❖ Que reste-t-il d’Edward Said plus de vingt ans après sa mort ?
Begin bombarda l’Irak préventivement en 1981, offrant un modèle aux USA pour leur guerre préventive. La presse n’a pas su élucider la prise de contrôle par le Likoud de la pensée US sur le monde arabe
Introduction via Le Monde diplomatique & Rafik Chekkat
Edward W. Said, né Palestinien à Jérusalem d’un père palestinien (et citoyen états-unien) et d’une mère libanaise le 1er novembre 1935, est mort le 24 septembre 2003 à New York, de la leucémie qu’il combattait avec un remarquable courage depuis plus de dix ans.
Naturalisé américain, il enseignait la littérature anglaise et comparée à l’Université Columbia de New York. Il a raconté son parcours dans son livre autobiographique, À contre-voie (Le Serpent à plumes).
Il a écrit de nombreux livres consacrés, notamment, au conflit du Proche-Orient. Membre du Conseil national palestinien depuis la fin des années 1970, il en avait démissionné par opposition aux méthodes de la direction de l’OLP. Hostile aux accords d’Oslo, il n’en était pas moins partisan d’un dialogue avec les forces progressistes israéliennes, et combattait fermement toute forme de négationnisme (lire "Israël-Palestine, une troisième voix", Le Monde diplomatique, août 1998).
En 1998, Edward W. Said avait participé à un colloque des historiens israéliens et palestiniens organisé, à l’occaion du cinquantième anniversaire d’Israël, par notre mensuel et consacré à la guerre de 1948.
C’était aussi un musicologue reconnu, comme en a témoigné son article "Barenboïm brise le tabou Wagner" (Le Monde diplomatique, octobre 2001).
Son œuvre majeure, L’Orientalisme (ndr : compte-rendu), date de 1978 : il y est revenu, vingt-cinq ans plus tard, dans les colonnes du Monde diplomatique, en septembre 2003.
Depuis la mort de Said en septembre 2003, et malgré la renommée dont il bénéficie à l’échelle internationale, aucun ouvrage ne lui a été consacré en France.Rendons alors grâce aux éditions La fabrique de rompre ce silence autour de l’œuvre de Said, à travers la publication du livre de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé, Edward Said, Le roman de sa pensée.
Voici un panel de 4 articles de ou concernant Edward Said
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1 - Edward Said manque cruellement à ce siècle chaotique - Propos de Dominique Eddé & Karim Emile Bitar, recueillis par Cyrille Nême
2 - Le testament d’Edward Saïd ? - Ghaiss Jasser
3 - Réflexions sur la condition Arabe (2003) - Edward Said
4 - "Une amère déception" - Edward Said sur sa rencontre avec les "intellectuels" français, Sartre, de Beauvoir & Foucault - Edward Said
5 - Autres lectures conseillées
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1- Edward Said manque cruellement à ce siècle chaotique
Propos de Dominique Eddé & Karim Emile Bitar, recueillis par Cyrille Nême, le 25 septembre 2023, L’Orient-Le Jour
Que reste-t-il, vingt ans après sa disparition, d’Edward Said ? De la voix singulière de cet intellectuel majeur et inclassable, qui a consacré sa vie à l’enseignement et à la critique des grandes œuvres littéraires, jeté un pavé dans la mare des discours et perceptions d’un Orient fantasmé, défendu sans relâche la cause palestinienne, et nourri sa réflexion – et celle de ses lecteurs - des allers-retours incessant entre des disciplines et des récits souvent cloisonnés ? En quoi cette pensée peut-elle servir de boussole dans un monde et une région en proie aux convulsions des guerres répétées et paix introuvables comme au retour des assignations à résidence qui se regardent en chien de faïence ? Deux de ses compagnons de route, l’essayiste et romancière Dominique Eddé, qui s’est employée à écrire "Le roman de sa pensée", et le professeur Karim Emile Bitar, à qui Said a accordé son dernier entretien, dénouent pour L’Orient-Le Jour, les fils de cette pensée ferme mais complexe, et donnent à voir son ardente nécessité.
Cyrille Nême :
Moins d’un an après sa disparition, l’historien américano-britannique Tony Judt a écrit qu’"au moment de sa mort, Edward Said était probablement l’intellectuel le plus célèbre du monde". Comment prendre la mesure du tournant qu’a constitué la publication de L’Orientalisme, et au-delà, l’ensemble d’une œuvre si hétéroclite ?
Karim Bitar :
L’Orientalisme a effectivement eu une influence absolument considérable dans les milieux universitaires et littéraires à travers le monde. Non seulement parce qu'il a été traduit dans plusieurs dizaines de langues, mais parce qu'il a révolutionné de multiples disciplines allant de la littérature à l’histoire en passant par la philosophie, les études religieuses, la sociologie, les sciences politiques, l’anthropologie etc. En déconstruisant le système de représentation occidental d’un Orient figé et essentialisé, ce livre a permis de faire tomber les œillères qui caractérisaient les relations entre ces deux mondes. Au-delà du débat sur ses points forts et ses faiblesses, si ce livre, bien que difficile d’accès, a fait date, et continue d’être si actuel, c’est parce qu’il s’agissait en quelque sorte d’un manifeste de l’"anti-essentialisme", plus que jamais indispensable à une époque où comme l’écrivit Danièle Sallenave, "l’identitarisme est la maladie du 21ème siècle". La relation qu’entretenait Tony Judt avec Said est d’ailleurs symboliquement importante, et illustre la capacité d’Edward Said à s'ouvrir et à dialoguer avec des personnes théoriquement assez éloignées de lui : Judt était un intellectuel social-libéral juif new-yorkais, mais en 1967, il avait interrompu ses études à Oxford et à Normale Sup pour s’engager comme traducteur dans l’armée israélienne, par ferveur sioniste. Or, par un curieux hasard de l’histoire, c’est le jour même de la mort de Said que la New York Review of Books a mis en ligne un article intitulé "Israël : the alternative", dans lequel Judt défendait le projet d’un État bi-national, rejoignant ainsi la position de celui qui était devenu un proche. Cela illustrait d’une certaine manière la capacité de Said à convaincre l’autre sans s'enfermer dans des idéologies ou des systèmes de pensée préétablis, mais sans non plus jamais dévier de sa ligne principale.
Dominique Eddé :
J'aime beaucoup cette notion d'ouverture dont vient de parler Karim Bitar. Elle est l’une des raisons pour lesquelles la pensée d’Edward Said est aussi difficile à réduire ou même à "coincer" par ses détracteurs qu’à suivre dans sa palette de nuances par nombre de ses disciples. Il se situait en un endroit où l’intransigeance n’était jamais synonyme d’enfermement. Au contraire : il tenait bon pour avancer. Il n’en passait ni par le dogmatisme ni par le sentimentalisme. Ses refus n’étaient pas des fins de non-recevoir : c'était des positions fondées sur la prise en compte simultanée des réalités et des principes. C’est l’association de sa puissance académique et de son immense courage personnel qui a permis à sa pensée de partir à l'assaut de ce mode de représentation de l’Orient d’après les fantasmes – ou les désirs de domination – de l’Occident. Et on peut comprendre qu’ayant affaire à un si gros morceau, devant secouer un si grand nombre d'idées reçues, il ait pu dans un premier temps le faire avec une certaine forme d'agressivité, qu’il ne se soit pas muni ou encombré de toutes les nuances que l’on retrouvera dans ses ouvrages ultérieurs. Lorsque dans Culture et Impérialisme (1993), il reprend à son compte cette citation de Walter Benjamin : "Il n’existe aucune preuve de civilisation qui ne soit en même temps une preuve de barbarie", il donne le ton et le mode opératoire de toute sa pensée qui est celle du contrepoint permanent. C’est à dire un appel à ne jamais penser une chose sans son envers, exactement comme, en musique, dans une fugue de Bach. C'est comme cela qu'il faut comprendre Said et c'est peut-être aussi pour cela qu'il n'y a pas à mon sens de "Saidiens", comme il y a des derridiens ou des bourdieusiens. Il a davantage insisté sur le mouvement et la plasticité de la pensée critique que sur tel ou tel concept. Ce mouvement se traduit par un éloge de l’impureté et de l'hybride d'un côté et par le principe d'égalité des races, des individus et des cultures de l'autre. ll disait souvent : "Je ne suis pas un militant, je suis un homme engagé". C'était sa manière de garder ouvertes des portes qui allaient lui permettre, comme en musique, de nouvelles variations, de nouvelles découvertes…
Cyrille Nême :
Vous dites qu'il a souvent été "mal compris", et ce, aussi bien par ses détracteurs que par ses thuriféraires. Celui qui est considéré comme le fondateur des "post-colonial studies" se reconnaitrait-il dans certaines évolutions "identitaires" qui agitent le monde académique états-unien et sont désormais exportées ailleurs ?
