autrefois vécu directement s'est effacé dans la représentation", ces professionnels n'existent pas pour nous fournir la vérité - ils existent pour servir l'État et les médias par le biais de mensonges et de déformations présentés comme vrais. Si les "experts" perdent de leur influence, ce sera parce que le public a appris et peut exprimer clairement que leur travail consiste à mentir systématiquement.
La "désinformation" apparaît comme l'un des principaux épouvantails dans le monde de plus en plus connecté d'aujourd'hui. Les gouvernements mettent en garde contre les dangers que ce phénomène semble représenter pour la société et la démocratie, et les grands médias consacrent à leur tour leurs ressources aux efforts de contre-désinformation et de vérification des faits. Au nom de l'information, il est souvent impossible de naviguer sur Internet sans être bombardé de contrôles des faits ou d'avertissements invitant à faire attention au contenu qu'on consulte et qu'on partage avec ses réseaux sociaux et professionnels.
Alors que les efforts de lutte contre la désinformation prolifèrent, ce qui manque à la conversation, c'est une discussion sur le pouvoir. Bien sûr, les puissants ont des raisons de vouloir combattre ce qu'ils considèrent comme de la "désinformation" - ce qu'ils veulent, c'est que leur version de la vérité devienne la nôtre. De nombreux commentateurs l'observent, notant que les soi-disant chasseurs de désinformation, les vérificateurs de faits et les experts sont souvent partiaux par nature, et diffusent eux-mêmes fréquemment des informations qui ne sont pas vraies.
Ce constat est l'un des plus fondamentaux et des plus importants si l'on veut comprendre le fonctionnement des médias modernes. Fondamentalement, toute personne se qualifiant d'"expert en désinformation" ou de "journaliste de désinformation" est une fraude partisane, qui tente de faire passer son activisme pour scientifique (https://t.co/5gbDf2WJoD) - Glenn Greenwald (@ggreenwald) 21 novembre 2022
Mais une force plus importante opère dans la montée en puissance du fact-checking et des autres efforts de contre-désinformation. Le dispositif actuel des semblants de notre société, la totalité des relations sociales médiatisées par les images, ou le spectacle, constitue cette force. Le spectacle, tel qu'il est défini dans La société du spectacle de Debord, est un concept qui peut nous aider à comprendre des phénomènes apparemment sans lien, mais profondément imbriqués, qui ont vu le jour lorsque l'économie a asservi la société à ses besoins (et non l'inverse), et a ainsi récupéré notre capacité à faire l'expérience directe de la vie.
Au fur et à mesure que sa domination sur nos vies quotidiennes s'étend, le spectacle est devenu suffisamment puissant pour bouleverser notre compréhension de la vérité. Parce que le spectacle remplace la vie réelle par une simple représentation médiatisée de la vie ne pouvant être directement vécue, il fournit un cadre dans lequel les tromperies et les mensonges de masse peuvent apparaître comme vrais de manière cohérente et convaincante. Ainsi, le spectacle est peut-être l'un des outils les plus performants dont nous disposons pour expliquer comment les tromperies de l'élite, y compris les fabrications et les mensonges sur les guerres impérialistes comme celles en Irak et en Syrie, peuvent constamment rester impunies et même passer inaperçues. En tant que tel, il s'ensuit que le spectacle peut nous aider à comprendre comment les initiatives modernes de vérification des faits et de contre-désinformation peuvent constamment accomplir le contraire de ce qu'elles prétendent, comme de nombreux observateurs l'ont constaté.
Dans cet article, j'examine les "lignes de progression" actuelles du spectacle telles qu'elles apparaissent dans nos cycles d'informations, nos flux et nos timelines, où les "vérifications des faits" et les affirmations des "experts" sont quasi impossibles à éviter.
D'un point de vue critique, l'argument de cet article ne peut être compris uniquement comme une critique des systèmes médiatiques et doit plutôt impliquer le spectacle dans son ensemble, qui en tant que concept (comme le suggère le titre du livre de Debord, La société du spectacle) concerne toute la société. Les aspects de la vie moderne ne sont "pas accidentellement ou superficiellement spectaculaires", ou autrement excessifs : la société est "fondamentalement spectaculaire". Dans une société fondamentalement spectaculaire, la montée en puissance des fact-checkers au service du pouvoir ou d'une force adjacente doit être considérée comme inévitable.
