❖ Retailleau, Genetet & la parole magique
Repris en boucle, "Rétablir l’ordre" pour l’un, "élever le niveau" pour l’autre, nous promettant du sang & des larmes en bons pères fouettards qu’ils sont. Un message à l’égard de cet électorat du RN.
Retailleau, Genetet & la parole magique
Bruno Retailleau et Anne Genetet se sont tous deux récemment fait remarquer pour une petite phrase reprise en boucle et qui reposent toutes deux sur un procédé similaire. Il s’agit, en guise de programme, de répéter trois fois la même formule. Ces formules chocs méritent une double analyse.
Par Pétrus Borel, professeur de français en lycée, le 13 octobre 2024, Blog Mediapart
Bruno Retailleau et Anne Genetet, respectivement ministre de l’intérieur et ministre de l’éducation nationale du nouveau gouvernement de Michel Barnier, se sont tous deux récemment fait remarquer pour une petite phrase reprise en boucle et qui reposent toutes deux sur un procédé similaire. Il s’agit, en guise de programme, de répéter trois fois la même formule. "Rétablir l’ordre" pour le ministre de l’intérieur, et "élever le niveau" pour la ministre de l’éducation nationale.
Ces formules chocs, évidemment calibrées pour une reprise sur les réseaux sociaux (à ce sujet, je renvoie le lecteur à l’analyse que j’avais pu faire de l’influence des réseaux sociaux sur la parole médiatique) méritent une double analyse : analyse de l’énoncé en lui-même et analyse de sa répétition.
Prosodie et rhétorique
Sur le plan grammatical, les deux énoncés sont construits exactement de la même façon : un verbe à l’infinitif suivi d’un complément d’objet direct. Il y aurait évidemment une première remarque à faire sur le fait qu’il y a dans ce type de formulation la disparition d’un élément essentiel de toute proposition : celle d’agent. L’agent est ce qui accomplit l’action impliquée par le verbe. Il correspond le plus souvent au sujet grammatical, mais pas nécessairement (dans une tournure passive, il est exprimé par le complément d’agent, le sujet étant alors ce qui subit l’action). Il s’agit donc dans les deux cas d’une action sans agent qui s’accomplirait toute seule et qui ne nécessiterait pas la mise en place de moyens humains pour devenir effective. Là où le NFP parle de recrutements supplémentaires (police judiciaire, police de proximité, postes d’enseignants), nos deux ministres font comme s’il suffisait d’évoquer des actions pour qu’elles s’accomplissent, comme par magie.
On notera également que l’infinitif est la forme non actualisée du verbe : elle permet d’éviter la question de la temporalité. Quand l’ordre aura-t-il été rétabli ? Quand aura-t-on élevé le niveau ? On ne le saura pas d’autant plus que l’énoncé n’évoque absolument rien des autres circonstances. Où ? Comment ? Pourquoi ? Ce sont des questions qu’aucun des deux ministres n’entend se poser et auxquelles ils n’ont par conséquent pas à répondre.
Sur le plan rhétorique cette construction en deux éléments permet de produire un effet oratoire avec une division de l’énoncé en deux éléments que l’on appelle protase et apodose. Cette division de la phrase en deux permet de créer un forme de suspense (Que va-t-on rétablir ? Que va-t-on élever?) propre à maintenir l’attention. Le rapport entre la protase et l’apodose permet de créer des effets de rythme qui vont influer sur la perception de l’énoncé : lorsque la protase est moins longue que l’apodose, on parle de cadence majeure ; lorsque c’est l’inverse, il s’agit d’une cadence mineure.
Or, en observant nos deux énoncés, on constatera que, s’ils sont semblables au niveau grammatical, ils s’opposent quant à la prosodie. L’énoncé de Bruno Retailleau est en effet constitué d’une protase de trois syllabes et d’une apodose d’une seule syllabe, ce qui produit un effet de cadence mineure, là où l’énoncé de Anne Genetet est constitué d’une protase de deux syllabes (on constatera qu’elle prononce él’ver et non élever, pratiquant ce qu’on appelle une syncope) suivi d’une apodose de trois syllabes, produisant ainsi un effet de cadence majeure.
