♟ Le rôle de la France dans le génocide rwandais & la large passivité de l'Occident, qui a (encore) joué l'ignorance
30 ans. Le massacre perpétré par les Hutus a fait 800 000 morts en 4 mois, parmi la minorité tutsi, mais aussi chez les Hutu modérés, le rôle de la France est accablant. L'Histoire se répète à Gaza
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SOMMAIRE :
1 - Témoignage : Génocide des Tutsis au Rwanda, 30 ans après - Survie
2 - 30 ans après le génocide français au Rwanda - Thomas C. Mountain
3 - Félicien Kabuga : Une découverte qui interpelle sur le rôle de la France dans le génocide rwandais de 1994 - Ishioma Emi
4 - Témoignage d'une journaliste sur le Rwanda : "C'est comme si la folie s'était emparée de nous" - Jackie Northam
5 - "J’ai survécu au génocide des Tutsis" : Témoignage - Axelle Szczygiel
6 - Génocide au Rwanda Témoignages : Le rapport de Médecins sans Frontières - Françoise Bouchet-Saulnier & Pierre Salignon
7 - Photos bouleversantes du massacre de 100 jours en 1994 - David Sim
8 - Débat sur le rapport Duclert - Serge Dupuis, James Gasana, André Guichaoua, Marc Le Pape, Joha Swinnen, Claudine Vidal
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1- ➤ Témoignage : Génocide des Tutsis au Rwanda, 30 ans après
Par Survie.org, le 27 mars 2024
Le génocide des Tutsis au Rwanda s’est déroulé du 7 avril au 17 juillet 1994. Il s’inscrit dans un projet génocidaire préparé depuis plusieurs décennies par les extrémistes du Hutu Power, pouvoir en place à l’époque.
En l’espace de 100 jours, autour d’un million de tutsis, hommes, femmes et enfants, ont été systématiquement massacrés par le gouvernement extrémiste hutu et ses milices armées. Ces atrocités étaient le résultat d’une politique raciste qui a démarré en 1959, et qui s’est poursuivi par des décennies de discrimination et de propagande anti-tutsi ponctuées de pogroms.
Les massacres ont eu lieu malgré les appels à l’aide. La communauté internationale ne s’est pas mobilisée, les moyens n’ont pas été donnés à la mission de l’ONU qui était sur place pour agir. Le génocide a pris fin lorsque le Front Patriotique Rwandais (FPR), armée principalement constituée d’exilés suite aux pogroms anti-tutsi de 1959, a pris le contrôle du pays en juillet 1994.
Le génocide s’est étendu à travers un projet politique mobilisant de nombreuses organisations étatiques telles que la garde présidentielle, l’armée, les ministères, la radio, les préfectures et les bourgmestres des communes. À une échelle plus locale, dans les villages, des listes de personnes à exterminer ont été établies bien avant le déclenchement du génocide.
L’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana n’en est que le point de départ. Dès la nuit du 6 avril 1994, tout était prêt.
Comprendre le rôle de la France
L’État français était un allié de longue date du pouvoir rwandais et du président Habyarimana. Cette alliance s’est incarnée explicitement par la signature d’un accord de coopération militaire. Pour la France, l’intérêt de cette aide était d’étendre son influence dans cette partie de l’Afrique.
Cet accord a permis de former des unités qui, plus tard, ont initié le génocide dès le 6 avril.
Avant 1994 Juillet 1975 : le gouvernement français de Valéry Giscard d’Estaing signe un "accord particulier d’assistance militaire" avec le gouvernement rwandais de Juvénal Habyarimana. Octobre 1990 : le Rwanda appelle la France à l’aide pour combattre le FPR qui a fait une incursion par le Nord du pays, près de la frontière ougandaise. Le 4 octobre, le France déclenche l’opération Noroît qui restera au Rwanda jusqu’en décembre 1993. Octobre 1992 : l’accord d’assistance est renforcé pour permettre à la France de former l’armée gouvernementale rwandaise qui est en grande difficulté face aux troupes du FPR
En 1994, pendant le génocide du 9 au 14 avril 1994 : la France déclenche l’opération Amaryllis, non pas pour stopper le génocide mais pour exfiltrer ses ressortissants et quelques rares rwandais, parmi lesquels de nombreux proches du président et de sa femme. Du 22 juin au 21 août 1994 : la France déploie la mission Turquoise à l’ouest du pays, à la frontière avec l’ex Zaïre. La mission est présentée comme humanitaire mais son action est principalement militaire. La France crée une zone qu’elle contrôle, la Zone Humanitaire Sûre (ZHS), dans laquelle le gouvernement génocidaire, le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR), se concentrera avant d’être exfiltré, par la France, au Zaïre.
Après 1994, la France a fui ses responsabilités. La France ne portera pas plainte suite à l’attentat contre l’avion présidentiel qui a pourtant tué l’équipage français.
En 1998, une Mission d’Information Parlementaire est créée pour instruire la question du rôle joué par la France dans le génocide. Alors que le contenu des informations collectées est alarmant, la conclusion du rapport lave la France de ses responsabilités.
En 2019, le président Macron demande à l’historien Vincent Duclert d’ouvrir les archives et de travailler avec une commission d’historiens sur les responsabilités de la France de 1990 à 1994. Le rapport remis en mars 2021 conclut à des "responsabilités accablantes" de la France et de son exécutif, mais ne reconnaît pas sa complicité dans le génocide. (ndr : voir article plus loin dans cette publication)
La France, contrairement à d’autres pays comme la Belgique, n’a toujours pas présenté ses excuses au Rwanda. Elle n’a pas non plus ouvert toutes ses archives.
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2- ➤ 30 ans après le génocide français au Rwanda
Trente ans se sont écoulés depuis le génocide français au Rwanda et, en raison de la diffusion de fausses informations, il est temps d'examiner attentivement ce qui s'est réellement passé en 1994.
Par Thomas C. Mountain, le 16 avril 2024, Modern Ghana
La DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), la CIA française, a organisé, financé, incité et protégé les escadrons de la mort Interahamwe, basés au Rwanda et composés de Hutus, qui ont massacré des centaines de milliers de Tutsis, principalement issus de la minorité, bien que de nombreux Hutus considérés comme sympathisants des Tutsis aient également été massacrés.
Si nous le savons, c'est parce que le Parlement français a tenu des auditions sur le génocide rwandais et que, bien qu'il ait été affirmé que les Français n'étaient pas directement responsables, suffisamment d'informations ont été rendues publiques pour dévoiler cet écran de fumée.
Pour comprendre le génocide français au Rwanda, il faut faire un peu d'histoire. Le Rwanda et le Burundi voisin étaient des colonies françaises auxquelles l'indépendance a été "accordée" lorsque les puissances coloniales ont commencé à développer le néocolonialisme en Afrique après la Seconde Guerre mondiale. Les Français avaient placé les Tutsis, un groupe ethnique minoritaire, à des postes de pouvoir dans leur administration coloniale afin de mieux contrôler la population hutue, majoritaire. Après l'"indépendance" sous le régime néocolonial français, les Français ont provoqué une série de violences ethniques, de véritables mini-génocides, pour déstabiliser le Rwanda et le Burundi, afin d'empêcher tout mouvement nationaliste indépendantiste de prendre le pouvoir.
Les massacres qui ont eu lieu au Rwanda, dirigés principalement contre la minorité tutsie par les Hutus, ont poussé des milliers de Tutsis, qui étaient économiquement privilégiés en raison de leur statut dominant sous les Français pendant la période coloniale, à quitter le Rwanda, fuyant le pays principalement vers l'Ouganda voisin, qui avait été colonisé par les Britanniques.
Arrivés en Ouganda, les réfugiés tutsis se sont retrouvés dans un pays dévasté par une guerre civile fondée en partie sur des divisions ethniques provoquées par les Britanniques. Le premier président de l'Ouganda, Milton Obote, a été renversé lors d'un coup d'État par le tristement célèbre Idi Amin, qui fut à son tour chassé du pouvoir par Yoweri Musuveni à l'issue d'une guerre civile sanglante.
Musuveni a recruté de nombreux réfugiés tutsis au sein de son armée et de ses services de renseignement. Sans liens tribaux, ces derniers étaient totalement redevables à Musuveni et ont rapidement gravi les échelons pour accéder à des postes de haut niveau. Paul Kagame est devenu chef des services de renseignements et finalement chef de l'armée rebelle basée sur l'exil des Tutsis. Avec cette force militaire et le soutien de Musuveni, Kagame a lancé une guerre contre le gouvernement hutu du Rwanda pour prendre le contrôle du pays.
Les Français n'entendaient pas se priver de leurs néo-colonies au Rwanda et au Burundi. L'ampleur de cette volonté a conduit au génocide rwandais.
Une partie de la désinformation sur le rôle de la France dans ce crime odieux, le massacre de quelque 800 000 personnes en l'espace d'environ trois mois, consiste à accuser les États-Unis d'avoir soutenu Kagame, et Kagame, un Tutsi, d'avoir massacré son propre peuple. Il n'est guère fait mention des escadrons de la mort Interahamwe, marionnettes françaises, ni du rôle de la France dans la création, l'armement et l'incitation de ces assassins.
Que les États-Unis aient soutenu Musuveni pendant toute cette affaire ne fait aucun doute, mais ils avaient des affaires bien plus sérieuses à traiter que deux petits pays d'Afrique centrale sans grande importance stratégique.
En 1992, les États-Unis, sous l'égide de la mafia Clinton/Tony Lake, avaient lancé l'invasion désastreuse de la Somalie avec la débâcle de Black Hawk Down et, en 1994, ils s'efforçaient de "stabiliser" la situation afin de pouvoir se retirer sans être trop blâmés pour les dégâts qu'ils avaient causés.
En 1994, l'Afrique du Sud, pays stratégiquement critique et doté de la plus grande économie d'Afrique, sortait de la période de l'apartheid et entrait de plain-pied dans ce que l'on a appelé la dispensation néo-apartheid. Le nouveau gouvernement dirigé par Mandela n'était pas sur le point d'apporter des changements sérieux et les promesses de nationalisation des terres volées à leurs habitants d'origine ont été rapidement oubliées et les propriétaires blancs ont continué à faire comme si de rien n'était. Les mines d'or, de platine et de diamants sont restées entre les mains de leurs propriétaires occidentaux et le gouvernement Mandela ne prévoyait rien de révolutionnaire. Les États-Unis n'étaient donc pas trop inquiets, même s'ils ne pouvaient s'empêcher de contrôler activement le nouveau gouvernement.
La véritable inquiétude des États-Unis concernait tous les bouleversements survenus en 1991, lorsque la Corne de l'Afrique, stratégiquement critique, a vu la première lutte armée réussie d'Afrique achever sa guerre d'indépendance et la naissance de l'Érythrée. Dans ce contexte, l'Éthiopie a vu son gouvernement dirigé par le régime de Mengistu détruit par des colonnes blindées érythréennes marchant sur sa capitale Addis-Abeba et remplacé par les anciens alliés de l'Érythrée au sein du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Le Front de libération du peuple érythréen (EPLF), après avoir complètement écrasé ce qui restait de l'armée de Mengistu, autrefois soutenue par les Soviétiques, et après avoir fait sortir Mengistu d'Éthiopie dans un véhicule militaire américain pour l'exiler au Zimbabwe, s'est retiré d'Éthiopie et a entrepris d'établir un nouveau gouvernement en Érythrée et de reconstruire son pays détruit pendant l'occupation coloniale éthiopienne génocidaire.
L'EPLF était un mouvement véritablement révolutionnaire et indépendant, déterminé sous la direction d'Issias Aferwerki à construire ce qui était officieusement un pays socialiste, non aligné et indépendant, et devint le premier pays d'Afrique à rejeter les prêts prédateurs que les banquiers du FMI et de la Banque mondiale lui faisaient miroiter. Les États-Unis ne pouvaient tolérer cette situation et, une fois qu'il est apparu clairement que le président Issias Aferwerki ne pouvait être ni acheté ni intimidé, ils se sont tournés vers l'Éthiopie pour tenter une nouvelle fois de recoloniser l'Érythrée.
Alors que le conseiller américain à la sécurité nationale, Tony Lake, était préoccupé par la Corne de l'Afrique et autres points chauds stratégiques en Afrique, peu de temps et d'efforts ont été consacrés à la gestion d'une crise croissante en Afrique centrale, "le problème français", l'éclatement d'une guerre civile au Rwanda.
Lorsque l'armée de Paul Kagame, fondée sur l'exil des Tutsis et soutenue par l'Ouganda, a commencé à envahir le Rwanda, les Français ont averti Kagame que, comme il l'a raconté, "s'il ne renonçait pas à prendre le Rwanda, plus aucun membre de son peuple ne resterait s'il y parvenait".
En d'autres termes, les Français étaient prêts à perpétrer un véritable génocide pour protéger leur empire d'Afrique centrale, et c'est ce qu'ils ont fait.
Le génocide français a débuté lorsque l'avion transportant le président du Rwanda fut abattu au-dessus de la capitale, Kigali, et que les Interahamwe furent lâchés par les Français pour perpétrer l'horrible massacre.
Les Français disposaient au Rwanda de milliers de soldats bien armés, y compris des véhicules blindés de transport de troupes, qui auraient pu écraser rapidement les escadrons de la mort Interahamwe légèrement armés. Mais ils ne l'ont pas fait et sont restés les bras croisés, laissant les tueries particulièrement brutales se poursuivre pendant des mois. La plupart des Tutsis et de leurs "sympathisants" hutus ont été littéralement découpés à la machette, transportés au Rwanda par avions militaires français.
Les Interahamwe ont été incités et dirigés par une station de radio financée par les Français, où des chants populaires ont été mélangés à des appels à "tuer les cafards", les Tutsis. Les Interahamwe avaient été recrutés par des agents de la DGSE, financés, entraînés puis lâchés par la suite pour accomplir leur sale besogne au nom des Français. Il semble que personne n'écrive sur ce génocide, même si l'audition du Parlement français sur ce sujet a permis de rendre cette information publique.
Les crimes perpétrés par la France au sein de l'Afrique néocoloniale ne se sont pas limités au Rwanda et au Burundi, comme l'a longuement exposé le documentaire d'Al Jazeerah intitulé The French African Connection (https://www.aljazeera.com/program/featured-documentaries/2014/4/7/the-french-african-connection). Les Français ont été profondément impliqués dans des crimes majeurs en Afrique dans le but de prolonger leur contrôle sur les ressources africaines, ce qu'ils tentent désespérément de poursuivre aujourd'hui dans la région sahélienne de l'Afrique.
