❖ Les médias d'entreprise à l'ère de la politique fasciste
La menace fasciste : Aux USA comme en France, l’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique.
◾️ ◾️ ◾️
SOMMAIRE :
1 - Les pare-feu de l'ignorance & de ce qui disparaît : Les médias d'entreprise à l'ère de la politique fasciste - Henry Giroux
2 - L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique - Sylvain Bourmeau
3 - Jordan Bardella, le fasciste à visage humain - Guillaume Étievant
◾️ ◾️ ◾️
États-Unis
1- ➤ Les pare-feu de l'ignorance & de ce qui disparaît : Les médias d'entreprise à l'ère de la politique fasciste
Par Henry Giroux, le 21 juin 2024, CounterPunch
"Si vous ne prêtez pas attention, les journaux vous feront haïr les opprimés et aimer les oppresseurs."
- Malcolm X
Témoigner est un gage essentiel d'une presse et de médias responsables. Cela met en lumière les souffrances et les difficultés inutiles des sans-voix et des inutiles que l'on jette, ainsi que les forces sous-jacentes génératrices de telles conditions. Elle sert également à défier ceux qui "se complaisent dans l'ignorance délibérée" [1]. Faire voler en éclats les mensonges dissimulés par les déclarations d'innocence est une arme puissante pour obliger le pouvoir à rendre des comptes, en l'exposant au grand jour et en y opposant une résistance. Témoigner ne garantit pas la justice, mais permet la prise de conscience indispensable pour retourner la propagande contre elle-même et mobiliser les gens pour constituer une force de résistance collective.
Les médias d'entreprise sapent le témoignage moral en donnant souvent la priorité à la notion discréditée d'équilibre et non à l'objectif plus crucial de la quête de la vérité au service de la responsabilité et de la démocratie. Ce refus de demander des comptes au pouvoir ne discrédite pas seulement la recherche de la vérité au service de la justice et du renforcement de la démocratie, mais tend également à devenir la proie des séductions de la corruption, du théâtre politique et du divertissement [2].
La dialectique au sein du journalisme englobe ce que l'on pourrait appeler, d'une part, une politique d'effacement et de distorsion et, d'autre part, une politique de témoignage moral. La politique d'effacement est évidente dans la manière dont les médias mainstream couvrent de manière disproportionnée les actions agressives d'Israël à Gaza et dépeignent Trump comme un candidat politique conventionnel et non comme une menace autoritaire pour la démocratie, tant au niveau national qu'international. Cet effacement est également évident dans la façon dont le journalisme d'extrême droite déforme systématiquement la vérité lorsqu'il rend compte de questions qui entrent en conflit avec la politique conservatrice réactionnaire.
À l'inverse, la recherche de la vérité et du témoignage moral est illustrée par les journalistes de sources telles que The Intercept, CounterPunch, Truthout, LA Progressive et d'autres plateformes de médias alternatifs. Ces journalistes s'intéressent de près aux questions sociales cruciales et demandent systématiquement des comptes au pouvoir. Malgré leur engagement en faveur de l'intégrité journalistique, ces médias sont souvent marginalisés dans le paysage médiatique dominé par le contrôle des entreprises [3].
Dans ce qui suit, je commenterai brièvement le fonctionnement de ces deux catégories de journalisme. En premier lieu, je me pencherai brièvement sur les reportages de Scahill et Grim dans The Intercept, qui ont exposé la manière dont le New York Times et plusieurs autres grands journaux ont sous-estimé le désespoir, la souffrance et la mort qu'Israël impose brutalement aux Palestiniens. J'examinerai par ailleurs comment les médias contrôlés par les grandes entreprises n'ont pas abordé de manière historique, contextuelle et critique les divagations délirantes de Trump et les menaces claires et dangereuses qu'il fait peser sur la démocratie.
Jeremy Scahill et Ryan Grim ont rapporté dans The Intercept qu'une note interne du New York Times
"donnait pour instruction aux journalistes couvrant la guerre d'Israël contre la bande de Gaza de limiter l'utilisation des termes "génocide" et "nettoyage ethnique" et d'"éviter" d'utiliser l'expression "territoire occupé" lorsqu'ils décrivent la terre palestinienne [...]. Le mémo appelait également] aux journalistes à ne pas utiliser le mot Palestine "excepté dans de très rares cas" et à éviter le terme "camps de réfugiés" pour décrire les zones de Gaza historiquement peuplées de Palestiniens déplacés et expulsés d'autres parties de la Palestine lors des précédentes guerres israélo-arabes" [4].
Scahill et Grim soulignent également que les grands journaux tels que le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times
"réservent des termes tels que "massacre" et "effroyable" presque exclusivement aux civils israéliens tués par des Palestiniens, et non aux civils palestiniens tués lors d'attaques israéliennes" [5].
Il ne s'agit pas de simples directives stylistiques, mais d'une censure au service d'une information partisane et d'une irresponsabilité morale. Les cas de crimes de guerre, l'horreur du génocide et la réalité de la violence israélienne à l'encontre des Palestiniens sont déformés et effacés. Critiques à l'égard du bavardage sur l'équilibre, Scahill et Grim soulignent l'importance de rendre compte de la guerre sauvage d'Israël contre les Palestiniens, tout en précisant que la presse grand public réprime ce type d'information, permettant ainsi au massacre de se poursuivre.
Plutôt que de "haïr les opprimés", CounterPunch est une autre source médiatique soucieuse de vérité qui a couvert la guerre contre Gaza dans les moindres détails, en fournissant à la fois des témoignages personnels sur les souffrances endurées et en replaçant le conflit dans un contexte historique et politique plus large.
L'État répressif s'enveloppe désormais de censure, de propagande et d'invectives cruelles sous forme d'un savant mélange de théâtre politique et de journalisme des deux bords. Les Américains sont bombardés par le babil des libéraux trop lâches pour qualifier Trump de fasciste en herbe ou de raciste, le traitant soit comme un candidat normal, soit comme un clown intimidateur, plutôt que comme le symptôme d'un malaise plus profond du fascisme, écho d'un passé pernicieux et terrifiant. Le parti pris de normalité des médias d'entreprise traite Trump comme un simple choix parmi d'autres dans la course à la présidence. Sous la fausse insistance de l'équilibre, Trump et Biden sont traités comme deux candidats ayant simplement des points de vue différents, plutôt que de traiter Trump comme une menace dangereuse et déséquilibrée pour la démocratie elle-même.
Pendant ce temps, la presse contrôlée par les grandes entreprises se concentre sur la libération d'otages, heureusement libérés, et sur les accusations infondées de politiciens antisémites, qui utilisent le prétexte de l'antisémitisme pour saper la liberté d'expression et transformer l'enseignement supérieur en centres d'endoctrinement. Quasiment aucune couverture n'est accordée à l'inculpation par la Cour pénale internationale (CPI) du "Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et du ministre de la Défense Yoav Gallant pour des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité présumés dans la bande de Gaza" [6]. Des bombes pleuvent et le sang coule à flots sur les corps de plus de 37 000 Palestiniens, dont des milliers de femmes et d'enfants à Gaza. Dix enfants de Gaza perdent chaque jour un membre à cause de la guerre ; selon l'Organisation mondiale de la santé, certains "citoyens de Gaza en sont maintenant réduits à boire de l'eau d'égout et à manger de la nourriture pour animaux" [7]. Ces monstruosités disparaissent des journaux télévisés dans leur cycle d'effacement, de déformation des faits et de politique d'équilibre.
