♟ "Washington bullets", l'hymne anti-impérialiste du groupe The Clash
Comment une seule chanson peut-elle en dire autant sur l'impérialisme états-unien et ses méfaits durant des décennies
Washington bullets, l'hymne anti-impérialiste des Clash
Entre 2013 et 2022, 68% des armes livrées à l’État d’Israël, qui commet actuellement un des pires massacres de populations civiles au 21ème siècle, provenaient des États-Unis. Parfois les États-Unis font la guerre directement en envoyant eux-mêmes des bombes et des soldats pour défendre ce qu’ils considèrent être l’intérêt des capitalistes américains, parfois ils la font indirectement par la vente d’armes, la corruption ou les coups tordus. Mais in fine ce sont les “Washington bullets” (les balles de Washington) qui tuent les aspirations populaires, pour reprendre le titre de la chanson des Clash qui nous intéresse aujourd’hui.
Par Rob Grams, le 12 avril 2024, Frustration Magazine
The Clash est un des groupes fondateurs du punk britannique. Active de la deuxième moitié des années 1970 jusqu’à la première moitié des années 1980, la bande affichait fièrement un positionnement politique contestataire et révolutionnaire. Fin 1979, sortait l’album qui donne au groupe une nouvelle dimension : London Calling, leur plus grand succès commercial et critique.
Sandinista!
Mais l’année suivante, en 1980, le groupe produisait leur quatrième album Sandinista! sur laquelle figure Washington Bullets.
Le titre est une référence explicite à la révolution populaire sandiniste s’étant déroulée au Nicaragua en 1979.
Le terme sandiniste vient lui-même d’Augusto C. Sandino qui fut le leader d’une rébellion contre l’occupation du Nicaragua par les États-Unis entre 1927 et 1933 et qui est considéré comme un héros de la résistance à l’impérialisme américain dans de nombreux pays d’Amérique latine.
Sur le plan musical, les Clash continuent de s’éloigner du punk pur et dur pour le mêler à d’autres genres et explorer d’autres influences, en particulier le reggae.
C’est sur sa face 4 de l’album qu’apparaissait Washington Bullets, une critique virulente de l’action de l’impérialisme nord-américain en Amérique latine.
1973 : le coup d’État de Pinochet au Chili, soutenu par les États-Unis
Dès le deuxième couplet, la chanson évoque la façon dont les États-Unis ont, via la CIA, détruit les aspirations populaires au Chili.
As every cell in Chile will tell (Comme chaque cellule du Chili le dira) The cries of the tortured men (Les cris des hommes torturés) Remember Allende, and the days before (Souviens-toi d’Allende, et des jours d’avant) Before the army came (Avant l’arrivée de l’armée)
Les Clash parlent ici du coup d’État de Pinochet au Chili.
Élu en 1970 grâce à une alliance de la gauche, Salvador Allende a tenté une approche originale de transition démocratique et pacifique vers le socialisme. Se faisant il s’est mis à dos des ennemis surpuissants, qu’il n’avait pas les moyens de combattre, à savoir sa propre classe capitaliste mais également les États-Unis. Pendant ses trois années au pouvoir, la CIA n’a cessé de comploter contre lui, jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973, date où le sanguinaire général Pinochet a pris le pouvoir, contraignant Allende au suicide. Ce dernier a immédiatement mis en place un terrorisme d’État d’une extrême brutalité, faisant torturer des dizaines de milliers d’opposants et en assassinant plus de 3 000.
À la fin du couplet, les Clashs invoquent la figure du chanteur populaire chilien Victor Jara et pointent la responsabilité directe des États-Unis dans l’instauration de la dictature :
Please remember Victor Jara, (S’il vous plait n’oubliez pas Victor Jara) In the Santiago Stadium, (Au Stade Santiago) Es verdad – those Washington Bullets again (C’est vrai – encore ces Washington Bullets)
Victor Jara était un des chanteurs les plus populaires de la "révolution culturelle" chilienne qui a accompagné la victoire d’Allende. Il fût horriblement torturé, en public, puis criblé de balles alors qu’il était détenu au stade de Santiago, quelques jours après le Coup d’État.
Les incessantes tentatives américaines de coups d’Etat contre Fidel Castro
Le 3ème couplet est lui consacré aux ingérences américaines à Cuba.
