❖ Les usés du monde
Rien de nouveau pour eux au fil des siècles. Des humiliations invisibles toujours hors du champ de la justice. De l’écrasement jamais qualifié de délit. Une forme de servage avec tacite reconduction ?
Usés du monde
Quand le désir a quitté sa chair. Et que seule reste l’envie de disparaître. Ne plus rien dire. Sortir de soi et ne plus revenir. Marcher très vite. Vers où ? N’importe où, hors soi. Marcher sans se retourner. Avec un seul objectif : semer son histoire. Puis plonger dans le silence. Même les mots les plus forts sont impuissants. Autant se taire. Laisser la parole à sa colère muette.
Par Mouloud Akkouche, le 24 juillet 2024, Mediapart
Fatigue du monde. Du coin de sa rue à l’autre bout de la planète. Pas une fatigue subite. Elle s’est installée au fil du temps. Et des désillusions. Quand le désir a quitté sa chair. Et que seule reste l’envie de disparaître. Ne plus rien dire. Sortir de soi et ne plus revenir. Marcher très vite. Vers quelle destination ? N’importe où, hors soi. Marcher sans se retourner. Avec un seul objectif : semer son histoire. Puis plonger dans le silence. Plus que lui qui puisse résister. Inutile de continuer d'utiliser les mots. Ça ne changera absolument rien à la réalité du quotidien. Même les mots les plus forts sont impuissants. Alors autant se taire. Laisser la parole à sa colère muette.
Comme celle de cet homme fatigué. C'est ma traduction en direct de son corps affalé sur une banquette de bistrot. Un homme n’ayant plus envie de parler ; lui la grande gueule. Jamais je ne l’ai vu dans un tel état. D’habitude, il est enthousiaste. Toujours en quête de solutions. Même dans les pires situations. Un homme en plus bourré d’humour. Ça va ? Même pas l’esquisse d’un sourire à ma question. Non. Impossible que ça puisse aller. Je lui demande pourquoi. Il a haussé les épaules. Tu n’es pas aveugle. Ça se voit que tout va mal. Ici et ailleurs. Chaque fois que tu colmates ici, ça s’ouvre ailleurs. Je crois qu’il n'y a plus rien à faire. Si ce n’est de se traîner du mieux possible jusqu’à sa fin. Sans se soucier de notre putain de monde. Puis il s’est replongé dans son smartphone. On boit un verre ? Il a acquiescé de la tête.
Ni voyou ni intello. C’est son double échec. Pourtant, il sait cultiver la parole et la gestuelle du voyou. Excellent acteur de films noirs connaissant son rôle au dialogue près. Celles et ceux ne le connaissant pas peuvent y croire. Pas ses proches. Pareil pour l’intellectuel jamais abouti en lui ; il pouvait donner le change, mais très vite, on s’apercevait que sa pensée - cultivée dans des forêts de livres et de films - partaient dans tous les sens. Peu à peu, son histoire a eu le cul entre deux rôles. Ni entièrement l’un, ni tout à fait l’autre. Et pourtant lui. Un homme de 65 ans avec une retraite minimum. Vivant encore dans le quartier populaire de son enfance. En HLM. Sans connexion à la toile ; son dernier acte rebelle pour ne pas être un mouton numérique ? Les conversations du comptoir, la lecture, et Radio France, sont ses dernières fenêtres sur le monde. Un homme vidé de tous ses rêves.
Pour qui vote-t-il ? Un bulletin aux couleurs de ses désillusions ? Difficile de savoir. Parfois, il avait de la haine dans le regard. Ces ordures de bobos dans leurs quartiers cool nous ont laissé tomber. Y en a plus que pour le genre. Le social c’est devenu un putain de gros mot. Plus que du sociétal. Ça ne les intéresse plus nous les fils de prolos devenus des prolos sans cambouis ni fierté d’être de la classe ouvrière. Des mecs et des nanas qui vont gloser des heures sur l’écriture inclusive alors qu’il y a presque une dizaine de millions de gens qui vivent sous le seuil de pauvreté en France. Et je ne te parle pas de tous les gosses qui crèvent de faim et de soif sur la planète. Et eux vont te coller que des unes sur le transgenre, etc. J'ai rien contre. Faut en parler. Mais pas que ça comme problèmes. Je les déteste ! Nos ennemis à nous, c'est eux. À ce moment, je devinais pour qui il votait. Son bulletin anti-bobo. Un homme de quartier populaire en colère.
Nouvelle rencontre plus tard avec lui. Tu bois un coup ? D’accord. Après les échanges d’usage, il se mettait à parler de littérature, d’histoire, et de la radio écoutée en boucle. Avec un grand plaisir et beaucoup d’érudition. C’est aussi un grand connaisseur en musique. Des échanges agréables. Comme tant et tant de conversations ensemble. Capable d’évoquer autant les problèmes sociaux que sociétaux. Plus du tout le même homme. À ce moment, je devinais pour qui il votait. Pas comme le deuxième homme en lui. Au pire, il devait s’abstenir ou un bulletin blanc. Mais jamais, lui le libertaire, grand amateur entre autres des Beruriers noirs, n’aurait apporté sa voix à l’extrême-droite. Raccord avec l’être que j’avais connu. Un homme très agréable, ouvert sur les autres et monde.
