❖ Nous l'avons tant aimée, la démocratie
Rien ne changera, parce qu'il en a été décidé ainsi par les détenteurs d'un pouvoir abusant des institutions d'une cinquième république ayant dépassé la date de péremption.
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SOMMAIRE :
1 - L'autoritarisme contre la démocratie - Louis Albert Serrut
2 - De mon passage en cabinet ministériel ... - Nacira Guénif
3 - Une dictature est-elle possible en France ? - Matthieu Falcone
4 - Vidéo : Les dossiers brûlants qui ont marqué les sept années de présidence d'Emmanuel Macron - Tribune Populaire
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1- L'autoritarisme contre la démocratie
Hannah Arendt, dans une conférence qu’elle donna en 1955 sur "L’autorité au 20ème siècle", reprise dans le recueil d'essais "Gouverner" (Payot 2024), établissait une correspondance entre autoritarisme et pyramide - qui trouve aujourd’hui en France, avec Macron, une nouvelle réactivation.
Par Louis Albert Serrut, le 16 septembre 2024, Blog Mediapart
Arendt donnait ainsi une forme à ce mode de gouvernement auquel elle a consacré par ailleurs un travail important. "La pyramide en effet convient particulièrement à une structure gouvernementale dont la source d’autorité réside en dehors d’elle-même, mais dont le centre de pouvoir est situé au sommet, d’où l’autorité et le pouvoir sont filtrés jusqu’à la base, de sorte que chaque couche successive possède un peu d’autorité, mais toujours moins que la couche supérieure. Grâce à ce soigneux processus de filtrage, toutes les couches du haut jusqu’en bas, outre qu’elles sont fermement intégrées à l’ensemble, sont reliées comme des rayons convergents dont le point focal est le sommet de la pyramide, ainsi que la source transcendante d’autorité". Cette "image", comme elle la nomme, est tout à la fois la représentation du pouvoir qu’exerce Macron et sa clé de compréhension.
L’exercice du pouvoir par Macron est bien celui, autoritaire, d’un chef de parti et "en même temps" plus haut magistrat, au sommet de la pyramide des pouvoirs. Omnipotent et omniscient, il décide de tout, pour tous, et ne souffre aucune contestation ou opposition. Dans toutes les couches, tous sollicitent son approbation ou redoutent son refus. Son autoritarisme s’entend non seulement comme celui d’un chef de parti mais aussi en tant que dépositaire de toutes les autorités civiles et militaires de l’État, il n’est pas une nomination qui ne lui soit soumise. Cette prééminence est en quelque sorte vulgarisée par ses partisans de tous niveaux, ministres ou militants, qui ne réfèrent pas au chef de leur parti mais toujours au président de la République, confirmant ainsi la confusion qu’entretient Macron entre ses deux fonctions.
La source d’autorité de ce pouvoir au sommet réside bien en dehors de la structure de gouvernement qui n’est plus l’expression des citoyens mais celle d’une autre force extérieure, impérieuse, plus ou moins dissimulée et opaque dont l’influence non démocratique fixe le cadre dans lequel la politique peut fonctionner. Il n’est plus de mystère que l’autorité suprême de Macron réside en fait dans le capital qui l’a intronisé, via les mentors qu’il visita avant de candidater la première fois en 2017. Le capital dont il a reçu, dès le lendemain des législatives où il a été mis en échec, la quarantaine de patrons des plus grands groupes internationaux. Le capital qui par la voix de Patrick Martin, le président du patronat français, lui dictait son impératif : la poursuite de sa politique en faveur du capital.
La pyramide de l’autoritarisme rejette tous les corps étrangers nocifs à son bon fonctionnement. Ainsi des partis d’opposition, soumis à une discrimination profondément anti démocratique, leur rejet de "l’arc républicain" inventé et défini arbitrairement pour la circonstance par le pouvoir suprême comme moyen de refus de toute pensée autre que la sienne, la pensée de l’économie néolibérale. Des millions de citoyens voient là leur citoyenneté reniée et leur liberté de penser déniée. Ainsi des corps intermédiaires, dénigrés, dépouillés de leurs attributs et de leurs capacités d’agir, rejetés de la société civile. Corps étrangers indociles à éliminer, nous pensons à la LDH attaquée, à Anticor interdit, aux Soulèvements de la terre contestés, au syndicalisme criminalisé. Et aussi à tous les contestants, manifestants, protestataires, opposants, militants dont les voix sont censurées, interdites, bâillonnées. Autant de multitudes privées de l’exercice de leur parole civique.