Cette différence, aussi minime puisse-t-elle sembler, n’est pas neutre et traduit à mon avis assez bien la différence idéologique qui sépare Bruno Retailleau d’Anne Genetet. La cadence mineure traduit une réduction, une contrainte, un empêchement. C’est parfaitement conforme au discours tenu par les Républicains, et en particulier par Michel Barnier, qui nous promettent du sang et des larmes en bons pères fouettards qu’ils sont ou en tout cas qu’ils veulent paraître. Le programme des Républicains, c’est moins de tout : moins d’immigrés, mais aussi moins de dépenses, moins de services publics, moins de prestations sociales… La cadence majeure quant à elle produit un sentiment d’expansion, d’enthousiasme, d’avancée. Parfaitement conforme au discours du macronisme qui cherche à dissimuler ses relents réactionnaires derrière l’apparence d’un discours progressiste. Le choix des verbes traduit également cette opposition apparente : là où Retailleau utilise rétablir, un verbe avec un préfixe réitératif qui implique un retour à un état antérieur, Genetet, alors qu’elle aurait pu choisir relever ou redresser, préfère le verbe élever qui évoque un mouvement ascensionnel à caractère progressiste.
Magie du chiffre trois dans la littérature populaire
Voilà pour le programme : attendre qu’une action se produise comme par magie sans se donner les moyens de la faire advenir. Mais alors pourquoi le répéter trois fois ?
D’abord parce que c'est un effet rhétorique. Il s’agit en effet d’un rythme ternaire, considéré par les rhéteurs comme plus stable que le rythme binaire qui donne le sentiment d’une phrase inachevée. Peut-être y faut-il voir une influence du philosophe allemand Hegel sur le développement de la pensée occidentale avec les trois mouvements d’un raisonnement que l’on retrouve dans le plan canonique de la dissertation : thèse, antithèse, synthèse (pour une analyse plus détaillée du raisonnement hegelien, je renvoie le lecteur à ma note sur le "en même temps macroniste"). On remarquera cependant que si vous répétez trois fois la même chose, la progressivité du raisonnement s’annule (ainsi que le raisonnement lui-même, nous y reviendrons).
Ensuite parce que trois est un chiffre qu’on trouve abondamment dans la littérature populaire, contes et chansons, et qui semble doué de vertus magiques. L’idée est qu’il faut répéter une action trois fois pour qu’elle finisse par aboutir : c’est le cas dans le conte des trois petits cochons où c’est la troisième maison qui offre un abri certain aux petits cochons, c’est le cas aussi dans Cendrillon où l’héroïne va trois fois au bal avant que le prince ne puisse retrouver sa trace et où le prince emmène trois fois une fiancée sur son cheval avant de trouver la bonne (je parle évidemment de la version des frères Grimm, Perrault, dans un effort de rationalisation contraire à la logique des contes ayant estimé que trois fois, c’était une fois de trop). On ne compte pas les contes où une créature merveilleuse ou un génie accorde trois souhaits au héros ou à l’héroïne (où généralement les deux premiers souhaits ne sont que des essais infructueux avant le troisième qui apportera le véritable changement)...
On retrouve ce fétichisme du chiffre trois dans la Bible en général et dans le Nouveau testament en particulier : il y a trois rois mages (en fait les Évangiles ne précisent pas leur nombre, mais comme ils apportent trois présents on en a déduit qu’ils étaient trois), Saint Pierre renie trois fois Jésus au jardin des oliviers, trois jours se passent avant la résurrection de Jésus, trois femmes le voient vivant avant qu’il apparaisse aux apôtres… Et je ne parle évidemment pas de la sainte trinité et de la symbolique du chiffre trois comme représentation de Dieu et du divin.
L’ordre et les trois ordres
Cette fétichisation du chiffre trois ne vient pas de nulle part. C’est en effet un des fondements de la civilisation indo-européenne. Georges Dumézil qui s’est intéressé à l’ensemble des peuples indo-européens a en effet identifié une constante aussi bien dans l’organisation sociale que dans le panthéon de ces peuples : celle d’une tripartition ou trifonctionnalité entre ceux qui prient ou oratores (les prêtres, et autres fonctions intellectuelles), ceux qui combattent ou bellatores (les guerriers qui détruisent l’ennemi), ceux qui produisent ou laboratores (les agriculteurs, éleveurs, artisans, mais aussi commerçants). On retrouve cette tripartition dans les différents castes de la société indienne et évidemment dans la trinité divine composée de Brahma le créateur, Vishnu le protecteur et Shiva le destructeur. On retrouve également cette tripartition dans la société d’ancien régime constituée de trois ordres : la noblesse (bellatores), le clergé (oratores), et le tiers état (laboratores). On constatera que la plupart de ces sociétés comprenait une partie de la population qu’on excluait du reste de la communauté parce que perçus comme étrangers : ce sont les intouchables de la société indienne, ce sont les Juifs dans les sociétés occidentales. On fera assez facilement le lien avec les migrants dans le discours de Bruno Retailleau.
