❖ Gaza, les États-Unis & la Chine : l'avenir des guerres & la fin de la civilisation
Gaza crée un précédent terrifiant : La réinterprétation radicale des lois de la guerre ne manquera pas d'avoir des conséquences dramatiques sur le pouvoir destructeur des conflits futurs

Gaza, les États-Unis & la Chine : l'avenir des guerres & la fin de la civilisation
Gaza crée un précédent terrifiant : la réinterprétation radicale des lois de la guerre ne manquera pas d'avoir des conséquences dramatiques sur le pouvoir destructeur des conflits futurs, notamment en cas de guerre entre les États-Unis et la Chine.

Par Roberto Iannuzzi, le 2 mai 2025, Blog Personnel
J'ai écrit à plusieurs reprises que l'ampleur de la tragédie de Gaza dépassait largement les limites étroites de cette bande de terre tourmentée de la côte méditerranéenne :
Ce qui se passe à Gaza ne restera pas confiné à Gaza, pourrait-on dire, car il s'agit d'un symptôme d'un malaise bien plus large qui ronge la civilisation occidentale.
J'ai également noté ce qui suit :
L'ordre international représenté par les Nations unies depuis 1945 et le rôle de garant du droit international revendiqué de longue date par les États-Unis gisent eux aussi sous les ruines de Gaza.
Aujourd'hui, une enquête du magazine américain The New Yorker intitulée "What's Legally Allowed in War" (Ce qui est légalement autorisé en temps de guerre) - largement ignorée par les médias - contribue à clarifier le dangereux précédent créé par le massacre en cours à Gaza.
Rédigé par Colin Jones, le rapport décrit la manière dont les experts juridiques de l'armée américaine réagissent à l'opération militaire israélienne menée à Gaza, qu'ils considèrent comme une sorte de "répétition générale" en vue d'un éventuel conflit futur avec une puissance telle que la Chine.
L'article commence par décrire deux déplacements dans la bande de Gaza de Geoffrey Corn, professeur de droit à l'université Texas Tech et ancien conseiller juridique principal des forces armées américaines en matière de droit de la guerre, également connu sous le nom de droit international humanitaire (DIH) ou de droit des conflits armés (DCA).
Pour exprimer le niveau de destruction dont il a été témoin à Gaza, Corn l'a comparé à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est loin d'être le premier ou le seul à faire une telle comparaison.
Dès décembre 2023, soit à peine deux mois après le début du conflit, des experts militaires consultés par le Financial Times comparaient la destruction du nord de Gaza à celle de villes allemandes telles que Dresde, Hambourg et Cologne après les campagnes de bombardement des Alliés.
La Seconde Guerre mondiale fut le premier conflit armé au cours duquel les progrès de l'aviation militaire rendirent possible le bombardement de civils à grande échelle. Les massacres de populations sans défense furent délibérément utilisés pour forcer l'ennemi à se rendre, souvent en vain.
Jones note que ce n'est qu'en 1977 que les protocoles additionnels aux conventions de Genève ont explicitement interdit les actes militaires visant intentionnellement les civils. Mais l'opération israélienne à Gaza a mis en évidence l'inefficacité de ce cadre juridique.
Ce n'est toutefois pas la conclusion à laquelle sont parvenus les experts militaires américains.
À Rafah, à la frontière entre l'enclave palestinienne et l'Égypte, des militaires israéliens ont montré des vidéos de Corn qui, selon eux, démontraient la présence de combattants du Hamas dans la zone avant l'offensive israélienne.
Malgré cette comparaison avec Berlin en temps de guerre, Corn conclut dans son enquête que la présence du Hamas faisait de ces lieux des "objectifs militaires". En tant que tels, les civils tués lors de l'opération n'étaient pas des cibles visées intentionnellement, mais des "victimes collatérales".
Une extermination "accidentelle" ?
Le nombre officiel de morts dans la bande de Gaza dépasse désormais les 52 000 (chiffre vraisemblablement sous-estimé), tandis que plus de 420 000 personnes ont été déplacées, sur une population totale d'environ 2,3 millions au début du conflit.
Dans sa campagne militaire, Israël a bombardé sans discrimination maisons, écoles, hôpitaux, lieux de culte, usines, universités, bibliothèques et centres culturels. Les bulldozers israéliens ont rasé et dévasté terres agricoles, serres, vergers et cimetières. Les forces armées israéliennes ont détruit des conduites d'eau, des réservoirs et des puits, et mis hors d'usage des usines de dessalement.