Il y eut des précédents à l’autoritarisme d’un seul, depuis des siècles, et d’autres depuis la création de la Vème République dont les institutions antidémocratiques sont propices à la main mise d’un seul. Mais Macron, en repoussant le résultat des votes, comme il a refusé le retrait de la réforme des retraites, l’arrêt de la destruction du système de santé, ceux de l’éducation, de sécurité sociale, des lois immigration et sécurité globale, de sa politique inégalitaire au profit des nantis, repousse les règles institutionnelles dans leurs limites, il les outrepasse même au mépris de la démocratie.
Car le pouvoir au sommet procède de lui seul, il ignore délibérément le principe démocratique qui lui serait une entrave. Dans sa logique autoritaire, Macron étend toujours plus ses prérogatives au-delà des limites institutionnelles. Celles-ci lui affectent la désignation du premier ministre. L’esprit démocratique attribue la fonction à la première force politique élue, eu égard à l’expression des citoyens. Négligeant ce résultat et ignorant son devoir de garant des institutions et de leur fonctionnement, "au nom même de leur stabilité" déclare-t-il, Macron choisit le premier ministre au sein du parti le moins bien élu et le moins représentatif, mais le plus à même de continuer sa politique. En bousculant la règle, il fragilise la procédure du vote et outrage les électeurs, mais plus gravement, il rend soudain caduc le principe fondant le régime démocratique de la République, le respect du résultat de l’élection. Copiant Trump ou Poutine, Erdogan, Xi-Jinping et bien d’autres gouvernants autoritaires, Macron choisit de détruire la République plutôt qu’accepter son échec.
La pyramide semble solide et inébranlable. Pourtant, les multitudes de citoyens qui rejettent son emprise sur la nation, sur l’État, sur la démocratie, sur la vie, ces multitudes-là vont ébranler sa base, saper son assise, déliter sa cohésion, arrêter ses destructions et annihiler ses intentions par leur seule volonté rassemblée, qui est immense et incomparablement puissante.
Louis Albert Serrut est auteur, essayiste, docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne).
Monographies : Naissance d’une dictature ( Essai. éd. de la Différence, 2012) De la citoyenneté (Essai. éd. du Cygne 2016), République et religions en France, la double inconséquence (Essai. éd. du Cygne 2018), L’élan suspendu de l’Union européenne (Essai. éd. du Cygne 2019), Macron et les salariés1 ou le contrat déchiré (éd. FNVC-CGT 2020) FRACSTOUR (Recueil de textes poétiques. éd. de la Rose 2021). Institution d’un État moderne (Essai philosophie politique. éd. de la Rose 2021). Articles dans des revues et des quotidiens
📰 https://blogs.mediapart.fr/louis-albert-serrut/blog/160924/lautoritarisme-contre-la-democratie
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2- De mon passage en cabinet ministériel...
Alors que rien ne changera, parce qu'il en a été décidé ainsi par les détenteurs d'un pouvoir abusant des institutions d'une cinquième république ayant dépassé la date de péremption, me revient le souvenir de deux années passées dans un cabinet ministériel voici plus de vingt ans. Modeste contribution pour s'équiper lorsqu'on doit humer l'air vicié des allées du pouvoir.