Karim Bitar :
Pas du tout, il refusait lui-même cette étiquette, et tous les identitarismes excluants. L’onde de choc qu’a représenté L’Orientalisme a été tellement forte qu’on a assisté très vite à une forme de surenchère dans les courants radicaux et d’une récupération – compréhensible – par ceux qui avaient été si longtemps invisibilisés. Ils ont parfois développé une tendance à rejeter les grands auteurs occidentaux avant même de les avoir lus. Edward Said était un universaliste, humaniste, laïc, attaché à l’enseignement des classiques, tout en y rajoutant des textes d’auteurs venus d’autres horizons. Certaines figures du courant postcolonial, comme Gayatri Chakravorty Spivak ont par ailleurs développé le concept d’"essentialisme stratégique", selon lequel le fait d’être identifiés de cette façon implique de revendiquer aussi une appartenance essentialisée pour y répondre. Or Said refusait catégoriquement ce concept sur lequel se sont appuyés certains courants "indigénistes" et qui reproduit en miroir les travers qu’il avait dénoncé. De même, il ne réfléchissait jamais en termes de concurrence victimaire mais cherchait plutôt à mettre en parallèle les souffrances des uns et des autres. Je pense qu’Edward Said aurait été radicalement opposé aux dérives les plus flagrantes de ce que certains appellent aujourd’hui le "wokisme" et la "cancel culture". Il pensait que s’il fallait déconstruire une œuvre et critiquer – même très durement – certains auteurs, il fallait d'abord se les approprier, les comprendre, voir leurs qualités … Comme il le disait lui-même, il a passé sa vie à enseigner les œuvres des "Dead white males" et, comme l’a souligné Dominique Eddé, il proposait des "lectures contrapuntiques", parce que l’apaisement ne viendra que du fait que tous les sons de cloche puissent se faire entendre simultanément et dialoguer.
Toute sa pensée est celle du contrepoint permanent
Dominique Eddé :
Tout à fait. Sur la question palestinienne, il disait par exemple, dans un texte intitulé "Les intellectuels et la crise" (en 1996) : "Nous avons besoin d’un discours qui soit assez honnête et complexe intellectuellement pour traiter aussi bien de l’expérience palestinienne que juive, sachant reconnaître où s’achèvent les revendications des uns, où commencent celles des autres". Revoilà le contrepoint qui consiste à ne jamais penser un point de vue sans l’augmenter d’un autre. Cette flexibilité ne l’a pas empêché d’avoir une pensée très ferme. Son œuvre s’inscrit de bout en bout dans le cadre de la défense de la laïcité, du remplacement du communautarisme par la citoyenneté (ceci étant aussi valable dans le contexte israélo-palestinien que sur le plan régional). Quand on voit aujourd'hui, 20 ans après sa mort, la situation de toute notre région, sa vision s’impose absolument : nous savons qu’il n’y a de salut que par une solution laïque fondée sur la citoyenneté. Elle tarde certes à venir, semble encore impossible, mais elle reste, à terme, la seule valable en termes de paix ; la seule adaptée à la mixité de plus en plus grande de toutes les populations à la surface de la planète.
Cyrille Nême :
La commémoration des 30 ans des accords d’Oslo semble avoir été à la fois caractérisée par une prise de conscience de la réalité palestinienne en Occident – à travers la notion d’Apartheid par exemple – et d’une désillusion consumée quant à une paix et un avenir possible pour ses citoyens. L’histoire a-t-elle donnée raison au pourfendeur du "Versailles des Palestiniens" ?
Karim Bitar :
Il est intéressant de rappeler qu’au moment où l'OLP refusait la solution à deux États, Said y était favorable. C’est à partir du moment où il a vu que, sur le terrain, l’imbrication des deux populations était devenu tellement irréversible– on a aujourd’hui 700 000 colons contre 200 000 à l’époque Oslo -, qu’il a commencé à plaider pour un État binational, en reprenant notamment des idées développées dès les années 1930 par Albert Einstein ou Hannah Arendt. Or comme le souligne un article récemment publié par Foreign Affairs, il ne s’agit plus d’une "solution à un État" mais désormais d’une "réalité à un État" - celle à deux États, qui se voulait être l’approche réaliste, étant devenue utopique. C’est précisément parce qu'il avait lu et étudié le texte des accords et qu'il avait vu l’amateurisme des négociateurs palestiniens qui s’étaient laissés entrainer dans un marché de dupes, dans lequel on avait renvoyé aux calendes grecques les cinq obstacles essentiels à la paix : l'occupation ; la colonisation ; les réfugiés ; l'eau et Jérusalem. Shlomo Ben Ami a fini par reconnaître que Said avait raison. D’autant qu’Arafat avait été fragilisé par son soutien à Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe – une position que Said avait dénoncé comme une erreur morale tragique, ce qui lui a valu de voir ses ouvrages interdits dans les territoires palestiniens, un comble ! L’OLP a donc accepté en 1993 des concessions beaucoup plus importantes que celles qu'elle avait refusé auparavant – et notamment celles que Said avait été chargé de lui transmettre par le secrétaire d’État américain Cyrus Vance. On ne peut donc pas présenter Said, comme le font certains pro-israéliens radicaux, comme "celui qui a refusé la paix". D’autant qu’il avait entamé très tôt un dialogue avec la société civile et intellectuelle en Israël, qu’il a aidé à appréhender le point de vue palestinien. Même lorsqu’il plaidait pour un État binational, il insistait sur la nécessité d’être vigilants sur la garantie des droits des juifs, dont il ne cessait de rappeler l’histoire tragique. Autre paradoxe, si on réfléchit à travers une optique gramscienne (qui a beaucoup influencé Said) : à sa mort en 2003, ses thèses étaient devenues largement dominantes dans les milieux universitaires américains. Mais au même moment, ses adversaires irréductibles comme Bernard Lewis ou Fouad Ajami, figuraient parmi les conseillers qui poussaient Georges W. Bush à envahir l’Irak. Gagner la bataille des idées ne s’est donc pas traduit sur le plan politique. Mais cela commence à changer : on voit par exemple une majorité de sympathisants du parti démocrate soutenir aujourd’hui les Palestiniens, et des figures majeures de l’establishment juif américain, comme Peter Beinart, critiquer ouvertement le sionisme et les dérives israéliennes.
Dominique Eddé :
J’abonde tout à fait dans ce sens et voudrais juste ajouter que ce qui se passe aujourd'hui en Israël est très significatif : on voit une société qui prend connaissance des limites de sa cohésion en tant qu'État strictement juif, et cela n’est quand même pas rien en termes de conséquences...
Cyrille Nême :
Vous évoquiez ses relations tendues avec le leadership palestinien, et on n’ose imaginer sa réaction face aux propos tenus encore récemment par Mahmoud Abbas sur Hitler et la Shoah…
Dominique Eddé :
Abbas est un multirécidiviste et Said avait déjà condamné sans équivoque des propos similaires. On peut donc sans risque parier qu'il aurait été sans pitié avec cette déclaration d’une bêtise achevée !
Cyrille Nême :
Au-delà de la vérité historique et morale, cet antisémitisme décomplexé ne donne-t-il pas du grain à moudre à ceux qui, en France notamment, emboitent le pas de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), et tentent d’en élargir le champ en l’amalgamant avec l’antisionisme ?
Dominique Eddé :
Cette confusion est une marque d’ignorance et/ou d’opportunisme mal calculé : penser qu’on puisse faire avancer la question à partir d’une équation aussi fausse, c’est n’en avoir compris ni les motivations ni les enjeux historiques. Reconnaître Israël et son existence, comme l’a fait très tôt Said, et chercher à partir de cette reconnaissance à construire un État avec des citoyens égaux, voilà ce qu’il fallait et ce qu’il faut faire. Mais renvoyer dos à dos les opposants au sionisme et les antisémites – dont certains soutiennent d’ailleurs Israël les yeux fermés – c’est empêcher la pensée de circuler et la paix d’émerger.
Said refusait catégoriquement l'"essentialisme stratégique" sur lequel se sont appuyés certains courants "indigénistes"
Karim Bitar :
La définition de l'antisémitisme de l’IHRA est effectivement susceptible d'être instrumentalisée et c’est ce qui a notamment poussé beaucoup d’universitaires à signer la "Déclaration de Jérusalem" qui propose une autre définition, plus claire et moins problématique. Mais le débat n’est plus tant aujourd’hui entre les sionistes et les antisionistes, mais entre le néo-sionisme mâtiné de nationalisme ethnique et religieux du gouvernement actuel et le post-sionisme des "nouveaux historiens" et de tous ceux qui affirment qu’Israël doit être l’État de tous ses citoyens. Or on compte parmi les plus fidèles alliés de ce courant néo-sioniste et de Benjamin Netanyahu des antisémites notoires comme le pasteur évangélique John Hagee (qui présente Hitler comme "le bras armé de dieu"), Viktor Orban et beaucoup d’autres...
Cyrille Nême :
La lutte contre l’incompréhension, les préjugés voire la haine de l’autre, passera-t-elle aussi par la multiplication d’initiatives semblables au "West-Eastern Divan Orchestra", que Said avait créé avec le pianiste israélien Daniel Barenboim ?
Dominique Eddé :
Au-delà de la valeur de l’amitié exceptionnelle qui liait Said et Barenboim, ce projet incarne en effet à merveille ce qui peut être fait, à partir d’une situation de conflit, en direction de la paix et de l’acceptation de l’autre. C’est seulement en faisant de la place à la mémoire de l’autre que les lignes peuvent bouger. Said a travaillé à mettre en place ce mouvement de reconnaissance tout en luttant sans relâche contre la brutalité et l’impunité de la politique israélienne. Et il est certain que cet orchestre a été beaucoup plus qu'un symbole : son impact vient de ce qu’il a considérablement frappé les imaginations. Il a d’ailleurs inspiré de multiples initiatives, dont le "Silk Road Ensemble" de Yo-Yo Ma, qui se trouvait à Weimar au moment du lancement du "Divan Orchestra" en 1999 ; ou l’orchestre créée en 2010 par Cem Mansur et Nvart Andreasyan, qui ont réunis des musiciens Arméniens et Turcs pour contribuer à la paix et au respect de mémoires mutuelles.