Le génocide français au Rwanda en 1994 a été l'un des pires crimes commis par les Français en Afrique, mais il n'est pas le seul à avoir été perpétré au nom de la France par la mafia de la DGSE au cours des décennies qui ont suivi l'imposition du néocolonialisme français après la Seconde Guerre mondiale.
La question qui se pose est de savoir pourquoi cette réalité n'est pas exposée, en particulier avec les soulèvements contre la domination française au Mali, au Burkina Faso et au Niger actuellement en cours.
Thomas C. Mountain est historien et éducateur avec plus de 40 ans d'expérience en Afrique et qui a enseigné l'histoire africaine jusqu'au niveau du troisième cycle aux États-Unis. Il a vécu et fait des reportages en Érythrée de 2006 à 2021 et a été, à un moment donné, le journaliste indépendant le plus largement diffusé en Afrique. Voir sa page Twitter à l'adresse thomascmountain. Vous pouvez le contacter à l'adresse suivante : thomascmountain at g mail dot com.
📰 https://www.modernghana.com/news/1305791/30-years-since-the-french-genocide-in-rwanda.html
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3- ➤ Félicien Kabuga : Une découverte qui interpelle sur le rôle de la France dans le génocide rwandais de 1994
Par Ishioma Emi, le 28 mai 2020, Ventures Africa
Depuis plus de deux décennies, les relations entre le Rwanda et la France sont tendues en raison des allégations concernant le génocide des Tutsis de 1994. Ces dernières années, le Rwanda a critiqué la République française pour avoir hébergé ses fugitifs du génocide. Toutefois, la récente arrestation du tristement célèbre suspect du génocide des Tutsis, Félicien Kabula, le 16 mai 2020, à son domicile parisien, semble réparer activement les relations diplomatiques qui se sont effondrées.
Dans une déclaration, le procureur a indiqué que l'arrestation n'aurait pas été possible sans la coopération du gouvernement français. Serge Brammertz, procureur en chef du Mécanisme international résiduel pour les tribunaux pénaux (IRMCT), a déclaré que les autorités françaises avaient coopéré en aidant le Rwanda à identifier la localisation réelle de Kabuga dans la région parisienne en France.
Selon un rapport, des agents du renseignement français ont suivi ses enfants qui les ont conduits à un appartement situé à Asnières-Sur-Seine, en banlieue parisienne, ce mettant ainsi fin à la chasse à l'homme menée par plusieurs États. Éric Emeraux, chef de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité de la gendarmerie, a également indiqué que le confinement dû au coronavirus, qui a paralysé la majeure partie de l'Europe, avait entraîné la suspension de nombreuses enquêtes, permettant de se concentrer sur le dossier de Kabuga.
Brammertz a déclaré que les enfants de Kabuga avaient joué un rôle déterminant dans la localisation du domicile où se trouvait ce dernier. Il a également félicité la police française et le bureau du procureur général à Paris pour leur excellente coopération. Cependant, cette dernière arrestation soulève un nuage de poussière quant à l'implication de la France dans l'évasion réussie de Kabuga de la justice depuis plus de 26 ans.
Dans un rapport récent, Phil Clark, professeur de politique internationale et spécialiste du génocide de 1994 contre les Tutsi à la School of Oriental and African Studies de Londres, a déclaré :
"La découverte de Kabuga à Paris soulève des questions majeures sur la durée de son séjour en France et sur ce que les autorités françaises savaient".
Poursuivant
"Il est difficile de croire qu'un suspect aussi connu, même avec une nouvelle identité, ait pu vivre ouvertement à l'insu des autorités françaises".
Selon Clark, Kabuga a contribué à la création et au financement de la milice Interahamwe et le gouvernement français a fourni une grande partie de la formation nécessaire à son personnel. L'implication de Kabuga dans le génocide est donc étroitement liée à celle de la France, ce qui explique pourquoi il s'est réfugié à Paris, ses liens entretenus avec l'establishment français ayant toujours été étroits.
Les relations ténues de Kabuga avec le gouvernement français ont toutefois joué un rôle clé dans la création des Interahamwe en 1992, leur campagne violente contre les Tutsi et le génocide de 1994 qui a fait près d'un million de victimes en 100 jours.
Les Interahamwe
Les Interahamwe ont été les principaux responsables du génocide rwandais, au cours duquel environ 500 000 à 1 000 000 de Tutsis, Twa et Hutus modérés ont été massacrés d'avril à juillet 1994. Dans un rapport, le général Roméo Dallaire, alors commandant canadien de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR), a été informé de l'existence d'un stock d'armes dans l'un des entrepôts de Kabuga à Gikondo par "un formateur de haut niveau dans le cadre de la milice armée par les Interhamwe [sic] du MRND".
Il a immédiatement envoyé un fax aux Nations unies pour demander l'autorisation de perquisitionner les caches d'armes présumées, trois mois avant le génocide. Dallaire avait déclaré être en contact avec un informateur ayant révélé qu'on lui avait demandé d'enregistrer tous les Tutsis de Kigali, mais qu'il soupçonnait l'imminence d'un génocide à leur encontre. Il a révélé qu'"en 20 minutes, son personnel pouvait tuer jusqu'à 1000 Tutsis".
Malheureusement, les fonctionnaires de l'ONU ont rejeté sa demande et lui ont demandé de consulter les chefs de gouvernement liés aux Interahamwe. Le fax du génocide est devenu au fil des ans le symbole de l'échec de la communauté internationale à empêcher les massacres au Rwanda.
On a également appris que les demandes de licences d'importation examinées par Human Rights Watch entre janvier 1993 et mars 1994 ont révélé l'importation de 581 tonnes de machettes au Rwanda. Ces machettes, d'une valeur de 95 millions de Rwf, ont été payées par Kabuga.
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4- ➤ Témoignage d'une journaliste sur le Rwanda : "C'est comme si la folie s'était emparée de nous".
Par Jackie Northam, le 10 avril 2014, NPR
C'est dans une fine brume matinale que nous nous sommes mis en route pour la capitale rwandaise, Kigali, le 11 avril 1994. Le génocide avait commencé quatre jours plus tôt.
Comme il n'y avait pas de vols vers le pays, trois journalistes et moi-même avons traversé le Rwanda à partir du Burundi voisin, en nous faisant prendre en stop par un prêtre français qui faisait la navette entre les religieuses tutsies et le pays. Il nous a emmenés jusqu'à la ville de Butare, où un aubergiste belge nous a loué une vieille Renault couleur crème et nous a dessiné une carte pour nous rendre à Kigali.
Nous avons roulé vers le nord, en serpentant à travers les collines escarpées et les vallées profondes et luxuriantes du Rwanda. Notre progression a rapidement été ralentie par des milliers et des milliers de Rwandais terrifiés, fuyant - dans un silence presque total - dans la direction opposée, loin de Kigali.
Tout ce qu'ils pouvaient, ils le portaient sur la tête, sur le dos et dans des brouettes. À mesure que nous nous rapprochions de Kigali, nous avons commencé à voir de larges mares de sang et des machettes abandonnées, ainsi que des corps déchiquetés sur le bord de la route, dont les membres avaient été tranchés.
Nous sommes arrivés à un poste de contrôle tenu par une demi-douzaine de miliciens hutus, ivres et armés de machettes. Ils ont encerclé notre voiture. L'un d'eux a exigé mon passeport - il m'a accusée d'être belge, la puissance coloniale qui avait maintenu la majorité hutue à terre.
Il a pressé sa machette sur le côté de mon cou. Je pouvais sentir l'alcool dans son haleine alors que j'essayais d'attraper mon passeport canadien dans la poche avant de ma chemise en jean.
J'ai eu l'impression que cela durait une éternité, mais mes mains ont finalement cessé de trembler suffisamment longtemps pour que je puisse défaire le bouton. Je lui ai montré mon passeport, nous avons passé le barrage et sommes parvenus à l'hôtel des Mille Collines, également connu sous le nom d'hôtel Rwanda.
Je me suis rendue compte de la chance que j'avais eue de pouvoir m'échapper ce jour-là, alors que je faisais des reportages sur la boucherie systématique au cours des trois mois qui ont suivi. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées dans leur sommeil, en tentant de se cacher ou en cherchant du réconfort dans une église.
Elles ont été brûlées, matraquées et assassinées à l'arme blanche. Dans tout le Rwanda, les villes se sont vidées, les magasins ont été pillés et les maisons abandonnées. Des chiens sauvages parcouraient les rues en se nourrissant de cadavres. On ne pouvait échapper à l'odeur de la mort. Chaque jour, je me réveillais en pensant que les choses ne pouvaient être pires, mais elles l'ont été.
Aujourd'hui encore, deux décennies plus tard, des images de mon séjour au Rwanda surgissent. Je vois des éclaboussures de sang sur les murs d'une église, avec les corps de centaines de morts éparpillés sur le sol.
Je vois le général canadien Roméo Dallaire, chef de la mission des Nations unies au Rwanda, tendu et faisant les cent pas à l'extérieur du petit complexe des Nations unies dans la capitale. Il a supplié le monde de l'aider à mettre fin au génocide, mais il a été ignoré.
Et puis il y a eu cet homme hutu avec qui j'ai parlé plusieurs mois après la fin du génocide. Gros et d'âge moyen, il était en prison pour avoir battu à mort plus d'une douzaine de ses voisins tutsis.
Il m'a dit qu'il s'agissait de personnes avec lesquelles il était ami et avec lesquelles il dînait régulièrement. Il était le parrain de l'un des enfants qu'il avait tués. Il n'a pu expliquer pourquoi ; il a dit qu'il ne savait pas ce qui lui était arrivé.
Pour moi, cela résume le génocide rwandais. C'est comme si une folie s'était emparée du pays, transformant des gens normaux, rationnels et aimants en monstres. Il m'a fallu énormément de temps pour essayer de donner un sens à ce dont j'avais été témoin.
Mais j'ai fini par conclure qu'il ne servait à rien d'essayer. Je crois que l'humanité, à la base, est bonne. Ce qui s'est passé au Rwanda il y a 20 ans était une aberration.
Jackie Northam est la correspondante de NPR pour les affaires internationales. Journaliste chevronnée, elle a passé trois décennies à couvrir les conflits, la géopolitique et la vie dans le monde entier, des montagnes d'Afghanistan aux sables du désert d'Arabie saoudite, en passant par le camp de prisonniers de Guantanamo Bay et la beauté immaculée de l'Arctique.
Northam a passé plus d'une douzaine d'années en tant que correspondante internationale à Londres, Budapest, Bangkok, Phnom Penh et Nairobi. Elle a suivi la chute du communisme en Europe de l'Est et en Union soviétique, fait des reportages en Irak après la chute de Saddam Hussein et couvert l'ascension du puissant prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed bin Salman. Elle était à Islamabad en 2021 pour couvrir la chute de l'Afghanistan aux mains des talibans et le retrait chaotique des États-Unis.
Son travail l'a conduite dans des zones de conflit à travers le monde. Elle a couvert le génocide de 1994 au Rwanda, arrivant dans le pays quatre jours seulement après que les extrémistes hutus eurent commencé à massacrer les Tutsis. En Afghanistan, elle a accompagné les bérets verts dans une mission précaire visant à prendre une base talibane. Au Cambodge, elle a fait des reportages dans les bastions des Khmers rouges.
Tout au long de sa carrière, Northam a révélé l'expérience humaine qui se cache derrière les gros titres, comme le courage de villageois afghans défiant les menaces de mort de militants pour voter lors d'une élection nationale, ou celui de secouristes épuisés cherchant désespérément des survivants à la suite d'un violent tremblement de terre en Haïti.
Elle a rejoint NPR en 2000 en tant que correspondante pour la sécurité nationale, couvrant les politiques de défense et de renseignement au plus fort des guerres en Irak et en Afghanistan. Elle a dirigé la couverture par la chaîne du scandale des abus d'Abu Ghraib et de la prison militaire de Guantanamo Bay, à Cuba. Son travail actuel se concentre sur la relation complexe entre la géopolitique et l'économie mondiale, y compris les efforts des États-Unis pour sanctionner la Russie et contrer la montée en puissance de la Chine.
Elle a reçu de nombreux prix de journalisme, dont les prix Edward R. Murrow et Associated Press, et a fait partie de l'équipe de NPR qui a remporté le prix Alfred I. duPont-Columbia University pour "The DNA Files", une série sur la science de la génétique.
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5- ➤ "J’ai survécu au génocide des Tutsis" - Témoignage
Il y a 25 ans, au Rwanda, le massacre perpétré par les Hutus a fait 800 000 morts.Des chercheurs français ont pointé, dans un rapport publié ce vendredi 26 mars, les "responsabilités lourdes et accablantes" de la France, qui s'est massivement impliquée au Rwanda à partir des années 90, et "alignée" sur le régime hutu du pays, dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Jeanne Uwimbabazi a alors 16 ans. Elle perd ses parents, deux sœurs et sa nièce.
Par Axelle Szczygiel, le 26 mars 2021, Ça m'intéresse
"J’ai pris conscience du danger d’être tutsi au Rwanda dès 1990. J’avais 12 ans. Cette année-là, après avoir subi une attaque du Front patriotique rwandais (le FPR, créé par des exilés tutsis) depuis l’Ouganda, le régime du président Juvénal Habyarimana s’est durci. Au même moment est né Kangura, une revue extrémiste qui n’hésitait plus à désigner les Tutsis comme des traîtres à abattre. Je me souviens qu’il y avait des dessins de machettes. Nous nous savions détestés depuis longtemps mais, cette fois, les Hutus extrémistes ne s’en cachaient plus. Nous avons donc commencé à raser les murs. Avec la création de la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR) [ à l’idéologie ouvertement raciste, ndlr] en 1992, les choses ont empiré. 'Les serpents, vous allez retourner dans votre trou', m’a lancé un jour un garçon de mon lycée. Nous sentions que quelque chose se préparait, et en même temps nous ne voulions pas y croire. Nous nous disions que si nous ne nous faisions pas remarquer, on nous laisserait tranquilles. Le contexte est resté ainsi, extrêmement tendu, jusqu’au soir du 6 avril 1994."