And in the Bay of Pigs in 1961, (Et dans la Baie des Cochons en 1961) Havana fought the playboy in the Cuban sun, (La Havane a combattu les “playboys” sous le soleil cubain)
En 1959, les révolutionnaires cubains, menés par Fidel Castro et Che Guevarra, parviennent à renverser le dictateur Batista. Ils mettent alors en œuvre une réforme agraire afin de nationaliser les terres des grands propriétaires, ainsi qu’une politique d’émancipation vis-à-vis de l’emprise des entreprises américaines en particulier sur les terres arables, les mines et raffineries. Pour faire face à l’immédiate hostilité des nords-américains, Cuba tente un rapprochement avec l’URSS.
Dès l’année 1960, les Etats-Unis et leur président Eisenhower (1953-1961) fomentent avec la CIA un coup d’État afin de replacer au pouvoir à Cuba des pions corrompus plus favorables aux intérêts des capitalistes nord-américains. L’objectif était de faire croire à un conflit interne en formant et utilisant des cubains exilés, ainsi qu’en déguisant grossièrement des engins américains.
L’opération est lancée le 17 avril 1961 : environ 1 400 exilés cubains, accompagnés de bombardiers américains, débarquent à Cuba, sur la "Baie des cochons" dans le but de renverser le régime castriste. Fidel Castro déclare alors : "Ce que les impérialistes ne peuvent nous pardonner, c’est d’avoir fait triompher une révolution socialiste juste sous le nez des États-Unis". Cette opération restera dans l’histoire de la CIA comme un de ses plus grands fiascos : cette invasion grotesque et mal préparée n’entraina aucun soulèvement populaire, et les troupes révolutionnaires n’eurent aucun mal à mater l’armée anti-castriste. Au sein de celle-ci 114 furent tués et 1 197 furent faits prisonniers. Ces derniers furent toutefois rapidement libérés par le régime castriste en échange de nourriture et de médicaments. Le nouveau président Kennedy (1961-1963) fut lui rapidement contraint de reconnaître l’implication complète des États-Unis qui, jusque là, avait été niée.
À partir de ce moment, l’existence même de Fidel Castro devint pour les États-Unis une provocation avec laquelle ceux-là devaient en finir.
Les Clash ne s’y trompent donc pas quand ils affirment :
Those Washington bullets want Castro dead (Ces balles de Washington veulent la mort de Castro)
Et pour cause, comme l’expliquait Le Monde, la CIA a essayé d’assassiner Fidel Castro pas moins de 638 fois : "Stylo et cigares empoisonnés, LSD, poison pour faire tomber sa barbe… La CIA a tout essayé pour tuer ou faire disparaître le dirigeant cubain" précise le journaliste.
Quoique l’on pense du castrisme, et parfois à raison, de sa révolution inachevée, de ses insuffisances démocratiques, la mort de vieillesse de Fidel Castro en 2016 fut de ce point de vue une victoire anti-impérialiste et un pied de nez aux coups tordus de la CIA.
Les américains en sont désormais pathétiquement réduits à mettre en scène leurs fantasmes d’assassinats de Fidel Castro en opérations cachées dans le jeu vidéo Call of Duty : Black ops…
Toutefois l’oppression américaine contre Cuba n’a jamais vraiment cessé puisque l’île est soumise à un blocus unilatéral depuis plus de 60 ans, qui détruit son économie, empêche son plein développement et condamne de larges pans de la population cubaine à la pauvreté. Ce blocus, parfaitement ignoble et illégal dans le droit international, est chaque année dénoncé par l’ONU. En novembre 2023 ce sont 187 États membres qui demandaient la levée du blocus. Seuls les États-Unis et Israël s’y sont opposés, tandis que l’Ukraine s’est abstenue.
La révolution sandiniste de 1979 : une exception à la règle ?
Quand Sandinista!, l’album des Clash sort, nous sommes en 1980, soit quelques mois seulement après la révolution sandiniste au Nicaragua.
Les Clash sont donc assez enthousiastes et attribuent, en partie à raison, le succès de la révolution à l’absence d’intervention des États-Unis :
For the very first time ever (Pour la toute première fois) When they had a revolution in Nicaragua, (Quand ils ont eu une révolution au Nicaragua) There was no interference from America (Il n’y a eu aucune ingérence de l’Amérique) (…)
Well the people fought the leader, (Eh bien, le peuple a combattu le leader) And up he flew… (Et il s’est envolé…) With no Washington bullets what else could he do? (Sans les balles de Washington, que pouvait-il faire d’autre ?)
En effet, en juillet 1979, le FSLN (Front sandiniste de Libération Nationale) est parvenu à renverser le dictateur Somoza. La dynastie Somoza faisait régner la dictature et une corruption généralisée sur le Nicaragua depuis des décennies. Parmi ses faits d’armes, Anastasio Somoza avait détourné des fonds internationaux destinés à la reconstruction après un terrible tremblement de terre en 1972.