Il est vraiment alarmant de voir et d'entendre comment les fréquentes incursions de Trump dans le bavardage et le charabia sont soit ignorées, soit à peine commentées de manière sérieuse, soit traitées comme normales. Il est devenu banal, aux yeux des médias corporatistes, de reconnaître de manière critique que lors de ses rassemblements, Trump remplace un discours significatif par un discours oratoire suggérant qu'il est "tombé d'une falaise verbale après l'autre, avec à peine une ondulation dans la conscience nationale" [8]. Il a parlé de manière incohérente de requins et de bateaux électriques dans la même phrase. Il s'emporte contre Taylor Swift, affirmant qu'elle est belle mais libérale et qu'il est "plus populaire" qu'elle. Il a fait des remarques cruelles sur le mari de Nancy Pelosi, plaisantant sur la violente agression dont il a été victime de la part d'un conspirationniste de droite. Il a attaqué Jack Smith et sa femme. Dans un moment "bizarre". Trump a traité la fille de Pelosi de "cinglée" et a qualifié le ministère de la Justice de "sales bâtards" [9]. Ces commentaires reçoivent rarement la couverture qu'ils méritent dans les médias grand public. Peu de commentaires sont faits sur son inaptitude émotionnelle et sur les conséquences potentielles pour le pays s'il venait à être élu à la présidence. Comme le note Tim Nichols dans The Atlantic,
le comportement délirant de Trump devrait "terrifier tout électeur américain, parce qu'un tel comportement chez n'importe qui d'autre serait une disqualification instantanée pour toute fonction politique, et a fortiori pour la présidence".
Il ajoute :
"Je ne suis pas psychiatre et je ne pose aucun diagnostic sur Trump. Je suis cependant un homme qui vit sur cette Terre depuis plus de 60 ans, et je sais que quelqu'un a de graves problèmes émotionnels lorsque je les vois se dérouler devant moi, encore et encore. Le 45ème président est une personne dérangée. On ne peut lui confier aucune responsabilité, et surtout pas un arsenal nucléaire de plus de 1 500 armes. Un seul faux pas pourrait conduire à une désintégration mondiale" [10].
Un dangereux pare-feu de droite protège Trump, ses divagations délirantes et ses politiques réactionnaires de l'identification d'un dangereux autoritaire représentant une véritable menace pour la démocratie dans son pays et à l'étranger. Les politiques lâches de normalisation le protègent de la critique et de l'exposition que le public mérite. Il est en outre protégé par une chambre d'écho de droite qui légitime, propage et célèbre ses mensonges, sa corruption et ses condamnations pénales. Ils mentent également pour le profit. Mais il n'y a pas que la politique de la disparition, il y a aussi un barrage incessant de mensonges et de déformations. Thom Hartman qualifie la chambre d'écho dominante de la droite de "machine à mentir MAGA du GOP", qui représente le "côté obscur de la politique" [11]. Les fausses affirmations des grands médias conservateurs sont devenues plus visibles avec l'accord de près de 800 millions de dollars conclu par Fox News avec Dominion pour avoir menti au sujet de l'élection présidentielle de 2020. Malheureusement, la machine à déformer continue en toute impunité. Par exemple, Judd Legum a récemment rapporté que le Sinclair Broadcast Group est engagé dans une campagne systémique de présentation d'histoires trompeuses sur le président, diffusées ensuite sur une série de réseaux sociaux. Il écrit :
Ce mois-ci, Sinclair Broadcast Group a inondé un vaste réseau de sites d'information locaux d'articles trompeurs suggérant que le président Biden est mentalement inapte à exercer ses fonctions. Ces articles sont basés sur des messages spécieux publiés sur les réseaux sociaux par le Comité national républicain (RNC), qui sont par la suite reconditionnés pour ressembler à des articles d'actualité. Ces attaques politiques à peine déguisées sont ensuite diffusées sur des dizaines de sites d'information locaux appartenant à Sinclair, où elles reçoivent l'imprimatur des grands médias, notamment NBC, ABC et CBS [12].
Trump a transformé le Parti républicain en une secte de flagorneurs moralement vacillants et politiquement malmenés qui sont complices de ses actions et le couvrent. Trump et ses partisans vivent dans une bulle de tromperie, cachée par une culture puissante et expansive de l'ignorance et de la haine. C'est un parti qui répand des histoires fausses et dérangées sur les lasers spatiaux juifs, les machines à voter corrompues par de prétendus communistes vénézuéliens et les démocrates buveurs de sang d'enfants kidnappés, entre autres théories conspirationnistes insensées.
Les grands médias et les médias de droite ont vidé le langage de toute signification substantielle, le transformant en une cacophonie vénéneuse de mensonges, de sectarisme et de théories du complot dérangées. Une mise en garde s'impose. Si les divagations excentriques de Trump suggèrent à juste titre un esprit instable et déséquilibré, cette critique ne doit pas être utilisée pour éclipser sa politique fasciste et les conditions qui ont donné naissance au trumpisme. C'est une question historique et politique qui ne peut être réduite à un langage psychologique.
Plus précisément. Il n'y a pas que les divagations délirantes de Trump qui sont en jeu. Il y a aussi ses attaques contre le système judiciaire, ses mensonges sur l'élection, son rôle dans l'assaut du Capitole le 6 janvier, son passé de prédateur sexuel, son soutien au Projet 2025 et sa subversion planifiée de la démocratie, et son histoire qui a conduit à ses trente-quatre condamnations pour crime. Bien que ces événements fassent l'objet de commentaires critiques, ils sont rarement analysés comme faisant partie d'un programme plus large qui soutient un fascisme perfectionné. La tromperie, l'ignorance et la mort de la responsabilité civique constituent aujourd'hui la tempête parfaite permettant la mise en place d'une politique fasciste. L'Amérique n'a plus honte de son ignorance ; elle est désormais un sujet de prédilection, elle procure un sentiment de communauté et sert de mesure de la loyauté [13]. Que faut-il dans ces circonstances pour lutter contre la mort des démocraties ? Quelles questions devons-nous poser pour repenser le sens de la politique, de la lutte et de la résistance collective ?
Comment expliquer ce refus dramatique des libéraux et d'autres de nommer et de reconnaître la menace permanente du fascisme aux États-Unis ? Quelles sont les institutions qui, sous le régime du capitalisme de gangsters, ont renoncé à leurs responsabilités éducatives, politiques, culturelles et économiques ? Comment la suprématie blanche, avec sa logique et sa politique de haine, d'exclusion et de violence, a-t-elle pu à nouveau définir qui compte comme citoyen aux États-Unis ? Quelles conditions ont permis l'effondrement de la culture civique en une culture de marchandisation, de surveillance et de punition ? Que faudra-t-il pour développer un monde où la démocratie puisse respirer à nouveau ? Où sont les espaces publics appelant à une révolution des valeurs qui remettent en question les machines de guerre et les appareils culturels militarisés de propagande expansive ? Quel type de mouvement de masse est nécessaire pour modifier la conscience publique et les centres de la politique corrompue dans la société américaine ? Comment répondre à ces questions dans le cadre d'une compréhension plus large du lien entre le capitalisme néolibéral et le fascisme ?