Par Nacira Guénif, le 12 septembre 2024, Blog Mediapart
… voici près d’un quart de siècle, persiste un constat sévère sur les mœurs qui y règnent sans partage. La réticence récemment affichée contre la nomination de certaines figures à Matignon cache mal les raisons honteuses de telles évictions. À commencer par le ressassement de la règle d’airain selon laquelle la familiarité avec les arcanes du pouvoir est une condition sine qua non pour exercer une fonction ministérielle, plus encore pour être chef du gouvernement et atterrir à Matignon. Elle traduit avant tout le refus d’une certaine caste politique de sortir de l’entre-soi et la persistance de normes inflexibles de soumission à un code de conduite monocorde et monochrome. Et ce n’est pas la prétendue instauration d’une alternative macroniste à ce dogme qui l’a en quoi que ce soit ébranlé. Elle l’a au contraire exacerbé, en a exploité toutes les ressources, en s’assoyant sur des institutions déjà affaiblies par leur obsolescence. Comme l’affirme à son oncle, le prince de Salina, le jeune Tancrède, alias le-défunt-Alain-Delon-refusant-l’hommage-national-remplacé-par-la-parade-olympique-pour-ne-pas-frustrer-Manu : "Si nous voulons que tout continue, il faut d’abord que tout change, Est-ce clair ?". La sagacité du jeune prince n’a d’égal que sa désinvolture.
On ne saurait mieux qualifier l’aristocratie politique qui s’est à peine sentie incommodée par le prétendu dynamitage d’un jeune premier : tout cela n’était qu’un ravalement de façade, rien n’a bougé dans les couloirs et les antichambres du pouvoir. Tout semble si immuable, le théâtre d’ombre intact, que les mauvaises habitudes se sont enkystées, créant toujours plus d’inertie et conduisant les commentateurs attitrés à ressortir les arguments délavés du procès en incompétence. Il vise toujours celui ou celle qu’ils/elles n’ont pas choisi, avec lequel ils n’entretiennent aucune affinité ou dont ils soupçonnent qu’iel serait rétive à venir à résipiscence une fois nommé.e. Car, n’est-ce pas, l’essentiel est que "tout continue", quoi qu’il en coûte. Le statu quo le vaut bien.
Or, tout cela a un air de déjà-vu. J’ai pu l’observer depuis ma (très) modeste place au sein d’un cabinet ministériel du gouvernement Jospin, en cohabitation avec Chirac, à la suite d’une autre histoire de dissolution qui a offert une majorité absolue à la gauche. À peine arrivée et le bureau repéré, sis dans un immeuble sans caractère du 15ème arrondissement de Paris, on ne tarde pas à être mise au courant des mœurs en cour(s). Le tutoiement est de rigueur, sans exception, sauf avec la ministre qui seule décide qui elle tutoie, en l’occurrence, mon acolyte de bureau. L’accoutrement est laissé au bon vouloir des membres du cabinet, mais on sent bien la pression masculine du costume qui dicte d’en adopter une variation adéquate. Certes le tailleur, mais sans exclure robes et couleurs, sans qu’on ne sache jamais vraiment comment l’écart à la norme va être jaugé. Mais tout cela est superficiel me direz-vous. Que nenni ! Le claquement de souliers d’homme en cuir ou de cette improbable paire de mules très sophistiquées résonnant dans les couloirs de Matignon en cet été 2000, sonnent comme autant de rappels à l’ordre et désignent qui peut tout se permettre. Ordre de bienséance, ordre à suivre, ordre dans les rangs. L’arrivée des hommes en noir de Bercy est l’alpha et l’oméga de toute chose. À commencer par le fait, qu’enfin, la réunion interministérielle peut se tenir, et qu’elle s’achèvera quand le couperet de l’arbitrage sera tombé et sera bleui, du nom de ces feuillets où se fixent par écrit les décisions rendues intangibles. Tout est suspendu à leur présence et tout dérive de leurs hochements de tête, prises de parole concises, absconses ou péremptoires, brefs conciliabules inaudibles de l’autre côté de l’immense table de réunion en cercle, où les négociations sont de pure forme et vite emballées. Tout cela préfigurant ce qui se jouera pour chaque ministre lors du conseil à l’Élysée.