Comme je l'ai écrit dans un article précédent, au cours de l'année 2024,
un nombre croissant de rapports des Nations unies, d'Amnesty International, de Human Rights Watch et de Médecins Sans Frontières (MSF) ont qualifié de "génocide" les actes d'Israël dans la bande de Gaza.
Ces rapports font suite à l'arrêt provisoire rendu en janvier par la Cour internationale de justice, qui a jugé "plausible" l'accusation de génocide portée par l'Afrique du Sud à l'encontre d'Israël. Depuis lors, les conditions de vie à Gaza se sont encore dramatiquement détériorées.
Des universitaires juifs et des spécialistes de l'Holocauste tels qu'Omer Bartov et Raz Segal ont ouvertement qualifié le massacre en cours à Gaza de "génocide".
Pourtant, comme on peut le constater, non seulement Corn mais aussi d'autres experts juridiques au sein de l'armée américaine sont parvenus à des conclusions totalement différentes, comme Jones le détaille dans son enquête.
Dans un rapport préparé pour le Jewish Institute for National Security of America (JINSA), Corn et un groupe de généraux à la retraite ont conclu que l'application par l'armée israélienne de "mesures d'atténuation des risques pour les civils" reflétait un "effort de bonne foi" pour se conformer aux lois de la guerre. Selon eux, le Hamas a systématiquement et délibérément violé ces lois.
Interrogé par Jones, Corn a déclaré qu'en dépit du niveau choquant de destruction à Gaza - qu'il a lui-même trouvé inquiétant - les accusations portées contre Israël étaient prématurées :
"Ce que je peux dire, c'est que les systèmes et les processus mis en œuvre par les forces de défense israéliennes sont très similaires à ceux que nous mettrions en œuvre dans un espace de combat similaire".
Ses évaluations et celles des généraux auteurs du rapport JINSA ne sont pas surprenantes.
Comme l'écrit Jones dans son rapport,
l'idée que "la conduite d'Israël à Gaza est conforme à l'idée que l'armée américaine se fait de ses propres obligations légales est devenue, ces dernières années, le consensus général parmi les juristes militaires américains et leurs alliés au sein de l'académie".
Préparation à la guerre contre la Chine
Pour confirmer ces propos, Jones cite une étude récente de Naz Modirzadeh, professeure à la faculté de droit de Harvard et fondatrice du programme de l'université sur le droit international et les conflits armés.
Modirzadeh écrit que le gouvernement américain est resté évasif lorsqu'il s'est agi de déterminer si Israël avait violé les lois de la guerre. Selon elle, cela n'est pas dû à une quelconque hypocrisie ou à un calcul géopolitique, mais plutôt à "une transformation plus profonde au sein de l'armée américaine et de son appareil juridique".
Ces dernières années, le ministère de la défense s'est de plus en plus intéressé à la manière dont les États-Unis pourraient mener une guerre à grande échelle contre un rival militaire doté de capacités technologiques et de combat comparables.
Dans un tel scénario, appelé dans le jargon militaire "opération de combat à grande échelle" (LSCO, large-scale combat operation), un conflit militaire extrêmement violent se déroulerait à travers de multiples domaines - aérien, terrestre et maritime. La supériorité aérienne ne serait plus garantie, les pertes pourraient se compter en centaines de milliers et des villes entières pourraient être rasées.
"En bref", écrit Modirzadeh, l'armée américaine a commencé à "se préparer à une guerre totale avec la Chine". Dans la perspective d'une telle conflagration, les experts juridiques militaires réinterprètent actuellement les lois de la guerre.
"De ce point de vue", écrit Jones, "Gaza ne ressemble pas seulement à une répétition générale du type de combat auquel les soldats américains pourraient être confrontés. Gaza est un test de la tolérance du public américain quant aux niveaux de mort et de destruction que de tels types de guerre impliquent".
Cette affirmation est doublement alarmante : premièrement, parce que ce qui se produit à Gaza n'est nullement une guerre contre une armée régulière de même niveau, mais contre une guérilla et une population civile désarmée.
Ensuite, parce que cette affirmation fait de la bande de Gaza une sorte de "laboratoire" destiné à tester les réactions de l'opinion publique occidentale à ce qui est en fait une opération d'extermination massive.
Les scénarios futurs qu'un tel raisonnement implique sont encore plus alarmants.
Comme le note Jones, depuis 2018, la stratégie de défense nationale du gouvernement américain a propulsé la concurrence entre grandes puissances - avec la Chine et la Russie en tête - au premier rang des priorités en matière de sécurité nationale, détrônant le terrorisme.