◾️ Qu'est-ce que le Spectacle ?
"Dans les sociétés où prévalent les conditions modernes de production, la vie est présentée comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est effacé au profit d'une représentation. " - Guy Debord
Dans la Société du spectacle, publiée en 1967 par le philosophe français Guy Debord, ainsi que dans la brochure qui a suivi, les Commentaires sur la société du spectacle, publiés en 1988, il affirme que la vie moderne est médiatisée par des images, ou des représentations de la vie, dans un état - un spectacle - devenu rien de moins que la réalité objective et matérielle. Notre réalité actuelle, une société du spectacle, est une société où le monde a été mis "sens dessus dessous" parce que la vie ne peut plus être vécue directement, mais seulement à travers de simples représentations de celle-ci. Une telle organisation des apparences facilite une irréalité à rebours où la vérité, lorsqu'elle fait une rare apparition, le fait comme "un instant du faux".
Le spectacle, qui "se présente comme une vaste réalité inaccessible qui ne peut jamais être remise en question", existe pour progresser à l'infini ; comme le dit Debord, son seul message est "Ce qui est apparent est bon ; ce qui est bon est apparent". Sa manifestation dans le monde est une "négation visible de la vie - une négation qui a pris une forme visible" qui "maintient les gens dans un état d'inconscience alors qu'ils passent par des changements concrets dans leurs conditions d'existence".
Le monde dans lequel ce spectacle émerge est celui où l'économie a assujetti la société à ses propres besoins. N'ayant besoin de rien d'autre que de lui-même et de son propre avancement, le spectacle ignore la réalité des processus concrets et naturels, comme le vieillissement et le repos, et foule aux pieds le besoin des humains d'entrer en relation au lieu de son propre développement. Maître de la distinction, il a recréé notre société sans communauté, et il a entravé la capacité de communiquer en général. Ces processus et leurs ramifications signifient en fin de compte que les gens ne peuvent pas vraiment faire l'expérience de la vie par eux-mêmes : ils sont devenus des spectateurs, liés à un état de non-vie appauvri.
◾️ La société du spectacle et le monde de la vérification des faits
À mesure que le spectacle étend son contrôle, son message et finalement sa "non-vie" sur la vie quotidienne, un outil évident qu'il peut utiliser pour perpétuer sa cause est constitué par les médias de masse et les médias sociaux, qui occupent une part croissante des heures d'éveil de l'individu moyen en dehors du travail. Pour brouiller encore plus la réalité, comme l'affirme Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle, le fait que le spectacle sape et détruise l'histoire signifie que "les événements contemporains eux-mêmes se retirent dans un royaume lointain et fabuleux d'histoires invérifiables, de statistiques invérifiables, d'explications improbables et de raisonnements indéfendables".
Les médias corporatifs sont un support parfait pour ce royaume "fabuleux", où la vérité et la réalité sont obscurcies au point d'être méconnaissables. Dans ce contexte de confusion, le spectacle prive de plus en plus les gens de la réalité physique, des points de référence historiques communs et de la communauté nécessaire pour discuter ou débattre des événements politiques importants. En conséquence, les récits de l'élite s'infiltrent dans leurs canaux respectifs sans être remis en question, d'autant plus que les voix dissidentes se retrouvent exclues du discours public corporatiste, dominé par l'élite et la technologie.
Debord commente ce phénomène dans ses écrits sur le spectacle, expliquant que le monde du spectacle est caractérisé par une communication à sens unique, du haut vers le bas, plutôt que par un dialogue significatif. Il écrit que "l'acceptation passive que [le spectacle] exige est déjà effectivement imposée par son monopole des apparences, sa manière d'apparaître sans permettre aucune réponse".