L’ordinaire de la vie au cabinet est la constante mise en concurrence des conseillers. Elle consiste à instaurer les conditions d’une joute oratoire rituelle, qu’elle se fasse lors de rares réunions collectives, et plus souvent en des apartés bien calibrés, où les heureux élus sont sommés de jeter en pâture leur meilleure idée. Ce qui se solde souvent par le fait d’écouter celui ou celle qui aura parlé en dernier et avec le plus d’arrogance, notamment en sachant évincer les petits camarades avec qui, bien sûr, on est à tu et à toi. Ce n’est pas le lieu des hésitations et des explorations, il faut aller vite et frapper fort. La maltraitance en est le corollaire qu’il faut accepter pour prospérer. C’était vrai alors, ça l’est toujours aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire.
Seules deux exceptions à cette fuite en avant démontrent qu’alors le meilleur était encore possible : la loi des 35 heures, chant du cygne de l’État providence que plus personne n’oserait démembrer mais qui a servi de contre-exemple pour les lois travail et retraite ; la loi Taubira, établissant que l’esclavage fut un crime contre l’humanité, éclatante illustration a contrario de la tendance à regarder ailleurs quand de tels crimes sont perpétrés contre les Tutsis, les Rohingya, les Ouïgours, les Palestiniens. Elles prouvent que le pire est devenu acceptable voire respectable.
Au service de cette avalanche de lois toutes plus iniques les unes que les autres, une armée de directeurs de cabinet, de chefs en tous genre, de conseillers et de ministres. Ils sont peut-être passée depuis au costume trois pièces bleu nuit, mais ce n’est que de l’ajustement de surface. Pour le reste rien n’a changé, et pour ceux qui ne sont pas du sérail, ils n’ont qu’à bien se tenir parce que ça va tanguer ! L’essentiel est que l’ordre (l’ordre, l’ordre !) en sorte renforcé et que personne ne moufte. Sans qu’on y prenne garde, la conformation à ces jeux du cirque sévit en cabinet comme dans la société en général. Où l’on sait quand on descend dans l’arène mais on ne sait jamais dans quel état on en remonte. Cette tendance lourde a parachevé en quelques décennies le démantèlement de l’État providence, détricoté les lois qui garantissaient des protections et des droits acquis de haute lutte, réduit l’espace des libertés, démonétisé des pans entiers d’institutions, les figeant ainsi que leurs personnels dans un verni conservateur et bouché l’horizon du plus grand nombre au fil de lois liberticides et antisociales dictées par une doctrine TINA de l’austérité qui n’en finit pas d’agoniser. Il était sans doute possible d’y parvenir sans tout ce bruit et cette fureur. Mais ç’aurait été tellement plus ennuyeux. Or, en politique, il faut que ça saigne. Et plus si affinités. Peut-être même que cette odeur du sang attire vers les ors de la république. Et que sont disqualifiés d’emblée celleux qui n’ont pas d’appétence pour ce genre de banquet sanglant. Avant même d’y goûter, et de découvrir le menu indigeste, ils tombent sous le coup d’un procès en incompétence.
Ce sont ces mœurs brutales que cherchent à dissimuler les déclarations sur l’inadaptation de certaines nouvelles recrues à Matignon. Il vaut mieux décréter l’inadaptation dans un jugement sans appel que de devoir admettre la crudité du langage, la cruauté des jugements et la violence des mœurs. Elles sont le reflet exact des politiques mortifères initiées par ces heureux élus qui perdurent au sommet de ces gouvernements. Elles sonnent le glas de toute démocratie et toute décence. Celles et ceux qui en appellent à la fin de la brutalisation en politique se sont sans doute avisés que jusqu’à nouvel ordre, elle est consubstantielle d’un exercice du pouvoir qui n’a de démocratique que le nom. Comment dès lors, imaginer un personnel politique capable de préserver les fondements d’un régime démocratique quand il baigne en permanence dans l’arbitraire et l’équivoque. Quand il balance entre duplicité et hypocrisie. Quand le mensonge est une tactique louée, voire un talent recherché. Quand l’absence de conviction est inversement proportionnelle à la proclamation de valeurs inoxydables. Quand le cynisme est le plus sûr véhicule vers les sommets du pouvoir.
