❖ Mort de James C. Scott, grand chercheur, auteur & penseur des sociétés sans État
Sa critique de l’État, développée dans deux essais majeurs – "Zomia" et "Homo domesticus" –, a marqué la pensée politique contemporaine.
Politologue et spécialiste de l'Asie du Sud-Est, dissident au sein de la science politique, ses ouvrages ouvrent pourtant des pistes de recherche sur des questions centrales, comme l’exercice du pouvoir et la résistance au pouvoir.
James C. Scott, anthropologue états-unien, s'est éteint le 19 juillet, à l’âge de 88 ans.
Mort de James C. Scott, grand chercheur, auteur & penseur des sociétés sans État
Si les biographies intellectuelles ne constituent pas un genre typique, James C. Scott est loin d'être un universitaire ordinaire. Au cours des cinquante dernières années, rares sont les universitaires à avoir atteint une notoriété aussi impressionnante que James C. Scott au sein de l'académie américaine. Professeur de sciences politiques à l'université de Yale, titulaire d'une chaire d'anthropologie et d'une chaire d'études forestières et environnementales, il est considéré par beaucoup comme l'un des penseurs les plus influents de notre époque. Tout au long de sa carrière, ses travaux se sont transformés en une série d'interventions majeures qui ont eu un impact sur des dizaines de disciplines des sciences humaines et sociales. Des rythmes stratégiques de la vie paysanne aux notions de résistance et au fonctionnement de l'État moderne, ses travaux ont continuellement façonné et remodelé les programmes de recherche et les discours dans les universités. Lorsqu'il a pris sa retraite en 2022, Scott était l'un des chercheurs en sciences sociales les plus lus au monde - une influence et une distinction qui le plaçaient, comme le suggère le titre du film, In A Field All His Own: The Life and Career of James C. Scott, "dans un domaine qui lui est propre".
Créé et produit par Todd Holmes, historien du Centre d'histoire orale (OHC) de l'université de Berkeley, le film s'appuie sur près de trente heures d'entretiens oraux avec Scott et des universitaires de Yale et de l'université de Berkeley pour retracer le parcours intellectuel de ce politologue primé, depuis son enfance dans le New Jersey jusqu'aux travaux révolutionnaires qu'il a réalisés tout au long de sa brillante carrière. Dans l'ensemble, le film présente une biographie intellectuelle de l'un des plus éminents universitaires du monde, un documentaire qui constituera une ressource précieuse pour les étudiants et les universitaires du monde entier.
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Les Inrockuptibles : L’anthropologue anarchiste James C. Scott est mort
Sa critique de l’État, développée dans deux essais majeurs – "Zomia" et "Homo domesticus" –, a marqué la pensée politique contemporaine.
Par Jean-Marie Durand, le 22 juillet 2024, Les Inrockuptibles
Idée politique encore souvent considérée comme une utopie irréaliste ou inefficace, l’anarchisme demeure pourtant une tradition de pensée féconde dans le champ intellectuel. L’une de ses plus grandes figures, l’anthropologue James C. Scott, vient de mourir, quatre ans après l’autre grand anarchiste anthropologue David Graeber, confirmant d’ailleurs combien cette discipline spécifique des sciences sociales abrite, plus qu’ailleurs, une pensée critique des formes de l’État.
Né dans le New Jersey en 1936, James C. Scott est l’auteur d’une œuvre décisive sur les rapports de domination et les stratégies mises en œuvre par les populations rurales ou montagnardes pour échapper au pouvoir de l’État. Ses deux livres majeurs, découverts en France ces dix dernières années (Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, chez Seuil, et Homo domesticus : Une histoire profonde des premiers États chez La Découverte), développent une pensée critique subtile et approfondie du grand récit du progrès de la civilisation et de l’ordre public.
Déconstruire la forme-État
La grande idée de Scott, qui traverse toute son œuvre, s’attache à la déconstruction de la forme État, qui n’a “rien de naturel ou d’évident”. Des modes alternatifs d’organisation de la société auraient pu être tout aussi bons, voire meilleurs, n’a-t-il jamais cessé d’affirmer. Car si l’État “semble être une constante incontournable de notre condition”, l’anthropologue rappelle que “la forme État n’aura dominé que les deux derniers dixièmes du dernier pour cent de la vie politique de notre espèce”. Et qu’avant son apparition comme forme d’organisation de la vie collective, l’existence des humain·es était celle de “petites bandes de chasseurs-cueilleurs, mobiles, dispersés et relativement égalitaires”.