Karim Bitar :
À l’occasion de l’entretien qu’il m’a accordé peu avant sa mort, j’ai été étonné de l’entendre dire que cet orchestre était peut-être ce qu’il avait fait de plus important dans sa vie. C’est encore l’un des nombreux paradoxes de Said : dans son livre posthume On Late Style (2006), il écrit : "à la fin de sa vie soit on s’assagit, soit on devient encore plus radical". Dans son cas, c’était les deux à la fois ! L’orchestre fondé avec Barenboim ne l’a pas conduit à tiédir sa critique radicale d’Israël (pas plus qu’il ne s’est mis à ménager les régimes arabes).
Cyrille Nême :
Dans l’entretien que vous évoquez, vous revenez sur la figure et le rôle particulier de l’intellectuel dans la cité. Que reste-t-il de l’intellectuel tel que le concevait Said ?
Karim Bitar :
Ce qui reste de Said c'est peut-être aussi en effet l’un de ses livres à mes yeux les plus importants, Des intellectuels et du pouvoir (1994), où il développe une conception de l’intellectuel qui échappe aux grandes typologies classiques, notamment celle établie par Raymond Aron : il n’était ni "conseiller du prince" à la Machiavel, ni "confident de la providence" à l’instar d’un Marx. Il voyait l’intellectuel comme une figure oppositionnelle, qui "dit la vérité au pouvoir" quel qu’en soit le coût, tout en cherchant à bâtir des ponts entre des publics qui devraient mener des combats communs.
C'est seulement en faisant de la place à la mémoire de l'autre que les lignes peuvent bouger
Dominique Eddé :
Je pense pour ma part que ce sont les écrits de la fin de sa vie qui sont les plus subtils. L'intellectuel tel que l’a pensé Said est aujourd'hui en crise avec l'arrivée de l'intelligence artificielle et l’invasion accrue de la désinformation. Elles menacent aussi bien cette conception de la figure de l’intellectuel solitaire et oppositionnel – qu’il partageait avec Julien Benda – que celle de l’intellectuel amateur. Said était très critique de la culture de l’expert qui est aujourd'hui triomphante. Une voix comme la sienne est beaucoup plus difficile à faire entendre à l’ère de la machine et de la rencontre quasi fusionnelle entre les pouvoirs écrasants de l’argent et de la technologie.
Cyrille Nême :
Il insistait aussi sur l’importance de l'exil dans le cheminement de sa pensée. En quoi celle-ci pourrait-elle fournir des armes pour affronter le défi migratoire qui secoue la planète (y compris à ceux qui, de ce fait, se sentent désormais "étrangers dans leur propre pays") ?
Dominique Eddé :
Il a en effet vraiment été en avance sur cette question. Ce qui pourrait être une "arme" dans ce qu’a écrit Edward Said, c'est de penser en même temps les avantages et les inconvénients de l'exil. Il était conscient de ce qu'une position excentrée ou périphérique par rapport à une identité pouvait constituer comme enrichissement de la pensée. C'était un anti-nationaliste, qui reprenait volontiers cette phrase d’Adorno : "Il fait partie de la morale, de ne pas se sentir chez soi même lorsque l’on est chez soi…". Certes, cette phrase n’est pas toujours facile à intégrer d’emblée – sauf à être Palestinien ou Libanais … – mais c’est toute l’humanité qui va, à mon avis, devoir penser un nouveau sentiment "de chez soi", qui n'est pas celui cadré par des frontières sur lesquelles on plante un drapeau…
Cyrille Nême :
Intellectuel laïc et opposé à toute forme d’intégrisme, soutenant avec ferveur Salman Rushdie au moment de la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, il aurait néanmoins, écrivez-vous dans Edward Said, le roman de sa pensée (La Fabrique, 2017), mésestimé l’ampleur du péril islamiste…
Dominique Eddé :
Il pensait par exemple au moment du 11 septembre 2001 qu’il ne s'agissait que "d’une poignée" d’illuminés … Sur ce point, l’histoire lui a donné tort. Cela lui faisait horreur de penser qu'un phénomène aussi mortifère pouvait s’être répandu à l’intérieur d’une culture millénaire si variée, si riche. Là encore la citation de Benjamin est parfaitement adaptée. Les éléments de la barbarie et de la civilisation cohabitent.
Karim Bitar :
Said n’a jamais succombé à la vision romantique et erronée d’un Foucault par exemple qui pensait que l’émancipation pouvait venir de mouvements religieux. Mais son rationalisme et son cartésianisme extrême l’ont peut-être conduit à sous-estimer la rémanence du sentiment religieux et sa force de mobilisation. Il refusait, à raison, qu’on assimile 1,5 milliard de musulmans aux terroristes….
Dominique Eddé :
Il me paraît certain, en tout cas, que Said aurait été en première ligne face à ce à quoi l’on a assisté ces vingt dernières années. Il était un homme qui ne reculait pas face à la difficulté, je dirai même qu’elle était son sujet. S’il reste aussi présent c’est bien parce que sa cohérence, sa liberté et son courage manquent cruellement à ce siècle chaotique.
Pour ceux qui veulent aller plus loin dans la recherche sur les publications d'Eward Saïd, une émission de tv, de mars 2004, enregistrée sur cassette vhs, "Nous et les autres, portrait d'Edward Saïd".
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2- Le testament d’Edward Saïd ?
Pour vivre en sécurité et installer la paix, Israël n’a pas besoin d’armes, mais plutôt de l’amitié du peuple palestinien, aussi bien que de celle de tous les peuples du Moyen-Orient. N’est-il pas temps de soutenir les peuples arabes dans leurs luttes pour la liberté et la dignité, piliers fondateurs de la démocratie ? N’est-ce pas le moment d’emprunter enfin la voie lumineuse et engagée du Palestinien Edward Saïd ?
Par Ghaiss Jasser, le 28 octobre 2024, Blog Mediapart
Lorsque l’on décide douloureusement de ne plus rentrer chez soi, de ne plus retourner vers son pays d’origine, devenu la proie d’une junte militaire et totalitaire qui ne sait développer que confessionnalisme et corruption… Lorsqu’on fait le choix de s’installer définitivement en France "pays des droits de l’Homme", pour y faire des recherches, bâtir une carrière et devenir une citoyenne à part entière, il est bien normal que nos exigences de justice soient irréductibles, voire pressantes, lorsque plusieurs symptômes inquiétants se révèlent dans notre pays d’adoption.
Une poignée de concitoyens pointent ce danger qui menace notre pays en sacrifiant les valeurs dont on s’est toujours proclamées.
Certains commentateurs invités sur un plateau de notre télévision nationale se permettent de parler de ceux qui ont "un peu de démocratie dans leur ADN ou de ceux qui n’en ont guère". Horrifiées par ce discours essentialiste et raciste, très fréquent hélas de nos jours, nous nous sentons obligées de rappeler que la démocratie ne se niche pas dans nos ADN, mais qu’elle existe, sans exception, chez tous les peuples du monde.
Cette aspiration qui n’est autre qu’une exigence de liberté, de dignité et de justice, a toujours réussi à traverser toute frontière historique et géographique et ce, malgré toutes les manipulations de droite ou de gauche qui s’emploient dans nos pays occidentaux à construire des hiérarchies entre les peuples.
Les démocrates franco-syriens, qui oeuvrent en France pour rappeler la tragédie syrienne déclenchée après les manifestations pacifistes en 2011, ne se tournent-ils pas sans cesse vers la période démocratique lumineuse de leur pays (1946-1958) construite par les hommes et les femmes de l’indépendance ? Les démocrates syriens d’aujourd’hui ne s’inspirent-ils pas souvent des expériences politiques de leurs aînés encore toutes palpitantes ?
Si toutes les révolutions arabes n’avaient pas été écrasées dans le feu et le sang, les peuples arabes auraient manifesté aujourd’hui dans les rues pour crier : "Assez… ce bain de sang dans lequel l’armée israélienne est en train de noyer les Palestiniens doit s’arrêter", cette vengeance israélienne ne serait-elle assouvie que lorsqu’il ne resterait plus de Palestinien·nes ?
Si les révolutions arabes n’avaient pas été écrasées dans le feu et le sang, les peuples arabes auraient dit aux dirigeants israéliens qu’il est impossible de construire leur pays sur un fantasme, celui d’éliminer ses habitants dans le but de posséder leur terre, leur mer et leur ciel. Ils auraient rappelé aux Israéliens que les Palestiniens qui sont là depuis des siècles, continueront à résister pour défendre chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau et chaque parcelle de terre qu’ils peuvent encore sauver. Ils auraient répété que les Palestiniens ne résistent pas pour Hamas, ni pour Abbas, qu’ils ne sont ni des moutons, ni des boucliers humains, ni des terroristes, mais des consciences qui n’ont plus rien à perdre sauf leur histoire, leur mémoire, leurs souvenirs et leur dignité, c’est pourquoi ils enterrent quotidiennement leurs morts en pleurant, mais refusent de partir…
Partir où, d’ailleurs ? En Egypte, dirigée par un minotaure sanguinaire qui tout en prétendant appartenir à une branche mystique de l’Islam, s’emploie à liquider tous ses opposants, frères musulmans ou pas…
Partir en Syrie, chez l’autre prédateur qui invite ses semblables à partager avec lui un festin unique, celui de l’"homogénéité". En effet, un clan ne peut survivre que s’il reproduit des spécimens identiques, tout comme les rhinocéros qui se multiplient à l’infini dans la fameuse œuvre d’Eugène Ionesco.