Comme ils contrôlent de plus en plus les médias de masse d'aujourd'hui, les personnes au pouvoir sont intéressées à légitimer leur badinage - renforçant ainsi le spectacle qui leur a conféré leur statut - et entendent maintenir "ce qui est établi". Ils disposent d'une abondance d'outils pour y parvenir, l'un d'entre eux étant une classe d'"experts", dont Debord se méfie dans Commentaires, qui semblent superficiellement fournir des informations authentiques pour informer la sphère publique, mais qui en fait perpétuent les perspectives de l'élite pour promouvoir leur carrière et maintenir leurs revenus. Dans un monde "véritablement sens dessus dessous", ces experts apparents font exactement le contraire de ce qu'ils prétendent.
Dans le contexte d'une classe d'experts, les "vérificateurs de faits" et le phénomène croissant des reporters et chercheurs en désinformation sont une sorte d'"experts" qui agissent pour protéger la version de la vérité du spectacle. Les lecteurs profanes et les téléspectateurs, probablement fatigués par les exigences de leur propre vie, peuvent se tourner vers ces professionnels pour comprendre au mieux la réalité et l'actualité ; dans la pratique, ces opérations de vérification des faits réduisent au silence les récits d'actualité émergents qui vont à contre-courant, comme l'histoire autrefois intouchable mais aujourd'hui prouvée du probable ordinateur portable de Hunter Biden.
Comment de telles circonstances rétrogrades sont-elles devenues réalité ? Dans La société du spectacle, Debord explique que l'économie qui subjugue la société s'est d'abord présentée comme une "dégradation évidente de l'être en avoir", où l'accomplissement humain n'était plus atteint par ce que l'on était, mais uniquement par ce que l'on avait. À mesure que la capitulation de la société face à l'économie s'est accélérée, le déclin de l'être vers l'avoir s'est déplacé "de l'avoir vers le paraître". En ce qui concerne le savoir, les experts n'ont donc plus besoin d'être des experts ou d'avoir de l'expertise, il leur suffit de revêtir l'apparence de l'expertise.
En d'autres termes, la phrase "les experts disent" qui se glisse sans relâche dans les titres des journaux et les vérifications des faits peut être apposée sur à peu près n'importe quoi pour renforcer la légitimité, puisque l'apparence de légitimité l'emporte toujours sur le contenu.
Comme Debord l'écrit dans ses Commentaires sur la société du spectacle :
"Tous les experts sont au service de l'État et des médias et ce n'est que de cette manière qu'ils obtiennent leur statut. Chaque expert suit son maître, car toutes les anciennes possibilités d'indépendance ont été progressivement réduites à néant par le mode d'organisation de la société actuelle. L'expert le plus utile, bien sûr, est celui qui sait mentir".
Ainsi, Debord nous le montre ici, les experts ne deviennent experts que selon les termes de l'élite. Et l'observation de Debord selon laquelle "les anciennes possibilités d'indépendance ont été progressivement réduites à néant" est particulièrement vraie dans le monde actuel des médias d'entreprise, où les journalistes sont souvent confrontés à des conditions de travail précaires, à des licenciements massifs et à des bas salaires dans un domaine professionnel sursaturé. De plus en plus, s'écarter des récits des médias dominants revient à être mis à l'index, ce qui fait que beaucoup ne peuvent ou ne veulent pas faire de vagues.
Ces conditions finissent par cristalliser la classe des "experts" de Debord, composée d'une diversité de personnes dont le rôle sociétal consiste à défendre et à perpétuer le spectacle. Malgré les déformations et les mensonges constants, leur apparence de légitimité donne à ce spectacle une protection lorsque quelqu'un remet publiquement en question l'état des événements actuels.
Parce que leur rôle ne consiste pas à vérifier légitimement les faits, mais plutôt à faire progresser le spectacle, le travail des fact-checkers et des professionnels des médias adjacents sur les événements actuels se manifeste de manière presque comique, notamment par des références hyper-spécifiques et le ridicule de circonstances potentielles qui se sont avérées vraies par la suite.