Où est le langage dont nous avons besoin pour témoigner et résister à la pulsion de mort du pays tout en affirmant le besoin de justice ? Comment le langage de la compassion et de la solidarité peut-il vaincre le discours du néolibéralisme institutionnalisé, de l'individualisme rance, de la cupidité et de l'intérêt personnel ? Où sont les espaces, les institutions émergentes et les mouvements sociaux qui créeront les conditions pour dire oui à la justice et non à la cruauté, au racisme systémique, à l'ignorance de masse et à la cupidité sans entrave ? Que faudra-t-il pour cultiver la volonté de dire non et l'énergie nécessaire pour mettre nos esprits et nos corps en jeu pour un avenir dans lequel nos enfants pourront connaître la dignité, la justice et la joie ? Que signifie habiter ce que James Baldwin appelait un "témoin désespéré" et, en même temps, être prêt à tout perdre afin de lutter pour un monde dans lequel les droits économiques, politiques et sociaux sont garantis pour tous ?
Baldwin n'a jamais désespéré des luttes et du danger potentiel d'être un témoin moral, et ses paroles offrent de l'espoir dans les efforts individuels et collectifs en cours pour être fort, courageux et désireux de poursuivre le combat pour une démocratie radicale. Ses paroles sont plus urgentes et plus puissantes que jamais : "Tout n'est pas perdu. La responsabilité ne peut être perdue, elle ne peut qu'être abdiquée. Si l'on refuse l'abdication, on recommence". À l'ère du fascisme émergent, il n'y a pas d'autre choix que de recommencer pour combattre les fantômes d'un passé fasciste revenus en force.
Références
[1] Eddie S. Glaude Jr., Begin Again: James Baldwin’s America and its Urgent Lessons For our Own (New York: Crown, 2020).p.53
[2] Cette question a été examinée en profondeur par Noam Chomsky et Edward Herman dans leur ouvrage phare Manufacturing Consent. Consultez également les travaux de Jason Stanley, How Propaganda Works, et de Robert McChesney, Rich Media, Poor Democracy : Communication Politics in Dubious Times, de Robert McChesney, et trop d'autres sources critiques pour être toutes citées.
[3] Sonali Kolhatkar, “When Corporate Media Fail, Independent Media Rise Up,” Counterpunch (June 15, 2023). https://www.counterpunch.org/2023/06/15/when-corporate-media-fail/
[4] Jeremy Scahill, Ryan Grim, “Leaked NYT Gaza memo tells journalists to avoid words ‘genocide’ ‘ethnic cleansing,’ and ‘occupied territory.’’ The Intercept (April 15, 2024). https://theintercept.com/2024/04/15/nyt-israel-gaza-genocide-palestine-coverage/
[5] Ibid.
[6] Jon Quellay, “93 Nations Back ICC as Israel Faces Charges for War Crimes in Gaza,” Common Dreams (June 15, 2024). https://www.commondreams.org/news/icc-war-cimes-gaza
[7] Cited in Jeffrey St. Clair, “Whoops, They Did It Again–The Scourging of Gaza: Diary of a Genocidal War,” Counterpunch + (June 8, 2024). https://www.counterpunch.org/2024/06/08/whoops-they-did-it-again/
[8] Tom Nichols, “Let’s Talk About Trump’s Gibberish,” The Atlantic (June 12, 2024). Online : https://www.theatlantic.com/politics/archive/2024/06/trump-sharks-las-vegas-rally-speech/678667/
[9] Annie Grayer, Melanie Zanona, Lauren Fox and Kit Maher, “Inside Trump’s gripe-filled meeting with House GOP and his reunion with McConnell,” CNN (June 13, 2024). Online : https://www.cnn.com/2024/06/13/politics/trump-closed-door-meeting-house-gop/index.html
[10] Ibid. Tom Nichols.
[11] Thom Hartman, “The Dark Side of Politics: The GOP’s MAGA Lie Machine,” The Hartmann Report (June 17, 2024).
[12] Judd Legum, “Sinclair floods local news websites with hundreds of deceptive articles about Biden’s mental fitness,” Popular Information (June 17, 2024). https://popular.info/p/sinclair-floods-local-news-websites
[13] Mark Slouka, “A Quibble,” Harper’s Magazine ( February 2009). http://www.harpers.org/archive/2009/02/0082362
Henry A. Giroux est actuellement titulaire de la McMaster University Chair for Scholarship in the Public Interest au sein du département d'anglais et d'études culturelles et est le Paulo Freire Distinguished Scholar in Critical Pedagogy. Ses ouvrages les plus récents sont : The Terror of the Unforeseese The Terror of the Unforeseen (Los Angeles Review of books, 2019), On Critical Pedagogy, 2ème édition (Bloomsbury, 2020) ; Race, Politics, and Pandemic Pedagogy : Education in a Time of Crisis (Bloomsbury 2021) ; Pedagogy of Resistance : Against Manufactured Ignorance (Bloomsbury 2022) et Insurrections : Education in the Age of Counter-Revolutionary Politics (Bloomsbury, 2023), et coauteur avec Anthony DiMaggio, Fascism on Trial : Education and the Possibility of Democracy (Bloomsbury, 2025). Il est également membre du conseil d'administration de Truthout.
◾️ ◾️ ◾️
France
2- ➤ L’inconsciente irresponsabilité du journalisme politique
Les journalistes politiques votent rarement pour le Rassemblement national. Comment alors expliquer qu’ils contribuent activement, et depuis de très longues années, à la montée en puissance de l’extrême droite ? En analysant un ensemble de biais caractéristiques de leur pratique professionnelle.
Par Sylvain Bourmeau, le 23 juin 2024, AOC Média
Si d’aventure le RN venait à accéder au pouvoir à l’issue des élections législatives ou à l’occasion de la prochaine élection présidentielle – ce second cas s’avérant plus probable que le premier – la responsabilité du journalisme politique s’en trouverait sérieusement engagée. Non pas que les journalistes, dans leur ensemble, souhaitent la victoire de l’extrême droite, une nette majorité d’entre eux votent plutôt à gauche. Ce ne sont pas leurs convictions ou leurs opinions politiques qui doivent être considérées mais bien plutôt leurs manières de faire leur métier : leur pratique professionnelle a permis, depuis plusieurs dizaines d’années, de favoriser et d’entretenir la montée en puissance du Front puis Rassemblement national. Sans doute convient-il d’ailleurs de parler plus précisément d’idéologie professionnelle, au sens qu’en donne la sociologie de l’école de Chicago, celle d’Everett C. Hughes ou d’Anselm Strauss.