Sur la base de cette mutation, la vaste bureaucratie du Pentagone s'est lancée dans une réorganisation massive visant à redéfinir le budget de la défense, les manuels d'entraînement, les contrats d'armement et la stratégie militaire, avec le théâtre du Pacifique comme principale priorité.
Un mémo du département de la défense, révélé par le Washington Post, confirme cette dynamique en révélant des directives de l'actuel secrétaire à la défense Pete Hegseth visant à préparer les États-Unis à une guerre potentielle avec la Chine.
En 2024, les États-Unis ont déployé leur système de missiles Typhon - d'une portée d'environ 2 000 km - aux Philippines, où l'armée américaine a désormais accès à au moins neuf bases. Ces armes sont capables de frapper des villes et des bases sur le territoire chinois.
La fin de l'ère de la "retenue"
En 2021, la publication The Military Review a publié un article rédigé par deux experts juridiques de haut rang de l'armée américaine, affirmant qu'au cours des vingt dernières années, les forces américaines ont opéré dans le cadre d'une doctrine de retenue exceptionnelle.
Cela a été rendu possible par une combinaison unique de facteurs - bases sécurisées, supériorité technologique, domination aérienne et navale - qui ont permis l'élimination méthodique et "sans précipitation" des cibles ennemies. Cette pratique a culminé avec le recours aux frappes de drones télécommandés.
Les auteurs affirment que pour gagner une guerre à grande échelle, les États-Unis devront se battre selon des règles d'engagement beaucoup plus permissives.
Non seulement les conclusions, mais aussi les prémisses d'une telle affirmation sont profondément alarmantes.
Il suffit de rappeler les erreurs et imprécisions criminelles (reconnues même par des sources militaires américaines) des frappes de drones qui ont tué des centaines de civils dans des pays comme l'Afghanistan, le Pakistan, la Somalie et le Yémen.
Ou encore les milliers de morts civiles causées par les intenses campagnes de bombardement américaines pour "libérer" les villes tenues par ISIS, comme Raqqa et Mossoul, en Syrie et en Irak, ces dernières années.
Pourtant, comme le souligne Jones, l'article de la Military Review a été suivi d'un flot d'autres - articles, discours officiels et conférences - promouvant tous le même argument : l'armée américaine doit mener le prochain conflit de haute intensité selon des règles moins restrictives.
Cette orientation est déjà clairement observable dans la campagne menée par Israël à Gaza, où les dirigeants militaires ont élargi la liste des cibles autorisées et assoupli de manière drastique les restrictions concernant les victimes civiles.
Jones cite une vidéo datant du mois d'avril qui illustre à quel point les règles d'engagement de l'armée israélienne sont devenues permissives. Dans la séquence, un chef de bataillon informe ses soldats avant une opération de libération d'otages à Rafah. "Toute personne que vous croisez est un ennemi", déclare l'officier. "Si vous voyez quelqu'un, ouvrez le feu, neutralisez la menace et continuez à avancer".
Les experts juridiques de l'armée américaine poussent dans la même direction : des règles plus "souples" pour maximiser la létalité de la machine de guerre américaine.
Les directives politiques renforcent cette dynamique. Lorsqu'il a été nommé à la tête du Pentagone, Hegseth a déclaré dans un communiqué officiel son intention de "raviver l'éthique guerrière" de l'armée américaine, en mettant l'accent sur la "létalité" des forces armées.
"Nous sommes des guerriers américains. Nous défendrons notre pays", a-t-il déclaré, comme si les États-Unis se préparaient à une invasion militaire imminente.
L'arrivée du nouveau secrétaire à la défense a entraîné l'annulation des programmes du Pentagone visant à prévenir les pertes civiles dans les opérations militaires américaines.
"Mentalité de bunker" et recul démocratique
(ndr : La mentalité de bunker est un état d'esprit caractérisé par une attitude défensive, une intolérance face à la critique, une méfiance extrême et un sentiment d’être attaqué par une opposition hostile tout en étant confiné comme dans un bunker fortifié. Elle est souvent observée chez les membres d'un groupe qui se protègent de manière chauvine et se considèrent supérieurs moralement.)
Comme l'écrit Modirzadeh :
Hegseth réduit la guerre à un processus de destruction brutal et inévitable, rejette les contraintes juridiques et éthiques comme de dangereux obstacles à la victoire et dépeint les règles d'engagement modernes - en particulier celles qui mettent l'accent sur la protection des civils - comme des concessions naïves à l'opinion mondiale qui affaiblissent l'efficacité militaire des États-Unis face à des adversaires qui ne respectent pas de telles restrictions.