En 2018, par exemple, NowThis a agrémenté d'une musique de cirque un clip de responsables allemands se moquant du président Donald Trump à propos de ce qu'il a qualifié d'affirmations "exagérées" et "scandaleuses" faites à l'ONU sur la dépendance de l'Allemagne au pétrole russe. Pourtant, seulement quatre ans plus tard, les inquiétudes du président Trump sont devenues réalité lorsque la Russie a coupé l'accès de l'important oléoduc Nord Stream 1 à l'Europe.
En outre, alors que les médias grand public ont longtemps qualifié la "théorie de la fuite du laboratoire" Covid 19 de théorie du complot ou de "désinformation", légitimant ainsi la ridiculisation et le déclassement massifs de ceux qui trouvaient cette théorie plausible, les médias grand public Vanity Fair et ProPublica ont finalement envisagé la pertinence de cette théorie près de trois ans après le début de la crise initiale.
Dans ces exemples comme dans d'innombrables autres, les vérificateurs de faits ont travaillé, et continuent de travailler, sans relâche pour ridiculiser les développements légitimes et les salir comme étant mensongers, brouillant encore plus la réalité pour une population atomisée déjà réduite à vivre de manière détournée.
◾️ Comment les vérificateurs de faits et les "experts" de la désinformation écrasent la dissidence
Les vérificateurs de faits sont souvent salués comme "étant indépendants", se présentant comme des analystes neutres et de principe des événements actuels. En réalité, leur rôle est souvent créé et maintenu par des individus, des organisations et des gouvernements fortunés ou compromis d'une autre manière.
Après tout, la vérification des faits et les efforts connexes sont souvent considérés comme vitaux pour mettre fin à la "désinformation", un terme récemment popularisé qui, selon Debord, sert principalement le spectacle. Pourtant, une autre contradiction existe ouvertement dans une société du spectacle : les entités les plus concernées par le problème de la désinformation (c'est-à-dire les gouvernements, les agences de renseignement et les professionnels des médias grand public) sont les plus susceptibles de répandre elles-mêmes de fausses informations.
Debord expose sa compréhension du terme "désinformation" dans Commentaires, écrivant que la désinformation "est ouvertement employée par des pouvoirs déterminés, ou, par conséquent, par des personnes qui détiennent des fragments d'autorité économique ou politique, afin de maintenir ce qui est établi ; et toujours dans un but contre-offensif". Bien sûr, les "vérifications des faits" sont souvent publiées après les nouvelles controversées ou incriminant le pouvoir, remplissant ainsi le rôle de contre-attaque dont Debord insinue qu'elles servent à enterrer les défis du pouvoir.
De plus, de nombreuses organisations et institutions médiatiques de vérification des faits ont établi un partenariat avec le gouvernement américain ou ont été financées à un titre ou à un autre par celui-ci, suggérant ainsi leur rôle partiel ou total d'instruments de renseignement par procuration. Le système de "notation de confiance" NewsGuard Technologies, par exemple, est en partenariat direct avec des organisations telles que Microsoft, les ministères de la Défense et de l'État américains, et est même conseillé par l'ancien directeur de la CIA et de la NSA Michael Hayden et l'ancien secrétaire général de l'OTAN Anders Fogg Rasmussen.
En outre, comme l'a rapporté Alan MacLeod dans MintPress news, des organisations telles que VoxCheck, le Poynter Institute et StopFake ont reçu des fonds par l'intermédiaire de l'ambassade des États-Unis ou du National Endowment for Democracy (NED), une organisation soutenue par le gouvernement américain et explicitement créée sous l'ère Reagan en tant que groupe de façade de la Central Intelligence Agency (CIA). L'ancien président par intérim de la NED, Allen Weinstein, a même admis dans une interview de 1991 qu'"une grande partie de ce que [la NED fait] aujourd'hui a été faite secrètement il y a 25 ans par la CIA. La plus grande différence, c'est que lorsque ces activités sont menées ouvertement, le potentiel d'agression est proche de zéro. Le fait de se montrer ouvertement constitue sa propre protection".
