♟ Requiem pour le New York Times
Le NYT n'est plus que l'ombre de lui-même, participant à une croisade contre la dissidence & au McCarthisme étatique, comme en témoigne la fuite d’une directive interne dévoilée par The Intercept
➤ Requiem pour le New York Times
Par Chris Hedges, le 12 avril 2024, Substack de l'auteur
New- York : Je suis assis dans l'auditorium du New York Times. C'est la première fois que je reviens depuis près de vingt ans. Ce sera la dernière. Le quotidien n'est plus qu'un pâle reflet de ce qu'il était lorsque j'y travaillais, assailli par de nombreux fiascos journalistiques, une direction à la dérive et un parrainage myope des débâcles militaires au Moyen-Orient, en Ukraine et au génocide perpétré à Gaza, où l'une des contributions du Times au massacre de masse des Palestiniens a été un éditorial refusant de soutenir un cessez-le-feu inconditionnel. Nombreux sont ceux qui, assis dans l'auditorium, sont coupables.
Toutefois, je ne suis pas venu ici pour eux, mais pour l'ancien rédacteur en chef qu'ils honorent, Joe Lelyveld, décédé en début d'année. Il m'avait engagé. Son départ du Times a marqué le déclin brutal du journal. Sur la première page du programme de la cérémonie, l'année de sa mort est inexacte, exemple emblématique de la négligence d'un journal criblé de fautes de frappe et truffé d'erreurs. Les journalistes que j'admire, dont Gretchen Morgenson et David Cay Johnston, présents dans l'auditorium, ont été remerciés après le départ de Lelyveld et remplacés par des médiocrités.
Le successeur de Lelyveld, Howell Raines, qui n'avait rien à faire à la tête d'un journal, a choisi l'affabulateur et plagiaire en série, Jayson Blair, pour une promotion rapide et a aliéné la salle de rédaction par une série de décisions éditoriales ineptes. Les journalistes et les rédacteurs en chef se sont révoltés. Blair a été évincé, de même que son directeur de la rédaction, tout aussi incompétent.
Lelyveld est revenu pour un bref intérim. Mais les rédacteurs en chef qui lui ont succédé n'ont guère amélioré la situation. Ils étaient de fervents propagandistes - Tony Judt les a qualifiés d'"idiots utiles de Bush" - de la guerre en Irak. Ils croyaient fermement aux armes de destruction massive. Ils ont supprimé, à la demande du gouvernement, une révélation de James Risen sur les écoutes téléphoniques sans mandat des Américains par la National Security Agency, jusqu'à ce que le journal apprenne que cette révélation figurerait dans le livre de Risen. Ils ont colporté pendant deux ans la fiction selon laquelle Donald Trump était un agent russe. Ils ont ignoré le contenu de l'ordinateur portable de Hunter Biden comportant des preuves d'un trafic d'influence de plusieurs millions de dollars et l'ont qualifié de "désinformation russe". Bill Keller, qui a occupé le poste de rédacteur en chef après Lelyveld, a décrit Julian Assange, le journaliste et éditeur le plus courageux de notre génération, comme "un connard narcissique, qui ne correspond à l'idée que l'on se fait d'un journaliste". Les rédacteurs en chef ont décidé que l'ascension de Trump était due à une question identitaire plutôt qu'au pillage des entreprises et au au licenciement massif de 30 millions de travailleurs, ce qui les a amenés à détourner l'attention de la cause première de notre marasme économique, politique et culturel. Bien entendu, cette diversion leur a évité de se confronter aux entreprises, telles que Chevron, qui sont des sponsors. Ils ont produit une série de podcasts intitulée Caliphate, basée sur les histoires inventées d'un escroc. Plus récemment, le 7 octobre, ils ont publié un article rédigé par trois journalistes - dont une n'ayant jamais travaillé en tant que reporter et ayant des liens avec les services de renseignement israéliens, Anat Schwartz, licenciée par la suite après la révélatuion de ses "like" sur des messages génocidaires contre les Palestiniens via Twitter - sur ce qu'ils ont qualifié d'abus sexuels et de viols "systématiques" par le Hamas et d'autres factions de la résistance palestinienne. Il s'est également avéré que ces messages n'étaient pas fondés. Rien de tout cela n'aurait pu arriver sous la direction de Lelyveld.