Si toutes les révolutions arabes n’avaient pas été écrasées dans le feu et le sang, aujourd’hui les peuples arabes auraient été dans les rues pour hurler : "Un seul bain de sang à Gaza et dans les territoires occupés n’est-il pas suffisant ? Fallait-il le nourrir par un autre, celui du Liban ?". Ce beau pays, toujours debout, avec son peuple qui ne cesse de panser fièrement ses blessures depuis la fin des années 70.
Les raccourcis sont simples, bien entendu, lorsque Israël oublie ses crimes depuis 1948 et assimile aujourd’hui Gaza et les territoires occupés à Hamas et Sinouar et le Liban à Hezbollah et Nasrallah.
Si les peuples arabes n’étaient pas assiégés par leurs propres dirigeants, ils auraient dit au peuple israélien que le vivre-ensemble ne pourrait jamais se faire dans l’hostilité, ni se construire sur la haine et le rapport de force. Que le 7 octobre n’est pas un acte antisémite comme certains journalistes se plaisent à le répéter, mais un symptôme, criminel certes, commis par des colonisés contre leurs colonisateurs.
Ces vilains symptômes que nous haïssons, nous en avons vu des similaires commis par des résistants français contre l’envahisseur allemand et des résistants algériens contre le colonisateur français. Tous ces actes ne sont pas des méfaits terroristes, mais des crimes de colonisés contre leurs colonisateurs qui s’emploient jour après jour à les déshumaniser en les privant de leurs droits inaliénables.
Le 6 octobre 2024, Carine Fouteau, dans son article publié sur Mediapart et intitulé Gaza : silence coupable, résonnance coloniale, n’écrit-elle pas : "Alors que la guerre s’étend au Liban, les sociétés occidentales restent trop passives face au massacre des Palestiniens pour contraindre leurs dirigeants à sanctionner Israël, comme si elles refusaient de voir leurs propres crimes dans le miroir de la colonisation que leur tend Israël".
Si les révolutions arabes étaient soutenues dans leur aspiration comme a été soutenu le changement inespéré dans les pays de l’Europe de l’Est, nous n’aurions pas seulement échappé aux tragédies syriennes, égyptiennes, yéménites, libyennes, tunisiennes…, nous aurions participé à reconstruire le Liban blessé et l’Irak démantelé, voire défigué. Mais nous aurions surtout participé à la construction d’un État palestinien aux frontières reconnues et inaliénables qui vivrait aux côtés d’un Israël apaisé, serein, comme le sont un bon nombre d’Israéliens et de Juifs originaires des pays arabes et occidentaux.
Dans son livre Israël-Palestine, l’égalité ou rien, Edward Saïd écrit : "Mais si les Juifs ont demandé que le monde les reconnaisse, nous devons faire exactement la même demande, non pas dans un esprit de vengeance, mais dans un esprit de justice. Ce qui est déplorable dans les accords d’Oslo, c’est que nos dirigeants ont tout simplement occulté notre histoire, alors qu’il nous appartient non seulement de rappeler ce que le sionisme nous a infligé, mais aussi – et ce n’est pas le moins grave – ce que nous ont fait l’Angleterre, lesÉtats-Unis et tous les gouvernements occidentaux pro-sionistes, en travaillant tous ensemble à notre dépossession."
Dans ce même chapitre intitulé "Pauvreté du nationalisme", le Palestinien-américain ajoute : "Nous confronter à Israël, c’est d’abord lui faire reconnaître ce qu’il nous a fait subir, à nous et aux autres pays arabes, dont tant d’hommes et de femmes ont été tués au cours des guerres de conquêtes, de l’occupation militaire, de la colonisation des territoires. Mais nous devons aussi admettre la possibilité d’une vie nouvelle, débarrassée de l’ethnocentrisme et de l’intolérance religieuse".
Pour vivre en sécurité et installer la paix, Israël n’a pas besoin d’armes, mais plutôt de l’amitié du peuple palestinien, aussi bien que de celle de tous les peuples du Moyen-Orient.
C’est pour cette raison que dans notre article, nous avons choisi de donner ainsi la parole à Edward Saïd, qui ne critique pas seulement l’État d’Israël et les régimes occidentaux, mais ne ménage jamais les siens : "Notre confrontation avec Israël ne fait que donner la mesure de nos faiblesses. Pendant des années, nous avons attendu l’arrivée d’un grand chef et il n’est pas venu (…) la seule chose que nous n’ayons pas essayée sérieusement, c’est de ne compter que sur nous-mêmes, et tant que nous ne nous y mettrons pas, nous n’aurons aucune chance. Le défi israélien est au fond un défi envers nous-mêmes, envers notre capacité à nous organiser, à rester fidèles à des principes clairement définis, à exploiter nos ressources de façon cohérente, à mettre tous nos efforts dans l’éducation du peuple, et surtout à choisir des dirigeants capables. (…) Notre lutte au 21ème siècle devra viser à notre auto-libération et à notre décolonisation interne. Alors seulement, nous serons en mesure de faire face à Israël et de mettre en accusation de façon crédible le langage falsifié d’une démocratie coloniale" [1].
N’est-il pas temps de soutenir les peuples arabes aussi bien que ceux de tout le Moyen-Orient dans leurs luttes pour la liberté et la dignité, piliers fondateurs de la démocratie ? N’est-ce pas le moment d’emprunter enfin la voie lumineuse et engagée du Palestinien Edward Saïd ?
Lire aussi, de Ghaïss Jasser, "Lettre ouverte au Président Emmanuel Macron".
[1] Edward Saïd, Israël-Palestine, l’égalité ou rien, Ed. La Fabrique, 1999.
Française et syrienne, Ghaïss Jasser est établie en France depuis 1969. Elle est docteur d'État ès Lettres, chercheuse dans les études féministes et compositrice-pianiste.
📰 https://blogs.mediapart.fr/ghaiss-jasser/blog/281024/le-testament-d-edward-said
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3- Réflexions sur la condition Arabe (2003)
Combien la position palestinienne serait aujourd’hui plus forte face à l’assaut américano-israélien s’il y avait eu une démonstration d’unité commune, et non une indigne ruée à qui serait le mieux placé dans la délégation envoyée à Colin Powell !
Par Edward Saïd, Al-Ahram le 22-28 mai 2003 - Publié par Arrêt sur Info le 1er août 2015
J’ai l’impression que beaucoup d’Arabes aujourd’hui estiment que ce qui s’est passé en Irak depuis deux mois est proche de la catastrophe. Oui, le régime de Saddam Hussein était méprisable à tous égards et méritait d’être renversé. Oui, beaucoup sont ulcérés de son despotisme, de son extraordinaire cruauté et des terribles souffrances qu’il a infligées au peuple irakien. Il ne semble guère douteux que trop de gens et de gouvernements ont contribué à maintenir Saddam Hussein au pouvoir : ils regardaient ailleurs, tout en poursuivant leurs petites affaires. Mais ce qui a permis aux Etats-Unis de bombarder le pays et de détruire son régime n’est ni un droit moral ni un argument rationnel, c’est la pure et simple puissance militaire.
Alors qu’avec la Grande-Bretagne ils ont soutenu l’Irak baasiste et Saddam Hussein personnellement pendant des années, voilà qu’ils s’arrogent le droit de nier leur propre complicité dans sa dictature et de proclamer qu’ils ont libéré l’Irak de sa tyrannie détestée. Et ce qui semble émerger à présent dans le pays, pendant comme après la guerre anglo-américaine illégale contre le peuple et la civilisation qui sont l’essence de l’Irak, constitue une menace très grave pour le peuple arabe dans son ensemble.Il est donc primordial de rappeler qu’en dépit de leurs nombreuses divisions et disputes, les Arabes sont vraiment un peuple, pas un ramassis disparate de pays passivement exposés à l’intervention et à la domination étrangères. Certes, ils ont une histoire continue de présence impérialiste, qui va de la domination ottomane établie sur les Arabes au 16ème siècle jusqu’à notre époque. Après les Ottomans sont venus les Britanniques et les Français durant la Première Guerre mondiale, puis l’Amérique et Israël après la Seconde.
L’un des fils conducteurs les plus insidieusement influents de l’orientalisme américain et israélien récent, évident dans la politique de deux pays depuis la fin des années 40, est une hostilité virulente, extrêmement profonde, au nationalisme arabe, et la détermination à lui faire obstacle et à le combattre par tous les moyens. Le postulat de base du nationalisme arabe au sens large est que, malgré toute la diversité et le pluralisme de leurs réalités et de leurs styles, les peuples de langues et de cultures arabes et musulmanes (appelons-les "peuples arabophones", comme le fait Albert Hourani dans son dernier livre) constituent une nation, et pas seulement un ensemble d’États égrenés de l’Afrique du Nord à la frontière occidentale de l’Iran. Toute expression indépendante de ce postulat a été ouvertement attaquée, comme dans la guerre de Suez en 1956, la guerre coloniale française contre l’Algérie, les guerres israéliennes d’occupation et de dépossession.