Les Interahamwe, milices d’extrémistes hutus
"Nous étions en vacances et nous nous apprêtions à célébrer le baptême de ma nièce, Ornella, âgée de 11 mois. Vers 22 h 30, notre garde est venu nous avertir qu’on venait de tirer sur l’avion du président et que des Interahamwe (milices d’extrémistes hutus) commençaient à tuer des gens. Le lendemain, ma mère, mes sœurs et moi sommes allées nous réfugier chez notre tante qui habitait la maison voisine. Son mari et mon père sont restés devant chez nous, pour monter la garde. Des Interahamwe, qui passaient sur la route à pied avec des fusils, des grenades et des machettes, leur ont dit 'après, c’est votre tour'. Nous sommes retournées à la maison un peu plus tard. Après le déjeuner, des militaires accompagnés d’Interahamwe sont arrivés. Ils ont ordonné à mon père d’ouvrir le portail et ils lui ont tiré une balle dans la tête. Je me suis enfuie avec ma mère, mes sœurs, ma tante et mes cousins. En courant, nous nous sommes perdus de vue. Je ne savais plus où aller. J’ai demandé à des gens qui étaient devant leur maison de me cacher. Ils ont refusé. Finalement, une femme a accepté de me laisser entrer chez elle, en souvenir d’un service que ma mère lui avait rendu.
Des militaires sont venus la voir. 'On sait que tu caches la fille de Bucyana', lui ont-ils dit. Ce à quoi elle a répondu : 'Non, je ne pourrais pas cacher la fille de l’ennemi'. Ils sont partis, mais je ne pouvais pas rester là. La femme m’a donné des pagnes pour me couvrir puis je suis allée me réfugier dans le jardin d’une autre maison. Je pensais alors que toute ma famille avait été tuée. Je n’avais plus aucun repère, je vivais minute par minute. J’ai finalement décidé de me rendre à l’Ecole technique officielle (ETO) où je savais qu’il y avait des Casques bleus de l’ONU. Sur place, j’ai retrouvé des voisins, des amis de mon père. Les classes étaient remplies de blessés. Dans la cour, les personnes qui n’avaient pas pu rentrer faute de place s’amassaient. J’y ai aperçu plus tard ma mère, une de mes sœurs et mes cousins mais je ne pouvais pas aller les voir. On nous criait dessus, c’était le chaos. Le 11 avril, les militaires de l’ONU ont commencé à charger leurs camions. Ils avaient reçu l’ordre d’évacuer les Européens qui avaient trouvé refuge à l’ETO puis de partir. Ils allaient nous laisser là, sans protection ! Des réfugiés ont essayé de s’interposer, ils criaient. Les militaires ont tiré en l’air pour les faire reculer. Quand ils sont partis, nous savions tous que c’était fini."
Les Tutsis sont massacrés par les militaires des Forces armées rwandaises
"Peu après leur départ, des militaires des Forces armées rwandaises ont encerclé l’école. Ils nous ont fait marcher puis nous ont rassemblés au centre d’un grand terrain, qui formait un creux. Eux sont restés sur le talus, en hauteur. Après s’être assurés qu’il n’y avait plus de Hutus dans le groupe, ils ont commencé à lancer des grenades et à tirer des coups de fusil sur la foule. Ils ont ensuite dit aux Interahamwe qu’ils pouvaient finir le travail à la machette. Je n’avais aucune blessure, mais j’étais couverte de sang. Quand ils m’ont soulevée, j’ai fait la morte. Ils m’ont laissée. La nuit tombait, ils ont décidé de revenir le lendemain. Partout, des gens gémissaient, demandaient de l’aide, à boire. J’ai retrouvé des camarades de mon quartier et d’autres que je ne connaissais pas et nous avons marché dans la nuit. Au lever du jour, nous nous sommes cachés dans un champ de bananiers. Des femmes qui passaient par là avec leurs enfants nous ont aperçus. On a fait semblant d’être morts.
Mais quelques minutes plus tard, elles sont revenues avec des hommes. Ils nous ont donné des coups de machette. J’en ai reçu derrière la tête puis ils m’ont sectionné les deux tendons d’Achille. Un petit garçon de 4 ans de notre groupe les a suppliés de l’épargner. Ils l’ont tué. Nous n’avons émis aucun son, comme si notre mort était une issue logique. La nuit est tombée, nos bourreaux sont partis en disant qu’ils reviendraient le lendemain pour nous enterrer."
Sauvée par un militaire du Front patriotique rwandais (FPR)
"Avec les survivants, j’ai essayé de me déplacer, en rampant. Au matin, nous avons entendu des bruits de pas puis des gens qui creusaient des trous. J’ai senti quelqu’un qui touchait ma joue, j’étais terrifiée. Lorsqu’il m’a ouvert un œil, j’ai vu que c’était un militaire du FPR ! Ils se sont occupés de moi, m’ont mise en sécurité, donné des vêtements propres, aidée à manger et prodigué les premiers soins. Dans un hôtel de Kigali transformé en camp de fortune, j’ai retrouvé mes cousins. Plus tard, lorsque nous avons été transférés au quartier général du FPR, j’ai retrouvé une de mes sœurs, puis mon frère qui était au Burundi."
6 avril - 19 juillet 1994 : les cent jours d’un massacre planifié
Le 6 avril 1994, l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana est abattu par des tirs de missile. Les extrémistes hutus s’en servent comme prétexte pour mettre en application leur projet génocidaire planifié de longue date. Ils exhortent les Hutus à se venger en exterminant les Tutsis. Dès le lendemain, la folie meurtrière s’empare de la capitale, Kigali, puis de l’ensemble du pays. En cent jours, plus de 800 000 hommes, femmes et enfants tutsis, mais aussi hutus modérés, vont être méthodiquement massacrés à la machette par les militaires des Forces armées rwandaises et une partie de la population civile hutu. C’est l’avancée des troupes du Front patriotique rwandais (FPR) qui mettra fin au génocide en juillet 1994.
📰 https://www.caminteresse.fr/histoire/temoignage-jai-survecu-au-genocide-des-tutsis-11134252/
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6- ➤ Génocide au Rwanda Témoignages - Le rapport de Médecins sans Frontières
Par Françoise Bouchet-Saulnier & Pierre Salignon, juin 1994, Médecins sans Frontières
Ces témoignages directs des membres de Médecins Sans Frontières de nationalité belge, française et néerlandaise présents au Rwanda pendant le génocide des Rwandais tutsis en avril et mai 1994, et de leurs collègues Rwandais survivants des massacres, ont été remis à la Commission des droits de l’homme des Nations unies en juin 1994. Tous les témoignages montrent que ces massacres obéissent à une stratégie préparée à l'avance.
Dossier réalisé par Françoise Saulnier-Bouchet, Responsable Juridique à MSF, et Pierre Salignon, Juriste-Chargé de mission à MSF.
Avec la participation des équipes MSF au Rwanda : Anne Fouchard-Brown (MSF-France), Hanna Nolan (MSF-Hollande), Stephan van Praet (MSF-Belgique)
Vous pouvez consulter le rapport complet de 26 pages ici.
Introduction de ce rapport
Les massacres perpétrés au Rwanda depuis le 6 avril dernier sont d'une gravité sans précédent sur le continent africain. Leur dimension et leur déroulement posent incontestablement la question du génocide.
Le 8 juin 1994, le conseil de sécurité notait avec le plus grand souci les rapports indiquant que des actes de génocide avaient eu lieu au Rwanda et rappelait que ce crime tombe sous le coup du droit international. Fin juin, un rapport de l'ONU a reconnu que les massacres de Tutsis au Rwanda équivalaient à "un génocide programmé" (1) .
Le rapporteur spécial des Nations Unies affirme dans son rapport d'enquête rendu public le 28 juin 1994 que : "La qualification de génocide doit d'ores et déjà être retenue en ce qui concerne les Tutsis". Ainsi donc les événements qui se déroulent dans ce pays n'ont rien à voir avec les dérapages d'une guerre civile ni avec des crimes de guerres et autre violation du droit humanitaire. Plus que l'ampleur du massacre, c'est son modus operandi qui permet de qualifier le génocide. Il ne s'agit pas d'une explosion spontanée de violence dans un contexte de colère ou d'autodéfense populaire, mais d'une campagne d'extermination organisée visant à tuer l'ethnie minoritaire Tutsi. Cette campagne a, selon toute probabilité, déjà tué entre le quart et la moitié de la population Tutsi du Rwanda. Quand aux Hutus partisans de la modération, il est frappant de constater qu'ils comptent parmi les toutes premières victimes des massacres et qu'ils ne furent pas assassinés comme opposants politiques mais comme traîtres à la "race Hutu".
Le caractère raciste de la politique qui commandite les massacres ainsi que la "volonté clairement affichée d'éliminer les Tutsis jusqu'au dernier permettent de qualifier ces massacres de génocide, conformément à la définition qu'en donne la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide à laquelle le Rwanda a adhéré en 1975".
Tous les témoignages montrent que ces massacres obéissent à une stratégie préparée à l'avance : établissement et distribution de listes de personnes à éliminer, utilisées dés les premier jours des massacres. Une stratégie bien organisée : distribution d'armes aux milices et tueurs. Une stratégie déclenchée dés l'annonce du crash de l'avion présidentiel à une grande échelle. Une stratégie entretenue par les appels aux meurtres sur les radios : d'État et la radio privée des Milles Collines.
Les personnels de secours Rwandais travaillant pour les organisations humanitaires internationales et appartenant à l'ethnie Tutsi n'ont pas été, épargnés malgré la protection que leur confèrent les conventions de Genève de 1949. Parmi eux, des membres Rwandais du personnel de Médecins Sans Frontières (MSF).
Dés lors que l'on s'accorde à parler de génocide, il est difficile d'en rester là, d'autant que l'extermination se poursuit encore aujourd'hui.
La convention de 1948 prévoit que les auteurs de ces crimes seront poursuivis, qu'ils aient agi individuellement ou dans l'accomplissement d'une fonction publique.
Encore faut il que des mesures soient adoptées au sein de l'ONU pour organiser la poursuite de ces criminels. Depuis 1948, la convention sur le génocide attend que les Etats adoptent ces règles et créent une instance judiciaire capable de les faire respecter .
En s'intitulant convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, le texte de 1948 a clairement exprimé la nécessité d'ébranler le sentiment d'impunité qui a longtemps prévalu. Il ne s'agit pas seulement de rendre justice aux victimes, mais d'essayer de dissuader de nouveaux massacres, et leurs représailles. Il s'agit surtout d'éviter la reprise d'un cycle de violence qui n'épargne ni les populations réfugiés ni les pays voisins et transforme les secours humanitaires en support de guerre.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur les violations des droits de l'homme au Rwanda, l'Ivoirien René Degni Segui, préconise dans ces conclusions la création d'une juridiction pénale internationale pour juger les auteurs des massacres. Examinant les causes des massacres, il relève l'incitation à la haine et à la violence qui est le fait des médias locaux, et l'impunité.
"les auteurs des massacres précédents et actuels, connus de la population et des pouvoirs publics, n'ont faut l'objet d'aucune poursuite. Bien au contraire, ils continuent à mener une vie paisible. Pis encore, nombre d'autorités locales qui se sont particulièrement signalés par leur cruauté ont bénéficié de promotions, tandis que celles qui ont réussi à maintenir le calme et à éviter les massacres ont été limogées ou tuées."
Enfin le Conseil de sécurité a décidé le 30 juin dernier de créer un groupe d'experts chargés d'examiner et d'analyser les informations relatives aux violations graves du droit humanitaire commises au Rwanda, y compris la preuve d'actes de génocide. Ce n'est que dans 4 mois que le secrétaire général devra rapporter les conclusions de ce groupe au Conseil de sécurité et faire des propositions appropriées. La notion de jugement international de ces criminels présente dans le projet de résolution a disparu du texte final.
Aujourd'hui le Haut commissariat aux réfugiés reconnaît son impuissance vis à vis des "criminels-réfugiés". La mission française au Rwanda n'a rien prévu pour l'interpellation de ces individus. La Minuar attend toujours que lui soient donné les moyens pour assurer un mandat de protection bien dépassé par les événements actuels.
Médecins sans frontière est présent au Rwanda depuis le mois de mars,1993. Nous avons été témoins de ce génocide qui se poursuit, malgré la présence de la Minuar, malgré l'intervention française. Nous sommes aujourd'hui également témoins de l'impunité qui continue d'entourer ses auteurs. Ils s'abritent politiquement derrière des populations déplacées qui restent captives de ces criminels. Ils profitent économiquement de l'aide internationale destinée en principe aux populations démunies, en compromettant les organisations humanitaires dans un macabre chantage ? Pour Médecins sans frontières le mot impunité n'est pas seulement synonyme de justice et d'apaisement. C'est aujourd'hui une condition sine qua none de toute activité de secours digne de ce nom au Rwanda.
C'est pourquoi MSF a décidé de publier les témoignages qui sont en sa possession. Les témoignages que nous présentons ici sont des témoignages directs de notre personnel présent sur le terrain. Nous avons délibérément omis tous les témoignages de deuxième main dont nous avons eu connaissance notamment dans notre travail auprès des réfugiés. Il s'agit donc des dépositions des membres Français, Belges ou Hollandais de MSF et des témoignages de membres Rwandais des équipes MSF, survivants des massacres et aujourd'hui réfugiés hors du Rwanda travaillant des hôpitaux et des camps de réfugiés. Les crimes relatés concernent donc principalement :
- des assassinats délibérés de malades, blessés tutsis dans les hôpitaux tenus par MSF - des assassinats du personnel de secours Rwandais travaillant dans les équipes MSF en raison de leur appartenance à l'ethnie Tutsi. - des massacres de civils tutsis.
📰 https://www.msf.fr/sites/default/files/1994-06-01-MSF.pdf
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7- ➤ Photos bouleversantes du massacre de 100 jours en 1994
En l'espace de 100 jours en 1994, entre le 7 avril et la mi-juillet, près d'un million de personnes ont été tuées au Rwanda, dans un massacre sans précédent dans l'histoire moderne.
Par David Sim, le 4 juillet 2016, International Business Times UK
On estime que 800 000 personnes ont été tuées au cours des six premières semaines, à un rythme cinq fois supérieur à celui de l'Holocauste nazi. Environ un cinquième de la population totale du pays a été assassiné. La plupart des victimes massacrées étaient Tutsis et la plupart des meurtriers, Hutus. Il s'agissait d'un génocide, c'est-à-dire d'un effort concerté pour exterminer un groupe entier de personnes.
La minorité tutsie était la caste dirigeante, contrôlant historiquement la monarchie, l'armée et l'administration. Les Hutus, qui représentaient 84 % de la population rwandaise, ont exacerbé leur ressentiment. En 1990, les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), dominé par les Tutsi, envahirent le nord du Rwanda à partir de l'Ouganda voisin.