La réalité pénètre rarement la cour byzantine et autoréférentielle du New York Times, qui s'est illustrée pleinement lors de la commémoration de Lelyveld. Les anciens rédacteurs en chef se sont exprimés - à l'exception de Gene Roberts - sur un ton de noblesse obligeante, imbus de leur propre grandeur. Lelyveld est devenu un vecteur de délectation de leurs privilèges, une publicité involontaire des raisons pour lesquelles l'institution est si terriblement déconnectée et pourquoi tant de journalistes ainsi qu'une grande partie du public méprisent ceux qui sont à sa tête.
On nous a servi tous les avantages de l'élitisme : Harvard. Étés dans le Maine. Vacances en Italie et en France. Plongée en apnée dans un récif corallien dans une station balnéaire des Philippines. Vivre à Hampstead, à Londres. Maison de campagne à New Paltz. Descente du Canal du Midi en péniche. Visites au Prado. Opéra au Met.
Luis Buñuel et Evelyn Waugh ont brocardé ce genre de personnes. Lelyveld faisait partie de ce club, mais j'aurais laissé cela aux bavardages de la réception, que j'ai évitée. Ce n'était pas la raison de la présence de la poignée de journalistes dans la salle.
Malgré les tentatives des orateurs de nous convaincre du contraire, Lelyveld était maussade et acerbe. Son surnom dans la salle de rédaction était "le croque-mort". Lorsqu'il passait devant les bureaux, les journalistes et les rédacteurs en chef cherchaient à éviter son regard. Il était socialement maladroit, avec de longs silences et un rire déconcertant que personne ne savait décoder. Il pouvait être, comme tous les papes dirigeant la congrégation du New York Times, méchant et vindicatif. Je suis persuadé qu'il pouvait aussi être aimable et sensible, mais ce n'était pas l'aura qu'il dégageait. Dans la salle de rédaction, il était A(c)hab, pas Starbuck.
Je lui avais demandé si je pouvais bénéficier d'une bourse Nieman à Harvard après avoir couvert les guerres de Bosnie et du Kosovo, guerres qui couronnaient près de deux décennies de reportages sur les conflits en Amérique latine, en Afrique et au Moyen-Orient.
"Non, cela me coûte de l'argent et je perds un bon journaliste", m'a-t-il répondu.
J'ai insisté jusqu'à ce qu'il finisse par dire au rédacteur en chef étranger, Andrew Rosenthal, "Dites à Hedges qu'il peut prendre la Nieman et aller se faire voir".
Andy, dont le père était rédacteur en chef avant Lelyveld, m'a prévenu : "Ne faites pas ça. Ils vous le feront payer à votre retour."
Bien sûr, j'ai opté pour la Nieman.
En milieu d'année, Lelyveld m'a appelé.
"Qu'est-ce que vous étudiez ?", m'a-t-il demandé.
"Les lettres classiques", lui ai-je répondu.
"Comme le latin ?", a-t-il poursuivi..
"Exactement", ai-je dit.
Il y a eu une pause.
"Eh bien", a-t-il conclu, "je suppose que vous pourrez couvrir le Vatican".
Et il a raccroché.
À mon retour, il m'a condamné au purgatoire. J'ai été relégué au bureau métropolitain, sans la moindre activité ni la moindre mission. Bien souvent, je restais chez moi à lire Fiodor Dostoïevski. Au moins, je percevais mon salaire. Mais il voulait que je sache que je n'étais plus rien.
Au bout de quelques mois, je l'ai retrouvé dans son bureau. C'était comme parler à un mur.
Il m'a demandé d'un ton caustique : "Savez-vous encore rédiger un article ?".
À ses yeux, je n'avais pas été suffisamment domestiqué comme il se doit.
Je suis sorti de son bureau.
"Ce type est un putain de trou du cul", ai-je dit aux rédacteurs en chef assis devant moi.
"Si vous pensez que ça ne lui est pas revenu en 30 secondes, vous êtes bien naïf", m'a dit plus tard un rédacteur en chef.