Comment passe-t-on des trois ordres à l’ordre ? Commençons d’abord par observer que ce terme d’ordre ne veut pas dire grand-chose. Le philosophe Bergson faisait remarquer qu’il y a toujours un ordre à partir du moment où plusieurs éléments existent et entrent en relation et que ce qu’on appelle désordre n’est rien d’autre qu’un ordre qui ne correspond pas à nos représentations. D’ailleurs, pour prendre un exemple, le monde des trafiquants de drogue est parfaitement ordonné et répond à des valeurs que n’importe quel militant du rassemblement national ou des Républicains considère a priori comme positives : respect de la hiérarchie, respect de la parole donnée, valorisation de la figure du commerçant (le dealer de drogue) par opposition au fonctionnaire (le policier) qui ne fait qu’entraver le développement de la libre entreprise par un poids excessif des normes et des règlementations…
Donc, lorsque Retailleau parle d’ordre, il ne parle pas de l’ordre en général mais d’un ordre en particulier. À vrai dire, le terme ordre a une histoire dans l’Histoire de France. Il est associé au "parti de l’ordre", nom d’une formation politique créée sous la deuxième République et dominée par la figure d’Adolphe Thiers, le futur bourreau de la Commune. Ce parti était monarchiste et s’opposait dans une certaine mesure aux partis républicains. Il s’agissait de revenir à l’ordre antérieur en abolissant le désordre causé par la Révolution de 1848. Le but en était donc de revenir à une société d’ancien régime où chacun resterait à sa place.
C’est cela, me semble-t-il, qu’on entend dans le discours de Bruno Retailleau : que chacun reste à sa place, pauvres d’un côté, riches de l’autre. Bien sûr, Retailleau semble se souvenir in extremis, qu’il fait partie du parti des Républicains et qu’à ce titre, il est censé revendiquer les valeurs de la République, aussi rapproche-t-il dans son discours sa répétition du mot ordre de la formule trinitaire instaurée par la Révolution : rétablir l’ordre, ce serait défendre la liberté, l’égalité et la fraternité. À vrai dire ce rapprochement est poussif et laborieux : l’élocution est hésitante, le propos confus pour ne pas dire incompréhensible (Il évoque "la loi du plus fort [qui] s’exerce contre le plus faible", sans qu’on comprenne si c’est ce qu’il souhaite ou ce qu’il combat), d’ailleurs cette partie-là du discours n’a été reprise par personne, parce que personne n’y croit à commencer par Retailleau lui-même.
Ressusciter les morts
Je l’ai déjà dit et je le redis : le choix du verbe rétablir n’est pas neutre, en cela qu’il présuppose un ordre présent dans un passé plus ou moins lointain qui aurait disparu pour laisser place au désordre. Évidemment après une première partie de discours passée à faire l’éloge de son prédécesseur, l’expression fait tiquer : s’il n’y a plus d’ordre qui doit-on en tenir comptable si ce n’est celui qui jusque là était censé faire régner l’ordre, à savoir Gérald Darmanin ? En fait la droite de gouvernement se trouve confrontée à une impasse du simple fait qu’elle est au gouvernement : pour pouvoir justifier toujours plus de répression et de coercition, elle est obligée de jouer sur la peur en insistant sur le fait que la situation est catastrophique, avouant ainsi implicitement que son action antérieure qui reposait exactement sur les mêmes ressorts n’a pas été efficace. On peut observer exactement le même mécanisme en ce qui concerne la situation économique : le bilan de Bruno Le Maire est formidable, mais en même temps, la situation des finances est absolument désastreuse.
Ce retour d’un ordre antérieur qui surgirait du passé évoque irrésistiblement une autre croyance associée au chiffre trois. C’est Anne Ubersfeld qui l'évoque dans le Roi et le bouffon, son livre sur les drames de Victor Hugo, à propos, dans Ruy Blas, du retour du personnage de Don César que tout le monde croyait mort. Pour faire revenir un mort à la vie, il faudrait l’appeler trois fois par son vrai nom. On connaît les légendes urbaines de Bloody Mary ou de Candyman qui jouent sur cette superstition pour faire naître la peur chez les auditeurs ou les spectateurs.
On peut considérer qu’avec ce gouvernement Barnier (qui intervient en troisième option après les propositions Castets et Cazeneuve), nous avons de fait un gouvernement de morts vivants, autant de personnalités issues de formations politiques moribondes qui proposent comme solutions à la crise que nous traversons des idées issues d’un passé révolu. Insistons sur le fait que ce nous propose Retailleau, à savoir rétablir dans le présent un passé fantasmé a déjà constitué le programme politique d’un certain nombre de formations ou de mouvements avec le succès qu’on connaît : retour au Reich millénaire des nazis, réinstauration du califat par l’État Islamique, et encore actuel, retour aux frontières du royaume antique d’Israël voulu par l’extrême-droite israélienne et dont Netanyahou semble avoir fait son objectif.