Ce jour-là, affalé sur la banquette, il était en phase désillusion. Avant de passer à la colère. Chaque verre assombrissait de plus en plus son regard. Comme à chaque fois, il a fini par balancer "Tout ce merdier c’est à cause de ces enculés de bobos qui se branlent le nombril avec leur putain de genre, leur déconstruction à la con…". Des signes indiquant que dialogue n’était plus possible. Sa colère le submergeait. Il n’écoutait plus et repassait les mêmes discours en boucle. Une colère illégitime ? Pas sur tous les points. Lucide que le "populo" - surtout blanc - a été abandonné – pour le moins négligé - par celles et ceux habitués à le représenter et le défendre. Pourquoi ? Sans doute plus tellement bancable dans les urnes. Grossière erreur. Le populo a toujours été le premier parti de France. Malgré les aspects légitimes de sa colère, il avait des œillères. Sur lui. Persuadé que sa situation de mi-voyou mi-intello était de la faute des bobos, etc. Alors qu’il avait sa part. Un homme tétanisé de la peur de l’échec.
Préférant ne rien faire. Surtout jamais aboutir. Une forme de stratégie pour pouvoir rester hors de tout regard critique. Certes que, né dans un autre milieu, il aurait eu plus de facilité, grâce notamment à son carnet d’adresses. Indéniable que ça aide dans tous les domaines. Qu’il s’agisse des études ou dans des disciplines artistiques. Mais tout ne peut être imputé à son milieu d’origine. Certains et certaines, issus de familles qualifiées de nanties, se retrouvent dans la même situation mentale que lui. Bien sûr sans avoir de soucis de loyer, de frigo, de retraite, etc. En bref: des héritiers et des héritières. Une différence finalement de taille. Il le sait bien au fond de lui. Un homme très en colère contre une injustice invisible.
Un citoyen usé ne vivant pas sous la même météo républicaine que tous les autres ? Si. Mais la majorité n’a pas le même ressenti qu’une minorité - bien à l’abri et toujours protégée des intempéries. Le temps d’ici n’est pas le même pour tous et toutes. De grands écarts météo d’un lieu à l’autre, sous le même ciel de France. Il voit bien les différences de fuseaux républicains dans le pays. Loin d’être le seul à le remarquer. Une foule d’individus se sentent dépossédés de valeurs apprises dès l’enfance. Spoliés de leur part du beau conte républicain. Contrairement à d’autres violences, le mépris et les humiliations du "bas du panier" sont des opinions acceptables. Guère un hasard si elles perdurent, quelle que soit la couleur politique des mains qui tiennent les rênes. Couteau à droite et fourchette à gauche au fameux "Dîner du siècle" ; avec toujours les mêmes au menu dans l’assiette, entre gens de bonne compagnie ? Rien de nouveau pour les usés de chaque siècle. Des humiliations invisibles toujours hors du champ de la justice. De l’écrasement jamais qualifié de délit. Une forme de servage avec tacite reconduction ?
Un homme lucide. Une lucidité à qui on ne la refera plus. Je me suis fait arnaquer, s’énerve-t-il intérieurement. En colère aussi contre lui. S'en voulant de sa naïveté d’avoir cru à ce que lui disait ses parents, les enseignants, les journalistes, les artistes, etc. Sa colère s'est mue en rage. De plus en plus forte. Très bruyante. Fallait que ça sorte. Et que ça soit visible. Puis au fil du temps, la rage s’est faite silence. Sans parole. Une rage muette. En réalité, un volcan de frustrations en sommeil. Imprévisible. Comme tant d’autres, il est prêt à renverser la table, ne serait-ce que pour se sentir exister. Même à travers le pire. Tout, mais pas rien, lui répond-elle en écho. Une femme comme lui. Du même lieu, de la même colère. Qui est-elle ? Sa sœur et compagne en usure. Des grenades de désillusions désormais dégoupillées.
Comme tant de citoyennes et de citoyen qui se sentent floués. On leur a fait miroiter Liberté Égalité Fraternité. Une sorte de comptine républicaine apprise très tôt. Ils et elles y ont cru. Des valeurs inscrites dans leur chair depuis l’enfance. Nés ou arrivés au pays des droits de l’homme et des lumières. Dès leurs premiers pas, on leur a dit. Gravé au-dessus du fronton de l’école et de leur mémoire. Avant que, au fil du temps et des désillusions, ces hommes et ces femmes aient le sentiment que la République les a arnaqués. Mis de côté jusqu’à les invisibiliser. Bon qu’à voter et consommer. Des êtres qui se sentent "mis profond jusqu’à l’os" comme il répète en tirant fébrilement sur sa clope. Des individus avec le sentiment d'être devenus inutiles à eux et aux autres. Leur histoire dénuée de sens. Des enveloppes vides portant le cachet de la République. Plusieurs millions de solitudes avec la même blessure en bandoulière.
Pas des rusés du monde ?
Mouloud Akkouche est auteur de romans, de nouvelles, de pièces radiophoniques et animateur d'ateliers d'écriture...
📰 https://blogs.mediapart.fr/mouloud-akkouche/blog/240724/uses-du-monde
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