Je m'en fichais. Je luttais, souvent en buvant trop la nuit pour chasser mes cauchemars, faire face aux traumatismes de nombreuses années passées en zones de guerre, traumatismes auxquels ni Lelyveld ni personne d'autre au journal ne s'intéressait le moins du monde. J'avais des démons bien plus terribles à combattre qu'un rédacteur en chef revanchard. Et je n'aimais pas suffisamment le New York Times pour devenir son petit toutou. S'ils persistaient ainsi, je partirais, ce que je n'ai pas tardé à faire.
Si je mentionne tout cela, c'est pour qu'il soit clair que Lelyveld n'était pas admiré par les journalistes pour son charme ou sa personnalité. Il l'était parce qu'il était brillant, cultivé, doué pour l'écriture et le journalisme, et qu'il plaçait la barre très haut. Il l'était parce qu'il avait à cœur l'art du reportage. Il a sauvé ceux d'entre nous qui savaient écrire - un nombre surprenant de journalistes n'ayant guère de talent rédactionnel - du joug des rédacteurs en chef.
Pour lui, une fuite émanant d'un fonctionnaire n'était pas parole d'évangile. Il s'intéressait au monde des idées. Il veillait à ce que la section des critiques de livres soit digne d'intérêt, aspect qui a disparu après son départ. Il se méfiait des militaristes. (Son père avait été objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, mais était devenu par la suite un sioniste déclaré et un apologiste d'Israël). Pour être franc, c'est tout ce que nous recherchions en tant que journalistes. Pas qu'il soit notre ami. Nous en avions déjà. D'autres journalistes.
Il est venu me voir en Bosnie en 1996, peu après la mort de son père. J'étais tellement absorbé par un recueil de nouvelles de V.S. Pritchett que j'avais perdu la notion du temps. J'ai levé les yeux et je l'ai vu debout devant moi. Cela ne semblait pas le déranger. Lui aussi lisait avec voracité. Les livres constituaient un lien. Nous nous étions rencontrés une fois, au début de ma carrière, dans son bureau. Il avait cité de mémoire des lignes du poème de William Butler Yeats, "Adam's Curse" (La malédiction d'Adam) :
...Une ligne peut nous demander des heures ; Pourtant, si elle ne semble pas mériter un instant de réflexion, Nos efforts pour coudre et découdre n'ont servi à rien. Mieux vaut se rabattre sur les os à moelle Et frotter le sol d'une cuisine, ou casser des cailloux Comme un vieux pauvre, par tous les temps ; Car articuler ensemble de doux accords demande de travailler plus dur que tout cela, et pourtant Être considéré comme un fainéant aux yeux de la troupe tapageuse De banquiers, maîtres d'école et ecclésiastiques. Les martyrs invoquent le monde.
"Il vous faut encore trouver votre voix", m'a-t-il dit.
Nous étions fils d'ecclésiastiques. Son père était rabbin, le mien pasteur presbytérien. Nos pères avaient participé aux mouvements pour les droits civiques et contre la guerre. Mais nos similitudes familiales s'arrêtaient là. Il a eu une enfance profondément troublée et des relations distantes avec son père et sa mère, qui souffraient de dépressions nerveuses et de tentatives de suicide. Pendant de longues périodes, il n'a pas vu ses parents, a été confié à des amis et des parents. Enfant, il se demandait s'il était inutile ou même aimé, sujet de ses mémoires intitulées Omaha Blues.
Nous avons roulé dans ma jeep blindée jusqu'à Sarajevo. C'était après la guerre. Dans l'obscurité, il a abordé l'enterrement de son père, l'hypocrisie de prétendre que les enfants du premier mariage s'entendaient bien avec la famille du second mariage, comme si, disait-il, "nous formions une seule et même famille heureuse". Il était amer et meurtri.
Dans ses mémoires, il parle d'un rabbin nommé Ben, qui "ne portait aucun intérêt aux biens" et qui fut pour lui un père de substitution. Dans les années 1930, Ben avait contesté la ségrégation raciale depuis sa synagogue de Montgomery, en Alabama. Dans les années 1960, il était rare que le clergé blanc prenne la défense des Noirs dans le Sud. Dans les années 1930, c'était presque du jamais vu. Ben a invité des ministres noirs chez lui. Il a collecté vivres et vêtements pour les familles de métayers qui, en juillet 1931, après que le shérif et ses adjoints eurent interrompu une réunion syndicale, s'étaient livrés à une fusillade. Les fermiers étaient en fuite et pourchassés dans le comté de Tallapoosa. Ses sermons, prononcés au plus fort de la dépression, appelaient à la justice économique et sociale.