Le succès du FPR a incité le président Juvénal Habyarimana, un Hutu, à signer un accord avec eux pour mettre fin à des années de guerre civile et permettre le partage du pouvoir. Cependant, Habyarimana a tardé à mettre en œuvre le plan et un gouvernement de transition n'a pu voir le jour
Le 6 avril 1994, un avion avec à son bord Habyarimana et le président burundais Cyprien Ntaryamira a été abattu par une roquette. La mort d'Habyarimana a déclenché une orgie de violence de 100 jours, perpétrée principalement par les Hutus contre les Tutsis et les Hutus modérés. Des centaines de milliers de personnes ont été massacrées à la main, à l'aide d'armes artisanales et d'outils ménagers - couteaux, marteaux et machettes. Des familles tutsies ont été dynamitées dans les églises où elles s'étaient réfugiées.
Finalement, en juillet, le FPR - sous le commandement de Paul Kagame - s'emparera de Kigali et environ deux millions de Hutus fuiront vers le Zaïre (aujourd'hui République démocratique du Congo). Des milliers de ces réfugiés, parmi lesquels se trouvaient les auteurs des massacres, sont morts de déshydratation et de choléra.
L'Occident est resté largement passif et a joué l'ignorance. Lorsque des messages diplomatiques ont averti les États-Unis, la Grande-Bretagne et les Nations unies de l'imminence d'un "nouveau bain de sang" en février 1994, aucune mesure n'a été prise. L'ONU a finalement accepté de porter son contingent de troupes à 5 000 hommes, mais celles-ci n'ont été déployées qu'après la fin des massacres.
IBTimes UK présente cette série de photos poignantes illustrant les jours les plus sombres de l'histoire récente.
Chaque année, le 7 avril, des millions de personnes au Rwanda organisent des manifestations pour rendre hommage aux victimes du génocide.
Je vous propose ici une sélection de photos, parcourez l'articles original pour les voir.
David Sim est rédacteur en chef des photos à l'International Business Times UK. Il est notamment chargé de gérer le contenu de la galerie d'images du site web et de produire des reportages photo saisissants sur les événements de l'actualité mondiale. Avant de rejoindre IBT, David fut pendant plusieurs années l'éditeur d'images en ligne du Telegraph. En plus d'être responsable de la création de galeries d'images en ligne, David est un photo-journaliste accompli. Il couvre un large éventail de sujets sensibles et émouvants, allant des ravages de la guerre et du travail des enfants esclaves aux hauts faits de l'humanité, en passant par les merveilles de la nature.
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8- ➤ Débat sur le rapport Duclert
Le 26 mars 2021, l’historien Vincent Duclert remettait au président de la République, Emmanuel Macron, le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, après deux ans de travaux destinés à faire la lumière sur le rôle et l’engagement de la France entre 1990 et 1994. Pour débattre de ce rapport, la Fondation a rassemblé le 30 septembre dernier plusieurs personnalités ; leurs différentes interventions sont reprises dans le compte-rendu ci-dessous.
Par Serge Dupuis, James Gasana, André Guichaoua, Marc Le Pape, Joha Swinnen, Claudine Vidal, le 21 janvier 2022 Fondation Jean Jaurès
La question du rôle de la France au Rwanda avant et pendant le génocide des Tutsis perpétré en 1994 a été et demeure source de nombreuses polémiques et autres controverses, même si le récent rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis présidée par Vincent Duclert a semble-t-il, si ce n’est clos, du moins enfin "apaisé" le débat.
La Fondation Jean-Jaurès a apporté sa contribution au débat depuis de nombreuses années – un premier travail d’analyse a été ainsi publié dès 2010 –, par la publication de nombreuses notes ainsi que l’organisation de rencontres fermées et publiques en présence et avec la participation de différents chercheurs et de responsables politiques et diplomatiques français et étrangers en activité dans les années 1990.
La Fondation a donc souhaité poursuivre son travail sur ce sujet en permettant à différentes personnalités d’échanger sur le contenu du rapport Duclert. Cette rencontre, à l’initiative de la Fondation représentée par Alexandre Minet, coordinateur du secteur International, a réuni les personnes suivantes :
James Gasana, ancien ministre de l’Agriculture au Rwanda jusqu’en avril 1992, puis ministre de la Défense au sein du gouvernement de transition jusqu’en juillet 1993, date à laquelle, sa vie étant menacée par les extrémistes hutus, il se réfugia en Suisse. Il participa un temps, au nom du gouvernement de transition, aux négociations menées avec le Front patriotique rwandais (FPR) dans le cadre du processus d’Arusha ;
Johan Swinnen, ancien ambassadeur de Belgique à Kigali, entre 1990 et 1994 ;
André Guichaoua, professeur émérite de sociologie à l’université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne, témoin-expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda ;
Marc Le Pape, sociologue, chercheur au CNRS, associé à l’École des hautes études en sciences sociales ;
Claudine Vidal, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS ;
Serge Dupuis, chercheur, collaborateur de la Fondation Jean-Jaurès pour les questions relatives au Rwanda.
James Gasana
J’ai accompli une partie de mes études en Ouganda et donc, au début des années 1990, je connaissais certains des acteurs du FPR (Front patriotique rwandais) pour avoir été leur condisciple à l’université de Makerere. Quelques-uns étaient même originaires de la même région que moi au Rwanda, le Buganza. Je connaissais les conditions dans lesquelles ils vivaient et il y avait beaucoup d’interactions à l’université. Je disposais donc d’un niveau d’information concernant le contexte socio-économique dans lequel vivaient les réfugiés rwandais, dont mes collègues du gouvernement ne disposaient pas quant à eux. À Arusha, j’avais de fréquentes interactions avec certains des représentants du FPR : outre le commandant Stanislas Biseruka, membre du Haut Commandement, je pouvais ainsi discuter plus facilement avec Patrick Mazimpaka, commissaire aux Relations extérieures, par exemple, qu’avec le chef de la délégation FPR, Pasteur Bizimungu.
Pour en venir à l’objet de notre rencontre, ce qui m’a frappé avant tout c’est l’absence, dans le rapport Duclert, d’aspects importants de la période considérée, aspects dont l’évocation me semble indispensable à la compréhension du rôle alors joué par la France. Soit la Commission n’a pas eu accès à toutes les archives, soit elle a été sélective. Des aspects importants n’ont pas été abordés et j’en donnerai quelques exemples.
La première chose qui me vient à l’esprit, c’est ma rencontre, durant toute une journée en juin 1994, à Genève, quelques jours avant l’opération Turquoise, avec une mission dirigée par Jean-Christophe Ruffin, conseiller de François Léotard, et comprenant en outre Gérard Prunier et deux officiers. Je leur ai alors fourni beaucoup d’éléments concernant la dimension politique et humanitaire de l’opération qui s’annonçait, ainsi que des recommandations pour faire en sorte que le processus d’Arusha ne soit pas définitivement torpillé et que des personnalités (politiques et militaires) pouvant jouer un rôle positif dans ce processus soient protégées. Je me pose la question de savoir pourquoi l’on ne trouve aucune trace de cette rencontre dans le rapport.
Deuxième exemple : le rapport parle peu de la violation du cessez-le-feu par le FPR en février 1993, dans les régions de Byumba et Ruhengeri, alors même que nous venions de reprendre les négociations à Arusha. C’est un moment important, parce que, sans cette violation, le génocide n’aurait certainement pas eu lieu, les équilibres politiques ne le permettant pas. Depuis le début de l’année 1992, trois grandes mouvances politiques qui se contrôlaient mutuellement s’étaient dessinées au Rwanda : la mouvance présidentielle, les Forces démocratiques du changement (FDC), c’est-à-dire les partis d’opposition, et le FPR. L’offensive de février 1993 a rompu cet équilibre tripolaire, mettant face-à-face la mouvance présidentielle et le FPR, tandis que les FDC se répartirent entre ces deux pôles, s’affaiblissant ainsi considérablement. Si l’avion présidentiel avait été abattu avant février 1993, les membres et les sympathisants des FDC et du FPR n’auraient pas été mécontents, car leur objectif était de chasser Habyarimana du pouvoir. Mais l’attaque de février 1993 changea la donne concernant l’hostilité politique prononcée qui existait entre les partis MDR (Mouvement démocratique républicain, principal parti d’opposition après 1991) et MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement, formation de Juvénal Habyarimana, parti unique jusque 1991). C’est ainsi qu’en préfecture de Ruhengeri, à partir de cette date, les membres des deux partis se mirent à discuter ensemble, car le FPR les ciblait sans distinction. L’attaque du Front, qui venait de faire des milliers de morts et de provoquer le déplacement d’un million de civils (sur une population nationale de 7,2 millions), entraîna une radicalisation des positions anti-FPR, au bénéfice d’Habyarimana, qui allait ainsi réussir à réunir les forces anti-FPR.
Quel fut le rôle de la France en février 1993 ? Il faut se poser la question, au-delà de ce que dit le rapport. En ce qui concerne le ministère de la Défense, nous avons, du 10 au 30 mai 1993, fait de gros efforts pour renégocier un cessez-le-feu avec le FPR et aboutir à l’accord de Kinihira ("Accord entre le gouvernement de la République rwandaise et le Front patriotique rwandais sur le retour et la réinstallation dans leurs biens des personnes déplacées de guerre et sur l’administration de la Zone démilitarisée", signé le 31 mai 1993). C’était une négociation très importante, négociation directe et qui s’est bien conclue (j’ai moi-même signé l’accord avec Tito Rutaremara, du FPR). Cependant, la France, bien que tenue informée et invitée par la Tanzanie en qualité de facilitatrice, ne s’y fit pas représenter par son ambassadeur. La Belgique, quant à elle, était représentée à la cérémonie de signature par son ambassadeur, Johan Swinnen. L’accord était important en particulier parce qu’il était le résultat de négociations directes entre belligérants tenues dans une zone que les FAR (Forces armées rwandaises) ne contrôlaient pas. Lorsque nous nous sommes déplacés pour la réception suivant la signature, Tito Rutaremara, qui l’a signé pour le FPR, m’a demandé une place dans ma voiture, signe du pas important qui venait d’être accompli dans le cadre du processus de paix. Sur tout ceci, le rapport Duclert reste muet alors que l’ambassade de France avait été invitée à participer à la cérémonie.
Le rapport ne dit rien non plus de périodes ou de faits cruciaux. Ainsi des difficultés rencontrées de janvier à mi-avril 1992 par le Premier ministre Sylvestre Nsanzimana après la mise en place de la première primature depuis l’Indépendance, en 1962, et du gouvernement multipartite. Suite à ces difficultés, il y eut une négociation entre les partis politiques, facilitée par Enoch Ruhigira et Faustin Munyazesa, membres d’un groupe discret, Prayer Breakfast, qui œuvrait pour le dialogue entre les partis politiques (et qui comprenait en outre l’ambassadeur Juvénal Renzaho, Tharcisse Gatwa, le Révérend Pasteur Malachie Munyazesa et moi-même). On ne peut pas comprendre la suite des événements sans prendre en compte cette période fortement structurante en termes de forces politiques, période où l’opposition s’impose. Au départ, les partis d’opposition exigeaient le départ du président Habyarimana, mais les deux facilitateurs ont obtenu qu’ils acceptent d’assouplir leur exigence, avec, en contrepartie, le remplacement de Sylvestre Nsanzimana par un Premier ministre de l’opposition et un équilibre du pouvoir entre le président et le Premier ministre. Cet équilibre était l’objet du protocole d’accord signé par les partis qui devaient entrer au gouvernement et se fondait sur une légère modification de la Constitution, effectuée par le CND (Conseil national de développement, parlement du Rwanda). Ceci était un pas non négligeable, singulièrement à un moment fondateur. On ne peut donc pas ignorer le rôle que joua, auprès d’Habyarimana et des partis d’opposition, cette facilitation du Prayer Breakfast. Or, le rapport ne s’y intéresse pas.
Il est important également de bien comprendre que lorsqu’Habyarimana accepte l’entrée de l’opposition au gouvernement, il ne renonce pas à exercer le pouvoir. Il pensait passer par d’autres voies pour paralyser l’action du gouvernement multipartite et démontrer que les partis d’opposition étaient incapables de diriger le pays. Les gens de son entourage, officiers des FAR et politiciens, n’épargnèrent aucun effort pour faire tomber le gouvernement de Nsengiyaremye. Il y eut de nombreuses tentatives d’auto-putsch. J’en ai été le témoin, car j’étais ciblé à chaque fois pour être éliminé. Dès ma prise de fonction en tant que ministre de la Défense, j’étais considéré comme un obstacle à de tels projets. Un des exemples de ces tentatives fut lorsque Habyarimana décida, sans débat au Conseil des ministres, que je remplace Ngulinzira comme chef de la délégation gouvernementale aux négociations de paix d’Arusha. Les hauts officiers de son entourage avaient préparé un auto-putsch et il fallait que je sois hors du pays pour qu’ils puissent le réaliser. Mais, non seulement j’ai mis en place en partant des mécanismes rendant difficilement réalisable une telle initiative, mais le hasard voulut aussi que le FPR déclenche alors l’attaque massive de février 1993. Le rapport Duclert ne fait aucune mention de ce contexte et du lien avec ce qui allait se passer en 1994. Il ne pose pas la question de savoir si la France voulait qu’Habyarimana garde le pouvoir à tout prix, ou si elle a tout fait pour aider le gouvernement multipartite à atteindre les objectifs qui lui étaient fixés, dont le retour à la paix.
On ne dira donc pas assez que, du côté d’Habyarimana et de sa mouvance, il y avait en fait, à partir de mi-avril 1992, l’idée de tout faire pour paralyser le gouvernement de Dismas Nsengiyaremye et montrer son incapacité à gouverner. Il fallait faire en sorte que les militaires, en particulier, soient mécontents et renversent le gouvernement. L’instabilité, ainsi aiguisée, permettrait alors de démontrer que Habyarimana serait seul capable de ramener le calme et devait être mis en mesure d’exercer tout le pouvoir constitutionnel.