La construction de l’État, en Mésopotamie à l’origine, a été douloureuse et chaotique, en imposant sa domination via la culture céréalière (débuts du cadastre, de l’administration fiscale…). Défendant ainsi une contre-histoire de la modernité et de l’idée de progrès, l’universitaire américain s’était d’abord intéressé aux communautés de paysan·es en Malaisie. Avant d’élargir ses connaissances et ses analyses à l’ensemble des pratiques souterraines de résistances à l’État, ce qu’il appelle “l’infrapolitique”. Souvent invité en France, comme lors de la Manufacture des idées, à Hurigny, en 2019, James C. Scott invitait ses lecteur·rices à ne pas hésiter d’enfreindre la loi ou des règlements mineurs, “ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton”.
Proche des travaux de l’ethnologue américain Marshall Sahlins, autre grande figure de l’anthropologie anarchiste, Scott fait de l’histoire de l’État celle d’une dépossession et d’une domestication, qui innerve encore toute la pensée politique contemporaine, y compris celle qui s’attache à ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait “la main gauche de l’État”, la seule à pouvoir nous redonner confiance dans cette machinerie rejetée par les anarchistes.
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L'art de la résistance : entretien avec James C. Scott
Comment résister à l’État lorsqu’il compromet nos libertés ? Comment faire entendre sa voix quand on est réduit au silence ? L’anarchie est-elle une vaine utopie comme la qualifient souvent ses détracteurs ?
Interview de James C. Scott menée par Benjamin Ferron & Claire Oger, le 20 juin 2018, The Conversation
Voici seulement quelques-unes des questions posées au politologue, anthropologue et penseur anarchiste James C. Scott (Université de Yale).
Durant un entretien exclusif avec les professeurs Benjamin Ferron, Claire Oger et leurs étudiants de Master 2 Communication politique et publique en France et en Europe (UPEC, UFR LLSH), James Scott a débattu des stratégies de résistance politique de ceux que l’on nomme, à tort, les "sans-voix". Des tribus montagnardes de l’Asie du Sud-est aux serfs français en passant par les anciens esclaves marrons du Grand Marais Lugubre de Caroline du Nord, Scott brosse une vaste histoire des résistances face aux tendances autoritaires ou plus couramment à l’emprise des États. Extraits édités pour The Conversation France.
Vidéo de l’entretien complet
Organisation & Anarchisme
Question : En 2012 vous avez écrit un ouvrage intitulé Petit éloge de l’anarchisme expliquant que votre conversion à l’anarchisme résultait d’une déception vis-à-vis de l’idée de changement révolutionnaire. L’anarchisme, expliquez-vous, est avant tout une pratique mêlant un intérêt pour le débat politique contradictoire, un principe d’incertitude et la soif de connaissance.
Comment articulez-vous vos analyses portant sur les pratiques discrètes de résistance "infrapolitique", souvent de nature individuelle et aux effets de long terme, avec les logiques de l’action politique, davantage collective et de court terme ?
"La diversité des motivations et des formes d’organisation rend les gens plus difficilement contrôlables."
James Scott : Je pense que la plupart des révolutions réussies ont d’abord été liées au rassemblement de personnalités dont les objectifs étaient très différents. L’analyse omet souvent les biais inconscients des événements. C’est seulement après coup, lorsqu’émerge un conquérant ou un vainqueur que l’histoire est réécrite en présentant un mouvement centralisé et bien plus organisé qu’il ne l’était.
Or, cette diversité des motivations et des formes d’organisation rend les gens plus difficilement contrôlables. Je l’ai observé à de nombreuses reprises en Asie du Sud-est. Il n’y a pas de chef avec qui il faut négocier. Un autre exemple nous vient de Pologne. Le mouvement anarchiste a été très fort, du fait qu’il n’existait pas de centralisation. Certes, au début les gens ont mis du temps à se mobiliser. Mais ensuite, ils sont restés solidaires et présents. Cette particularité propre aux mouvements anarchistes à l’échelle globale est à la fois leur point fort et leur point faible.
Question : Votre travail fait aujourd’hui écho à de très nombreux mouvements de résistance contemporains, remettant en cause à la fois l’autorité de l’État mais aussi le modèle capitaliste et l’homogénéisation des cultures. On pense à Occupy Wall Street, Nuit debout ou les ZAD en France. Comment les analysez-vous ?
James Scott : Je commencerais par réfléchir à la façon dont des mouvements sociaux similaires ont existé. Revenons en arrière. Je suis un soixante-huitard fortement influencé par la guerre du Vietnam. Et mon travail en Malaisie m’a amené à m’interroger sur le monde paysan, auquel j’ai finalement dédié toute ma vie.