Dans la campagne contre l’Irak, si l’objectif affiché est de renverser un régime, le but réel est la dévastation du plus puissant des pays arabes. Et, de même que la campagne française, britannique, israélienne et américaine contre Nasser visait à abattre un pays dont l’ambition déclarée était l’unification des Arabes en une force politique indépendante très puissante, les États-Unis entendent aujourd’hui redessiner la carte du monde arabe dans leur intérêt, et pas dans celui des Arabes. Le succès de la politique américaine repose sur le morcellement, l’inaction collective et la faiblesse militaire et économique arabes.
Quelle folie de penser que le nationalisme individuel et la séparation sectaire des Etats arabes – qu’il s’agisse de l’Egypte, de la Syrie, du Koweït ou de la Jordanie – sont meilleurs et plus utiles politiquement qu’un projet de coopération interarabe en matière économique, politique et culturelle ! Nul besoin, bien sûr, d’intégration totale, mais, à mon sens, n’importe quelle forme de coopération utile et planifiée vaudrai mieux que ces sommets scandaleux qui ont déshonoré notre vie nationale, par exemple pendant la crise irakienne. Une question s’impose à tous les Arabes comme à tous les étrangers : pourquoi les Arabes ne mettent-ils jamais en commun leurs ressources pour défendre des causes qu’officiellement, au moins, ils disent soutenir, et auxquelles, dans le cas de la Palestine, leur peuple croit activement et, pour tout dire, passionnément ?
Je ne perdrai pas mon temps à soutenir que tous les efforts qui qui ont lieu pour promouvoir le nationalisme arabe doivent être exonérés de leurs abus, de leur courte vue, de leurs gaspillages, de leurs répressions et de leurs folies. Le bilan n’est pas bon. Mais voici ce que j’affirme catégoriquement : si, depuis le début du 20ème siècle, les Arabes n’ont jamais pu obtenir leur indépendance collective, ni ensemble ni séparément, c’est à cause des desseins de puissances étrangères, conscientes de l’importance stratégique et culturelle de leurs pays. Aujourd’hui, aucun Etat arabe n’est libre de disposer de ses ressources comme il l’en entend, ni de prendre des positions conformes à ses propres intérêts, notamment lorsque ceux-ci semblent menacer la politique des États-Unis.
Pendant plus de cinquante années de domination mondiale, et davantage encore après la fin de la guerre froide, l’Amérique a fondé sa politique moyen-orientale sur deux piliers et deux seulement : la défense d’Israël et la libre exportation du pétrole arabe. Sur tous les plans cruciaux, à peu d’exceptions près, les États-Unis ont suivi à l’égard des aspirations du peuple arabe une politique du mépris et de l’hostilité ouverte. Avec un succès surprenant : depuis la mort de Nasser, ils n’ont guère rencontré de résistance chez les dirigeants arabes, qui se sont pliés à toutes leurs exigences.
Pendant les périodes d’extrême pression sur tel ou tel d’entre eux (l’invasion israélienne du Liban en 1982 ; les sanctions contre l’Irak ; conçues pour affaiblir globalement le peuple et l’Etat ; les bombardements de la Libye et du Soudan ; les menaces contre la Syrie ; les pressions sur l’Arabie Saoudite), la faiblesse collective des États arabes a été presque ahurissante. Ni leur énorme puissance économique collective ni la volonté de leur peuple ne leur ont inspiré le moindre geste de défi. La politique impérialiste du diviser pour régner a parfaitement fonctionné : chaque gouvernement a eu peur de prendre le risque d’une possible dégradation de ses relations bilatérales avec les États-Unis. Cette crainte l’a emporté sur toute autre considération, si pressante fût-elle.
Certains pays dépendent de l’aide économique des États-Unis, d’autres, de leur protection militaire. Mais ils ont tous décidé de ne se faire aucune confiance entre eux et de ne guère se soucier du bien-être de leurs peuples respectifs (ils s’en soucient vraiment très peu), préférant la hauteur et la morgue des Américains, dont le comportement à l’égard des États arabes a empiré avec la montée de leur arrogance de seule superpuissance. Il est d’ailleurs remarquable que les pays arabes se soient battus entre eux bien plus ardemment que contre les vrais agresseurs extérieurs.
Le résultat aujourd’hui, après l’invasion de l’Irak, est une nation arabe extrêmement démoralisée, écrasée, abattue, qui ne peut pratiquement rien faire d’autre que d’acquiescer aux plans annoncés par les États-Unis et faire de la figuration dans toutes sortes d’efforts pour redessiner la carte du Moyen-Orient en fonction des intérêts américains et, bien évidemment, israéliens. Même ce projet extraordinairement grandiose n’a toujours pas suscité la plus bague réaction collective des États arabes : ils semblent attendre qu’il y ait du nouveau, tandis que Bush, Rumsfeld, Powell et autre naviguent des menaces aux plans, visites, rebuffades, bombardements et communiqués unilatéraux. C’est d’autant plus exaspérant que les Arabes ont entièrement accepté la Feuille de route américaine (ou du quartette), apparemment née du rêve éveillé de George W. Bush, alors que les Israéliens ont tranquillement remis leur réponse à plus tard. Qu’est-ce que cela fait à un Palestinien de voir un dirigeant de second ordre comme Abou Mazen, qui a toujours été un fidèle subordonné d’Arafat, embrasser Colin Powell et les Américains, quand il est clair pour le premier enfant venu que la Feuille de route est conçue a) pour provoquer une guerre civile interpalestinienne, et b) pour obtenir la soumission des Palestiniens aux exigences israélo-américaines sur les "réformes" sans rien céder en échange, ou pratiquement rien ? Jusqu’où allons-nous couler ?
Quant aux plans américains en Irak, il est maintenant parfaitement clair que ce qui va se passer n’est rien de moins qu’une occupation coloniale à l’ancienne, assez proche de celle qu’Israël poursuit depuis 1967. Importer la démocratie à l’américaine en Irak, cela veut essentiellement dire aligner le pays sur la politique des États-Unis : traité de paix avec Israël, les profits des marchés pétroliers aux Américains et un ordre public vraiment minimal, qui ne permette ni une opposition réelle ni la mise en place d’institutions véritables. Peut-être l’idée est-elle même de faire de l’Irak un nouveau Liban ravagé par la guerre civile. Je n’en suis pas certain.
Mais voici un petit exemple du type de mesure qu’on est en train de prendre. On a récemment appris par la presse américaine qu’un assistant de droit de trente-deux ans, Noah Feldman, de l’université de New York, avait été chargé de rédiger la nouvelle Constitution irakienne. Tous les articles consacrés à cette nomination majeure ont précisé que Feldman était un expert particulièrement brillant de la Loi islamique, qu’il étudiait l’arabe depuis l’âge de quinze ans et qu’il avait reçu une éducation de Juif orthodoxe. Mais il n’a jamais pratiqué le droit dans le monde arabe, ne s’est jamais rendu en Irak et ne semble avoir aucune connaissance pratique des problèmes de l’après-guerre dans ce pays. Quel camouflet ostentatoire, non seulement à l’Irak lui-même, mais aussi aux légions de juristes arabes et musulmans qui auraient pu accomplir un travail parfaitement acceptable au service de son avenir ! Mais non, l’Amérique veut que la tâche soit menée à bien par un jeune homme, afin de pouvoir dire : "C’est nous qui avons donné à l’Irak sa nouvelle démocratie". Du mépris à couper au couteau.
Ce qui est si décourageant, c’est l’impuissance manifeste des Arabes face à tout cela, et pas seulement parce qu’aucun effort réel n’a été fait pour y réagir collectivement. Moi qui vois la situation de l’extérieur, je trouve stupéfiant qu’en ce moment critique les dirigeants ne se soient pas adressés à leur peuple pour lui demander son soutien face à ce qu’il faut bien considérer comme une menace contre toute la nation. Les stratèges militaires américains n’en ont pas fait mystère : ce qu’ils préparent, c’est un bouleversement radical du monde arabe, qu’ils peuvent imposer parce qu’ils ont la force des armes et qu’il n’y a guère d’opposition. De plus, il semble bien que leur but profond soit de détruire une fois pour toutes l’unité fondamentale du peuple arabe, de changer irrémédiablement les bases de son existence et de ses aspirations.
Devant une telle démonstration de force, j’aurais cru qu’une alliance sans précédent entre peuples et dirigeants arabes représentait la seule dissuasion possible. Mais cela aurait supposé, bien sûr, que chaque État arabe décide d’ouvrir sa société au peuple, de le faire entrer dedans, si j’ose dire, d’abroger toutes les mesures répressives de sécurité, afin d’opposer une force organisée au nouvel impérialisme. Un peuple contraint à faire la guerre ou un peuple réduit au silence et réprimé ne sera jamais à la hauteur de ce genre de situation. Ce qu’il nous faut, ce sont des sociétés arabes enfin libérées de cet état de siège auto-imposé entre gouvernants et gouvernés. Pourquoi ne pas adopter la démocratie pour défendre la liberté et l’autodétermination ? Pourquoi ne pas dire : nous souhaitons que chaque citoyen participe volontairement au front commun contre un ennemi commun, nous avons besoin de tous les intellectuels, de toutes les forces politiques pour agir avec nous contre le projet impérialiste de remodeler nos vies sans notre accord ? Pourquoi laisser la résistance à l’extrémisme et aux désespérés des attentats-suicides ?