Je voudrais évoquer ensuite l’attaque du 1er octobre 1990. Habyarimana ne fut pas étranger au lancement de la guerre. Bien au contraire, celle-ci fut commanditée suite à une concertation entre lui-même, Museveni et le président du FPR, Fred Rwigema. Museveni avait promis aux réfugiés tutsis qui s’étaient alliés à lui pour vaincre Milton Obote qu’il les aiderait à rentrer au Rwanda pour prendre le pouvoir. Après la victoire, il avait fait observer à Habyarimana que son modèle politique ne pourrait plus tenir si les Tutsis exilés continuaient à être empêchés de revenir au Rwanda. Habyarimana comprenait cela, mais il avait de son côté des inquiétudes sur les conséquences qu’aurait un retour des exilés pour son maintien au pouvoir. Le Comité central du parti-État, le MRND, avait refusé la proposition d’organiser leur retour, argumentant que le pays était surpeuplé. En même temps, en raison des assassinats massifs de politiciens du centre et du sud du pays qui avaient suivi le coup d’État de 1973, un fossé profond s’était creusé entre le pouvoir d’Habyarimana et ces deux régions. Vers la fin des années 1980, des opposants irréductibles appartenant à celles-ci voulaient faire payer au président l’assassinat de leurs leaders politiques. C’était un ressentiment qui était compris par les alliés de ces opposants, jusque dans certaines sous-régions des préfectures de Ruhengeri (par exemple, le Bukonya) et de Gisenyi (par exemple, le Bugoyi).
Si bien qu’Habyarimana s’efforça d’utiliser Museveni pour qu’il facilite une alliance entre lui-même et Rwigema, en présentant à celui-ci les opposants du centre et du sud comme des ennemis qu’il avait en commun avec le président rwandais. Le plan était que le FPR lance une brève offensive qui pénètrerait en territoire rwandais jusqu’à un certain point (mais pas au-delà de Lyabega), ce qui permettrait de signer immédiatement un accord de cessez-le-feu, de nommer au gouvernement Rwigema et d’autres personnalités du Front et d’intégrer les combattant de ce dernier aux FAR. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi, dans ces conditions, Habyarimana fit appel à la France.
Quoiqu’il en soit, l’on observe que bien qu’au courant de l’imminence de l’offensive, Habyarimana se rend à New York le 1er octobre 1990, New York où Museveni va lui-même se trouver. Mais, avant son départ, il signe un décret d’état d’urgence daté du 1er octobre 1990, sans que le gouvernement ou le CND n’en soit informé. En outre, il ne se précipite pas pour rentrer au Rwanda, où il ne revient que tard, le 4 octobre. Des militaires français sont sur place à Kigali peu après lui, dans les premières heures du 5 octobre, moment où est organisé un simulacre d’attaque de la capitale. L’ambassade de France essuie alors des tirs, lorsque les élèves-officiers de l’École supérieure militaire aperçoivent, depuis leurs tranchées, les silhouettes des légionnaires français et pensent qu’il s’agit des assaillants – Habyarimana n’avait pas encore passé l’information concernant leur arrivée. Plus grave encore, en une semaine à partir du 1er octobre, pas moins de 8 000 personnes sont arrêtées et accusées d’être complices de l’ennemi. Les investigations menées par des associations de défense des droits de l’homme montreront que 60% des personnes arrêtées étaient hutu et majoritairement du centre et du sud. Comment la France a-t-elle pu ne pas poser énergiquement la question de savoir comment on peut arrêter autant de monde en commençant dès le premier jour de la guerre, si on n’a pas prévu d’instrumentaliser celle-ci ?
Je voudrais attirer l’attention sur le fait que, contrairement à ce qu’on peut lire dans le rapport, ce n’est pas le "gouvernement" mais Habyarimana qui demande l’envoi de troupes françaises. Ceci est important à souligner car celui-ci est alors à la fois président de la République, ministre de la Défense, chef de l’état-major de l’armée, chef de l’état-major de la gendarmerie et président du parti-État MRND. C’est la raison pour laquelle l’attaché de défense français, René Galinié, le rencontre fréquemment et ne s’adresse qu’à lui : il le voit en tant que chef d’état-major de l’armée et de la gendarmerie ou ministre de la Défense. La confusion entre la personne de Habyarimana et le gouvernement rwandais est présente tout au long du rapport, même quand ce gouvernement est multipartite, dirigé par l’opposition, et que Habyarimana n’est plus ministre de la Défense. Il faut y insister : ce n’est pas le gouvernement qui demande un appui, des armes, c’est Juvénal Habyarimana. C’est une histoire entre François Mitterrand et Juvénal Habyarimana, même s’il faut souligner qu’une trop grande insistance sur la relation personnelle relève d’une exagération simplificatrice, puisque le premier ne fit que perpétuer ce qui existait auparavant. En tout cas, la France ne se rendait pas compte du piège dans lequel Habyarimana l’entraînait et n’a pas exigé de celui-ci la transparence auprès des instances politiques rwandaises. Après la mise en place du gouvernement multipartite, les seules demandes du domaine de la défense et de la sécurité réellement menées au nom du gouvernement rwandais le furent avec les délégations du ministère français de la Coopération. En ce qui me concerne, je voyais plus souvent l’ambassadeur de Belgique que l’ambassadeur de France. La France n’a pas su adapter les conditions de son soutien au changement de gouvernement et n’a pas tout fait pour appuyer le gouvernement multipartite. C’est une chose que le rapport n’analyse pas suffisamment.
Je voudrais terminer en précisant que je n’ai pas cessé, dans le cadre de mes fonctions, d’adresser des rapports au gouvernement concernant les tueries auxquelles le FPR se livrait en zone démilitarisée. Celles-ci avaient pour objectif de nettoyer la zone occupée en tuant ou en faisant fuir les populations. Ceci étant, davantage de gens mouraient quotidiennement en raison de la maladie et de la faim provoquées par la guerre.
Johan Swinnen
Les déclarations intempestives de Vincent Duclert dans les médias m’ont déçu, ainsi que j’ai eu l’occasion de l’écrire dans une opinion publiée par la Libre Belgique du 8 avril dernier. J’ai pensé que cette omniprésence médiatique, colportant des jugements caricaturaux et simplistes, allait enlever de l’intérêt au rapport, qui a des mérites, qu’elle serait contre-productive.
Lorsque j’étais ambassadeur de Belgique au Rwanda, il y avait des attitudes françaises qui me déplaisaient, qui se trouvent évoquées ou suggérées dans le rapport. Je pense notamment à l’arrogance de certains militaires, qui se comportaient à Kigali comme en pays conquis. Peut-être était-ce une jalousie d’ambassadeur, mais je n’appréciais guère d’être mis devant des faits accomplis, que ce soit en rapport avec des initiatives diplomatiques ou avec certaines mesures de sécurité et de protection des expatriés. Plus grave est le constat que l’absence d’une concertation plus poussée entre Paris et Bruxelles a empêché de peser plus efficacement sur le processus de paix et sur la mise en œuvre des accords d’Arusha. Je me demande si cet aspect n’aurait pas dû être davantage élaboré dans le rapport. Effectivement, celui-ci contient énormément de données sur la France, mais l’analyse du rôle des autres pays fait défaut. Enfin, il ne montre pas que l’ensemble des Rwandais ont eu des responsabilités, y compris le FPR. Il semble préférer laisser au président Kagame la possibilité de continuer à jouer sur le complexe de culpabilité des Occidentaux et de la communauté internationale.
Je voudrais aussi souligner l’incroyable proximité qui existait entre Habyarimana et les autorités françaises. Elle était parfois quelque peu dérangeante. Par exemple, lorsque l’ambassadeur français, Georges Martre, eut atteint l’âge de la retraite, Habyarimana supplia le Quai d’Orsay de le laisser en place au Rwanda, ce qui est absolument inimaginable dans les règles diplomatiques. Malgré cela, il réussit à obtenir une prolongation de trois mois. Georges Martre avait fini par être considéré à Kigali comme l’ambassadeur d’Habyarimana à Kigali, tant il avait de complicité politique avec celui-ci. À son départ, il reçut la plus haute distinction honorifique du Rwanda. Le résultat, très compréhensible, était que les membres de la société civile et de l’opposition avaient plus de contacts avec nous, les Belges, qu’avec l’ambassade de France. Les défenseurs des droits humains, par exemple, trouvaient une oreille plus attentive à l’ambassade de Belgique qu’auprès des diplomates français.
Le rapport insiste sur l’omniprésence française au Rwanda entre 1990 et 1994. À cet égard, il est décevant, car on a l’impression de voir instruire un procès d’intention systématique à l’encontre de François Mitterrand et Habyarimana. En revanche, il fait tout pour ne pas déplaire au FPR. En ce qui concerne l’attaque du 1er octobre 1990, il ne retient pas qu’Habyarimana était non seulement au courant de celle-ci, mais qu’elle fut de plus prévue avec son assentiment. Le président rwandais avait besoin de ce recours à la violence, de ce fait militaire accompli : c’était le seul moyen à sa disposition pour convaincre les gens de la nécessité du retour des réfugiés. Autre point : le rapport diabolise Habyarimana mais passe sous silence les crimes du FPR, qui ont pourtant été un facteur d’exacerbation de la radicalisation de la population et d’aggravation de la déstabilisation du pays. Par exemple, l’attaque de février 1993, déclenchée alors que les négociations d’Arusha connaissaient des avancées, provoqua le déplacement d’un million de personnes. À l’époque, j’avais protesté à la radio rwandaise et demandé si le FPR ne cherchait pas avant tout à radicaliser l’opinion publique. L’idée d’une radicalisation – qui marque le début de la tragédie – provoquée par le FPR est à peine abordée par le rapport.
Le rapport Duclert est partiel et partial. En fait, on ne résiste guère à l’impression que le président Macron, qui avait commandé ce rapport, avait besoin d’un document qui justifie la politique du FPR afin de pouvoir conclure un deal avec Paul Kagame, deal dont on voit actuellement une illustration au Mozambique. Le rapport apparaît comme une des composantes d’un accord opportuniste conclu entre Emmanuel Macron et Paul Kagame et qui marque la soumission du président français à un dictateur. Il constitue une opération d’anesthésie des critiques du régime de Kigali.
Tout cela ne peut cependant nous faire oublier que la France s’est réellement engagée pour que le processus d’Arusha progresse vers des accords, des compromis parfois même difficiles à expliquer devant une opinion publique méfiante, suite surtout au coup de massue infligé au processus démocratique au Burundi en octobre 1993. En compagnie d’autres acteurs de la communauté internationale, Paris et ses diplomates ont exercé de véritables pressions sur Habyarimana pour qu’il recompose et partage le pouvoir militaire et politique. Dire le contraire serait faire entorse à la réalité.
André Guichaoua
En 2017, les autorités rwandaises commandaient au cabinet d’avocats américains Levy/ Firestone/Muse un rapport susceptible d’étayer une éventuelle plainte contre la France pour "complicité de génocide". Au terme d’un travail d’investigation approfondi, une riche plaidoirie en ressort (1). En avril 2019, a été décidée par le président de la République la création d’une Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (CRA) (2).
Les fonctions et la chronologie de la publication des deux rapports sont intrigantes. Aussitôt achevé, le rapport de la CRA a été remis au président Macron le 26 mars 2021, tandis que le rapport Muse définitif est publié le 19 avril.
Le lecteur dispose alors de deux rapports. Celui des historiens français débouche sur une conclusion à caractère juridique reconnaissant la responsabilité de la France mais levant l’accusation de complicité de génocide. Le rapport des juristes de Muse, dont l’analyse de l’engagement français au Rwanda est plus sévère, se rallie à la conclusion française. Sur cette base, les autorités rwandaises annoncent qu’elles mettent fin à la confrontation judiciaire mais précisent que la vérité sur l’implication de la France réside dans le rapport Muse.
Entre le 26 mars et le 19 avril, lors de la commémoration du génocide à laquelle le président français ne fut pas présent, le 7 avril 2021, le président Paul Kagame évalua un passage du tout récent rapport de la CRA française ; selon lui, le rapport "montre que le président Mitterrand et ses plus proches conseillers savaient qu’un génocide contre les Tutsis était planifié par leurs alliés au Rwanda. […] Nous nous réjouissons de ce rapport car il constitue une importante étape vers une commune compréhension de ce qui s’est passé. C’est le signe d’un véritable changement, il montre le souhait même de la part des responsables en France d’avancer vers une bonne compréhension de ce qui s’est passé. Nous saluons cela". [traduit par nous]
Quelques remarques sur le rapport
Il est positif de disposer désormais d’un volume considérable de documents d’archives dont de larges extraits sont publiés dans le rapport et les originaux consultables.
Voici un exemple où l’on peut s’interroger sur les contenus des archives françaises et sur les choix faits par les rédacteurs du rapport. Le CRA a exposé l’action de Dismas Nsengiyaremye, Premier ministre du gouvernement de transition à base élargie (gouvernement nommé en avril 1992 et regroupant plusieurs partis), et du ministre de la Défense, James Gasana. Ces derniers, très rapidement après leur arrivée au pouvoir, ont bien marqué leur volonté de s’opposer aux militaires extrémistes. Ainsi : "Le nouveau Premier ministre, issu de l’opposition libérale, et le ministère de la Défense ont exigé une "réorganisation complète de l’état-major" des FAR, en écartant des responsabilités les colonels Serubuga (état-major des FAR), Rwagafilita (gendarmerie) et Sagatwa (chef du secrétariat particulier du président) " (CRA, p. 320). Et également : "Le 10 juin 1992, le Premier ministre réussit à changer le commandement de l’armée. Le colonel Serubuga, chef d’état-major, est remplacé […]. Le colonel Rwagafilita, chef d’état-major de la gendarmerie, est remplacé" (CRA, p. 170). Il en va de même du colonel Théoneste Bagosora mis à la retraite et nommé directeur de cabinet (civil) du ministre de la Défense.
L’ambassade de France a-t-elle adressé des messages au ministère des Affaires étrangères sur le rôle qu’elle a eu durant un événement notoire : la fuite contrainte du Rwanda après plusieurs tentatives d’assassinat de James Gasana, ministre de la Défense, le 20 juillet 1993 (3), puis celle, le 31 juillet, du Premier ministre ? Ce dernier avait été évincé les 23-24 juillet du gouvernement de transition par une coalition d’opposants soutenue manu militari par des miliciens du parti présidentiel, puis menacé d’arrestation pour des détournements de fonds publics inventés de toutes pièces. Étant donné le statut politique des deux personnalités en fuite, si la France y a joué un rôle important, il eut été pertinent d’en faire un récit détaillé comprenant également leur arrivée en Europe. Or, la seule vérification effectuée par la CRA concerne un épiphénomène de la fuite du ministre de la Défense resté sans suite (CRA, note 852). De même, concernant le Premier ministre, malgré les questions précises posées à la MIP (Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, présidée par Paul Quilès) en 1998 et restées sans réponse (p. 30), la seule mention qui en est faite concerne le Premier ministre : "L’ex-Premier ministre Dismas Nsengiyaremye a dû quitter le pays le 31 juilllet […]. Les Français l’ont protégé jusqu’au dernier moment en le conduisant à l’aéroport" (CRA, p. 285). Et si aucun des documents archivés ne le permet, il eut été alors éclairant d’interroger les archivistes avec lesquels les chercheurs pouvaient entrer en relation.