Le régime était d’une telle brutalité qu’il s’est mis temporairement à dos les États-Unis. En juin 1979, alors que le journaliste Bill Stewart, âgé de 37 ans, couvre l’insurrection sandiniste, il est brutalement assassiné par la garde nationale. Cette erreur coûte cher au régime Somoza puisque le président Carter (1977-1981) réagit fermement en suspendant le soutien américain… une aubaine pour les sandinistes.
Une fois au pouvoir, les sandinistes lancent une grande campagne d’alphabétisation et initient une réforme agraire d’ampleur avec la mise en place de coopératives agricoles, de fermes d’État et de contrôle des prix.
Toutefois ce que ne pouvaient pas encore anticiper les Clash, c’est, qu’évidemment, même temporairement contrariés par l’exécution abjecte d’un de leurs journalistes, les États-Unis n’allaient pour autant pas accepter passivement la mise en place d’un régime socialiste susceptible d’une part de contrarier leurs intérêts dans la région et d’autre part de donner des idées à d’autres peuples…
C’est ainsi que très rapidement les États-Unis se mirent à soutenir activement les "contras" (contre-révolutionnaires), milices fascisantes et criminelles, afin d’alimenter la guerre civile (qui fit près de 30 000 morts) et renverser à terme les sandinistes.
Parmi les manières de soutenir les contras, la CIA les laissa exporter du crack vers les ghettos afro-américains – ce qui avait le double avantage d’à la fois financer ces milices tout en affaiblissant durablement la contestation politique dans les quartiers noirs. Ce scandale fut dévoilé dans un rapport du Sénat américain en 1989 puis dans une série d’articles du journaliste Gary Webb en 1996 dans le San Jose Mercury News. Ce dernier sera retrouvé quelques années plus tard avec deux balles dans la tête.
Le soutien aux contras fut l’occasion d’un autre scandale d’ampleur : l’"Irangate". Alors que l’Iran de l’ayatollah Khomeini était sous embargo et que les diplomates américains faisaient la leçon au monde entier pour qu’ils ne vendent plus d’armes au régime, les États-Unis livraient secrètement, entre 1984 et 1986, des armes à l’Iran via un réseau de contrebande ("the Enterprise") avec Israël servant d’intermédiaire, puis utilisaient les fonds pour financer les contras (à qui ils livraient également des armes). Se faisant l’administration Reagan (1981-1989) violait une deuxième loi, puisque le Congrès américain avait voté un texte interdisant formellement le soutien américain à ces milices (le "Boland Amendment"). Les principaux coupables furent finalement graciés plus tard par le président George H.W Bush (1989-1993).
En octobre 1986, le Congrès rétablit l’autorisation d’aider militairement les contras. Le président du Nicaragua, Daniel Ortega dira alors de Ronald Reagan qu’il "a signé une loi de mort, une loi terroriste, une loi d’assassinat de femmes et d’enfants, des jeunes du Nicaragua".
L’impérialisme n’est pas qu’une affaire américaine
Quand on dénonce les coups tordus des États-Unis et leurs interventions extérieures, on est souvent assez bêtement accusés de faire de "l’anti-américanisme" ou repeint en soutien d’on ne sait quel autre régime ou idéologie. Il s’agit en réalité d’un souci pour le droit international ainsi que pour le respect de la souveraineté des peuples, de leur liberté à disposer d’eux-mêmes.
Dans son dernier couplet, les Clash évoquent d’autres cas d’interventions impérialistes, et notamment celui de la Russie :
N’ if you can find a Afghan rebel (et si tu peux trouver un rebelle afghan) That the Moscow bullets missed (Que les balles de Moscou ont manqué) Ask him what he thinks of voting Communist… (Demandez-lui ce qu’il pense du fait de voter communiste…)
Un point d’actualité car l’invasion russe en Ukraine doit être rattachée à une longue histoire d’invasions russes au 20ème siècle. En 1979, l’Union soviétique envoie des troupes à Kaboul pour tenter de maintenir au pouvoir le gouvernement communiste et garder l’Afghanistan dans sa sphère d’influence, contre la volonté de la population. Il fera face à la résistance armée, sous équipée mais déterminée, des moudjahidines, engagés dans une guerre de guérilla rappelant la situation au Vietnam et, elle, soutenue opportunément par les États-Unis. La guerre s’est conclue par le départ des soviétiques à partir de 1988 et une population russe mécontente du retour des cercueils des soldats…
Plus tard ce seront les États-Unis qui envahiront l’Afghanistan, combattant contre ses alliés d’antan.
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