[…]
Combien la position palestinienne serait aujourd’hui plus forte face à l’assaut américano-israélien s’il y avait eu une démonstration d’unité commune, et non une indigne ruée à qui serait le mieux placé dans la délégation envoyée à Colin Powell ! Je n’ai jamais compris pourquoi les dirigeants palestiniens ont été incapables d’élaborer en commun une stratégie unifiée pour résister à l’occupation, sans se laisser enferrer dans un quelconque plan Mitchell, Tenet, ou du quartette. Pourquoi ne pas dire à tous les Palestiniens : Nous sommes confrontés à un seul ennemi, dont les visées sur nos terres et sur nos vies sont bien connues, et nous devons le combattre tous ensemble ?
La racine du problème – partout et pas seulement en Palestine –, c’est cet abîme structurel entre gouvernants et gouvernés qui est l’un des sinistres héritages de l’impérialisme, cette peur fondamentale de la participation démocratique, comme si, en laissant trop de liberté, l’élite coloniale au pouvoir risquait de perdre les faveurs de l’autorité impériale. Le résultat n’est pas seulement l’absence d’une vraie mobilisation générale dans la lutte commune, mais aussi la persistance du morcellement et des petites querelles mesquines. Au point où en sont les choses, il y a dans le monde d’aujourd’hui beaucoup trop de citoyens arabes qui ne s’engagent pas et ne participent pas.
Qu’il le veuille ou non, le peuple arabe est aujourd’hui confronté à un assaut général lancé contre son avenir par une puissance impérialiste, l’Amérique, qui agit de concert avec Israël pour le pacifier, le soumettre et finalement le réduire à un ensemble de petits fiefs en guerre entre eux, sous des chefs dont l’allégeance première n’ira pas à leur peuple mais à la grande superpuissance et à son représentant local. Ne pas comprendre que tel est le conflit qui va déterminer le destin de notre région pour des décennies, c’est s’aveugler volontairement. Nous devons à présent briser les tristes chaînes qui enserrent les sociétés arabes : le mécontentement du peuple, l’insécurité des gouvernants, la frustration des intellectuels. Cette crise est sans précédent. Il faut donc pour l’affronter des moyens sans précédent. Le premier pas est de mesurer l’ampleur du problème, après quoi nous devrons surmonter ce qui nous réduit à la rage impuissante et à la marginalisation, qu’il n’est pas question d’accepter avec le sourire. Il y a une alternative à une condition aussi peu séduisante, et elle offre beaucoup plus d’espoir.
📰 https://arretsurinfo.ch/edward-said-1935-2003-reflexions-sur-la-condition-arabe/
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4- "Une amère déception" - Edward Said sur sa rencontre avec les "intellectuels" français, Sartre, de Beauvoir & Foucault
Par Edward Said, le 1er juin 2000, London Review of Books
Jean-Paul Sartre, autrefois l'intellectuel le plus célèbre, avait, jusqu'à tout récemment, presque disparu de la scène. Peu après sa mort en 1980, il était déjà attaqué pour sa "cécité" à l'égard des goulags soviétiques, et même son existentialisme humaniste était ridiculisé pour son optimisme, son volontarisme et sa portée énergétique pure et simple. L'ensemble de la carrière de Sartre était offensant tant pour les Nouveaux Philosophes, dont les réalisations médiocres n'avaient qu'un anticommunisme fervent pour attirer l'attention, que pour les post-structuralistes et les post-modernistes qui, à quelques exceptions près, avaient sombré dans un narcissisme technologique maussade profondément en désaccord avec le populisme de Sartre et son héroïsme politique public. L'immense étendue de l'œuvre de Sartre en tant que romancier, essayiste, dramaturge, biographe, philosophe, intellectuel politique, activiste engagé, semblait repousser plus de gens qu'elle n'en attirait. De maître penseur français le plus cité, il est devenu, en l'espace d'une vingtaine d'années, le moins lu et le moins analysé. Ses positions courageuses sur l'Algérie et le Vietnam sont tombées dans l'oubli. Il en va de même de son travail en faveur des opprimés, de son apparition courageuse en tant que radical maoïste lors des manifestations étudiantes de 1968 à Paris, ainsi que de sa gamme extraordinaire et de sa distinction littéraire (pour laquelle il a à la fois gagné et rejeté le prix Nobel de littérature). Il était devenu une ex-célébrité calomniée, excepté dans le monde anglo-américain, où il n'avait jamais été pris au sérieux en tant que philosophe et avait toujours été lu avec une certaine condescendance comme un romancier et rédacteur de mémoires occasionnel, insuffisamment anticommuniste, pas tout à fait aussi chic et convaincant que Camus (qui était bien moins talentueux).
Puis, comme pour beaucoup de choses en France, la mode a changé de nouveau, du moins c'est ce que l'on a cru à distance. Plusieurs livres lui ont été consacrés et il est redevenu (peut-être pour un moment seulement) un sujet de discussion, voire d'étude ou de réflexion. Pour ma génération, il a toujours été l'un des grands héros intellectuels du 20ème siècle, un homme dont la perspicacité et les dons intellectuels ont été mis au service de presque toutes les causes progressistes de notre époque. Pourtant, il ne semblait ni infaillible ni prophétique. Au contraire, on admirait Sartre pour les efforts qu'il faisait pour comprendre les situations et, le cas échéant, pour offrir sa solidarité aux causes politiques. Il n'était jamais condescendant ou évasif, même s'il était enclin à l'erreur et à l'exagération. Presque tout ce qu'il a écrit est intéressant par son audace, sa liberté (même celle d'être verbeux) et sa générosité d'esprit.
Il y a une exception évidente, que je voudrais décrire ici. J'y suis incité par deux discussions fascinantes, quoique décourageantes, sur sa visite en Égypte au début de 1967, parues le mois dernier dans Al-Ahram Weekly. L'une était une critique du récent livre de Bernard-Henry Lévy sur Sartre ; l'autre était une critique du récit de cette visite par le regretté Lotfi al-Kholi (al-Kholi, un intellectuel de premier plan, était l'un des hôtes égyptiens de Sartre). L'expérience plutôt triste que j'ai vécue avec Sartre a été un épisode très mineur dans une vie très grandiose, mais elle vaut la peine d'être rappelée à la fois pour son ironie et pour son caractère poignant.
C'était au début du mois de janvier 1979 et je me trouvais chez moi, à New York, en train de préparer l'un de mes cours. La sonnette de la porte a annoncé la livraison d'un télégramme et, en l'ouvrant, j'ai remarqué avec intérêt qu'il provenait de Paris. "Vous êtes invité par Les Temps modernes à participer à un séminaire sur la paix au Moyen-Orient à Paris les 13 et 14 mars prochains. Veuillez répondre. Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre". J'ai d'abord pensé que ce câble était une sorte de plaisanterie. Il aurait tout aussi bien pu s'agir d'une invitation de Cosima et Richard Wagner à venir à Bayreuth, ou de T.S. Eliot et Virginia Woolf à passer un après-midi dans les bureaux du Dial. Il me fallut environ deux jours pour m'assurer auprès de divers amis à New York et Paris qu'il s'agissait bien d'une invitation authentique, et beaucoup moins de temps pour envoyer mon acceptation inconditionnelle (après avoir appris que les modalités, l'euphémisme français pour les frais de voyage, seraient prises en charge par Les Temps modernes, la revue mensuelle créée par Sartre après la guerre). Quelques semaines plus tard, je partais pour Paris.
Les Temps modernes ont joué un rôle extraordinaire dans la vie intellectuelle française, puis européenne et même du tiers-monde. Sartre avait réuni autour de lui un ensemble remarquable d'esprits - pas tous d'accord avec lui - comprenant Beauvoir bien sûr, son grand rival Raymond Aron, l'éminent philosophe et condisciple de l'École Normale Maurice Merleau-Ponty (qui quitta la revue quelques années plus tard), et Michel Leiris, ethnographe, africaniste et théoricien de la tauromachie. Il n'y a pas une question majeure que Sartre et son cercle n'ont pas abordée, y compris la guerre israélo-arabe de 1967, qui a donné lieu à une édition monumentale des Temps modernes - qui a fait l'objet d'un essai brillant de I.F. Stone. Ce seul fait a donné à mon voyage à Paris un précédent digne d'intérêt.
À mon arrivée, une courte et mystérieuse lettre de Sartre et Beauvoir m'attendait à l'hôtel que j'avais réservé dans le Quartier latin. Pour des raisons de sécurité, les réunions se tiendraient au domicile de Michel Foucault. On m'a dûment fourni une adresse, et à dix heures le lendemain matin, je suis arrivé à l'appartement de Foucault pour trouver un certain nombre de personnes - mais pas Sartre - déjà en train de s'affairer. Personne n'a jamais pu expliquer les mystérieuses "raisons de sécurité" qui avaient forcé le changement de lieu, ce qui a eu pour effet de donner un air de conspiration à nos débats. De Beauvoir était déjà là, coiffée de son célèbre turban, faisant la leçon à qui voulait l'entendre sur son prochain voyage à Téhéran avec Kate Millett, où elles prévoyaient de manifester contre le tchador ; l'idée m'a paru condescendante et stupide, et même si j'étais impatient d'entendre ce qu'elle avait à dire, j'ai aussi réalisé qu'elle était assez vaniteuse et qu'il était impossible de discuter avec elle à ce moment-là. Elle est d'ailleurs partie environ une heure plus tard (juste avant l'arrivée de Sartre) et on ne l'a plus jamais revue.