Impossible de cerner ici dans le détail l’entièreté des contours de l’idéologie professionnelle dominante du journalisme politique – qui condense et caricature à bien des égards l’idéologie professionnelle du journalisme en général. Arrêtons-nous simplement sur quelques traits saillants, en prenant pour exemple dans l’actualité récente non pas seulement le traitement médiatique de l’extrême droite – dont il a déjà été largement montré combien il a participé de la coproduction de la stratégie de "normalisation" mise en place par Marine Le Pen – mais aussi celui de son adversaire désormais principal, le Nouveau Front Populaire ainsi que celui du bloc macroniste qui a, par deux fois, accédé au pouvoir en cherchant à substituer au traditionnel clivage droite/gauche un "moi et le reste du monde face au RN" qui aura eu pour effet mécanique de renforcer le parti d’extrême droite.
Nous sommes nombreux sans doute, depuis quelques jours, à nous interroger sur les raisons qui poussent la majorité des médias à proposer un traitement de cette nouvelle union de la gauche qui nous apparaît biaisé, traitement qui, du même coup, nous donne le sentiment d’objectivement servir son adversaire principal. Et ceci nous semble d’autant plus irresponsable qu’il ne s’agit pas d’un adversaire ordinaire, mais d’un parti d’extrême droite, dont le programme comporte notamment une mesure illégale, la préférence nationale, qui vient de valoir à ses cadres une réquisition de six mois de prison avec sursis par le procureur du tribunal de Nanterre. Un parti dont les leaders sont encore (et c’est heureux) interdits d’interviews dans de grands titres de la presse, tels Le Monde ou Libération.
C’est ne rien connaître du fonctionnement des médias que d’imputer l’ensemble de ces biais à la personnalité et l’agenda politique de leurs actionnaires ou à la mauvaise foi assumée de leurs présentateurs militants vedettes. Bolloré et ses sbires sont un sérieux problème, ils sont loin d’être tout le problème, et sans doute ne sont-ils pas l’essentiel du problème. Comment comprendre en effet que, sans s’en rendre un instant compte, des journalistes qui abhorrent l’extrême droite contribuent quotidiennement par leur pratique professionnelle à la faire prospérer depuis le début des années 1980 ?
Comment comprendre qu’après la réunion publique organisée à Montreuil la semaine passée par des actrices et acteurs de la société civile, et à laquelle l’ensemble des forces constituant le Nouveau Front Populaire ont participé, affichant une unité électorale inédite depuis des décennies, il s’est trouvé de nombreux journaux pour préférer titrer sur les dissensions à gauche ? Certainement pas en imaginant Xavier Niel téléphonant au directeur de la rédaction d’un journal dont il est actionnaire.
Si l’on veut se donner les moyens de comprendre ce qui apparaît si étrange à nombre de lectrices et de lecteurs, c’est cette fameuse idéologie professionnelle dominante et ses biais qu’il faut mettre à jour. Et cela dans une perspective toujours résolument mélioriste car il ne s’agit en aucun cas d’affaiblir le journalisme mais bien plutôt de le renforcer par l’apport d’une dimension critique et réflexive issue des sciences humaines et sociales.
Premier biais : la tyrannie des nouveaux "petits faits vrais"
Il suffit d’ouvrir n’importe quel journal ou, mieux, de scroller jusqu’à s’étourdir sur son fil X pour comprendre de quoi il retourne. Mais reprenons, parmi mille autres possibles la semaine écoulée, l’exemple du meeting de Montreuil. Le Monde comme Libération, comme nombre d’autres journaux, ont dépêché sur place des reporters. Leurs articles rendent compte de manière très congruente de ce qui s’est passé ce soir-là sur la place de mairie. Pourtant leurs titres contrastent fortement. Libération : "“Nous avons retrouvé l’envie d’avoir envie” : le Nouveau Front Populaire lance sa campagne" ; Le Monde : "Un meeting du Nouveau Front Populaire à Montreuil parasité par les divisions de La France Insoumise".
Comment comprendre ces choix si différents de titres, alors même que les articles relatent sensiblement de la même manière ce qui s’est passé ? L’explication aussi simpliste que paresseuse et, à mon avis, fausse consisterait à affirmer que Le Monde serait un journal plus à droite que Libération, et donc hostile au Nouveau Front Populaire. C’est plutôt, me semble-t-il, du côté de l’idéologie professionnelle que de l’idéologie tout court qu’il convient d’aller chercher la réponse. Là où Libération a voulu mettre en évidence LA grande nouvelle, le fait que pour la première fois depuis bien longtemps la gauche lance sa campagne dans l’union et que cela suscite de l’optimisme en ses rangs (c’est le sens du titre de l’article), Le Monde a préféré pointer une nouvelle secondaire mais plus récente, partant du principe que la nouvelle de l’union de la gauche était déjà connue, le journal du soir a mis en évidence un petit fait vrai : le parasitage pourtant très marginal de ce meeting par quelques militants LFI proches de Jean-Luc Mélenchon et très minoritaires ce soir-là à Montreuil.
Par définition, le journalisme privilégie ce qui est nouveau, ce qu’on appelle précisément les nouvelles (news), ce que le grand sociologue américain, Robert E. Park, qui fut d’abord journaliste, nommait "le crépitement de l’actualité", l’écume à la surface qui trop souvent masque les courants de fonds qui traversent la société, ce qu’il a proposé de désigner par le concept de "Big News". Et c’est précisément pour traiter de ces Big News que Park conçut à la fin du 19e siècle l’idée – avec un autre disciple du philosophe John Dewey – d’un journal écrit par des philosophes, des psychologues et des chercheurs en sciences sociales, Thought News. Ce projet, qui n’a alors pas vu le jour, n’est pas seulement resté un rêve pour Park mais pour beaucoup : il est le modèle et le prototype du journal que vous êtes en train de lire, AOC.
Ce que révèle Park en forgeant le concept de Big News c’est le biais de nouveauté du journalisme, la tyrannie des nouveaux petits faits vrais. Non pas qu’il faille leur préférer les anciennes grosses fake news ! Mais à trop donner systématiquement la priorité à la nouveauté c’est la hiérarchisation de l’information qu’on détruit. Cette tendance inhérente à la pratique même du journalisme s’est trouvé vivement accentuée non seulement en raison de la mutation numérique et des réseaux sociaux mais en fait dès l’invention de l’information en continue : au milieu des années 1980 déjà, France Info est venue proposer toutes les sept minutes des manières chaque fois différentes (pour tenter de ne pas lasser les auditeurices) de ranger les nouvelles, faisant toujours la part belle aux breaking news, aussi microscopiques (une égalisation dans un match de foot) soient-elles.
Dire et redire que ce qui compte ce sont les "petits faits vrais", un mantra désormais brandi comme un antidote magique aux fake news, relève pour le moins de la naïveté et révèle au grand jour la pauvreté de l’épistémologie du journalisme. Que sont ces "petits faits vrais" s’ils ne sont pas contextualisés, articulés et surtout hiérarchisés ? L’écran opaque du nuage de fumée produit par le crépitement de l’actualité et qui vient recouvrir les big news, les véritables informations. La grande accélération de ce relativisme généralisé produit et entretient la confusion, qui toujours profite à l’extrême droite.