Sans doute pour couvrir leurs sources de financement et leurs affiliations douteuses, les opérations de vérification des faits et les opérations équivalentes prennent souvent des apparences élaborées, employant fréquemment des "experts" qui agissent effectivement pour soutenir les récits dominants. Parmi les exemples, citons l'opération de renseignement britannique par procuration documentée Bellingcat, une organisation initialement individuelle qui, à grand renfort de publicité, est devenue du jour au lendemain l'un des plus grands noms du journalisme. Par le biais d'"enquêtes de source ouverte" apparemment sophistiquées, l'organisation s'est finalement efforcée de protéger les récits des médias dominants sur les guerres en Syrie et en Ukraine, notamment en qualifiant de "désinformation", comme on pouvait s'y attendre, les recherches critiquant les Casques blancs en Syrie, soutenus par l'Occident et transformés en organisations humanitaires par les terroristes.
De même, l'Institute for Strategic Dialogue (ISD), financé par le gouvernement et la Fondation Gates, dénigre fréquemment les journalistes qui s'opposent aux récits des médias grand public, mettant ainsi en péril la carrière de ces derniers. Dans le cadre de son travail visant à "inverser la marée montante de la polarisation, de l'extrémisme et de la désinformation dans le monde", l'ISD appelle à des actions nébuleuses pour réglementer ou perturber la diffusion de la "désinformation" qui conduit en fait à la censure des voix dissidentes et à l'étouffement du débat public. Dans sa page "À propos", la DSI se vante même du nombre de comptes de médias sociaux qu'elle a contribué à interdire.
Mais tout comme le spectacle de Debord ne permet aucune réponse réelle à ses actions - "sa manière d'apparaître sans permettre la moindre réponse" - la DSI ne répond souvent pas lorsqu'on lui demande de commenter, de débattre ou de prouver que ses affirmations de "désinformation" sont fondées. En effet, la DSI a même modifié sa politique de traitement des réclamations pour ne pas "s'engager dans des plaintes déposées par des acteurs de mauvaise foi, ou amplifier la désinformation, l'extrémisme ou la haine" après que le journaliste Aaron Maté ait contesté leur tentative de diffamation sans fondement, en collaboration avec le Guardian, à son encontre. La DSI n'a pas à fournir de preuves ou à répondre aux réfutations lorsqu'elle fait des affirmations sur les autres : dans une société du spectaculaire, leurs seules accusations peuvent tuer des carrières.
Debord écrit sur ce phénomène, applicable à toute personne qui contourne les récits dominants, dans Commentaires :
"Le passé d'une personne peut être entièrement réécrit, radicalement modifié, recréé à la manière des procès de Moscou - et sans même avoir à s'embarrasser de quelque chose d'aussi maladroit qu'un procès. Tuer coûte moins cher de nos jours".
Cristallisant davantage le refus de réponse du spectacle et les "meurtres" qu'il facilite, le fact-checking et les interdictions massives et délégitimations de comptes de médias sociaux de journalistes facilitées par les entreprises se produisent en masse, et sont particulièrement courantes pour les individus et les organisations fournissant des informations et des contenus nageant à contre-courant. Fin mai 2022, par exemple, YouTube avait supprimé plus de 9 000 chaînes produisant des documents liés à la guerre en Ukraine.
De même, Twitter et Facebook continuent de qualifier les comptes non occidentaux, souvent des réseaux anti-impérialistes et des journalistes associés, d'"affiliés à l'État" ou de "contrôlés par l'État", dans le but de les discréditer. La diffamation, la diabolisation et le déplateformisation de journalistes et de médias s'écartant des récits dominants, notamment les attaques contre Kim Iversen et Eva Bartlett ainsi que le blocage sur PayPal et Twitter d'organisations telles que Mint Press News et Russia Today, deviennent monnaie courante. Dans de nombreux cas, ces décisions d'interdiction et de déplateformisation sont fondées sur les conclusions de vérificateurs de faits dits "indépendants" qui décident que certaines affirmations ou conclusions de recherche sont incorrectes ou "nuisibles", un terme nébuleux pouvant facilement être utilisé contre les dissidents étant donné qu'une telle accusation ne nécessite aucune preuve réelle.
Alors que les sources indépendantes et contradictoires sont laissées à elles-mêmes pour tenter de produire un travail dans le cadre de contraintes de plus en plus prohibitives, les chaînes de médias grand public et les vérificateurs de faits se font systématiquement les perroquets de récits déformés ou fallacieux sans en subir les conséquences.