Foucault m'a très vite fait comprendre qu'il n'avait rien à apporter au séminaire et qu'il allait partir directement pour son travail de recherche quotidien à la Bibliothèque nationale. J'ai été heureux de voir mon livre Beginnings sur ses étagères, qui débordaient d'une masse de documents bien rangés, y compris des articles et des revues. Bien que nous ayons bavardé amicalement, ce n'est que bien plus tard (en fait près de dix ans après sa mort en 1984) que j'ai compris pourquoi il avait été si peu enclin à me parler de la politique du Moyen-Orient. Dans leurs biographies, Didier Eribon et James Miller révèlent tous deux qu'en 1967, il enseignait en Tunisie et qu'il avait quitté le pays en toute hâte, peu après la guerre de juin. Foucault avait déclaré à l'époque que la raison de son départ était son horreur des émeutes "antisémites" anti-israéliennes de l'époque, communes à toutes les villes arabes après la grande défaite arabe. Une de ses collègues tunisiennes du département de philosophie de l'université de Tunis m'a raconté une autre histoire au début des années 1990 : Foucault, disait-elle, avait été expulsé en raison de ses activités homosexuelles avec de jeunes étudiants. Je ne sais toujours pas quelle version est la bonne. À l'époque du séminaire de Paris, il m'a dit qu'il revenait d'un séjour en Iran en tant qu'envoyé spécial du Corriere della sera (ndr : quotidien italien généraliste fondé en 1876 à Milan. Il appartient au groupe RCS MediaGroup et se situe au centre-droit de l'échiquier politique). Je me rappelle l'avoir entendu dire, à propos des premiers jours de la révolution islamique : "C'est très excitant, très étrange, fou". Je crois (peut-être à tort) l'avoir entendu dire qu'à Téhéran, il s'était déguisé avec une perruque, bien que peu de temps après la publication de ses articles, il ait rapidement pris ses distances avec tout ce qui était iranien. Enfin, à la fin des années 1980, Gilles Deleuze m'a dit que Foucault et lui, autrefois les plus proches amis, s'étaient brouillés sur la question de la Palestine, Foucault exprimant son soutien à Israël, Deleuze aux Palestiniens.
L'appartement de Foucault, bien que vaste et manifestement très confortable, était d'un blanc austère, bien adapté au philosophe solitaire et au penseur rigoureux qu'il semblait habiter seul. Quelques Palestiniens et Juifs israéliens étaient présents. Parmi eux, je n'ai reconnu qu'Ibrahim Dakkak, devenu depuis un bon ami de Jérusalem, Nafez Nazzal, un professeur de Bir Zeit que j'avais connu superficiellement aux États-Unis, et Yehoshofat Harkabi, le plus grand expert israélien de "l'esprit arabe", ancien chef du renseignement militaire israélien, renvoyé par Golda Meir pour avoir mis par erreur l'armée en état d'alerte. Trois ans plus tôt, nous avions tous deux été boursiers au Stanford Center for Advanced Study en Sciences du comportement, mais nous n'avions guère de relations. Nous étions toujours polis, mais loin d'être cordiaux. À Paris, il était en train de changer de position pour devenir la principale colombe de l'establishment israélien, un homme qui allait bientôt parler ouvertement de la nécessité d'un État palestinien, qu'il considérait comme un avantage stratégique du point de vue d'Israël. Les autres participants étaient pour la plupart des Juifs israéliens ou français, des plus religieux aux plus laïques, mais tous étaient pro-sionistes d'une manière ou d'une autre. L'un d'entre eux, Eli Ben Gal, semblait connaître Sartre depuis longtemps : nous avons appris plus tard qu'il avait été le guide de Sartre lors d'un récent voyage en Israël.
Lorsque le grand homme est enfin apparu, bien après l'heure prévue, j'ai été choqué de voir à quel point il semblait vieux et fragile. Je me souviens d'avoir inutilement et stupidement présenté Foucault, et je me souviens aussi que Sartre était constamment entouré, soutenu, encouragé par une petite suite de personnes dont il était totalement dépendant. Ceux-ci, à leur tour, avaient fait de lui l'affaire principale de leur vie. L'un d'eux était sa fille adoptive qui, je l'ai appris plus tard, était son exécuteur littéraire ; on m'a dit qu'elle était d'origine algérienne. Un autre était Pierre Victor, ancien maoïste et coéditeur avec Sartre de la défunte Gauche prolétarienne, qui était devenu un juif profondément religieux et, je suppose, orthodoxe ; j'ai été stupéfait d'apprendre plus tard par l'un des assistants du journal qu'il s'agissait d'un juif égyptien appelé Benny Lévy, le frère d'Adel Ref'at (né Lévy), l'une des paires dites de Mahmoud Hussein (l'autre étant un Égyptien musulman) : les deux hommes ont travaillé à l'Unesco et ont écrit, sous le nom de "Mahmoud Hussein", La Lutte des classes en Égypte, une étude bien connue publiée par Maspero). Victor n'avait rien d'égyptien : il apparaissait comme un intellectuel de la rive gauche, à la fois penseur et arnaqueur. La troisième est Hélène von Bülow, une femme trilingue qui travaillait à la revue et traduisait tout pour Sartre. Bien qu'il ait séjourné en Allemagne et qu'il ait écrit non seulement sur Heidegger, mais aussi sur Faulkner et Dos Passos, Sartre ne connaissait ni l'allemand ni l'anglais. Femme aimable et élégante, Von Bülow est restée aux côtés de Sartre pendant les deux jours du séminaire, lui chuchotant des traductions simultanées à l'oreille. À l'exception d'un Palestinien de Vienne qui ne parlait que l'arabe et l'allemand, nos discussions se sont déroulées en anglais. Je ne saurai jamais dans quelle mesure Sartre a réellement compris, mais il était (pour moi et pour d'autres) profondément déconcertant qu'il soit resté silencieux tout au long de la première journée. Michel Contat, le bibliographe de Sartre, était également présent, mais n'a pas participé.
Dans ce que j'ai cru être le style français, le déjeuner - qui, dans des circonstances normales, aurait pris une heure environ - a été une affaire très élaborée, prise dans un restaurant situé à une certaine distance ; et comme il n'avait pas cessé pleuvoir, transporter tout le monde dans des taxis, assister à un repas à quatre plats, puis ramener le groupe à nouveau, a pris environ trois heures et demie. Le premier jour, nos discussions sur la "paix" ont donc duré relativement peu de temps. Les thèmes ont été définis par Victor sans concertation avec quiconque, pour autant que j'aie pu le constater. Très tôt, j'ai senti faisait loi en soi, grâce sans doute à sa relation privilégiée avec Sartre (avec qui il avait parfois des échanges à voix basse), et à ce qui semblait être une sublime confiance en soi. Nous devions discuter : (1) la valeur du traité de paix entre l'Égypte et Israël (c'était l'époque de Camp David), (2) la paix entre Israël et le monde arabe en général, et (3) la question plus fondamentale de la coexistence future entre Israël et le monde arabe environnant. Aucun des Arabes n'a semblé satisfait de cette situation. J'ai eu l'impression que l'on avait fait l'impasse sur la question des Palestiniens. Dakkak n'était pas à l'aise avec l'ensemble de l'organisation et est parti après le premier jour.
Au fur et à mesure que la journée avançait, j'ai découvert que de nombreuses négociations avaient été menées au préalable pour organiser le séminaire, et que la participation du monde arabe avait été compromise, et donc réduite, par toutes ces tractations. J'étais quelque peu déçu de ne pas avoir été inclus dans tout cela. Peut-être avais-je été trop naïf - trop désireux de venir à Paris pour rencontrer Sartre, me disais-je. On parlait de la participation d'Emmanuel Levinas, mais, comme les intellectuels égyptiens qu'on nous avait promis, il n'est jamais venu. Entre-temps, toutes nos discussions étaient enregistrées et ont été publiées dans un numéro spécial des Temps modernes (septembre 1979). J'ai trouvé cela assez insatisfaisant. Nous avons parcouru un terrain plus ou moins familier, sans que les esprits se rencontrent vraiment.
