❖ Des relents de 1984 - Telepolis supprime ses propres archives
On ne peut que spéculer sur les raisons de la purge & de l'orientation rédactionnelle vers le courant dominant de Telepolis, sans aucun doute un tournant pour les médias alternatifs en Allemagne.
Des relents de 1984 - Telepolis supprime ses propres archives
Par Jens Berger, le 9 décembre 2024, NachDenkSeiten
Lorsque Telepolis a vu le jour en 1996, l'expression "médias alternatifs" n'existait même pas. Tout comme NachDenkSeiten, le magazine en ligne appartenant à la maison d'édition Heise faisait partie des pionniers d'une presse politique et journalistique qui offrait la possibilité de s'exprimer sur des faits et des opinions ne s'inscrivant pas dans le courant dominant. Cet héritage culturel appartient désormais à l'histoire. Dans le cadre d'une "offensive qualité" - terme qui à lui seul pourrait être emprunté à 1984 de George Orwell - Telepolis a désormais supprimé du web tous les articles parus avant 2021 - soit plus de 50 000 contributions. En 2021, le nouveau rédacteur en chef Harald Neuber, également responsable de cette opération de suppression, a pris les rênes. J'ai moi aussi travaillé pour Telepolis par le passé et je considère cette procédure scélérate comme une honte.
Si je peux travailler aujourd'hui comme journaliste, c'est aussi grâce à deux personnes : Florian Rötzer et Thomas Pany, alors respectivement rédacteur en chef et rédacteur du magazine en ligne Telepolis. Lorsque, en 2006, j'ai quitté mon ancien emploi dans la communication d'entreprise, exaspéré, et que je me suis lancé dans le journalisme indépendant, ce fut une action kamikaze, surtout d'un point de vue financier, car il n'est pas facile pour un novice de vendre ses écrits. Sans Telepolis - et plus tard Der Freitag - ma "carrière" dans la profession de chroniqueur serait sans doute terminée depuis longtemps, avant que je ne rejoigne NachDenkSeiten en 2011, d'abord comme pigiste puis comme rédacteur. Pour cela, je reste à jamais reconnaissant envers Telepolis et mes deux "tuteurs" de l'époque.
Au cours des cinq années durant lesquelles j'ai travaillé comme auteur indépendant pour Telepolis, j'ai contribué à plus de 100 publications. Parmi elles, de nombreux articles de fond sur la crise financière de 2007/2008, une série détaillée sur la faillite de Hypo Real Estate*, une autre sur la crise de l'euro qui débutait à l'époque, mais aussi des reportages fouillés comme celui sur le lanceur d'alerte Rudolf Elmer, qui a ébranlé la République à l'époque avec ses "données sur l'évasion fiscale" et s'est retrouvé lui-même dans le collimateur des banques suisses. Même si, comme chacun sait, l'éloge de soi-même a mauvaise grâce, je dois dire que je suis tout à fait fier de ces "premières œuvres".
* ndr : HypoRealEstate est une banque allemande spécialisée dans le financement de l'immobilier, qui faisait partie de l'indice DAX. Dans le cadre de la crise des subprimes, Hypo Real Estate, est sauvée de la faillite par un consortium de banques allemandes associé au gouvernement. Mais le 4 octobre, le consortium retire son offre de soutien - dont le montant représentait 35 milliards d'euros, jugeant son coût total plus élevé que prévu et la banque a été entièrement nationalisée en 2009.
L'actuel rédacteur en chef de Telepolis n'est apparemment pas de cet avis. Si l'on veut aujourd'hui consulter ces articles sur le site de Telepolis, on obtient seulement l'indication suivante : "ce texte ne sera plus mis à disposition", car il ne correspond pas au "modèle éditorial" auquel Telepolis s'est engagé en 2022. Et cela ne concerne pas seulement les articles de ma plume, mais tous (!) ceux publiés avant 2021 sans exception - donc aussi les articles de la rédaction de l'époque et des pièces de grande valeur culturelle et historique comme celles du célèbre écrivain de science-fiction polonais Stanislaw Lem, dont de nombreux essais ont été publiés sur Telepolis depuis 1997, hormis deux textes posthumes publiés en 2021 qui ont survécu à la grande purge. De même, le fait qu'un rédacteur en chef purge tous les articles de son prédécesseur est sans doute un acte unique dans l'histoire des médias. Seuls les talibans ont procédé à une telle destruction de l'héritage culturel.