Voici un second exemple. Il concerne l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Habyarimana (il transportait également le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira).
Le rapport du CRA cite à plusieurs reprises les notes de la DGSE faisant de radicaux hutus les plus probables auteurs de l’attentat. Par exemple : "L’exposition la plus complète de cette thèse figure dans une fiche du 22 septembre 1994, intitulée "Hypothèse du Service sur les responsabilités de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana"". Cette hypothèse, qui paraît "la plus plausible" au Service, tend à "désigner les colonels Bagosora, ancien directeur du cabinet du ministre de la Défense, et Serubuga, ancien chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), comme les principaux commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994". Leur mise à la retraite par le président Habyarimana en 1992, "alors qu’ils espéraient obtenir le grade de général, […] a été à l’origine d’un lourd ressentiment et d’un rapprochement remarqué auprès de Mme Agathe Habyarimana, considérée souvent comme l’un des principaux cerveaux de la tendance radicale de l’ancien régime" (CRA, p. 337).
On remarque que le rédacteur du chapitre IV, où des pages sont consacrées aux hypothèses concernant l’attentat, affirme la nécessaire prudence analytique sur les éléments de preuve concernant l’attentat : "Si certaines théories semblent plus convaincantes que d’autres, un constat demeure : il ne s’agit toujours que de suppositions, fondées sur la faisabilité de l’attentat et surtout sur une appréciation des motifs raisonnables, des raisons de tirer ou non sur l’avion présidentiel". De plus, une "analyse" de la DGSE datant du 12 juillet 1994 est citée par le rédacteur : "Ces éléments ne reposent que sur des déductions logiques et non sur des preuves" (chapitre IV, note 132, DGSE, du 12 juillet 1994, CRA, p. 340).
Pour autant, le rapport insiste à plusieurs reprises pour affirmer que la culpabilité du FPR ne convainc pas la DGSE. Apparaît cependant une différence entre ce qu’affirme la DGSE et l’avis que lui attribue le rapport : ainsi le rédacteur écrit-il, à propos de l’attentat, que la "DGSE adopte donc une position claire" alors que, littéralement, la DGSE écrit : "les radicaux hutus semblent être à l’origine de l’attentat perpétré contre le président Habyrimana" (CRA, p. 339). Ce type d’engagement en faveur d’une thèse plutôt que d’une autre, alors même que les documents d’archives comportent des nuances, n’est pas rare dans le rapport.
Forces et faiblesses de l’exploitation des archives
Prenant appui sur nos connaissances et nombre de travaux traitant de l’histoire politique du Rwanda, nous nous interrogeons à propos de certaines limites de l’exercice auquel les rapporteurs se livrent.
En effet, ils prennent le parti d’accréditer l’idée que le président Habyarimana n’était pas un extrémiste pro-hutu infréquentable. Par exemple : "Un aspect du problème semble cependant avoir échappé à l’attention des analystes français, celui de la rupture programmée entre le président de la République et les radicaux du Clan du Nord, ces derniers considérant que l’ouverture politique affichée par le chef d’État le rendait inapte à représenter leur camp" (CRA, p. 331). Cette thèse est régulièrement affirmée dans les documents cités par la CRA (notamment pp. 313-329, 675, 778). Or, le président Habyarimana était bien un "dur" tout comme ses pairs chefs d’État des pays voisins et ses rivaux nationaux mais, après deux décennies au pouvoir, il était parmi les politiciens les plus expérimentés en politique intérieure et les plus aguerris en relations internationales.
Ce rapide survol de l’enchaînement de divers événements et de l’analyse qu’en propose le rapport permet d’avancer quelques remarques plus générales.
Un très important travail de compilation et de classement a indéniablement été effectué sur un ensemble considérable d’informations qui se corroborent, se différencient ou s’opposent souvent radicalement selon les sources d’archives et dans le temps. Pour ceux qui ont eu à connaître de près ces années au contact direct des divers acteurs, ils se souviennent des heures consacrées au décryptage des événements et des stratégies des uns et des autres, à interpréter les dits et les non-dits, à les mesurer à l’aune des engagements effectifs et des risques encourus ou tout simplement des incertitudes qui ont souvent annihilé les stratégies les plus élaborées.
On peut donc comprendre à quel point il est difficile de reconstruire le passé sur la seule base d’archives produites lors de l’élaboration de politiques d’institutions ou de services multiples aux attentes contradictoires. De ce point de vue, le recours fréquent à des commentaires évasifs illustre la prudence qu’impose la méconnaissance des contextes, des personnalités citées, des vécus ressentis lors des événements relatés. Néanmoins, cette prudence ne permet pas d’éviter, parfois, des erreurs d’interprétation dues à l’ignorance de ce qui n’a pas été consigné par écrit : des paroles, des influences, des échanges, des arrangements, etc.
On retiendra enfin que, s’il est possible d’écrire une histoire cohérente et à peu près fiable d’acteurs qui se doivent d’en consigner l’essentiel dans des écrits appelés à être conservés, il est largement illusoire de vouloir le faire vis-à-vis d’acteurs majeurs qui se défient de tous types d’archives et/ou recourent aussi souvent que nécessaire à l’effacement radical des traces de leurs actes. Et il importe de le dire. Ainsi, comment les détails fournis sur les décomptes à l’unité près des armements livrés aux FAR par l’armée française ne donneraient-ils pas l’impression d’une réelle rareté des informations relatives aux fournisseurs, aux financements, aux types d’armements dont le FPR disposait au point de lui assurer une supériorité militaire incontestable ?
Ces handicaps sont la conséquence assumée du choix fait par les initiateurs et concepteurs du rapport de recourir à des archivistes, des juristes et des historiens de divers domaines (opérations militaires, génocides et crimes de masse, droit constitutionnel, justice pénale internationale, organisations en temps de guerre, Vème République, réseaux de résistance et services secrets, Grande Guerre, femmes et genre, traitement documentaire des archives d’État). Il reste que la contrainte des délais (et celle due aux restrictions de consultation des archives en raison de la Covid-19) n’aurait, semble-t-il, pas permis d’organiser en nombre les échanges programmés avec des chercheurs et des témoins.
Conclusion
Face à un régime qui écrit une histoire officielle consacrant sa triple victoire militaire, politique et idéologique, qui stigmatise les responsabilités internationales, plus particulièrement celles de la France, l’ouverture tardive des archives françaises répond désormais à un grand nombre d’interrogations laissées sans réponse par la MIP en 1998. Ces archives confirment le constat d’un échec politique multiforme des stratèges politiques et militaires français dont l’issue tragique marquera durablement l’histoire contemporaine.
Une telle mise à jour des amertumes s’imposait. Sur le fond, elle répond assurément à l’exigence de vérité due aux citoyens rwandais et français et au-delà. Sur la forme, la reconnaissance des erreurs alors commises s’imposait assurément. Pour avoir attendu trois décennies, cette reconnaissance incontournable s’est transformée en un acte de contrition imposé, en prologue à une relance des procédures judiciaires envers des accusés fugitifs installés en France qui documenteront certainement de nouveaux domaines ayant encore échappé au travail de vérité. On citera notamment les soutiens directs et multiformes apportés par des autorités françaises diverses, qui se sont entremises pour appuyer ou faciliter les missions en France (et/ou d’autres pays) de représentants, intermédiaires ou sous-traitants mandatés par le gouvernement intérimaire organisateur du génocide des Tutsis (opérations d’achats d’armes, placements de fonds de personnalités, organisations d’accueils et de protections négociés, voire impunité d’accusés recherchés, etc.).
Ce travail de transparence pourra inciter à de nouvelles enquêtes qui ne seraient pas soumises aux contraintes que s’imposent les décideurs. Ces nouveaux instigateurs peuvent ainsi se permettre de rappeler et d’illustrer que les forces politiques et militaires qui ont pris la responsabilité de plonger le Rwanda dans la guerre civile puis ont assumé à chaque étape l’exacerbation de la violence jusqu’à l’issue monstrueuse du génocide sont d’abord et avant tout rwandaises.
Le travail de mémoire se doit aussi d’être un travail de vérité partagé.
Marc Le Pape
En premier lieu, je tiens à reconnaître la qualité du rapport de la Commission sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis. À la publication de ce type de rapport, généralement les connaisseurs s’expriment par des critiques ou même des condamnations : que manque-t-il ? Quelles sont les archives ignorées, minimisées, négligées ? Quels sont les partis pris ? Quelles sont les erreurs ? Quels sont les enjeux ?, etc. Pour ma part, j’ai beaucoup appris. Cependant, je débute par une interrogation. Au début et à la fin du document, les historiens-rédacteurs affirment : le rapport est "scientifique" (p. 9, p. 966). Cette qualification ne concorde pas avec la nature du rapport : toute enquête scientifique prendrait appui sur les recherches traitant du génocide des Tutsis et des engagements de l’État français au Rwanda. En 2021, le rapport Stora sur la guerre algérienne d’indépendance débute par une reconnaissance des recherches universitaires.
Revenons au rapport Rwanda. J’ai fréquemment entendu de la part de connaisseurs des formules : "on le savait déjà", "je n’ai rien appris", "l’essentiel était déjà dans le rapport de la MIP". Je suis en désaccord avec ce type de certitudes (parfois d’arrogances). Généralement, elles visent à dévaloriser le travail effectué. Le rapport sur les archives livre des données documentaires qui n’étaient pas auparavant accessibles. Une qualité générale : la publication de longs extraits d’archives ; lecteur, je découvre ainsi des langages, une variété d’expressions (militaires, diplomatiques, élyséennes, médiatiques, associatives), des manières diverses d’exprimer des appréciations, des alertes, d’évoquer les épreuves subies par les Tutsis (épreuves toujours en cours durant l’intervention française).
La qualité du rapport tient notamment aux récits d’opérations militaires, même si les spécialistes en demandent aussitôt plus sur ces actions ; de même que certains spécialistes en demandent plus (à juste titre) sur la chronologie locale de la découverte par les militaires français du sort des Tutsis : quelles expériences les conduisent à passer de leurs méconnaissances premières à leur progressive lucidité (cela apparaît dans les rapports de plusieurs officiers). Sur les opérations militaires, j’ai apprécié en particulier que souvent leurs caractéristiques soient relativement détaillées : je pense par exemple aux discussions, aux « malentendus » sur l’usage et l’emplacement de la batterie d’artillerie de 105 (je n’en ai pas bien compris les enjeux, mais le récit rend sensibles les tensions : entre officiers français, entre eux et leurs alliés rwandais).
Autre exemple où est proposé un récit : les trois jours de l’opération Volcan au nord du Rwanda (21-25 février 1993) ; le suspense de l’opération est rendu sensible, on se demande si les Français et les ressortissants étrangers bloqués à Ruhengeri vont être finalement récupérés (ils le sont). Les détails sont racontés à partir du 8 février 1993 (p. 258- 261) ; les personnages, les acteurs qui interviennent successivement sont nommés, leurs rôles retracés, on sait quels hommes sont engagés ; il y a là un récit d’opération (incomplet sans doute, mais les rapporteurs ne posent pas de questions sur les limites de leurs savoirs). D’autres restitutions d’opérations livrent de nombreux détails et en composent des récits : je pense par exemple au début des opérations à et à partir de Bukavu (22 juin 1994, p. 494) : on apprend quels sont les objectifs, quelles sont les directives, quels sont les intervenants, qui commande, quand et comment est mise en œuvre l’intention humanitaire (p. 494-495, 503, etc.).
Livrant des récits d’opérations, les rédacteurs du rapport revendiquent d’ignorer les enquêtes scientifiques qui en traitent. Étrange parti pris dont une analyse minutieuse du rapport montrerait les effets de méconnaissance. Maintenant que le rapport est publié, les historiens qui ont contribué à sa production prolongeront-ils les enquêtes ?
Une attitude de langage m’a étonné dans l’ensemble du rapport : les rédacteurs utilisent de manière extrêmement fréquente l’expression "il semble", "il semble que" (dans le même sens mais moins fréquemment apparaissent : probablement, sans doute, peut-être et le conditionnel). Pour "il semble" s’agit-il, peut-être, d’une habitude de langage. Mais qu’exprime le recours à cette expression ? C’est parfois le point de vue d’un personnage dans un document (alors je ne relève pas) mais fréquemment il s’agit, pour les rapporteurs, d’exprimer un point de vue, le leur. C’est donc l’appréciation d’un rapporteur qui ne tranche pas, crée ainsi de l’incertitude ou affirme avec prudence ; mais de quel côté penche le rédacteur qui écrit : "les autorités [françaises] semblent largement ignorer l’extension et la systématisation des "massacres génocidaires"" (7 avril 1994, p. 382) ?
Enfin, il a été fréquemment écrit que l’usage du terme humanitaire par les gouvernants français est tout à fait excessif. Dans nombre de cas, il s’agit en effet pour les autorités françaises de qualifier ainsi des opérations strictement militaires. De ce fait le caractère spécifiquement humanitaire de certaines actions du personnel militaro-médical est minimisé, euphémisé, alors que ces actions médicales avaient de l’importance.
Pour finir, une interrogation : comment ne pas s’étonner d’un énorme silence ? Dans le chapitre 7 en particulier, nous espérions découvrir des données d’archives sur la nature des forces militaires du FPR, des opérations du FPR dans les zones qu’il occupait au Rwanda à partir de 1990. N’y a-t-il rien dans les archives à ce sujet ? Les divers services du renseignement français n’avaient pas mission d’enquêter sur les capacités militaires du FPR et les violences commises dans ces zones ! Aucune trace dans les archives : c’est surprenant.
Claudine Vidal
Comment qualifier le rapport Duclert ?
Si on lit au premier degré la lettre de mission du président Macron, on pourrait espérer une recherche historienne au sens universitaire sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Il reste que la lettre commence par rappeler la finalité diplomatique du rapport qui a été commandé suite à une "rencontre avec le président Paul Kagame, à Paris".
En cas de conflit entre la finalité historienne académique et la finalité diplomatique, que se passera-t-il ? Il serait candide de ne pas prévoir que la finalité diplomatique l’emportera à tous les coups.