De Beauvoir avait été très décevante, quittant la salle dans un nuage de bavardages sur l'islam et le voile des femmes. Sur le moment, je n'ai pas regretté son absence ; plus tard, j'ai été convaincu qu'elle aurait animé les choses. La présence de Sartre, pour ce qu'elle était, était étrangement passive, peu impressionnante, sans affect. Il ne sortait pas un mot pendant des heures. Au déjeuner, il s'est assis en face de moi, l'air déconfit et restant totalement non communicatif, l'œuf et la mayonnaise coulant malencontreusement sur son visage. J'ai bien essayé de lui faire la conversation, mais je n'ai rien obtenu. Il était peut-être sourd, mais je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, il m'est apparu comme une version hantée de lui-même, avec sa laideur proverbiale, sa pipe et ses vêtements anodins pendouillant autour de lui comme autant d'accessoires sur une scène déserte. J'étais très actif dans la politique palestinienne à l'époque : en 1977, j'étais devenu membre du Conseil national et, lors de mes fréquentes visites à Beyrouth (c'était pendant la guerre civile libanaise) pour rendre visite à ma mère, je voyais régulièrement Arafat et la plupart des autres dirigeants de l'époque. J'ai pensé que ce serait une grande réussite d'amener Sartre à faire une déclaration pro-palestinienne à un moment aussi "chaud" de notre rivalité sanglante avec Israël.
Tout au long du déjeuner et de la séance de l'après-midi, je me suis rendu compte que Pierre Victor était une sorte de chef de gare pour le séminaire, dont Sartre lui-même était l'un des trains. Outre leurs chuchotements mystérieux à la table, Victor et lui se levaient de temps à autres ; Victor entraînait le vieil homme qui traînait les pieds, lui parlait rapidement, obtenait un ou deux hochements de tête intermittents, puis ils revenaient. Entre-temps, chaque membre du séminaire voulait avoir son mot à dire, ce qui rendait impossible l'élaboration d'un argument, bien qu'il soit rapidement devenu clair que le renforcement d'Israël (ce que l'on appelle aujourd'hui la "normalisation") était le véritable sujet de la réunion, et non les Arabes ou les Palestiniens. Plusieurs Arabes avant moi avaient passé du temps à essayer de convaincre un intellectuel extrêmement important de la justesse de leur cause dans l'espoir qu'il devienne un autre Arnold Toynbee ou Sean McBride. Peu de ces grandes éminences l'ont fait. Sartre m'a semblé valoir la peine, simplement parce que je ne pouvais pas oublier sa position sur l'Algérie, qui, en tant que Français, devait être plus difficile à tenir qu'une position critique à l'égard d'Israël. Bien sûr, j'avais tort.
Au fur et à mesure que les discussions s'éternisaient, je me suis rendu compte que je me rappelais trop souvent que j'étais venu en France pour écouter ce que Sartre avait à dire, et non pas pour écouter des gens dont je connaissais déjà les opinions et que je ne trouvais pas particulièrement passionnants. J'ai donc effrontément interrompu la discussion au début de la soirée et j'ai insisté pour que nous entendions Sartre immédiatement, semant la consternation dans l'assemblée. Le séminaire fut ajourné le temps d'une concertation urgente entre eux. Je trouvais tout cela à la fois comique et pathétique, d'autant plus que Sartre lui-même ne semblait pas prendre part à ces délibérations. Finalement, nous avons été rappelés à la table par Pierre Victor, visiblement irrité, qui a annoncé avec l'aplomb d'un sénateur romain : "Demain Sartre parlera" (ndr : en français dans le texte). Nous nous sommes donc retirés en attendant avec impatience les débats du lendemain matin.
Sartre avait effectivement quelque chose pour nous : un texte préparé d'environ deux pages dactylographiées qui - je l'écris entièrement sur la base d'un souvenir vieux de vingt ans - louait le courage d'Anouar el-Sadate avec les platitudes les plus banales que l'on puisse imaginer. Je ne me souviens pas que beaucoup de mots aient été prononcés sur les Palestiniens, le territoire ou le passé tragique. Aucune référence n'a été faite au colonialisme israélien, similaire à bien des égards à la pratique française en Algérie. Cet article était aussi instructif qu'une dépêche de l'agence Reuters, manifestement rédigée par l'infâme Victor pour tirer d'affaire Sartre, qu'il semblait commander totalement. J'ai été bouleversé de découvrir que ce héros intellectuel avait succombé dans ses dernières années à un mentor aussi réactionnaire et que, sur le sujet de la Palestine, l'ancien va-t-en guerre au nom des opprimés n'avait rien d'autre à offrir que l'éloge journalistique le plus conventionnel d'un dirigeant égyptien déjà bien célébré. Pour le reste de la journée, Sartre se réfugia de nouveau dans son silence, et les débats se poursuivirent comme avant. Je me suis souvenu d'une histoire apocryphe selon laquelle, vingt ans plus tôt, Sartre s'était rendu à Rome pour rencontrer Fanon (alors en train de mourir d'une leucémie) et l'avait harangué sur les drames de l'Algérie pendant (disait-on) 16 heures non-stop, jusqu'à ce que Simone le fasse cesser. Ce Sartre-là a disparu à jamais.
Lorsque la transcription du séminaire a été publiée quelques mois plus tard, l'intervention de Sartre avait été édulcorée et rendue encore plus anodine. Je ne sais pas pourquoi, et je n'ai pas cherché à le savoir. Bien que je possède encore le numéro des Temps modernes dans lequel nous avons tous paru, je n'ai pu me résoudre à en relire plus de quelques extraits, tant ses pages me paraissent aujourd'hui plates et ingrates. Je suis donc allé à Paris pour écouter Sartre, dans le même esprit que Sartre avait été invité à venir en Égypte, à être vu et à parler aux intellectuels arabes - avec exactement les mêmes résultats, bien que ma propre rencontre ait été colorée, pour ne pas dire tachée, par la présence d'un intermédiaire peu séduisant, Pierre Victor, qui a depuis lors disparu dans une obscurité bien méritée. J'étais, pensais-je alors, comme Fabrice en quête de la bataille de Waterloo - sans succès et déçu.
Encore un point. Il y a quelques semaines, j'ai vu par hasard une partie de Bouillon de culture, l'émission de discussion hebdomadaire de Bernard Pivot, diffusée à la télévision française, puis aux États-Unis peu de temps après. L'émission portait sur la lente réhabilitation posthume de Sartre face aux critiques persistantes de ses péchés politiques. Bernard-Henry Lévy, dont la qualité d'esprit et le courage politique ne peuvent guère être plus différents de ceux de Sartre, était présent pour présenter son étude positive sur le philosophe plus âgé. (Il n'était pas si mauvais, disait la condescendante B-HL ; il y avait des choses chez lui, après tout, qui étaient constamment admirables et politiquement correctes. B-HL entendait ainsi contrebalancer ce qu'il considérait comme la critique fondée de Sartre (transformée en mantra nauséabond par Paul Johnson) comme s'étant toujours trompé sur le communisme. Par exemple, a entonné B-HL, le bilan de Sartre sur Israël est parfait : il n'a jamais dévié et il est resté un partisan inconditionnel de l'État juif.
Pour des raisons que nous ne sommes toujours pas capable de connaître avec certitude, Sartre est en effet resté constant dans son pro-sionisme fondamental. Je ne saurai jamais si c'est parce qu'il craignait de paraître antisémite, ou parce qu'il se sentait coupable de l'Holocauste, ou parce qu'il ne se permettait pas d'apprécier profondément les Palestiniens en tant que victimes et combattants de l'injustice d'Israël, ou pour toute autre raison. Tout ce que je sais, c'est qu'en tant qu'homme très âgé, il semblait à peu près identique à ce qu'il était lorsqu'il était un peu plus jeune : une amère déception pour tous les Arabes (non-Algériens) qui l'admiraient. Bertrand Russell était certainement meilleur que Sartre et, dans ses dernières années (bien qu'il ait été dirigé et, selon certains, totalement manipulé par mon ancien camarade de classe à Princeton et ami d'un jour, Ralph Schoenman), il a pris des positions critiques à l'égard de la politique d'Israël envers les Arabes. Je suppose que nous devons comprendre pourquoi les grands hommes âgés sont susceptibles de succomber soit aux ruses des plus jeunes, soit à l'emprise d'une conviction politique inaltérable. C'est une pensée décourageante, mais c'est ce qui est arrivé à Sartre. À l'exception de l'Algérie, la justice de la cause arabe n'a tout simplement pas pu l'impressionner, et il m'est impossible de dire si c'était entièrement à cause d'Israël ou d'un manque de sympathie fondamental - culturel ou peut-être religieux. En cela, il était tout à fait différent de son ami et idole Jean Genet, qui a célébré son étrange passion pour les Palestiniens lors d'un séjour prolongé avec eux et en écrivant les extraordinaires Quatre Heures à Sabra et Chatila et Le Captif amoureux.
Un an après notre brève et décevante rencontre à Paris, Sartre est mort. Je me souviens très bien avoir pleuré sa mort.
📰 https://www.lrb.co.uk/the-paper/v22/n11/edward-said/diary
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Autres lectures conseillées :
- Oslo : le jour d’après, un essai hautement critique et d’une lucidité très actuelle, écrit par Edward Saïd à l’automne 1993, dans la foulée des accords dits d’Oslo, paru le 21 octobre 1993 dans London Review of books, publié par Arrêt sur Info le 17 septembre 2018
- Edward W. Said, Dans l’ombre de l’Occident, et autres propos, Eddy Banare & Edward Said, le 26 septembre 2017, Arrêt sur Info
- Pour une vision plus large sur cette region du Moyen Orient et le rôle des États-Unis mais en anglais, L'Académie de Lagado, London Review of Books
- Livre d’Edward Said, La question de Palestine
Excellente publication, comme à l’accoutumée, qui nous permet de redécouvrir une personnalité marquante de ce siècle.
Merci…