La classe paysanne est la plus importante au monde, non seulement en termes démographiques mais aussi historiques. Que veut dire le "développement" ? Si ce terme signifie quelque chose alors il doit d’abord faire sens pour le monde paysan, sinon, au diable le développement !
En étudiant les paysans et leurs formes de résistance j’ai appris que les mouvements révolutionnaires centralisés finissent toujours à un moment ou à un autre par remplacer l’État ou l’autorité qu’ils ont pour but de combattre. Or, si la révolution devient l’État, elle devient mon ennemie.
C’est pour cela qu’il faut observer les méthodes par lesquelles les mouvements d’opposition prennent le pouvoir : comment ces mouvements s’organisent-ils ? Comment se développent-ils ? Comment les élites se comportent-elles ? Je suis contre les mouvements dits de résistance qui reproduisent un schéma hiérarchique car quelque part, ils ne font que reproduire les organisations étatiques en place.
Les arts secrets de la résistance
Question : Vous utilisez dans un article publié en 2012 des exemples historiques, et plus particulièrement un cas précis d’exhumation des corps durant la guerre civile espagnole pour montrer que les modes de résistances ne sont pas toujours frontaux, ce que vous appelez l’infrapolitique. Mais n’est-ce pas un acte politique public ?
James Scott : J’ai en effet utilisé l’exemple de l’exhumation de corps de membres du clergé durant la guerre civile de 1936 en Espagne afin de montrer qu’il s’agissait là d’un acte symbolique très puissant, public et éminemment politique. Ce n’est pas un acte caché. L’acte infrapolitique est celui qui ne peut être révélé, souvent parce que les acteurs sont soumis à des régimes autoritaires où leurs agissements peuvent avoir des conséquences fatales pour eux ou leurs familles. Prenons la désertion et la mutinerie. La mutinerie est un acte politique, public. Mais la désertion peut être un acte politique tout aussi efficace, sans pour autant apparaître en tant que tel.
En France, Emmanuel Le Roy Ladurie et d’autres ont montré que la résistance des paysans au cours du 18e siècle et dont je traite dans Decoding Subaltern Politics : Ideology, Disguise and Resistance in Agrarian Politics, passe par des tactiques assez similaires.
En plus des émeutes ou manifestations classiques, ils ont ainsi développé un nombre considérable de stratégies afin d’éviter la dîme comme cacher le grain, tromper le collecteur quant aux chiffres de la récolte, etc. J’ai vu la même chose se passer en Malaisie dans les années 1970, où les villageois, refusant de payer un tribut qu’ils estimaient inique, s’organisaient pour payer avec le plus mauvais des riz récoltés !
Question : Les actes illégaux sont-ils infrapolitiques ?
James Scott : Si vous étiez ne serait-ce qu’un quart anarchiste vous n’utiliseriez même pas ce terme d’illégal ! Blague à part, l’illégalité doit être constamment questionnée et remise dans son contexte. Pensez aux lois juives ou à l’apartheid !
L’absurdité de la légalité peut parfois prendre des formes triviales. En Allemagne où j’ai travaillé un temps dans une ferme, je prenais le train toujours au même endroit : près d’un feu rouge. Le soir il n’y avait strictement personne, aucune voiture à l’horizon sur des kilomètres. Pourtant les gens attendaient sept minutes que le feu passe au vert. Et si je ne faisais pas comme eux, ils me rappelaient à l’ordre.
C’est une anecdote mais elle révèle bien que, si toutes les lois ne sont pas aussi triviales, beaucoup renforcent et concentrent les structures du pouvoir qui permettent de contrôler les individus, et que ces lois, souvent illégitimes, doivent être remises en cause.
De la même façon, les outils illégaux ne sont pas en soi des outils infrapolitiques. Prenons l’exemple du dark web, cité par certains comme militant car garant d’anonymat. Si son usage se cantonne à envoyer des messages de haines, ou permettre à des individus de se venger, en dehors de toute action collective entreprise dans le but de défendre un groupe opprimé, alors il n’y a pas d’acte politique, juste un acte de malveillance.
Le rôle des médias
Question : De nombreux acteurs sociaux, y compris révolutionnaires, s’appuient désormais sur les nouveaux médias, attirent une audience différente de leur base, dans une tendance que certains interprètent comme une forme de communication politique propre au capitalisme. Se rebeller doit désormais passer par une étape "marketing". En quoi cela a-t-il changé la façon dont les résistances "cachées" s’organisent ?
James Scott : Je ne suis pas un spécialiste des nouveaux médias ou des réseaux sociaux mais avec la distance je dirais que ces formes de communication ont surtout accéléré le volume d’informations disponibles, les rumeurs et leurs sources. Or la vraie question est de savoir de quelle manière ces circulations répondent finalement à une attente des usagers ?