Deuxième biais : l’obsession pour la déviance
À côté de la nouveauté, il est une autre manière d’expliquer le choix du titre du Monde pour le meeting de Montreuil : l’obsession du journalisme pour la déviance. Ce sont trois criminologues canadiens, Baranek, Chan et Ericson, qui ont le mieux documenté ce biais journalistique majeur. Dans Visualizing deviance, ils montrent avec force détails et à partir d’une longue enquête ce dont, dans les écoles de journalisme, on préfère rire plutôt que donner à réfléchir : la fameuse boutade, attribuée au magnat de la presse Max Aitken, de l’homme qui mord un chien. Comment ne pas voir dans cette formule ("Un chien qui mord un homme, c’est un fait divers ; un homme qui mord un chien, c’est un scoop") la quintessence de ce que les Anglais appellent la newsworthiness, i.e. ce qui fait de quelque chose une actu. Et, de fait, il arrive qu’un scoop canin de ce type soit publié à en croire cette page de France Bleu…
Une autre manière de souligner ce biais de la méthode journalistique, et ce qu’il faut entendre par "déviance" au sens très large, consiste à remarquer qu’un sociologue n’a aucune raison lorsqu’il travaille sur la SNCF de s’intéresser davantage aux trains qui arrivent en retard plutôt qu’à ceux qui arrivent à l’heure, quand les journalistes, eux, ne s’intéressent vraiment qu’aux trains qui déraillent. À force de se comporter en juges de saut en longueur, obnubilés par les planches (ou les chiens) mordus, les journalistes fabriquent quotidiennement et à tour de bras des représentations profondément biaisées et souvent anxiogènes de la réalité. Le remarquer ne revient pas pour autant à plaider pour un journalisme de bonnes nouvelles à la Jean-Claude Bourret ou pour un journalisme de solutions comme Libé chaque année pour Noël mais à prendre conscience de ce biais intrinsèque pour mieux tenter de le contrôler.
S’ils étaient davantage conscients de ce biais, les journalistes n’accorderaient pas autant d’attention aux faits divers, par définition exceptionnels, et s’attarderaient plus souvent sur les événements récurrents, dont seule la méthode statistique permet de mettre en évidence la fréquence. C’est pourtant toujours le contraire qui prévaut, et des faits divers atroces sont montés en épingle comme "représentatifs" alors même que les statistiques démontrent le contraire. C’est, pour ne prendre qu’un exemple, ce qui se passe à propos d’une idée sans cesse incarnée et mise en scène par les médias alors qu’elle est totalement démentie par les enquêtes sociologiques : la soi-disant tendance à l’abaissement de l’âge de la délinquance.
C’est ce biais qui vient offrir sur un plateau à l’extrême droite la matière sécuritaire dont elle se délecte depuis près 40 ans. Il ne suffit pas de se rappeler l’affaire Papi Voise et son traitement médiatique quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, qui a vu la qualification de Jean-Marie Le Pen, il convient aussi de réaliser que de plus ou moins grandes affaires Papi Voise sont produites quotidiennement et pas seulement à la veille d’échéances électorales déterminantes.
Troisième biais : la fabrique rituelle de la sacro-sainte "objectivité"
Une manière classique pour le journalisme de proposer de trancher la controverse susceptible d’apparaître à propos de l’une ces sempiternelles affaires Papi Voise qui nourrissent les chaînes d’information en continu, certaines émissions de divertissement mais aussi les pages de journaux plus ou moins sérieux consiste à organiser un débat entre un responsable politique exploitant un tel fait divers et un courageux chercheur qui viendra tenter de convaincre chiffres et courbes à l’appui. Les positions de l’un et l’autre des interlocuteurs étant présentées comme de simples opinions contradictoires, on ne sait que trop qui, en général, gagne ce type de match aux yeux des téléspectateurs…
Mais ce dispositif n’est pas, loin s’en faut, réservé aux plateaux TV des chaînes les plus populistes. Il occupe même une place centrale au cœur de la pratique journalistique, comme l’a démontré la sociologue américaine Gaye Tuchman dans un article fondamental publié en 1972, Objectivity as Strategic Ritual : An Examination of Newsmen’s Notion of Objectivity.
L’un des traits les plus saillants de l’idéologie professionnelle des journalistes, celle à laquelle on apprend à adhérer dans les écoles de journalisme avant de la mettre en pratique et de la renforcer, réside en effet dans le fait de croire qu’on produit la fameuse, la sacro-sainte "objectivité" en apposant dans un article deux opinions contradictoires, et même, si possible, orthogonales.
Cela prend parfois, dans certains types d’articles, la forme de ce que les journalistes appellent "le contradictoire", en s’inspirant lointainement de la logique judiciaire qui leur sert de modèle. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la raison pour laquelle les journalistes, et plus encore les journalistes d’investigation, préfèrent toujours, lorsqu’ils mènent des enquêtes, prendre pour modèle le juge d’instruction plutôt que le sociologue – un élément de réponse majeur résidant sans doute dans la focalisation sur la déviance que j’évoquais à propos du biais précédent.
À l’instar de l’empirisme naïf à l’égard des petits faits vrais, cette croyance des journalistes dans la possibilité de faire surgir l’étincelle de la "vérité" – que, par fausse modestie, ils préfèrent nommer "objectivité" – en frottant deux opinions antagonistes comme on frotterait deux silex révèle le caractère pour le moins fruste de leur épistémologie. S’ils étaient chercheurs en sciences sociales, ils verraient dans ce procédé un mode d’objectivation très rudimentaire, et chercheraient à en imaginer d’autres, à les multiplier surtout. Ils arrêteraient, pour commencer, de parler haut et fort d’objectivité pour préférer évoquer des processus nécessairement partiels d’objectivation.
Ce petit commerce artisanal de la vérité ainsi bricolée s’avère en réalité désastreux. Il suffit de prendre l’exemple du dérèglement climatique pour le comprendre : il a fallu de très (trop) longues années pour qu’il devienne très (trop) coûteux en termes de crédibilité pour un journaliste de rapporter l’opinion d’un climatosceptique face à un savant largement reconnu par ses pairs. Soit dit en passant, si la science fonctionnait sur le mode du journalisme, les platistes seraient admis à présenter des communications dans les colloques d’astrophysique.
En raisonnant par analogie et en conservant l’exemple caricatural de la rotondité de la terre, on voit bien comment sur de nombreux sujets les journalistes se targuent souvent d’avoir mis face à face un astrophysicien sérieux et un platiste puisqu’après tout certes la terre est grosso modo ronde mais elle est quand même un peu aplatie aux pôles, non ?
À propos de pôles, notons que l’un des effets les plus notables de ce rituel manichéen de production de l’objectivité consiste à exacerber la polarisation. C’est en cela qu’il a largement servi la pénétration des positions d’extrême droite dans le débat public. Et pas seulement dans le débat mais surtout dans la fabrique même des représentations très contrastées de la réalité, laissant progressivement s’installer l’idée d’une société fracturée, gagnée par "la fièvre" et donc au bord de la guerre civile comme aiment à répéter de manière fort performative les éditorialistes qui glissent doucement mais sûrement vers l’extrême droite.