Il se rendit auprès des Noirs condamnés à mort dans l'affaire de Scottsboro - tous injustement accusés de viol - et organisa des rassemblements afin de collecter des fonds pour leur défense. Le conseil d'administration de son temple adopta une résolution officielle nommant un comité "pour aller voir le rabbin Goldstein et lui demander de renoncer à se rendre à Birmingham sous aucun prétexte et de s'abstenir de faire quoi que ce soit d'autre dans l'affaire de Scottsboro".
Ben n'en a pas tenu compte. Il a finalement été chassé par sa congrégation parce que, comme l'a écrit un membre, il avait "prêché et pratiqué l'égalité sociale" et "fréquenté des radicaux et des rouges". Ben a ensuite participé à la Ligue américaine contre la guerre et le fascisme et au Comité américain de soutien à la démocratie espagnole pendant la guerre civile espagnole, des groupes qui comprenaient des communistes. Il a défendu les personnes victimes de la chasse aux sorcières anticommuniste, notamment les Dix d'Hollywood, menée par la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants. Ben, qui était proche du parti communiste et en a peut-être été membre à un moment donné, a été mis sur liste noire, y compris par le père de Lelyveld qui dirigeait la Fondation Hillel. Lelyveld, dans quelques pages torturées, cherche à absoudre son père, qui a consulté le FBI avant de licencier Ben, de cette trahison.
Ben a été victime de ce que l'historienne Ellen Schrecker appelle Many Are the Crimes : McCarthyism in America, que l'historienne qualifie de "vague de répression politique la plus massive et la plus durable de l'histoire américaine".
"Afin d'éliminer la prétendue menace du communisme intérieur, une large coalition de politiciens, bureaucrates et autres activistes anticommunistes a traqué toute une génération de radicaux et leurs associés, détruisant des vies, des carrières ainsi que toutes les institutions qui offraient une alternative de gauche à la politique et à la culture dominantes", écrit-elle.
Cette croisade, poursuit-elle, "a mobilisé tous les pouvoirs de l'État pour transformer la dissidence en déloyauté et, ce faisant, a radicalement réduit le spectre du débat politique acceptable".
Le père de Lelyveld n'a pas été le seul à succomber à la pression, mais ce que je trouve fascinant, et peut-être révélateur, c'est la décision de Lelyveld de rendre Ben responsable de sa propre persécution.
"Tout appel à la prudence lancé à Ben Lowell lui aurait immédiatement rappelé les appels lancés à Ben Goldstein [il changera plus tard son nom de famille en Lowell] à Montgomery dix-sept ans plus tôt lorsque, son emploi étant clairement en jeu, il n'avait jamais hésité à prendre la parole à l'église noire au mépris de ses administrateurs. Son complexe d'Ezekiel latent s'est à nouveau manifesté", écrit Lelyveld.
Lelyveld a manqué le héros de ses propres mémoires.
Lelyveld a quitté le journal avant les attentats du 11 septembre 2001. J'ai dénoncé les appels à l'invasion de l'Irak - j'étais le chef du bureau du Moyen-Orient du journal - dans des émissions telles que Charlie Rose. J'ai été hué sur scène, attaqué sans relâche sur Fox News et les radios de droite, et j'ai fait l'objet d'un éditorial du Wall Street Journal. La messagerie de mon téléphone professionnel était saturée de menaces de mort. Le journal m'a adressé un blâme écrit pour que je cesse de m'exprimer contre la guerre. Si je ne respectais pas cette injonction, je serais licencié. Lelyveld, s'il dirigeait encore le journal, n'aurait pas toléré mon manquement à l'étiquette.
Lelyveld a beau décortiquer l'apartheid en Afrique du Sud dans son livre Move Your Shadow, le coût d'une telle dissection en Israël l'aurait blacklisté, à l'instar de Ben. Il n'a pas franchi ces limites. Il a respecté les règles. C'était un homme au service d'une entreprise.
Je n'aurais jamais trouvé ma voix dans le carcan du New York Times. Je n'étais pas dévoué à l'institution. Je ne pouvais accepter les critères très étroits qu'elle fixait. C'est ce qui a creusé le fossé entre nous.