L'explication du rédacteur en chef de Telepolis, Neuber, est involontairement cocasse en de nombreux moments. On y lit par exemple qu'il n'est "pas possible d'exclure d'éventuelles violations du droit d'auteur" dans les anciens articles, dans la mesure où "le traitement du matériel protégé par le droit d'auteur était plus souple aux débuts de l'Internet" et que des avertissements menacent désormais. C'est vrai. Ce problème, NachDenkSeiten le connaît aussi - sauf qu'il ne nous serait jamais venu à l'idée de supprimer toutes nos archives pour cette raison. Nous avons effectué un travail de longue haleine en triant manuellement les anciens fichiers médias susceptibles de poser problème en termes de droits d'auteur, mais les articles dans lesquels ces images apparaissaient sont bien entendu toujours en ligne. Neuber écrit en outre que l'une des raisons de la "mise hors ligne" des articles réside dans le fait que "les images [dans les anciens articles] ne sont jamais accessibles et ne sont donc pas accessibles à tous les lecteurs", ce qui semble involontairement comique pour expliquer la purge.
Neuber annonce également la réapparition de "nombreuses perles d'archives", tout en précisant : "Nous allons systématiquement et le plus rapidement possible passer en revue les anciens contenus et - dans la mesure où ils offrent encore une valeur ajoutée - les évaluer et les retravailler selon nos critères de qualité". Les articles déjà évalués et éventuellement retravaillés à l'époque par la rédaction et le rédacteur en chef doivent donc être à nouveau évalués et retravaillés par le nouveau rédacteur en chef ? Où se situe la limite entre réécrire des histoires et réécrire l'histoire ?
Même si la suppression de l'ensemble des archives est critiquable, elle n'a pas été une surprise totale. Depuis le départ de Florian Rötzer, cofondateur et rédacteur en chef de longue date de Telepolis, le magazine a nettement perdu de son mordant. Alors que Telepolis était auparavant une épine critique dans le pied des puissants et - comme les NachDenkSeiten - un correctif au courant dominant, il s'efforce depuis visiblement d'être "pondéré", arrondissant les angles et décrivant cela extérieurement comme une orientation vers des standards journalistiques.
Certes, tous les articles historiques n'auront pas répondu à ces normes - mais ça aussi, c'est de l'histoire culturelle. Telepolis a été lancé comme une expérience de politique médiatique. Pour ceux qui veulent savoir comment la culture allemande du net s'est développée au cours des premières années du journalisme en ligne, Telepolis était probablement la meilleure source primaire. Ce ne sont pas seulement les "bons" textes de grande qualité journalistique - qui ont tous été supprimés - mais aussi les articles peut-être un peu bizarres d'un point de vue actuel qui sont culturellement précieux. Il ne viendrait en effet à l'idée de personne de détruire les premières œuvres, certes imparfaites, de peintres, d'écrivains ou de compositeurs, parce qu'elles ne correspondent pas à des standards de qualité ultérieurs.
On ne peut que spéculer sur les raisons de ce grand ménage et de l'adaptation de l'orientation rédactionnelle au courant dominant. L'évolution suivie par Telepolis est lamentable et représente sans aucun doute un point de bascule pour les médias alternatifs en Allemagne. Mais soyez sûr que le NachDenkSeiten ne suivra pas cette voie.
Jens Berger est journaliste indépendant, blogueur politique de la première heure et rédacteur en chef de NachDenkSeiten. Il traite et commente des sujets de politique sociale, économique et financière. Berger est l'auteur de plusieurs ouvrages de fond, comme "Der Kick des Geldes" (2015) (Le frisson de l'argent) et le best-seller du Spiegel "Wem gehört Deutschland ?" (2014) (À qui appartient l'Allemagne ?).
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RIP the original Telepolis.