Ce point de vue reflète également une conception de la concurrence internationale comme un jeu à somme nulle, où l'on domine ou on est dominé - une perspective de plus en plus répandue au sein de l'establishment américain au cours des dernières années.
Les dirigeants politiques d'un pays qui, bien qu'en déclin, reste la première superpuissance mondiale, sont de plus en plus atteints de la "mentalité de bunker", étrangement similaire à celle d'Israël.
Selon cette mentalité, les États-Unis sont entourés d'ennemis et - comme l'a écrit le stratège Wess Mitchell - doivent "gérer les écarts entre [leurs] moyens limités et les menaces virtuellement infinies qui se dressent contre eux".
La notion de coexistence possible avec d'autres puissances internationales dans un monde multipolaire est largement rejetée.
Deux considérations finales découlent de tout cela. Comme l'a noté Modirzadeh, la réinterprétation juridique des lois de la guerre n'est pas un exercice purement spéculatif ; elle a des conséquences concrètes d'une grande portée.
Même si l'on espère qu'une guerre ouverte entre les États-Unis et la Chine ne se produira jamais, cette perspective entraîne un véritable chamboulement dans l'approche globale de la guerre par l'armée américaine - en termes juridiques, de formation et de planification stratégique -et déjà bien réelle.
Et cette orientation ne manquera pas d'avoir des effets concrets sur le caractère dévastateur de l'action militaire américaine dans les conflits à venir.
Cela nous amène au constat de la fragilité croissante du contrôle démocratique sur les gouvernements occidentaux. Il suffit de regarder l'Europe : la présidente de la Commission européenne (Ursula von der Leyen) a contourné le Parlement européen pour approuver la proposition législative SAFE (Safety Actions for Europe), qui autorise jusqu'à 150 milliards d'euros de prêts pour le réarmement du continent.
Compte tenu de cette fragilité et du déclin du contrôle civil des appareils militaires qui l'accompagne, l'évolution vers des guerres plus meurtrières et une moindre préoccupation quant aux dommages collatéraux et aux victimes civiles devient encore plus alarmante.
Aussi, voici donc une autre raison pour laquelle le drame de Gaza - loin d'être une crise isolée confinée à une région de conflit endémique, comme les médias voudraient nous le faire croire - est en réalité un symptôme tragique, alarmant et extrêmement dangereux de la crise civilisationnelle qui engloutit l'Occident.
Roberto Iannuzzi est un analyste indépendant spécialisé dans la politique internationale, le monde multipolaire et le (dés)ordre mondial, la crise démocratique, la biopolitique et la "nouvelle normalité pandémique".
📰 Lien de l'article original :
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Par Ulrich Fromy, le 18 mars 2025, Mises Institute
Une économie de guerre se caractérise avant tout par une préférence temporelle extrêmement élevée (c'est-à-dire une focalisation sur le présent). La conduite de la guerre exige que des ressources rares - précédemment allouées à la production de biens d'équipement ou de consommation - soient réaffectées à la mobilisation et à la préparation opérationnelle des forces de combat de la nation. Comme le Mises Institute l'a souligné, "la guerre ne peut être menée qu'avec des biens existants".
L'économie réorganise donc et "réduit" la structure globale du capital pour favoriser la production immédiate de produits finis. Le capital est alors consommé en toute hâte pour répondre à l'effort de guerre. Le travail, les ressources et les biens d'équipement sont orientés vers la production de biens de consommation, au lieu des étapes plus lointaines de la structure du capital, qui, comme indiqué précédemment, sont orientées vers l'avenir et le perfectionnement de la structure de production. Toute la structure capitaliste est bouleversée. Joseph Schumpeter l'a expliqué,
Ce n'est qu'après la guerre que notre misère nous apparaîtra dans toute son ampleur. Ce n'est qu'à ce moment-là que les machines fatiguées, les bâtiments délabrés, les terres négligées, le bétail décimé, les forêts dévastées, témoigneront de la profondeur des effets de la guerre.
Le passage à une économie de guerre orientée vers le présent conduit à ce que Salerno appelle une économie régressive, ne construisant plus pour la prospérité future mais pour la destruction présente du capital. La guerre est synonyme d'opportunités perdues, de temps gaspillé et d'abandon de l'utilisation des ressources dans des entreprises alternatives réellement productives. L'État ayant un accès privilégié aux stocks de ressources, il détruit également toute incitation pour les individus et les entreprises privées à renouveler ces stocks.