Le théologien Paul Tillich écrit que toutes les institutions sont intrinsèquement démoniaques, que la vie morale exige généralement, à un moment donné, que nous les défiions, fût-ce au prix de notre carrière. Lelyveld, bien qu'intègre et brillant, n'était pas prêt à s'engager dans cette voie. Mais il était ce que l'institution nous offrait de mieux. Il se préoccupait profondément de notre travail et a fait de son mieux pour le protéger.
Le New York Times ne s'est pas remis de son départ.
📰 Lien de l'article original :
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➤ La fuite d’une note de consignes émise par le New York Times sur Gaza précise aux journalistes la nécessité d'éviter les termes "génocide", "nettoyage ethnique" et "territoire occupé".
Dans le cadre de la bataille interne relative à la couverture de la guerre d'Israël par le New York Times, des rédacteurs en chef ont formulé une série de directives.
Par Jeremy Scahill & Ryan Grim, le 15 avril 2024, The Intercept
Le New York Times a demandé aux journalistes couvrant la guerre d'Israël contre la bande de Gaza de limiter l'utilisation des termes "génocide" et "nettoyage ethnique" et d'"éviter" d'utiliser l'expression "territoire occupé" lorsqu'ils décrivent la terre palestinienne, selon une copie d'une note interne obtenue par The Intercept.
La note appelle également les journalistes à ne pas utiliser le mot Palestine "sauf dans de très rares cas" et d'éviter le terme "camps de réfugiés" pour décrire les zones de Gaza historiquement occupées par des Palestiniens déplacés et expulsés d'autres parties de la Palestine au cours des précédentes guerres israélo-arabes. Ces zones sont reconnues par les Nations unies comme des camps de réfugiés et abritent des centaines de milliers de réfugiés enregistrés.
La consigne, rédigée par Susan Wessling, rédactrice en chef du Times, Philip Pan, rédacteur en chef international, et leurs adjoints, "offre des conseils sur certains termes et d'autres questions avec lesquelles nous avons été aux prises depuis le début du conflit en octobre".
Alors que le document est présenté comme une ébauche pour maintenir des principes journalistiques objectifs dans les reportages sur la guerre de Gaza, plusieurs employés du Times ont rapporté à The Intercept que certains de ses contenus montrent la déférence du journal envers les récits israéliens.
"Pour moi, c'est le genre de chose paraissant professionnelle et logique si vous n'avez aucune connaissance du contexte historique du conflit israélo-palestinien. Mais si vous le connaissez, vous verrez clairement à quel point cela fait l'apologie d'Israël", a déclaré une source de la salle de rédaction du Times, qui a requis l'anonymat par crainte de représailles, à propos du mémo sur Gaza.
Distribué pour la première fois aux journalistes du Times en novembre, le guide - qui rassemble et développe les directives stylistiques antérieures sur le conflit israélo-palestinien - a été régulièrement mis à jour au cours des mois qui ont suivi. Il s'agit d'une fenêtre interne sur la réflexion des rédacteurs internationaux du Times, qui ont dû faire face aux bouleversements survenus dans la salle de rédaction à la suite de la couverture de la guerre de Gaza par le quotidien.
"La publication de directives comme celle-ci pour assurer l'exactitude, la cohérence et la nuance dans la façon dont nous couvrons les nouvelles est une pratique courante. Dans tous nos reportages, y compris lors d'événements complexes tels que celui-ci, nous veillons à ce que nos choix en matière de langage soient sensibles, actuels et clairs pour notre public", a déclaré Charlie Stadtlander, un porte-parole du Times.
Les questions relatives à l'orientation stylistique font partie d'une série de dissensions internes au sein du journal à propos de sa couverture de Gaza. En janvier, The Intercept a fait état de différends survenus dans la salle de rédaction du Times à propos d'un article d'investigation sur les violences sexuelles systématiques, publié le 7 octobre. La fuite a donné lieu à une enquête interne très inhabituelle. Des critiques virulentes ont été formulées à l'encontre de l'entreprise, qui aurait ciblé des employés du Times d'origine moyen-orientale et nord-africaine, ce que la direction du quotidien a démenti. Lundi, le rédacteur en chef Joe Kahn a annoncé au personnel que l'enquête sur la fuite n'avait pas abouti.