Une grande partie de la couverture médiatique du conflit en Ukraine, par exemple, occulte des faits fondamentaux, notamment la nature et la réalité des éléments néonazis de l'armée ukrainienne, et en particulier du Bataillon Azov, largement associé au néonazisme avant le conflit actuel. Cela a suscité des polémiques dans des pays comme la Grèce, où la décision du Premier ministre ukrainien, M. Zelensky, d'autoriser un membre du bataillon Azov à s'exprimer lors de son discours virtuel devant le Parlement du pays en avril 2022 a suscité une indignation générale.
De plus, de nombreuses sources d'information grand public ont affirmé que le récent tir de missile en Pologne était de facture russe, alors qu'il n'y avait guère de preuves, faisant ainsi monter les tensions internationales à leur paroxysme. Lorsque la nouvelle que le missile était probablement ukrainien a émergé, des mises à jour ont été publiées et des articles ont été retirés - mais uniquement après que le président ukrainien Volodymyr Zelensky ait appelé à une nouvelle escalade du conflit. Alors que le journaliste d'Associated Press (AP) qui avait révélé l'histoire après avoir reçu de fausses informations des services de renseignement américains a été licencié, un événement suffisamment remarquable pour faire la une des journaux internationaux, des dizaines de médias de premier plan ont continué à reprendre sans critique les affirmations initiales d'AP selon lesquelles le missile était russe.
Il est évident que les représentations médiatiques fallacieuses des événements actuels sont courantes. Mais les dispositions actuelles, où les médias grand public répandent la désinformation sans relâche tandis que ceux qui présentent la vérité sont réprimandés, ne sont pas fortuites. Au contraire, de nombreux journalistes grand public et vérificateurs de faits occupent leur poste parce que leurs propos servent à la fois l'État et le spectacle.
Et un tel environnement médiatique toxique, évidemment, s'auto-renforce : tout "vérificateur de faits" ou "expert" qui s'écarte de son travail de promotion du spectacle sait qu'il risque les mêmes calomnies qu'il débite à l'heure actuelle. De même, dans le monde d'aujourd'hui, chacun est inconsciemment conscient de cette réalité, car il peut lui aussi être "annulé" sur le net ou dans la vie réelle, avec très peu de garanties de défense. Et si l'on considère la liste des personnes à abattre établie par le gouvernement ukrainien à l'encontre de journalistes tels qu'Eva Bartlett et de personnalités de premier plan, dont le musicien Roger Waters, on pourrait dire que le "meurtre" de Debord a pris une forme littérale, même si, bien entendu, les vérificateurs de faits trouvent de telles affirmations trompeuses.
◾️ Conclusion
À l'heure où nous écrivons ces lignes, la capacité relative des récits médiatiques spectaculaires à influencer ou à embrouiller l'opinion publique, comme le démontrent les événements actuels et récents tels que la guerre en Syrie, le conflit en Ukraine et la crise du coronavirus, est sans précédent.
Cependant, de plus en plus nombreux sont ceux qui parviennent à comprendre qu'une certaine forme de tromperie ou de détournement d'attention est souvent en cours. En particulier, le public apprend à comprendre la nature mensongère des "experts" qui peuplent leurs écrans, comme le montre le flop puis la fermeture de CNN+, un service de streaming de 100 millions de dollars n'ayant enregistré qu'environ 10 000 abonnements. Par ailleurs, la confiance dans les médias atteint des niveaux historiquement bas aux États-Unis et dans le monde : un sondage Gallup de juillet 2022 a révélé que seuls 16 % des adultes américains avaient "beaucoup" ou "assez" confiance dans la qualité des reportages des journaux et 11 % dans les informations télévisées.
Le mème "The current thing", qui a fait surface et gagné en popularité au cours de l'année dernière, exprime en outre un sentiment collectif selon lequel de nombreux événements d'actualité, ou leurs répercussions, sont en quelque sorte fabriqués ou sensationnalisés d'une manière totalement artificielle.