Voilà donc à quoi il faut être acclimaté, sinon aguerri lorsqu’on prétend faire partie d’un gouvernement. C’était vrai alors, et ça l’est plus encore à l’ère des réseaux sociaux et de la communication compulsive où il faut beaucoup divertir et faire oublier le chaos entretenu pour que rien ne change. D’aucuns se flattent d’en être les virtuoses, d’élever tout ce fatras de mots et de postures au rang d’un art. Et ce n’est pas le nouveau locataire de Matignon qui contredira ce tableau. Il y apportera les touches minimes qui siéront à son Maître en nommant du personnel compatible avec la doctrine de la complicité grassement rétribuée et des prébendes réservées. Il sera le docile continuateur d’usages qui lui bénéficieront pleinement, lui le vieux briscard des arcanes européennes qui attendait son heure pour régner en France. Même si c’est un règne éphémère et de pacotille, il suffira à son bon plaisir. Au demeurant, remplacer le plus jeune premier ministre homosexuel par le plus vieux nommé qui a eu des positions homophobes, voilà un tour de force qui révèle l’immoralisme caractéristique de ce milieu coutumier de viles manigances. La semaine prochaine, la liste qui sortira du chapeau ne se départira de ces pratiques glaçantes.
Tant que la société de cour qui la régente sera aussi prisée et protégée contre toute intrusion importune, la république aristocratique a de beaux jours devant elle. Pour le moment, elle est otage d’une extrême-droite qui est à la fête, autre promesse tant convoitée parmi les mœurs outrancières d’une cinquième république exténuée.
Nacira Guénif est sociologue, anthropologue, professeure à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis, maître de conférences à l'Université Paris XIII et chercheuse au Legs (Laboratoire d’étude du genre et de la sexualité).
Ses recherches portent sur les questions de genre et d’ethnicité, le rapport entre immigration et intégration dans les sociétés contemporaines, les formes familiales et générationnelles contemporaines, la déconstruction des stéréotypes raciaux, culturels et sociaux, l’imposition des normes et les assignations identitaires, les discriminations, et le racisme. Intellectuelle engagée, elle est proche du Parti des Indigènes de la République animé par Houria Bouteldja.
📰 https://blogs.mediapart.fr/nacira-guenif/blog/120924/de-mon-passage-en-cabinet-ministeriel
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Article de 2021
3- Une dictature est-elle possible en France ?
"La démocratie en France a-t-elle définitivement disparu ?", se demande Louis-Albert Serrut qui, sans le prévoir, fait écho au dossier du magazine Causeur de janvier 2012. Le titre du magazine parlait en effet de lui-même : "Nous l’avons tant aimée, la démocratie".
En parler au passé montre assez qu’une certaine idée de la démocratie en France a passé et qu’elle ne subsiste plus, pour certains, que comme la nostalgie d’une époque quasiment révolue.
Par Matthieu Falcone, le 5 février 2021, Culture Mag
Dans Naissance d’une dictature, Louis-Albert Serrut constate la métamorphose de la démocratie en France en une dictature non violente. La "dictature post-démocratie", comme il l’appelle, "n’est pas une dictature qui s’instaure dans la violence et le coup d’État mais par la transformation discrète de la démocratie, celle-ci étant un préalable nécessaire. (…) La dictature post-démocratie maintient les institutions de pouvoir et de contrôle mais les façonne pour les mettre à son service".
Avant d’en parvenir à ce constat, Louis-Albert Serrut passe en revue toutes les entorses à la démocratie et à la liberté qu’a commises le chef de l’État. Destruction du service public, anéantissement de la culture, prise en main des médias, mise au pas de la justice, mainmise sur le pouvoir législatif, réduction des individus à des groupes ou des castes, division de la population, gestion de l’État comme une entreprise où prédomine la culture du chiffre.