Quatrième biais : quand les opinions deviennent des faits
Il y a quelque chose de louche à entendre les journalistes toujours mettre en avant les petits faits vrais, comme s’ils affichaient la garantie de leur "neutralité", une sorte de norme ISO de la bonne pratique professionnelle. Un petit exercice permet de mieux comprendre pourquoi ils se sentent obligés de surjouer cette neutralité certifiée : lisez n’importe quel article et tentez de repérer ce qui relève de l’information, et mieux, de l’information exclusive. Prenez un autre article et reproduisez l’exercice. Très vite vous réaliserez combien les informations apparaissent somme toute assez rares dans les journaux. A fortiori dans les articles des journalistes politiques. Ce qu’ils appellent informations sont la plupart du temps de simples opinions rapportées. Untel a dit ça, voilà l’information.
En marge d’une décision récente à propos de l’Arcom, le Conseil d’État a eu la sagesse de ne point trop distinguer information et opinion, ce qui serait en pratique infaisable tant les journalistes passent leur temps à brouiller la frontière entre les deux. Pour le vérifier, reprenez les articles que vous venez de lire pour trouver des informations et partez cette fois à la recherche des opinions…
Le 7 décembre dernier, le journal Le Monde publiait deux articles consacrés au Rassemblement national. Un article dit d’information, dans ses pages politiques, et un éditorial, donc un article d’opinion, dans ses pages débats.
Le premier article semble donner une information, il est titré Le Rassemblement national et Marine Le Pen accélèrent leur normalisation dans un climat favorable au pluralisme et s’appuie principalement sur les résultats d’un sondage d’opinion (une enquête Verian-Epoka pour le baromètre annuel Le Monde-France Info). La prise en compte du fait que désormais une majorité relative des 1006 personnes interrogées considèrent que le RN ne représente pas un danger autorise donc Le Monde à considérer que la normalisation du RN est une information, un petit fait vrai.
Le second article, l’éditorial, semble du fait de son statut et de son emplacement dans le journal donner une opinion, celle qui d’ailleurs engage l’ensemble du titre puisque le texte n’est pas signé, il est titré Face à la "normalisation" du Rassemblement national, une coupable apathie et propose une analyse de la manière dont cette "normalisation" a été entreprise par Marine Le Pen. En fait, dès son titre, par le simple emploi de guillemets pour encadrer le mot "normalisation", cet éditorial livre une information majeure : ladite "normalisation" est à prendre avec des pincettes, c’est d’abord une stratégie mise en œuvre par ce parti d’extrême droite.
Quel est donc le papier d’opinion ? Assurément l’article dit d’information qui ne prend pas cette précaution, prend pour argent comptant l’idée de "normalisation" et amplifie ainsi le caractère performatif de la stratégie discursive de l’extrême droite. C’est par ce type de mécanismes, reproduits quotidiennement depuis des années par les journalistes politiques, que la presse a coproduit avec le RN la "normalisation" de l’extrême droite, ce que montrent nombre de travaux de sociologie politique.
Cinquième biais : des angles pas toujours très droits
Un autre article du Monde (oui, c’est le journal français que je lis le plus régulièrement, mais j’aurais chaque fois pu prendre moult exemples dans d’autres titres) permet de saisir un cinquième biais fréquent du journalisme en général et du journalisme politique en particulier. À la différence des autres, ce biais est plus souvent assumé en tant que tel, il est même enseigné comme un art dans les écoles de journalisme : les journalistes l’appellent "l’angle", les sociologues préfèrent, à la suite d’Erving Goffman, parler de cadrage.
Ce biais est inévitable, et il ne s’agit pas de remettre en cause l’idée qu’il faille découper "la réalité" pour pouvoir l’observer et la décrire. Les sciences sociales ne procèdent pas tellement autrement lorsqu’elles invitent à "construire un objet". La différence réside toutefois dans l’absence fréquente de réflexivité dans la pratique journalistique. C’est d’ailleurs un peu à ça qu’on reconnaît en général cette pratique professionnelle : les journalistes n’auraient à les entendre jamais le temps de débriefer et encore moins de se poser des questions sur ce qu’ils font pendant qu’ils le font. Pourtant choisir un angle, c’est bien mais choisir un angle en connaissance de cause, c’est beaucoup mieux.
Venons-en donc à l’exemple de ce récent article du Monde. Il faut dire qu’il m’a particulièrement choqué (et je dois reconnaître ma sensibilité exacerbée et mon parti pris sur la question). Dans son édition du 19 juin, Le Monde a donc publié un article titré Le scénario du Rassemblement national pour la privatisation de l’audiovisuel public ne convainc pas le secteur. Oui, vous avez bien lu. Quel drôle de construction d’objet vous êtes-vous sans doute dit si vous êtes un tant soit peu sociologue. L’angle n’est donc pas tout simplement la volonté du Rassemblement national de privatiser l’audiovisuel, sans doute déjà trop lu. L’angle n’est pas davantage le fait que les professionnels concernés sont inquiets du projet de privatisation de l’audiovisuel public, un angle qui avait pourtant l’avantage d’être plutôt pertinent compte tenu du récent projet gouvernemental de fusion qui mobilise déjà ces professionnels. Non, l’angle est bien que la manière dont s’y prendrait le RN (et non pas le principe même de la privatisation) ne convainc pas les acteurs (i.e. en gros surtout ceux qui pourraient racheter)…
Ayant partagé ce titre du Monde avec une grande voix de la radio publique qui se reconnaîtra, celui-ci a sobrement répondu : "ça s’appelle un angle, même si je suis d’accord avec toi que ce n’est pas le plus pertinent". Le RN peut en tout cas remercier l’angle pas très droit et même plutôt tordu, qui lui aura permis d’inscrire durablement sur l’agenda politique ce projet de privatisation qui, sait-on jamais, pourrait aussi servir à d’autres.
Sixième biais : 45 millions d’électeurs ou le petit jeu du benchmark façon Que choisir
Le choix de cet angle permet aussi, en élargissant, de pointer un autre biais du journalisme politique, un biais relativement récent et qui se présente souvent comme un progrès, un gage de sérieux : le journalisme de benchmark de programmes politiques.
Dans Computing the News, un livre important, hélas pas encore traduit en français, le sociologue Sylvain Parasie (qui dirige désormais le Medialab de Sciences Po) montre comment est née cette pratique journalistique dans les années 1960 aux États-Unis à propos de l’évaluation de services publics. Une pratique qui fut d’abord importée en France par les news magazines comme L’Express et Le Point avec leurs dossiers devenus de très problématiques marronniers sur le "classement" des hôpitaux ou des écoles…
Depuis quelque temps, les services politiques de certains journaux ont pris l’habitude de se transformer en laboratoire de tests de la Fnac années 80 ou de copier les rédactions de Que choisir ou 60 millions de consommateurs. Sans doute faut-il voir là, à rebours des enseignements de la sociologie politique la plus sérieuse, l’imposition progressive de l’idée très Cevipof années 80 (encore) d’un électeur rationnel et calculateur, qui voudrait optimiser ses choix…
Outre qu’il trahit une grande méconnaissance de ce que voter veut dire, ce traitement journalistique participe d’abord d’une forme de dépolitisation des enjeux qui profite doublement à l’extrême droite : d’abord en le considérant au même titre que les autres partis, en acceptant qu’il soit un parti comme les autres et donc en contribuant à sa stratégie de "normalisation" cela le crédibilise aux yeux des citoyens.