La décumulation générale du capital est donc la conclusion logique de toute économie de guerre. Impossible de ne pas penser à Frédéric Bastiat - ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas - et à toutes les opportunités et richesses perdues à jamais. Impossible aussi de ne pas souligner l'énorme hypocrisie de l'économie keynésienne qui croit que la guerre et la destruction matérielle peuvent générer de la richesse si elles mènent à la production et au plein emploi.
Financer la guerre par la fiscalité
Du point de vue de la théorie économique, un État peut parfaitement se procurer les fonds nécessaires à la réalisation de ses objectifs de guerre en augmentant les impôts et en empruntant auprès de sa population. Sur le papier, l'inflation monétaire n'est pas nécessaire.
L'imposition, qui revient à saisir le revenu disponible d'une population, prend deux formes : une réduction de la consommation des individus ou une réduction des revenus qu'ils épargnent. Ces choix reflètent un changement dans la priorité temporelle des consommateurs : là où les premiers conservent une préférence temporelle faible, les seconds adoptent une préférence temporelle plus élevée. En temps de guerre, la seconde option tend à devenir la norme, car les individus sont naturellement réticents à sacrifier leur niveau de vie habituel afin de préserver leur capacité d'épargne. Cela conduit à des taux d'intérêt plus élevés dans l'économie, l'épargne disponible sous forme de dépôts à terme étant réduite.
Il est également important de noter que la fiscalité, en réduisant le revenu disponible des individus, limite également leur capacité à dépenser ou à épargner comme ils l'entendent. Ceci, à son tour, limite la capacité du marché à allouer efficacement les ressources sur la base de la demande des consommateurs. Les impôts font un mauvais usage du capital parce que le gouvernement n'est guère incité à allouer les ressources de manière efficace et parce que ses priorités ne coïncident pas nécessairement avec celles des individus. Cette mauvaise allocation du capital nuit à la structure productive de la société dans son ensemble, et plus encore en temps de guerre, lorsque le gouvernement décide d'augmenter les impôts pour réaffecter le capital à des fins de destruction.
Salerno évoque également une alternative à l'impôt pour financer l'effort de guerre : la confiscation des biens non reproductibles autres que l'argent. On pense ici aux animaux, aux véhicules, à la nourriture, aux vêtements, etc. que l'État pourrait confisquer à sa population. Par essence, cette technique est très proche de la fiscalité, mais beaucoup moins efficace. J'en veux pour preuve l'usage qu'en ont fait les bolcheviks pendant la guerre civile russe (1917-1923), dont les résultats ont été, sans surprise, absolument désastreux.
Enfin, en temps de guerre, le caractère oppressif de la fiscalité n'est que trop visible pour une population qui peut constater de visu les effets néfastes de la guerre sur l'ensemble de la société. Une guerre trop visible devient rapidement impopulaire et sape l'enthousiasme des civils et des travailleurs. Cela peut conduire à des troubles et à un défaitisme dangereux pour l'État. L'État ne peut laisser faire cela puisqu'il est engagé dans une lutte à mort contre son rival, comme le veut la guerre totale. D'autres techniques de financement doivent être trouvées.
Financer la guerre par l'inflation monétaire
En cas d'inflation, le gouvernement décide de "monétiser" sa dette en vendant des obligations à la banque centrale. Comme elle n'a pas d'argent propre, la banque centrale imprime simplement de l'argent frais pour acheter ces obligations. Elle peut le faire sur le marché primaire, auprès du gouvernement, ou sur le marché secondaire, directement auprès des banques commerciales. De cette manière, les banquiers centraux injectent dans l'économie de l'argent créé ex nihilo et deviennent par la même occasion les principaux financiers de la guerre totale.
Comme nous l'avons déjà mentionné à propos des théories du capital et du calcul monétaire chères aux économistes autrichiens, l'argent est la marchandise la plus commercialisable dans une économie. Base du calcul monétaire, elle est "l'étoile directrice de l'action", la boussole qui guide les échanges des entrepreneurs et des particuliers et permet d'allonger la structure capitaliste de la société dans son ensemble. En optant pour l'inflation monétaire, l'État cherche avant tout à dissimuler à la population les signes trop visibles de la guerre. En d'autres termes, à cacher la hausse des taux d'intérêt, les faillites et le coût réel pour l'économie d'une augmentation massive de la préférence temporelle.