Débats sur WhatsApp
Presque immédiatement après les attaques du 7 octobre et le lancement de la politique de terre brûlée d'Israël contre Gaza, les tensions ont commencé à bouillir au sein de la salle de rédaction à propos de la couverture du Times. Certains membres du personnel ont déclaré qu'ils pensaient que le journal faisait tout son possible pour s'en remettre à la version israélienne des événements et n'appliquait pas les mêmes normes dans sa couverture. Des querelles ont commencé à se développer sur Slack et d'autres groupes de discussion internes.
Les débats entre les journalistes du groupe WhatsApp dirigé par le bureau de Jérusalem, qui comprenait à un moment donné 90 journalistes et rédacteurs, sont devenus si intenses que Pan, le rédacteur en chef international, s'est interposé.
"Nous devons mieux communiquer les uns avec les autres lorsque nous rapportons les informations, afin que nos discussions soient plus productives et nos désaccords moins gênants. Dans le meilleur des cas, ce canal a été un espace coopératif rapide, transparent et productif pour collaborer sur un sujet complexe qui évolue rapidement. Dans le pire des cas, c'est un forum tendu où les questions et les commentaires peuvent sembler accusateurs et personnels", a écrit Pan dans un message WhatsApp du 28 novembre consulté par The Intercept et rapporté pour la première fois par le Wall Street Journal.
Pan a déclaré sans ambages :
"N'utilisez pas ce canal pour faire part de vos préoccupations concernant la couverture médiatique."
Parmi les sujets de débat dans le groupe WhatsApp du bureau de Jérusalem et les échanges sur Slack, examinés par The Intercept et vérifiés auprès de multiples sources de la salle de rédaction, figuraient les attaques israéliennes contre l'hôpital Al-Shifa, les statistiques sur les décès de civils palestiniens, les allégations de comportement génocidaire de la part d'Israël, et la tendance du président Joe Biden à promouvoir des allégations non vérifiées du gouvernement israélien comme étant des faits. (Pan n'a pas répondu à une demande de commentaire).
Un grand nombre de ces débats ont été abordés dans les consignes de sémantique du Times concernant Gaza et ont fait l'objet d'un examen approfondi de la part du public.
"Il n'est pas inhabituel que les entreprises de presse établissent des directives de style. Mais il existe des normes uniques appliquées à la violence perpétrée par Israël. Les lecteurs l'ont remarqué et je comprends leur frustration", a déclaré une autre source de la salle de rédaction du Times, ayant également requis l'anonymat.
"Des mots comme 'massacre'"
Le mémo du Times donne des indications sur une série de phrases et de termes.
"La nature du conflit a donné lieu à un langage et à des accusations incendiaires de la part de toutes les parties. Nous devons être très prudents dans l'utilisation de ce type de langage, y compris dans les citations. Notre objectif est de fournir des informations claires et précises, et un langage enflammé peut souvent obscurcir les faits au lieu de les clarifier", indique la note.
Poursuivant,
"Des mots comme 'massacre' et 'carnage' véhiculent souvent plus d'émotions que d'informations. Réfléchissons bien avant de les utiliser sous nos propres plumes. Pouvons-nous expliquer pourquoi nous appliquons ces mots à une situation particulière et pas à une autre ? Comme toujours, nous devons nous concentrer sur la clarté et la précision - décrire ce qui s'est passé plutôt que d'utiliser une étiquette".
Bien que le mémo soit présenté comme un effort visant à éviter d'employer des termes incendiaires pour décrire les meurtres "de toutes parts", dans les articles du Times sur la guerre de Gaza, de tels termes ont été utilisés à plusieurs reprises pour décrire les attaques contre les Israéliens par les Palestiniens et presque jamais dans le cas des meurtres à grande échelle de Palestiniens par Israël.
En janvier, The Intercept a publié une analyse de la couverture de la guerre par le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times entre le 7 octobre et le 24 novembre, une période qui précède largement la publication de la nouvelle directive du Times. Il en est ressorti que les principaux journaux réservaient des mots tels que "massacre" et "effroyable" presque exclusivement aux civils israéliens tués par des Palestiniens, et plutôt qu'aux civils palestiniens tués au cours d'attaques israéliennes.