Si nous sommes évidemment loin de subir une dictature à la Kadhafi ou Bachar Al-Assad, la dictature qui s’instaure en France est fondée sur un principe qui lui tient lieu de programme : le mépris des individus. Fonctionnant sur le même schéma que les grandes entreprises que Nicolas Sarkozy tient pour les plus belles réussites de la France, la dictature post-démocratie impose comme seuls paradigmes valables les statistiques, les pourcentages, les rendements économiques, imposés aux individus subalternes dans des discours lénifiants et insensés, si dépourvus de tout humanisme et de toute signification que les bras, aux citoyens comme aux employés des grandes entreprises, en tombent.
"Le premier des instruments est le mépris. Le dictateur fait peu de cas du peuple, des citoyens. Il les méprise comme il méprise la démocratie et ses règles de représentation, les scrutins, les élus et le dialogue social.
Le second est la vitesse. Véritable instrument stratégique, il consiste à produire de manière incessante des décisions, des lois, des réformes dont la succession rapide annihile et épuise toute possibilité de réflexion et de contestation. Lorsque celles-ci ont mûri, c’est un autre sujet déjà qui fait l’actualité."
Nous le voyons bien, le discours est devenu significativement le même dans les grandes entreprises que seules la rentabilité et la satisfaction des clients intéresse et au sein de l’appareil de l’État.
Tout cela a été rendu possible par la promotion de la masse et du nombre au détriment de l’individu, jugé trop complexe, et auquel on préfère la foule, plus malléable, plus caricaturable.
"Le recours au nombre pour définir l’individu est entré dans les habitudes par le biais du marketing et du vote. Le marketing commercial a contaminé la vie démocratique et, migrant d’une notion à l’autre, il a transformé le débat en marketing électoral."
Vers un État totalitaire
"Dans une société où tous les liens originels sont dissous ; où les religions n’apparaissent plus au peuple et aux élites que sous l’aspect de survivance sociale ; où les classes nées du développement économique définissent arbitrairement des masses inorganiques, dont les individus n’ont en commun que l’argent ou le défaut d’argent ; où les partis se multiplient et s’entredéchirent au hasard d’un jeu politique de surface ; où les élites parlent un langage que les masses sont en mesure d’entendre, mais non pas de comprendre (et c’est souvent heureux) ; où l’État devient le seul représentant du bien commun, mais ne se manifeste plus que par les feuilles d’impôt, l’armée et la police ; où tout principe d’union sociale et spirituelle, toute commune mesure a disparu, – dans une telle société il est fatal que se répande par les masses et que s’installe au cœur de chaque individu une angoisse, – d’où naît un appel.
C’est à ce formidable appel des peuples vers un principe d’union, donc vers une religion, que les dictateurs ont su répondre. Tout le reste est littérature, bavardage de théoriciens, ou ce qui est pire, de "réalistes"."
Ces lignes ont été écrites par Denis de Rougemont en 1938, en conclusion de son Journal d’Allemagne tenu entre 1935 et 1936, dans lequel il assistait en essayant de le comprendre, à l’avènement du nazisme en Allemagne et surtout à l’installation d’une dictature totalitaire. Il est assez étrange et pour ainsi dire terrifiant de constater à quel point son analyse s’applique parfaitement au temps présent.
Denis de Rougemont met en lumière, tout comme le fait Louis-Albert Serrut dans Naissance d’une dictature, l’écart creusé entre le peuple et le dictateur, servi par tout un appareil d’État, un écart rendu possible par la subversion du sens qui permet la manipulation du peuple. Remplacez la culture, la connaissance, la curiosité intellectuelle, la création artistique, la pensée critique par des mots d’ordre et des slogans simplistes et vous manipulerez aisément tout un peuple. C’est ce qu’ont fait tous les dictateurs. C’est ce à quoi s’astreint le chef de l’État français.
"Le chef de l’État pratique la "désémantisation", c’est-à-dire vide les mots de leur sens ou change celui-ci. La régression sociale est dite modernisation, les services publics deviennent des entreprises à capitaux privés, le TEPA vaut justice fiscale, la révolution est capitalistique, l’atteinte aux libertés est qualifiée de sécurité, surveillance et contrôle sont synonymes de progrès, le progrès est l’appauvrissement de la majorité des citoyens, la connaissance et le savoir sont dangereux, la solidarité s’appelle charité et la compassion est la vertu du simplisme martial du chef de l’État."