À la différence du RN qui a très bien compris que les programmes ne comptent pour rien ou presque dans une campagne, au point qu’il n’en a tout simplement pas pour ces législatives, la gauche prend au sérieux les injonctions journalistiques à produire un programme détaillé et chiffré et joue au bon élève, acceptant ainsi de se dépolitiser largement en se technicisant. Ce biais journalistique ne profite donc pas seulement au RN, il handicape sérieusement la gauche.
Septième biais : des rédacteurs en insatiable quête de personnages
Dernier des biais retenus pour cet article (mais il en est beaucoup d’autres qu’il faudrait également analyser) : la personnalisation. Le lexique anglais du journalisme permet de mieux comprendre la centralité de la personnalisation dans cette pratique professionnelle. En anglais, un article, quel qu’il soit, se dit story, donc une histoire. Et qui dit histoire, dit personnages. Un journaliste a toujours besoin de personnages pour incarner et habiter ses articles.
En politique, et en France, ce biais se trouve grandement accentué par la présidentialisation à outrance du régime. Construire des personnages et leur attribuer l’étiquette de "présidentiable" voilà le sport préféré des journalistiques politiques. La peoplisation est venue ajouter une dimension nouvelle à la personnalisation, empruntant une pente journalistique déjà mise en évidence au début du 20e siècle par Robert Park avec son concept de human-interest stories. La version la plus contemporaine de ce traitement médiatique – la présentation de soi sur Tik Tok – n’a plus besoin aujourd’hui des médias que pour la légitimer dans l’arène politique officielle, la considérer en somme.
La manière dont ce biais profite aux leaders du RN saute aux yeux : il n’y a pas d’entreprise politique plus personnelle, plus dynastique, plus people que celle de la famille Le Pen depuis le début des années 80 – du bandeau sur l’œil aux chatons sur la photo.
Mais ce biais handicape aussi dramatiquement la gauche lorsque celle-ci a pour stratégie l’union, le collectif et qu’elle refuse de répondre à la question de savoir qui serait Premier ministre en cas de victoire du Nouveau Front Populaire. Cela n’empêche pas Les Échos de publier un sondage Opinion(my)way indiquant que pour 25% des sondés Raphaël Glucksmann serait le meilleur Premier ministre du Nouveau Front Populaire, ni Libération de reprendre cette information très en évidence sur son compte Instagram en n’hésitant pas à titrer Glucksmann. Premier ministre préféré des Français en cas de victoire de la gauche…
Il convient d’ajouter aussi que cela n’empêche pas davantage Jean-Luc Mélenchon de se déclarer sur France 5 "bien évidemment" prêt à devenir Premier ministre, garantissant ainsi son statut de star des médias et du RN, Bardella s’étant empressé de reweeter cette "information", c’est-à-dire ces propos.
*
Considérer l’ensemble de ces biais, c’est réaliser à quel point faire du journalisme politique est toujours, que l’on en soit conscient ou non, faire de la politique par d’autres moyens. Tenter de le masquer derrière une idéologie professionnelle de la neutralité ne fait que profiter à l’extrême droite. Le plus étrange, mais sans doute est-ce le propre d’une idéologie professionnelle efficace, reste de constater à quel point la plupart des journalistes font comme si ce qu’ils écrivent ou disent publiquement n’avait aucune espèce d’effet sur le monde qu’ils proposent de décrire. Quelle performance !
Né en 1965 à Nantes, Sylvain Bourmeau, journaliste, est fondateur et directeur d’AOC. Il est également producteur de l’émission "La Suite dans les idées" sur France Culture ainsi que professeur associé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’un livre de poésie, Bâtonnage (Stock) et de films documentaires, notamment la série "Les Intellectuels du XXIe siècle" (Les Films d’Ici). Depuis la fin des années 80, il a eu le bonheur de prendre part au lancement de trois réussites médiatiques durables : la revue de science politique Politix, l’hebdomadaire Les Inrockuptibles (dont il fut le directeur adjoint de la rédaction entre 1994 et 2008) et le quotidien en ligne Mediapart (dont il a fait partie du petit groupe de journalistes fondateurs entre 2008-2011). Il fut, par ailleurs, directeur adjoint de la rédaction de Libération entre 2011 et 2014. Il a enseigné comme professeur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et comme professeur invité aux Beaux-Arts de Paris, et aux universités de Neuchâtel, Saint-Gall et Reading.
📰 https://aoc.media/analyse/2024/06/23/linconsciente-irresponsabilite-du-journalisme-politique/
◾️ ◾️ ◾️
3- ➤ Jordan Bardella, le fasciste à visage humain
Il a l’air sérieux, Jordan Bardella. Il est grand, mince. Il porte la cravate. Ses costumes bleu marine et ses chemises blanches sont parfaitement ajustés. Quand il débite ses propos sur les plateaux TV, il affiche un calme olympien. Il déroule tranquillement sa propagande, avec sa mâchoire carrée, sa tête impassible, dans laquelle on devine un très grand vide. Pas qu’il soit bête, loin de là. Mais on n’y sent aucune conviction, aucune structure idéologique. Il récite, parfaitement, une leçon. Il ne diffère en cela pas du personnel macroniste. Si on ne l’arrête pas, il va, encore plus qu’eux -oui, c’est possible- tous nous défoncer. Essayons de mieux comprendre l’itinéraire de ce jeune homme apparu comme un champignon sur la scène politique française.
Par Guillaume Étievant, le 22 Juin 2024, Frustration
Jordan est né le 13 septembre 1995 et a grandi à Saint-Denis. Ça sonne bien, Jordan. C’est un prénom très ancien, inspiré du fleuve Jourdain, mais qui fut popularisé au milieu des années 1990, car c’est le nom du célèbre basketteur Michael Jordan. Sa sonorité anglo-saxonne a poussé pas mal de famille à l’octroyer à leur fils à cette période. Du coup, tous les Jordan sont jeunes. Bardella adore raconter son enfance, et la supposée violence qui régnait dans la cité Gabriel-Péri. Ce récit est même devenu un véritable fonds de commerce pour lui. "Je vous mets au défi de trouver une femme en France qui ne se sent pas en danger quand elle traverse la cité Gabriel-Péri où j’ai grandi", aime-t-il à répéter. Il y a vécu, c’est une réalité, mais en étant scolarisé dans une école privée, Jean-Baptiste-de-La-Salle, et en passant une partie du temps chez son père, un patron de PME qui habite dans la commune aisée de Montmorency, dans le Val-d’Oise.