L'analyse a révélé qu'au 24 novembre, le New York Times avait qualifié les morts israéliennes de "massacre" à 53 reprises contre une seule concernant les morts palestiniens. Le ratio pour l'utilisation du terme "massacre" était de 22 contre 1, alors même que le nombre documenté de Palestiniens tués s'élevait à environ 15 000.
La dernière estimation du nombre de victimes palestiniennes s'élève à plus de 33 000, dont au moins 15 000 enfants. Ce chiffre est certainement inférieur à la réalité en raison de l'effondrement des infrastructures de santé à Gaza et des personnes disparues, dont beaucoup seraient mortes dans les décombres laissés par les attaques israéliennes au cours des six derniers mois.
Des débats délicat
La note du Times aborde certaines des questions les plus délicates - et les plus controversées - concernant le conflit israélo-palestinien. Les directives stipulent, par exemple, l'utilisation du mot "terroriste", dont The Intercept a précédemment rapporté qu'il était au centre d'un débat animé dans la salle de rédaction.
"Utiliser les termes 'terrorisme' et 'terroriste' pour décrire les attaques du 7 octobre, qui comprenaient le ciblage délibéré de civils dans des meurtres et des enlèvements, est tout à fait approprié.Nous ne devons pas hésiter à décrire les événements ou les assaillants ainsi, en particulier lorsque nous fournissons un contexte et des explications", toujours selon le mémo qui a fait l'objet d'une fuite.
Les directives demandent également aux journalistes
d'"éviter le terme "combattants" lorsqu'ils font référence à l'attaque du 7 octobre ; ce terme suggère une guerre conventionnelle plutôt qu'une attaque délibérée contre des civils. Et soyez vigilants lorsque vous utilisez le terme "militants", qui est interprété de différentes manières et peut prêter à confusion pour les lecteurs".
Dans la note, les rédacteurs en chef précisent aux journalistes du quotidien :
"Il n'est pas nécessaire d'attribuer une étiquette unique ou de qualifier l'assaut du 7 octobre d'"attaque terroriste" à chaque fois que l'on y fait référence ; ce terme est mieux utilisé lorsqu'il s'agit de décrire spécifiquement des attaques contre des civils. Nous devons faire preuve de retenue et pouvons diversifier le langage en utilisant d'autres termes et descriptions précis : une attaque, un assaut, une incursion, l'attaque la plus meurtrière contre Israël depuis des décennies, etc. De même, en plus de "terroristes", nous pouvons moduler le langage utilisé pour décrire les membres du Hamas ayant mené l'assaut : attaquants, assaillants, tueurs".
Le Times ne qualifie à aucun moment de "terrorisme" les attaques répétées d'Israël contre les civils palestiniens, même lorsque des civils ont été pris pour cible. Il en va de même des assauts israéliens contre des sites civils protégés, y compris des hôpitaux.
Dans une section intitulée Génocide et autres termes incendiaires, la directive précise :
"Le terme 'génocide' est défini de manière spécifique dans le droit international. En règle générale, nous ne devrions l'utiliser que dans le contexte de ces paramètres juridiques. Nous devrions également placer la barre très haut pour permettre à d'autres de l'utiliser comme une accusation, que ce soit dans des citations ou non, à moins qu'ils n'avancent un argument de fond basé sur la définition juridique".
En ce qui concerne le "nettoyage ethnique", le document le qualifie d'"autre terme chargé d'histoire" et donne des instructions aux journalistes :
"Si quelqu'un porte une telle accusation, nous devrions insister pour obtenir des précisions ou fournir un contexte approprié."
S'affranchir des normes internationales
Pour la description des "territoires occupés" et du statut des réfugiés à Gaza, les instructions du Times vont à l'encontre des normes établies par les Nations Unies et le droit humanitaire international.
En ce qui concerne le mot "Palestine" - désignation largement utilisée pour nommer à la fois le territoire et l'État reconnu par l'ONU - le mémo du Times stipule des directives brutales :
"Ne pas l'utiliser dans les datations, le texte courant ou les titres, sauf cas exceptionnels comme lorsque l'Assemblée générale des Nations unies a élevé la Palestine au rang d'État observateur non membre, ou dans des références à la Palestine historique".
Les directives du Times ressemblent à celles du Stylebook de l'Associated Press.