Référendum : un peu plus de démocratie ?
Dans un article publié en même temps que son Journal d’Allemagne, Denis de Rougemont nous éclaire une fois de plus sur l’intention à peine dissimulée de Nicolas Sarkozy lorsqu’il propose d’avoir davantage recours au référendum. Si celui-ci est nécessaire au fonctionnement de la démocratie, il prend valeur, quand il est unilatéralement décidé par le chef de l’État, d’un plébiscite par lequel ce dernier cherche à asseoir son autorité et se donner une vraie légitimité. Si Mr Sarkozy propose au peuple de voter, ce n’est pas parce que l’avis de ses concitoyens l’intéresse (nous avons bien vu quel cas il faisait du vote des Français par référendum lors du traité de Lisbonne) mais parce qu’en faisant adopter une mesure qu’il aurait lui-même proposée, il forge ainsi l’opinion et s’appuie dessus. Bien évidemment, comme Hitler le fit en son temps, prétextant que le peuple ne pouvait pas s’intéresser à tous les partis et toutes les propositions et qu’un vote par plébiscite clarifierait les choses, Nicolas Sarkozy ne provoquera ce genre de vote que s’il est sûr de l’emporter. Ou de pouvoir s’asseoir dessus.
"Là où le referendum , n’existe pas, comme en France, on ne saurait parler sans sophisme de démocratie : les pouvoirs délégués échappent à tout contrôle, ils sont perdus. Mais là où le referendum ne peut être provoqué que par le gouvernement, comme en Allemagne, on ne saurait parler sans sophisme d’un contrôle du pouvoir par le peuple : c’est le pouvoir qui se confirme lui-même, et persuade au peuple d’abdiquer. […] Le plébiscite est donc un referendum contrôlé – pratiquement : un referendum truqué. […] le referendum n’est possible en Suisse, il n’est "démocratique" que dans la mesure où le fédéralisme suisse subsiste, et où l’État centralisé n’a que des pouvoirs limités, ne "fait" pas l’opinion publique."
Que faire ? se demande donc Louis-Albert Serrut. L’ennemi de la démocratie est avant tout celui qui centralise les pouvoirs, qui les tient tous dans sa main. Rendre aux citoyens, aux individus le pouvoir qui est le leur ; les tenir pour garants des institutions et mettre en place une nouvelle constitution qui concentre moins les pouvoirs aux mains d’un seul (la constitution de la Vème république a été taillée sur mesure pour de Gaulle ; elle peut être dangereuse pour un chef d’État moins scrupuleux de la liberté et de la dignité des Français) ; faire place à davantage de démocratie en décentralisant. Une fois de plus Rougemont l’avait parfaitement compris :
"Nous sommes contre la centralisation, contre l’étatisme, contre le nationalisme étatisé […] Parce que nous sommes pour le fédéralisme communaliste, pour l’exercice de l’autorité sur place, par des hommes responsables qui savent ce qu’ils font, dans un cadre qui soit à mesure d’homme".
C’est certainement à cette condition que la démocratie peut encore être sauvée : en décentralisant et en replaçant l’individu au centre des préoccupations politiques ; en appliquant ce qui est appelé le principe de subsidiarité et en cessant de confondre l’être humain avec une foule informe.
Louis-Albert Serrut, Naissance d’une dictature, 136 pages, éditions de la Différence.
📰 https://www.culturemag.fr/2021/02/05/une-dictature-est-elle-possible-en-france/
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🎥 Les dossiers brûlants qui ont marqué les sept années de présidence d'Emmanuel Macron
Ce 16 septembre 2024, Tribune Populaire a donné la parole à Jean-Baptiste Rivoire.
Jean-Baptiste Rivoire, fondateur d'Off Investigations, média indépendant du pays, revient sur les dossiers brûlants qui ont marqué les sept années de présidence d'Emmanuel Macron, tout en explorant l'état actuel des médias en France.
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