La Commission Duclert est investie d’une production de connaissance, sans aucun doute, mais elle a un but diplomatique. Pourquoi faire semblant de l’ignorer ? Ce n’est pas du cynisme que de le reconnaître, c’est ainsi. Mais le reconnaître, c’est se mettre en tête de constamment apprécier comment la première mission (renouer avec Kigali) interfère avec la seconde (analyser le rôle de la France).
Je lis le terme "scientifique" sous la plume de Vincent Duclert : "La commission […] vous remet le document scientifique que vous attendez […] (Rapport, p. 9)". Difficile de suivre Duclert sur ce point si l’on examine les règles qui ont été imposées aux rapporteurs (ou qu’ils se sont fixées), règles condensées en une formule : "unicité des sources" (Exposé méthodologique, p. 36). Soit consultation des seules archives publiques françaises et non d’archives étrangères ; renoncement à la constitution d’"archives orales" (Rapport, p. 34), en d’autres termes à des entretiens avec des acteurs ou des témoins de la période étudiée ; enfin non-prise en compte des travaux de recherches universitaires, très nombreux, portant sur la période 1990-1994.
J’imagine un thésard qui introduirait son travail sur un tel triple renoncement ! Le jury lui rappellerait que la nécessité de confronter des sources diverses quant à leur origine et leur nature et celle de prendre en compte les travaux déjà existants est la base minimale d’une recherche méritant la qualification d’universitaire (ou de scientifique).
Angles morts
Quelles qu’aient été les raisons des rapporteurs pour fixer des limites à leur investigation, ces limites ont eu des conséquences sur la portée de leurs résultats. Elles ont créé des angles morts d’où résulte une vision partielle de l’histoire. J’en vois trois principaux.
Méconnaissance des autorités étatiques et politiques rwandaises
Certes, les rapporteurs rendent abondamment compte des relations entre les divers acteurs de l’État français et des acteurs de l’État rwandais (le président, des diplomates, des militaires, des ministres, etc.), ils font également état de rapports émanant par exemple de diplomates ou de militaires qui font le point sur les positions de l’entourage présidentiel, plus rarement de l’opposition. Il reste que ces connaissances sont de surface, ne permettent pas de saisir les rapports de force réels entre les autorités, entre les groupes d’influence, de saisir les événements enflammant les processus de radicalisation. Je ne donnerai qu’un exemple : la déliquescence des Forces armées rwandaises (FAR). Elle est constamment affirmée, détaillée car c’est un souci constant pour les diplomates et les militaires français : elles ne vont pas tenir le coup face au FPR. Mais rien n’est dit des raisons politiques qui ont entraîné cette déliquescence.
Il y a tout lieu de supposer que les archives françaises ne comportaient pas de documents permettant de comprendre ces faiblesses des FAR. Il reste que des témoins et des chercheurs auraient aidé à combler ces lacunes.
Méconnaissance du FPR
Le FPR n’apparaît qu’en tant qu’acteur militaire et diplomatique au cours des différents épisodes décrits par le rapport. Il fait l’objet de représentations négatives mais lapidaires chez ceux qui préconisent un renforcement du soutien aux FAR : ce sont des "envahisseurs", il s’agit d’une "offensive ougando-tutsi", ils veulent créer un "Tutsiland" (Rapport, p. 406). Seul l’extrait d’un message de l’ambassadeur de France en Ouganda (Rapport, p. 57) faisant suite à une rencontre qu’il eut avec deux dirigeants du FPR reproduit le discours politique du FPR justifiant l’attaque du 1er octobre et indiquant quelle ligne de conduite ils envisagent vis-à-vis des puissances étrangères. Par ailleurs, les tueries commises par le FPR, quand elles sont mentionnées, sont qualifiées non de massacres mais de "représailles" (Rapport, p. 948, notamment). Il est concevable qu’il n’y ait eu que peu de données historiques concernant le FPR (sa formation, son organisation, son armement, son comportement sur les terrains conquis, etc.) dans les archives consultées par les rapporteurs (même s’il est probable qu’au moins le ministère de la Défense et la DGSE aient mené des enquêtes, sinon au Rwanda, du moins à partir de l’Ouganda). Du coup, on voit bien comment la règle « unicité des sources » impose une analyse des engagements de la France au Rwanda qui ne dit rien de l’un des deux acteurs de la guerre civile, le FPR. C’est quand même un problème !
Méconnaissance du rôle des puissances étrangères
Des puissances étrangères sont intervenues à de nombreux moments, ne serait-ce qu’en tant que médiatrices entre les belligérants. Elles ont également produit des connaissances sur l’ensemble du conflit. Là encore, la non-consultation d’une documentation extérieure aux archives françaises impose une ignorance.
Finalité diplomatique vs finalité historienne
Des connaisseurs de la période 1990-1994 reprochent aux rapporteurs de ne pas avoir poussé assez loin leurs investigations, ou de ne pas en avoir mené du tout sur des zones d’ombre préoccupantes : livraisons d’armes aux militaires rwandais après l’embargo international sur les armes du 17 mai 1994 décidé par le Conseil de sécurité des Nations unies, rôle du capitaine Barril, éventuel soutien de militaires français à des militaires rwandais dans la Zone humanitaire sûre puis ultérieurement au Zaïre-RDC, viols de Rwandaises par des soldats de l’opération Turquoise, silence sur les massacres commis par le FPR contre des populations civiles durant les quatre années de la guerre, etc. Ces préoccupations émanent de commentateurs qui ont par ailleurs des positions très divergentes quant aux responsabilités des principaux protagonistes du drame. Néanmoins, ils se rejoignent pour juger que la finalité diplomatique l’a emporté sur la finalité historienne : on épargne certaines accusations à la France qui pourraient donner lieu à des poursuites pénales, on ne dit rien sur le FPR qui puisse incommoder le président Kagame et plomber le processus de réconciliation.
Quoi qu’il en soit, l’objectif diplomatique l’emporte dans la rédaction du rapport par le contraste entre le chapitre VII et les chapitres précédents. Les chapitres I à VI contiennent une enquête chronologique minutieuse dans les archives relatant les divers contacts entre institutions et acteurs concernés, donnent des extraits de notes, rapports, lettres, etc., échangés, ont le ton de la neutralité, bref mettent en pratique des procédures classiques de recherche historique. Le long chapitre VII abandonne cette démarche pour développer un réquisitoire très dur contre les acteurs élyséens, faire le constat d’un "blocage cognitif profond" (Rapport, p. 663) quant aux risques de génocide des Tutsis, mettre en valeur ceux qui (militaires, diplomates, chercheurs, acteurs de la société civile) ont mis en garde les autorités élyséennes sur la possibilité d’une catastrophe. Les pages finales, largement reprises par les médias, concluent à un "ensemble de responsabilités lourdes et accablantes" (Rapport, p. 973) au sein de l’État français. Mission (diplomatique) accomplie !
Il reste que, lorsque la finalité diplomatique ne prend pas le dessus, les enquêtes menées dans les archives nous apportent des connaissances nouvelles. Non pas des révélations, les événements sont connus, non pas des informations jusqu’alors dissimulées car le "rapport Quilès" avait déjà établi des connaissances solides. Mais elles permettent la reconstitution fine de processus aboutissant à la mise en œuvre des pratiques effectives de la France au Rwanda. Un exemple, mais il y en a bien d’autres, la mise en évidence d’oppositions à la politique élyséenne émanant d’acteurs très divers, notamment des militaires, et le contournement de ces oppositions. C’est pourquoi je ne suivrai pas les détracteurs du rapport Duclert lorsqu’ils le rejettent intégralement.
Serge Dupuis
J’ai travaillé sur les rapports Duclert et Muse en deux séquences. Tout d’abord, j’ai lu le premier à la lumière de deux des objectifs fixés à la commission par le président de la République dans sa lettre de mission à Vincent Duclert du 5 avril 2009 : "analyser le rôle et l’engagement de la France au Rwanda" au cours de la période concernée "en tenant compte du rôle des autres acteurs" et "contribuer au renouvellement des analyses historiques sur les causes du génocide des Tutsi, […] en vue d’une compréhension accrue de cette tragédie historique".
Sur le rôle et l’engagement de la France, l’objectif est atteint : la consultation des archives a permis à la commission de se livrer à une analyse du rôle et de l’engagement de la France au Rwanda. La commission a établi que l’on ne pouvait accuser les responsables français de l’époque de complicité dans le génocide des Tutsis, qu’il s’agisse d’une participation à une éventuelle préparation ou à l’exécution du génocide, ou qu’il s’agisse du maintien d’un soutien au gouvernement rwandais alors même qu’ils auraient eu conscience qu’un génocide était en préparation. En revanche, le rapport accuse ces décideurs de porter une responsabilité "accablante" dans la tragédie.
Par contre, excepté pour ce qui est de l’Ouganda, je suis resté sur ma faim concernant le rôle des autres acteurs engagés dans celle-ci, en particulier dans la perspective d’un accroissement de la compréhension de ce qui s’était alors passé. Le traitement du FPR illustre bien ceci. L’organisation est systématiquement présentée, directement ou indirectement, sous un jour favorable, sans que ne soient sérieusement abordées la question de ses stratégies ou celle de son comportement sur le terrain. Elle aurait été la victime innocente d’une hostilité systématique et irréductible de la part de responsables français incapables de dépasser leur grille de lecture ethniciste. On a là un un discours qui occulte la nature véritable du rôle joué par le FPR, si bien qu’au fil des pages, j’en suis venu à la conclusion que, loin de s’en tenir à une démarche scientifique, la commission avait tout simplement pris le parti de s’en tenir à un récit qui ne fâche pas le régime de Kigali.
La seconde séquence de mon travail – la lecture du rapport commandité par ce régime – m’a permis de prendre la mesure de la mystification dont le rapport Duclert constitue l’un des versants. Deux éléments ressortent du rapport Muse : comme dans son pendant français, la responsabilité de la France y est décrite comme accablante, avec, certes, une mise en cause plus impitoyable, qui va jusqu’à inclure l’opération Turquoise, au contraire du rapport français. En revanche, le terme de complicité n’y apparaît jamais associé au rôle de l’État français, en écho à l’affirmation du rapport Duclert selon laquelle la France, si elle fut aveugle, ne fut pas complice. Second élément : comme dans le rapport français, le FPR est décrit comme un protagoniste quasiment irréprochable. Un chevalier blanc.
Il apparaît dès lors que la mystification que j’évoquais à l’instant est le produit d’un accord, d’un deal, entre les autorités des deux pays, deal placé sous l’égide des intérêts nationaux du Rwanda et de la France et qui explique qu’un rapport, le rapport Duclert, qui se prétendait scientifique, dévoile sa finalité diplomatique quand il s’agit du FPR. Du côté français, on a placé dans la corbeille le non-lieu dans l’affaire de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, la validation du récit rwandais sur le rôle immaculé du FPR et la reconnaissance de responsabilités accablantes de Paris (la position d’infaillibilité de la France étant devenue de toute manière intenable). Du côté rwandais, on a mis dans cette corbeille la disparition de l’accusation de complicité à l’encontre de la France.
On pourrait penser qu’on a là un jeu à somme nulle. En réalité, il y a, dans cette affaire, un gagnant et un perdant. Le gagnant, c’est (je pourrais dire : comme d’habitude) le régime de Kigali : au regard de son image, de sa légitimité internationale, il voit son récit validé par un pays dont la justice a longtemps fait peser de graves soupçons sur son rôle dans le génocide. Le président Kagame n’a pas boudé son plaisir et a salué un "pas important" de la France. D’autre part, quelque peu lâché par ses alliés occidentaux traditionnels, il s’en procure un nouveau, qui pèse en Afrique et aux Nations unies. En outre, le gâteau est surmonté d’une cerise, puisque si le terme "complicité" est bien absent du rapport Muse en relation avec la France, la notion de complicité de celle-ci, elle, reste bien présente. De fait, il n’est pas question, dans le rapport Muse, à l’inverse du rapport Duclert, d’aveuglement idéologique de Paris : les responsables français ont rendu possible un génocide "prévisible", prévisible étant entendu dans le rapport comme signifiant qu’ils ont vu qu’il se préparait : le génocide se préparait, ils en étaient conscients, ils n’ont rien fait pour l’empêcher. Bien au contraire, ils l’ont rendu possible par leur assistance militaire. C’est dans cet esprit que Paul Kagame a précisé à propos du rapport Duclert, lors des commémorations du génocide, le 7 avril dernier : "Le rapport montre que le président Mitterrand et ses proches conseillers savaient que leurs alliés rwandais étaient en train de planifier un génocide contre les Tutsi". Et il a enfoncé le clou auprès de France 24, assurant, s’agissant de l’exonération de la France par le rapport de toute complicité, qu’il n’en pensait pas moins.
Le régime de Kigali étant ce qu’il est, on peut être fondé à penser que cette notion de complicité qui demeure pourrait bien resservir à l’avenir, pour peu que les intérêts de ce régime le demandent. Car, évidemment, même si elles sont pour un temps débarrassées du poids de cette accusation de complicité préjudiciable aux intérêts de la France en Afrique, les autorités françaises sont les perdantes du deal. Pas seulement sur le plan des valeurs – qui n’est, au demeurant, pas leur propos, comme elles l’ont montré en propulsant Louise Mushikiwabo à la tête de la Francophonie –, mais aussi sur le plan politico-diplomatique.
À tous ces égards, on voit bien que s’agissant du vœu (tout rhétorique, bien sûr) exprimé par le président Macron concernant un renouvellement des analyses sur les causes du génocide et une compréhension accrue de celui-ci, on est loin du compte. L’essayiste Paul Thibaud l’a fort bien écrit à propos du rapport français : le génocide est "mis hors de l’histoire". Ce qui, par définition, conduit à renoncer à en comprendre l’histoire.
📰 https://www.jean-jaures.org/publication/reflexions-sur-le-rapport-duclert/
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Le 24 février 2022, la fondation Jean Jaurès a souhaité clore la réflexion en donnant la parole à Serge Dupuis
Pour clore le travail de réflexion de la Fondation sur les apports du rapport de la commission Duclert, Serge Dupuis propose une analyse des principaux éléments mis en avant par ce rapport.
Au mois d’avril 2019, le président Emmanuel Macron confiait à une commission d’historiens et de juristes français, placée sous la présidence de l’historien Vincent Duclert, la tâche de "consulter l’ensemble des fonds d’archives françaises" relatifs à l’action et au rôle de la France au Rwanda au cours de la période ayant précédé le génocide des Tutsis et du génocide lui-même. Le président de la République demandait également à la commission de tenir compte dans son travail du "rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période", sans que le mandat recommandât l’examen de leurs archives. Après un travail d’analyse de ces archives françaises, la commission Duclert a présenté son rapport au président Macron au début du mois d’avril 2021. Le rapport dresse des événements, réactions et initiatives concernés le tableau qui suit.