L'inflation monétaire dénature complètement la nature de la monnaie et fausse le calcul économique. La monnaie est militarisée par l'État qui l'oriente directement vers les industries militaires au lieu du reste de l'économie. Le déséquilibre résultant de cette injection monétaire se propage progressivement dans la société sous la forme d'une hausse inégale des prix. Comme l'explique à juste titre le Mises Institute, les premiers bénéficiaires de l'argent nouvellement imprimé peuvent encore acheter des biens de consommation aux prix antérieurs du marché (c'est-à-dire avant leur augmentation due à l'inflation).
Cette situation de désordre économique n'est pas nécessairement facile à identifier en temps de guerre, en raison du faux boom économique créé par l'injection massive de liquidités dans l'économie. Si l'inflation peut temporairement stimuler l'activité économique, elle conduit en réalité à une accélération de la consommation de capital. Avec le temps, elle détruit la capacité même de créer de la richesse, la valeur réelle de l'épargne et des investissements ne correspondant plus à la réalité économique du marché. L'inflation transforme l'argent en un "voile", un "dispositif de dissimulation des coûts", comme le décrit si bien Salerno.
L'économie de guerre : La voie vers le fascisme économique
La guerre implique donc une intervention massive de l'État dans l'économie, justifiée par les exigences de la guerre. Dans de nombreux cas, cependant, cette intervention se poursuit après la guerre. L'inflation monétaire utilisée pour financer les guerres peut ainsi conduire à ce que Salerno appelle le "fascisme économique" (c'est-à-dire le contrôle total de l'économie par l'État).
En temps de guerre, l'État s'est arrogé le pouvoir de prendre toutes les décisions cruciales, non seulement en matière monétaire, mais aussi en matière de fiscalité et de production. L'économie de guerre mondiale est finalement devenue une économie entièrement planifiée, une "économie fasciste" dans sa définition originale : ce ne sont plus les entreprises privées qui décident de ce qu'il faut produire, mais l'État qui décide pour elles. Cette transformation en économie fasciste va souvent de pair avec la mise en place d'un État tout-puissant, souvent sous la forme d'un État policier, nécessaire pour aspirer, confisquer et réorienter vers l'effort de guerre tous les capitaux et revenus disponibles d'une société.
Les exemples historiques ne manquent pas : l'un des plus célèbres est le tristement célèbre plan Hindenburg de l'Empire allemand pendant la Première Guerre mondiale. L'augmentation de la production militaire s'est logiquement faite au détriment de la consommation civile et en introduisant un rationnement de la population. L'auteur Günter Reiman qualifie un tel système d'"économie vampire" qui, en cas de guerre permanente et totale, consomme inévitablement tout le capital d'une société.
C'est là tout l'intérêt de ce riche chapitre de Money : Sound and Unsound Money (L'argent : L'argent sain et l'argent douteux (malsain)) : une économie de guerre, orientée vers la guerre totale, avec un seul résultat en vue - l'anéantissement total de l'ennemi - n'a d'autre choix que de vampiriser sa propre économie et de détruire le capital de ses propres citoyens.
Pour ce faire, les autorités centrales peuvent s'appuyer sur la monnaie fiduciaire, outil parfait pour cacher à l'individu le coût réel de la guerre, tout en drainant l'ensemble du capital de la nation afin de la condamner à la destruction. En résumé, la guerre est toujours un jeu à somme négative : tout le monde est perdant, y compris la nation victorieuse. Elle perd non seulement sa liberté, mais aussi sa structure capitaliste, seule garante de sa prospérité future.
Ulrich Fromy (@UlrichFromy) a étudié l'histoire à l'Université catholique de l'Ouest (Angers) et à l'Université du Maine, où il a obtenu un master en histoire de l'époque moderne et en conservation du patrimoine. Il travaille actuellement comme directeur de musée dans le nord-ouest de la France.
L'Institut Mises est une organisation à but non lucratif dont l'objectif est de promouvoir l'enseignement et la recherche sur l'école autrichienne d'économie, la liberté individuelle, l'histoire honnête et la paix internationale, dans la tradition de Ludwig von Mises et de Murray N. Rothbard. Apolitiques, non partisans et non PC, nous prônons un changement radical du climat intellectuel, loin de l'étatisme et en faveur d'un ordre fondé sur la propriété privée. Nous croyons que nos idées fondamentales ont une valeur permanente et nous nous opposons à tous les efforts de compromis, de vente et d'amalgame de ces idées avec des doctrines politiques, culturelles et sociales à la mode, contraires à leur esprit.
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