Martin Luther King Jr. a par exemple changé son discours d’années en années afin de répondre aux attentes de ses paroissiens. Dans une certaine mesure, ce sont eux qui ont donné forme à sa pensée aussi, qui l’ont nourrie. La parole des sans-voix est amplifiée lorsqu’elle fait écho aux attentes de son audience. Cette dernière donne corps au message au moins autant que celui le porte.
"La parole des sans-voix est amplifiée lorsqu’elle fait écho aux attentes de son audience."
Martin Luther King Jr., discours "aimer tes ennemis" (loving your enemies), 1957, Alabama.
Question : Une jeune femme a récemment été l’objet de nombreuses critiques en France en raison du voile qu’elle porte alors qu’elle est représentante d’un syndicat étudiant. Comment interprétez-vous ce type de réaction, et selon vous, le port du voile peut-il être une forme de résistance, d’acte infrapolitique ?
James Scott : En tant que praticien des sciences sociales, je ne suis pas intéressé par le fait qu’elle porte un voile. Ce qui m’intéresse en revanche c’est de savoir si elle le fait avec une certaine intention ou revendication, mais là réside le problème : on ne peut jamais savoir ce qui se trame dans la tête d’un individu, ni lui prêter des intentions. En sciences sociales, ce qui importe c’est de comprendre l’impact social d’un acte individuel. Comment les autres (musulmans ou non) ont-ils réagi ? Et pourquoi ? C’est un problème public. Or, ce qui est intéressant ici, est le fait que même si elle porte un voile parce qu’elle a froid à la tête, et que le monde l’interprète comme une manifestation politique, alors cela devient une manifestation politique.
Au-delà de l’État
Question : Vous avez beaucoup écrit sur l’Asie du Sud-est et vous vous tournez aujourd’hui vers le Myanmar. Pouvez-vous nous en dire plus ?
James Scott : Je m’intéresse désormais au fleuve Irrawady. Les derniers développements socio-économiques dans la région en disent long sur la façon dont l’humain s’approprie les phénomènes naturels et les transgressent.
L’Irrawady est considérée comme la voie royale pour comprendre la culture birmane. En aval comme en amont, les habitants partagent la même langue, les mêmes pratiques culturelles. Mais si vous faites une vingtaine de kilomètres vers les montagnes, tout change.
C’est ce phénomène qui m’intéresse : ce qu’a déjà montré Fernand Braudel avec la Méditerranée. Les cultures se forgent grâce à l’eau. Les cartes terrestres n’ont qu’un rôle limité et c’est bien pour cela que les anciens états se construisaient près de sources d’eau qui leur permettaient de se développer mais aussi d’échapper aux autres systèmes étatiques.
Question : Vous avez d’ailleurs évoqué ce point avec Zomia en revenant sur les pirates échappant à l’état. Où en êtes-vous de cette réflexion désormais ?
James Scott : Si j’avais une autre vie, je travaillerais sur la "Zomia humide" ! Les marais, les étendues d’eau, les mangroves sont de formidables cachettes et poches de libertés.
Le Grand Marais Lugubre à la frontière de la Caroline de l’ouest et du nord de la Virginie, aux États-Unis, a été pendant des années une cachette idéale pour les esclaves marrons n’ayant pas pu rejoindre le Canada. 7000 d’entre eux ont vécu là, et certains sont nés sans avoir jamais vu d’hommes blancs ! Ils pouvaient chasser, cueillir des fruits et même récolter quelques denrées comme le maïs.
De même dans les eaux malaisiennes, les Orang Laut, nomades de la mer, ont longtemps sillonné les eaux pour se soustraire aux sultans malais, à qui ils vendaient parfois leurs services, comme les corsaires, mais à qui ils refusaient de payer l’impôt.
Les océans, comme les montagnes sont des espaces ouverts qui empêchent l’état de contrôler, taxer et enfermer les populations. Ce sont encore des espaces garants de liberté.
James Scott était l’invité du Centre d’études des discours, textes, écrits et communications (Céditec) le 22 mai 2018 et sa conférence a constitué un préalable au colloque "Donner la parole aux “sans-voix” ? Acteurs, dispositifs et discours" [Sans Voix] organisé par le même laboratoire et la Faculté des Lettres, Langues et Sciences humaines les 21 et 22 juin 2018. Clea Chakraverty a contribué à l’entretien.
📰 https://theconversation.com/lart-de-la-resistance-entretien-avec-james-c-scott-98748
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