Cette étiquette de "jeune ayant grandi en banlieue" lui a ouvert grand les portes du Front National, auquel il adhère dès seize ans. Florian Philippot, qui en a été longtemps le vice-président, a vu très vite en lui un bon porte-parole, montrant l’ouverture fictive de son parti à la jeunesse des quartiers, en cohérence avec sa stratégie de dédiabolisation. Bardella fait ses grands débuts dans les médias en 2015, à 20 ans, en étant candidat aux élections régionales. Son discours est alors déjà parfaitement rôdé et souhaite étendre le patriotisme aux jeunes des banlieues, en surfant sur les attentats qui viennent alors d’avoir lieu à Paris. Sa réussite électorale est immédiate : il est élu conseiller régional, puis devient rapidement porte-parole du FN, puis vice-président du désormais Rassemblement National en 2019, année lors de laquelle il devient député européen à seulement 23 ans. Ainsi, il n’a jamais eu besoin de travailler, ni de finir ses études de géographie. Ses postes internes au sein du FN l’ont grassement rémunéré : entre septembre 2017 et juin 2019, le RN lui a versé plus de 74 000 euros bruts, selon sa déclaration de patrimoine.
Des messages racistes sur son compte twitter anonyme
Ce qu’il a vraiment bossé, c’est son élocution et son aisance dans les médias, grâce à des coachs en communication qui ont tout fait pour le rendre sympa, comme le raconte son ancien coach Pascal Humeau, ancien journaliste de BFM. Son sourire large de ravi de la crèche, ça a été beaucoup de boulot, en fait. Non content de briller dans les médias, il s’amuse à l’époque également sur Twitter, d’après le magazine Complément d’enquête. Derrière le pseudonyme RepNat du Gaito, il diffuse des messages racistes à la gloire de Jean-Marie Le Pen. A l’époque avec d’autres militants, il utilise ainsi Twitter de manière anonyme pour défendre des idées plus librement que via son compte officiel. Dans son dernier tweet, début 2017, il écrit "Je suis Théo", détournement du célèbre "Je suis Charlie", en représentant Théo Luhaka, avec une matraque dans l’anus. Manière de défendre le geste immonde subi par ce jeune homme violé par la police.
En public par contre, Bardella ne dérape quasiment jamais, même si le fond est le même que ses tweets grossiers. "Je n’utilise pas l’expression Grand Remplacement, mais je reconnais la juste réalité qu’il décrit", écrit-il notamment dans une tribune publiée par Valeurs actuelles. "Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite", affirme-t-il sur le plateau de BFM TV. En 2021, il s’oppose à l’interdiction de Génération Identitaire (qui venait de mener une opération pour empêcher des migrants de traverser la frontière), tout en affirmant qu’il n’a "pas de point commun avec cette organisation". Il est contre le mariage pour les couples homosexuels, mais considère "comme une majorité de Français, que le mariage pour tous est désormais un acquis".
Les mêmes tactiques que les partis traditionnels
Il tente de blanchir le RN actuel et le FN passé, et emploie des mots bien choisis. Il constitue l’ultime étape de la transformation du RN en un parti accepté par les médias et par le patronat. Son discours est calibré, affable, parfaitement maîtrisé. Il multiplie les propos rassurants, en promettant que les Français d’origine étrangère qui "travaillent" et "respectent la loi", "n’ont rien à craindre" du RN. Il applique exactement les mêmes tactiques que les partis traditionnels : il reste flou dans ses propositions, méthode qui a fait ses preuves pour Emmanuel Macron, et promet des grandes conférences sociales avec les syndicats, comme l’a beaucoup fait François Hollande. Quand il parle des retraites devant le Medef, il n’hésite pas à évoquer "les millions de Français qui ont des métiers difficiles", affirmant son "impératif de justice sociale" et le fait que "l’espérance de vie en bonne santé stagne chez les femmes et chez les plus précaires". Dans le même temps, il indique que son "impératif c’est la croissance" et qu’il faut faire entrer "très tôt les jeunes sur le marché du travail".
Il est désormais clair sur le fait qu’il prétend abroger la réforme des retraites de Macron, mais uniquement pour que ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans puissent partir à la retraite à un âge légal de 60 ans. On retrouve là le balancement circonspect cher aux socio démocrates, une phrase dans un sens, une autre dans l’autre. Il propose un "deal gagnant-gagnant" avec les entreprises, en se présentant comme une "alternance raisonnable et une rupture responsable". On dirait du Hollande 2012. Il promet par ailleurs de supprimer intégralement la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), ce qui était déjà prévu par Macron, qui l’a grandement baissée et souhaite sa fin.
S’il parvient au pouvoir aux prochaines élections législatives, et arrive à construire une majorité, Bardella mènera une politique dans la continuité de celle de son prédécesseur Gabriel Attal, en l’accélérant. Les deux n’ont pas fini leurs études et ont toujours vécu de la politique. Ils sont parfaitement perméables aux intérêts patronaux. L’un n’est pas plus capable de gouverner que l’autre. Les procès en incompétence de Bardella ne fonctionnent pas, comme les élections européennes l’ont montré. La technocratie échoue elle-même en permanence à assurer le bien-être de la population, ce n’est d’ailleurs pas son objectif.
Ce que Bardella ajoutera à Attal, c’est encore plus d’autoritarisme (les macronistes allant déjà très loin en cette matière) et une injustice démultipliée contre les migrants, la loi Immigration de l’année dernière ayant posé les bases politiques en ce sens. Comme l’écrit Frédéric Lordon, "l’exercice d’imagination n’a plus qu’à pousser les curseurs. Aussi loin que Macron nous ait fait avancer dans cette direction, il reste encore de la marge – pour le pire". Le pire sera à la fois ce que fera le gouvernement, mais peut-être surtout ce qu’il laissera faire. Dans le pays, Bardella laissera libre cours aux milices, qui se croiront tout permis. Les violences physiques, les humiliations envers les homosexuels, les étrangers, les racisés, les femmes risquent de se généraliser. Rapidement, derrière les sourires immaculés de Bardella, le vieux fond dégueulasse de l’extrême-droite française éclatera aux yeux de tous. L’urgence est de se préparer à résister à cela. Car quelque soit la majorité qui l’emportera aux élections, celle-ci nous offrira, dans le meilleur des cas, un sursis, ce qui est déjà beaucoup. Mais la pente est prise. Et elle durera.
Frustration est un média d’opinion, engagé et apartisan : financés 100% par nos lectrices et lecteurs, nous ne percevons ni subventions ni "gros dons". Nous ne percevons aucune recette publicitaire. Par ailleurs, notre média en ligne est entièrement gratuit et accessible à toutes et tous. Ces conditions nous semblent indispensables pour pouvoir défendre un point de vue radical, anticapitaliste, féministe et antiraciste. Pour nous, il y a une lutte des classes et nous voulons que notre classe, la classe laborieuse, la gagne. On a besoin de vous, merci de nous aider.
📰 https://www.frustrationmagazine.fr/jordan-bardella-le-fasciste-a-visage-humain/
◾️ ◾️ ◾️