De nombreux citoyens ont compris que les grandes entreprises qui marchent au pas pour promouvoir la "dernière nouveauté" présentent des caractéristiques bien étranges et contre nature. La vie réelle ne fonctionne pas de cette façon. Il doit y avoir une pression particulière pour générer cette situation anormale. - Ron Paul (@RonPaul) 27 août 2022
Cette connaissance collective, bien que non formulée, que les médias disponibles à la consommation sont en quelque sorte erronés ou trompeurs, coïncide avec l'affirmation de Debord dans Commentaires selon laquelle les individus comprennent inconsciemment que, tandis que le spectacle continue à bouleverser les relations sociales, quelque chose de fondamental a changé dans la vie elle-même.
Comme Debord l'écrit dans Commentaires :
"Le vague sentiment qu'il y a eu une invasion rapide ayant contraint les gens à mener leur vie d'une manière entièrement différente est maintenant largement répandu ; mais cela est plutôt appréhendé comme un changement inexplicable du climat, ou de quelque autre équilibre naturel, un changement face auquel l'ignorance sait seulement qu'elle n'a rien à dire."
La domination totale du spectacle sur nos vies est un exploit à la fois incroyable et choquant qui oblige ceux qui reconnaissent le phénomène à prendre en compte les "non-vies" que nous subissons. Ainsi, alors que "l'ignorance sait... qu'elle n'a rien à dire", le dépassement et le démantèlement du spectacle exigent de trouver quelque chose à dire : comme l'écrit Debord, une "force effective doit être mise en mouvement".
Cette "force effective" a besoin d'un véritable débat que le spectacle, en s'infiltrant dans nos vies, a largement éliminé, si ce n'est totalement effacé, via des mécanismes tels que la vérification des faits et la lutte contre la désinformation. Et ce travail de discussion et de communication ne peut pas être initié par des individus atomisés ou par des foules solitaires susceptibles d'être influencées par le spectacle, mais par des personnes partageant une communauté et un lien significatif avec ce que Debord décrit comme "l'histoire universelle", "où le dialogue s'arme pour rendre victorieuses ses propres conditions".
Comme l'a exprimé Debord, "Nous ne pouvons vraiment comprendre cette société qu'en la niant". Si les "experts" perdent leur influence, ce sera parce que le public les aura rejetés en bloc, et pourra formuler que le rôle sociétal de ces derniers ne vise qu'à tromper au nom des puissants.
Références :
Debord, Guy. Commentaires sur la Société du Spectacle. Traduit par Malcolm Imrie. Londres et New York : Verso Books, 1990. https://monoskop.org/images/3/3b/Debord_Guy_Comments_on_the_Society_of_the_Spectacle_1990.pdf.
Debord, Guy. La société du spectacle. Traduit par Ken Knabb. Berkeley, Californie : Bureau of Public Secrets, 2014. https://files.libcom.org/files/The Society of the Spectacle Annotated Edition.pdf.
Stavroula Pabst est écrivaine, comédienne et doctorante en communication et journalisme à l'Université nationale et kapodistrienne d'Athènes, en Grèce. Ses écrits sont parus dans des publications telles que AthensLive, Reductress, Passage et The Grayzone.
📰 https://propagandainfocus.com/guy-debords-warning-of-the-role-of-the-expert-a-philosophical-perspective-on-the-rise-of-fact-checking/
4- Pour aller plus loin :
◾️ Lire Debord (Très long article en français)
http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2016/03/16/Lire-Debord
◾️ Critique de Debord dans un article de Libé intitulé : "Guy Debord n’a pas été capable d’appliquer dans sa vie les principes qu’il revendiquait en théorie" avec cette citation de Léo Ferré avant d’y jeter éventuellement un oeil extraite de l’article proposé juste ci-dessus :
"Quand ils sont morts, on fouille dans leur vie, de préférence avec un groin de cochon." - Léo Ferré
https://www.liberation.fr/livres/2015/12/23/guy-debord-n-a-pas-ete-capable-d-appliquer-dans-sa-vie-les-principes-qu-il-revendiquait-en-theorie_1422482/