Vouloir faire revenir le passé n’est jamais une bonne chose. C’est ce que nous apprend le conte d’horreur la patte de singe de l’auteur anglais Jacobs. Dans ce conte, un couple se voit offrir une patte de singe qui leur permet de réaliser trois vœux. Ils commencent d’abord par demander une importante somme d’argent. Il obtiennent cette somme d’argent mais parce qu’il s’agit d’une compensation liée à la mort de leur fils, tué sur le lieu de son travail. Comme deuxième vœu, ils demandent que leur fils ne soit pas mort. Ils entendent alors un être qui frappe à leur porte dont ils comprennent qu’il s’agit de leur fils sorti de sa tombe. Finalement, ils se décident à le renvoyer là d'où il vient au moyen du troisième et dernier vœu.
Tautologie et haine du raisonnement
Vouloir faire revenir le passé, ce serait donc inviter la mort à sa table. Mais on peut néanmoins comprendre que dans des temps incertains où l’avenir semble sombre, ce soit une tentation à laquelle on puisse succomber. C’est la promesse fallacieuse que le Rassemblement National entretient à l’égard de ses électeurs : tout redeviendra comme avant sans que vous ayez à faire d’efforts. Il s’agit évidemment d’une illusion qu’un simple raisonnement permet de dissiper.
Mais c’est précisément là la difficulté : l’électeur du rassemblement national se méfie des raisonnements. Pour lui, le raisonnement se présente essentiellement sous la forme de grandes phrases creuses qui n’ont d’autre but que de l’embrouiller. Toute pensée un peu élaborée prend pour lui l’apparence d’un sophisme, habitué qu’il est à ce que des experts autoproclamés lui expliquent à grands renforts d’arguments spécieux qu’il ne peut plus continuer à vivre comme il en avait pris l’habitude. Il ne peut par conséquent admettre d’affirmations que sous la forme d’évidences immédiatement compréhensibles où n’entrerait aucun rapport temporel de causalité ou de conséquence. Cela revient à dire que les choses sont ce qu’elles sont parce qu’elles sont ce qu’elles sont. On aura reconnu là la figure de la tautologie qui consiste à répéter deux fois la même chose.
En répétant trois fois la même formule, exactement de la même façon, Retailleau pousse jusqu’à la caricature une figure de style déjà caricaturale en elle-même. On pourrait penser qu’en disant cela il prend ses auditeurs pour des imbéciles. Un indice pourrait nous le laisser penser, cette incise qu’il fait avant l’énumération de ses trois priorités : "Vous les retiendrez facilement". Autrement dit, "il n’y a pas besoin d’être sorti de Saint-Cyr ou l’ENA pour comprendre ce que je vais dire". En réalité, c’est vraisemblablement un message à l’égard de cet électorat du Rassemblement national qui se méfie des gens qui font de longs discours difficiles à comprendre. En reprenant les éléments attendus d’un discours éloquent : rythme ternaire, avec énonciation explicite des priorités "la première", "la deuxième", "la troisième", pour finalement dire trois fois la même chose, Retailleau souligne en creux l’inanité de ce même type de discours. En se moquant explicitement des effets oratoires, il laisse entendre qu’en fait il n’y aurait qu’une seule chose à faire, que cette chose est simple et que tous ceux qui essayent de faire croire que c’est compliqué en faisant de grands discours le font parce qu’ils refusent d’agir.
Néanmoins, la suite du discours est intéressante à entendre : Retailleau insiste sur le fait qu’il ne suffira pas d’un "coup de baguette magique". Que veut-il dire par là ? Il s’appuie sans doute sur la croyance que si l’on fait quelque chose qui semble relever du bon sens et que cela ne marche pas, c’est peut-être que l’on n’a pas suffisamment essayé. En bref, il confond persévérance et obstination. Il s’agit à tout prendre d’une prudente précaution : on sait bien, depuis plusieurs années maintenant, que les solutions prônées par la droite ne fonctionnent pas, que ce soit sur le plan de la sécurité ou sur le plan économique. Mais Retailleau nous fournit une explication à cela : si cela ne marche pas, c’est qu’on n’a pas assez insisté. Il suffit donc de répéter, répéter, répéter. En espérant qu’un jour ça fonctionne enfin…
📰 https://blogs.mediapart.fr/petrus-borel/blog/131024/retailleau-genetet-et-la-parole-magique
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Éblouissante démonstration d’un excellent professeur aux talents didactiques incontestables!