Le mémo appelle les journalistes à ne pas employer l'expression "camps de réfugiés" pour décrire les colonies de réfugiés de longue date à Gaza.
"Bien que qualifiés de camps de réfugiés, les centres de réfugiés de Gaza sont des quartiers développés et densément peuplés datant de la guerre de 1948. Il convient de les désigner comme des quartiers ou des zones et, si le contexte l'exige, d'expliquer comment ils ont été historiquement appelés camps de réfugiés".
Les Nations unies reconnaissent huit camps de réfugiés dans la bande de Gaza. L'année dernière, avant le début de la guerre, ces zones abritaient plus de 600 000 réfugiés enregistrés. Nombre d'entre eux sont des descendants de ceux qui ont fui vers Gaza après avoir été expulsés de force de leurs maisons lors de la guerre israélo-arabe de 1948, qui a marqué la fondation de l'État juif et la dépossession massive de centaines de milliers de Palestiniens.
Le gouvernement israélien est depuis longtemps hostile au fait historique que les Palestiniens conservent le statut de réfugié, car cela veut dire qu'ils ont été déplacés de terres sur lesquelles ils ont le droit de revenir.
Depuis le 7 octobre, Israël a bombardé à plusieurs reprises des camps de réfugiés à Gaza, notamment Jabaliya, Al Shati, Al Maghazi et Nuseirat.
Les instructions du mémo sur l'utilisation des "territoires occupés" précisent :
"Dans la mesure du possible, évitez le terme et soyez précis (par exemple Gaza, la Cisjordanie, etc.), car chacun a un statut légèrement différent".
Les Nations unies, comme une grande partie du monde, considèrent Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est comme des territoires palestiniens occupés, saisis par Israël lors de la guerre israélo-arabe de 1967.
La mise en garde contre l'utilisation de l'expression "territoires occupés", a souligné un collaborateur du Times, obscurcit la réalité du conflit, alimentant l'insistance des États-Unis et d'Israël sur le fait que le conflit a commencé le 7 octobre.
"En gros, vous retirez l'occupation de la couverture, alors qu'il s'agit du cœur du conflit. C'est comme si on ne parlait pas de l'occupation au motif que cela pourrait donner l'impression que l'on justifie un attentat terroriste", a précisé la source de la salle de rédaction.
Jeremy Scahill est correspondant principal et rédacteur en chef de The Intercept. Il est l'un des trois rédacteurs fondateurs. Journaliste d'investigation, correspondant de guerre, il est aussi auteur des best-sellers internationaux "Dirty Wars : The World Is a Battlefield" et "Blackwater : The Rise of the World's Most Powerful Mercenary Army". Il a réalisé des reportages en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Yémen, au Nigeria, en ex-Yougoslavie et ailleurs dans le monde, a été correspondant en matière de sécurité nationale pour The Nation et Democracy Now !
Son a donné lieu à plusieurs enquêtes du Congrès et lui a valu certaines des plus hautes distinctions journalistiques. Il a reçu à deux reprises le prestigieux prix George Polk, en 1998 pour ses reportages à l'étranger et en 2008 pour "Blackwater". Jeremy Scahill est producteur et scénariste du film primé "Dirty Wars", dont la première a eu lieu au festival du film de Sundance en 2013 et qui a été nommé aux Oscars.
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Ryan Grim est le chef du bureau de Washington de The Intercept et l'animateur du podcast Deconstructed, également auteur de la lettre d'information Politics With Ryan Grim et auparavant chef du bureau de Washington pour le HuffPost, où il a dirigé une équipe qui a été deux fois finaliste pour le prix Pulitzer, et l'a remporté une fois. Il a participé à la rédaction et au reportage d'un projet d'enquête révolutionnaire sur le traitement de l'héroïne, qui a non seulement modifié les lois fédérales et étatiques, mais aussi la culture de l'industrie de la récupération. Le reportage, réalisé par Jason Cherkis, a été finaliste du prix Pulitzer et a remporté le prix Polk.
Ryan Grim a été journaliste pour Politico et le Washington City Paper et coanimateur de l'émission Counter Points. Il est l'auteur des livres "We've Got People" (2019) et "This Is Your Country on Drugs" (2009). Son troisième livre, publié en décembre 2023, s'intitule "The Squad: AOC and the Hope of a Political Revolution".
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