Le rôle de la France
Lorsqu’au début du mois d’octobre 1990 le Front patriotique rwandais (FPR) entreprit de prendre le pouvoir à Kigali depuis l’Ouganda, le cercle restreint des responsables politiques et militaires français en charge de l’Afrique – le président de la République François Mitterrand et ses conseillers au sein de son état-major particulier (EMP) et de la cellule africaine de l’Élysée – prirent la décision d’accorder un soutien militaire au président rwandais, Juvénal Habyarimana, qui en faisait la demande. Il s’agissait d’aider un pays ami contre ce qui leur était présenté par Kigali, non comme une rébellion animée par des Rwandais d’origine, mais comme l’agression d’une minorité ethnique pilotée par l’Ouganda anglophone pour ses propres fins. Aux yeux de ces responsables, l’offensive constituait en outre une menace pour la francophonie et les intérêts français dans cette région de l’Afrique, tandis qu’une non-intervention aurait décrédibilisé l’ensemble des accords de coopération et de défense noués par la France en Afrique.
Selon la commission, cette présentation de l’attaque comme une offensive de l’armée ougandaise ne reposait en réalité sur aucun fondement solide. Toutes les informations vérifiées, si elles décrivaient une assistance de l’Ouganda en matière d’armement, de conseillers ou d’instructeurs, révélaient l’origine FPR de l’attaque. Cependant, les responsables parisiens, résolus à empêcher tout empiètement anglophone sur le pré carré francophone élargi au Rwanda, n’en prirent pas moins le parti de s’en tenir à la version de leurs interlocuteurs rwandais. De même, adoptèrent-ils immédiatement l’autre élément, de nature ethniciste, de l’argumentaire des autorités rwandaises, qui leur permettait de fonder leur position sur des considérations qu’ils qualifiaient d’"humanitaires" : selon eux, le FPR représentait une ethnie minoritaire au Rwanda et une éventuelle prise de pouvoir par la force de cette organisation menaçait de plonger le pays dans un engrenage sanglant car les Hutus, ethnie majoritaire à 85% et donc légitimement au pouvoir, ne se résoudraient jamais à se retrouver sous le joug des Tutsis. La Commission explique comment l’EMP, en la personne des généraux Quesnot et Huchon, conçurent, à l’égard du FPR et de son chef, Paul Kagame, une profonde hostilité. Ils n’eurent de cesse de délégitimer la rébellion auprès de François Mitterrand, la présentant comme "une force ennemie et insincère, animée d’intentions exterminatrices à l’égard des populations hutues et de visées totalitaires" : ainsi justifiaient-ils auprès de lui la présence militaire française au Rwanda.
Ce soutien, écrit la commission, s’inscrivait également au cœur d’un projet politique nourri par François Mitterrand dans le cadre de la politique africaine de la France. Le président français voulut faire de l’engagement de la France au Rwanda un laboratoire de la mise en œuvre des orientations qu’il avait fixées au sommet franco-africain de La Baule, en juin 1990. L’assistance militaire ne fut accordée au président Habyarimana que dans la mesure où il engagerait et mènerait à terme un programme de démocratisation des institutions nationales et s’attacherait au respect des droits de l’homme. De même, il lui était demandé d’entreprendre des négociations avec le FPR avec pour objectif de parvenir à un partage du pouvoir qui serait consacré par un processus électoral. Dans cette perspective, le soutien militaire français visait non à provoquer une défaite militaire de la rébellion, mais à maintenir entre les deux protagonistes un équilibre qui contraignît le FPR à accepter un processus de paix. Il fut donc renforcé chaque fois qu’une offensive du FPR mit cet équilibre en péril.
À cet égard, les archives consultées par la commission soulignent les efforts politiques et diplomatiques accomplis par Paris afin de favoriser un règlement pacifique du conflit et le rôle "central" que les responsables français jouèrent dans le processus qui mena aux accords d’Arusha d’août 1993. Elles rendent compte des démarches entreprises de manière répétée par ces responsables, en particulier l’ambassadeur Georges Martres et le président Mitterrand lui-même, pour rappeler à Juvénal Habyarimana ses engagements en matière de démocratisation, de droits de l’homme et de processus de paix, en particulier aux moments où se posa la question du maintien, voire de l’accroissement du dispositif militaire français. La commission évoque un chef d’État, Juvénal Habyramina, "poussé dans ses retranchements", qualifie les pressions exercées d’intenses et, loin de décrire un soutien inconditionnel, montre comment François Mitterrand, ses conseillers et les autorités auxquelles ils donnaient des ordres contraignirent le président rwandais et la mouvance présidentielle, non seulement à accepter une opposition de plein droit, mais également à négocier avec le FPR et à passer des accords de paix dont elle pensait qu’ils éviteraient au pays les massacres redoutés.
Le Rapport décrit comment les décisions des responsables nationaux furent informées par les analyses et les appréciations des agents de l’État présents sur le terrain. L’influence de l’ambassadeur Georges Martres fut, de ce point de vue, prépondérante dans la légitimation de la présence militaire française au côté du gouvernement rwandais. Au moment de l’offensive du FPR d’octobre 1990, il relaya auprès de Paris l’argumentaire des autorités rwandaises. De même, tout en ne manquant pas de mettre en cause le parti présidentiel, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), et certaines autorités locales dans les violences meurtrières anti-tutsies, tout en soulignant également l’influence d’un racisme hutu au sein même des structures du pouvoir et de l’armée, il assurait que des efforts étaient accomplis au plus haut niveau pour endiguer l’extrémisme et punir les coupables des exactions commises, fruit bien souvent, indiquait-il, d’émotions populaires. L’ambassadeur exonérait Juvénal Habyarimana de toute responsabilité dans les tueries de Tutsis, tout en le présentant comme le garant du succès de la démocratisation du pays et du maintien de l’unité de celui-ci. Seule l’assistance militaire française pouvait selon lui protéger le Rwanda contre les graves affrontements ethniques – plus clairvoyant, l’attaché de défense, le colonel Galinié, parlait de protéger les Tutsis – qui ne manqueraient pas de suivre une prise du pouvoir du FPR à Kigali. Pour le rapport, là où les autorités rwandaises menaient une politique délibérée d’instrumentalisation de la situation à des fins politiques, l’ambassadeur Martres ne vit que de nouvelles occurrences d’une tradition ancienne d’opposition ethnique, ravivée par l’offensive du FPR d’octobre 1990 et l’état de guerre qu’elle avait instauré.
La commission observe d’autre part que l’opposition démocratique rwandaise, une fois parvenue à la tête du second gouvernement pluripartite du Rwanda, en avril 1992, plaida non seulement pour le maintien au Rwanda du dispositif militaire français mais aussi pour son extension, y compris en ce qui concernait la présence de soldats français aux portes de Kigali. Le Premier ministre reprit à cet égard l’idée d’un nécessaire équilibre des forces.
La question de la complicité
Le rapport affirme ne trouver dans les archives aucun élément permettant d’accuser la France de complicité avec l’entreprise génocidaire. Il conclut cependant en lui imputant des "responsabilités lourdes et accablantes" dans la survenue puis le déroulement du génocide. Pourquoi ?
L’apport de la commission à l’établissement des faits est ici à la fois crucial et, pour une bonne part, inédit. Elle s’est en effet livrée, à partir des archives, à une recension systématique et chronologique des multiples alertes de provenances diverses adressées, durant la période concernée, aux responsables parisiens du dossier rwandais. Elle montre comment, dès les jours et les semaines qui suivirent l’offensive du FPR, ceux-ci furent alertés des menaces d’extermination pesant sur la population tutsie. Aussi bien l’attaché de défense du poste diplomatique, le colonel Galinié, que le commandant des troupes présentes au Rwanda, le colonel Thomann, l’ambassadeur Georges Martres ou le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), informèrent Paris de la violente répression ciblant les Tutsis, des tueries systématiques les visant, ou encore de l’exacerbation des rivalités ethniques par le parti présidentiel au moyen d’une propagande raciste vectrice de haine. La possibilité de voir le président Habyarimana lancer contre les Tutsis, pour sauver son régime, "une guerre sainte" qui résulterait dans des "affrontements ethniques majeurs" fut alors évoquée, le colonel Galinié évaluant dans cette hypothèse à 700 000 le nombre probable de victimes tutsies. Il signala le poids considérable des extrémistes au sein de la nomenklatura politico-militaire et leur détermination à conserver le pouvoir quelqu’en fût le coût, recommandant une politique de modération dans l’assistance consentie aux Forces armées rwandaises (FAR). Sur ce point, l’état-major des armées, en la personne de l’amiral Lanxade, aussi bien que Jean-François Bayart, analyste auprès du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, allèrent dans le même sens. Le colonel Thomann, quant à lui, conseilla purement et simplement un désengagement total des troupes françaises.
En 1991, le colonel Galinié recommanda un retrait progressif des troupes françaises. Il insista de nouveau sur les dangers d’une politique de soutien exclusif à Juvénal Habyarimana, au regard de la présence, dans le premier cercle de l’entourage de celui-ci, de dignitaires hutus extrémistes et violents, détenteurs de tous les pouvoirs – parmi lesquels quelques militaires de haut rang –, farouchement opposés à la démocratisation. Le rédacteur Rwanda du Quai d’Orsay, Antoine Anfré, exprima le même point de vue. En 1992, les alertes se poursuivirent, en particulier au cours du premier semestre, lorsque, à la suite des massacres du Bugesera, l’ambassadeur et le renseignement militaire attribuèrent aux autorités rwandaises la responsabilité du "premier pogrom anti-tutsi" qui fût survenu depuis 1973. Cette même année, le successeur du colonel Galinié, le colonel Cussac, alerta à son tour les responsables français de la montée en puissance de l’extrémisme hutu, signalant la création de milices par le MRND et la Coalition pour la défense de la République (CDR), parti ouvertement raciste, ainsi que le projet d’armement des populations du nord. Il insista également sur ces points l’année suivante, soulignant la possibilité que survînt une chasse générale aux Tutsis et identifiant le risque que représentait un soutien militaire français aligné sur un pouvoir présidentiel en voie de radicalisation. L’année 1993 fut également celle de la publication, en mars, d’un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et d’autres organisations, qui dénonçait la perpétration au Rwanda, avec la participation d’agents de l’État et de militaires, de violations des droits de l’homme "massives et systématiques, avec l’intention délibérée de s’en prendre à une ethnie déterminée", les Tutsis. Au mois de février, l’ambassadeur Martres, mais aussi la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), mirent quant à eux en cause le parti présidentiel et les autorités locales pour le premier, le président Habyramina et son entourage pour le second, dans l’organisation de tueries de Tutsis survenues à ce moment-là. Au mois d’avril, ce fut la Direction des affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense qui, sous la plume de Pierre Conesa, souleva à son tour le problème posé par le soutien militaire accordé à un président placé sous la coupe d’un clan, clan dont le SGDN signalait par ailleurs la radicalisation. Position également exprimée par le chef de la Mission militaire de coopération (MMC), le général Varret, pour lequel le noyautage du pouvoir présidentiel par des extrémistes demandait une réorientation de la politique militaire menée au Rwanda.
Ces multiples alertes, constate la commission, ne furent pas entendues par les autorités en charge de la politique de la France dans ce pays. Celles-ci prirent l’option de ne pas tenir compte de signaux qui venaient, au moins en partie, contredire cette politique. Elles restèrent sourdes à ces voix qui, toutes, conseillaient un réexamen critique du soutien militaire au gouvernement rwandais. Le rapport observe que les pressions qui furent exercées sur Habyarimana s’abstinrent de soulever des points essentiels. À cet égard, le puissant levier qu’eût pu constituer le soutien militaire pour mener une politique d’encouragement à la lutte contre la montée de l’extrémisme hutu – nous pensons, par exemple, aux médias de la haine – et d’incitation à la dé-racialisation de l’État ne fut mis dans la balance que théoriquement, sans que des initiatives concrètes ne fussent réellement prises, à l’inverse de ce que préconisait le ministre Pierre Joxe. Des moyens supplémentaires furent bien à certains moments refusés à Juvénal Habyarimana, mais, sur une longue période, l’essentiel des demandes formulées par le président furent accordées. De même, lorsque l’opposition démocratique prit la tête du gouvernement de Kigali, les décideurs français persistèrent à privilégier le scénario présidentiel, fragilisant cette opposition en la poussant à s’entendre avec le président Habyarimana. Celui-ci demeura, aux yeux du président Mitterrand et de son entourage, l’homme qui était en capacité de mener à son terme leur projet politique pour le Rwanda.
Raisons et effets d’une persistance dans l’erreur
Au premier rang des facteurs explicatifs de cet "aveuglement continu", le rapport place ce qu’il qualifie de "dogmatisme idéologique" des principaux décideurs français. Parmi ces derniers, il distingue en particulier François Mitterrand et l’EMP. Ils appliquèrent à la réalité politique et sociale du Rwanda, soutient la commission, une grille de lecture et d’analyse ethniciste et "racialiste" de l’Afrique héritée du passé colonial. Selon eux, le plupart des conflits sur le continent relevaient avant tout d’affrontements ethniques séculaires. Le conflit rwandais fut analysé non en termes politiques mais en termes ethniques et les décisions et l’action chargée de les exécuter se fondèrent ainsi sur une perception biaisée de la réalité. La démocratie à promouvoir au Rwanda fut pareillement définie en termes ethniques, jusqu’à reprendre le concept de "peuple majoritaire". Le rapport voit là une responsabilité intellectuelle majeure, une "défaite de la pensée" en même temps qu’une non prise en compte des apports de la recherche.
Animés de ces représentations, le président Mitterrand et ses proches conseillers, assure la commission, prirent le parti de ne pas reconnaître qu’au sein de l’État rwandais des forces encourageaient un racisme ethnique à potentiel génocidaire aux fins de préservation du pouvoir qu’elles détenaient. Ils minimisèrent la gravité et la répétition des tueries de Tutsis ; ils ignorèrent la radicalisation d’une partie de l’élite au pouvoir et l’amorce d’un "processus génocidaire" au terme duquel une partie du régime Habyarimana allait mettre à exécution le génocide de la population tutsie. Lorsque le génocide survint, au printemps 1994, ils ne comprirent pas que celui-ci était organisé par le gouvernement intérimaire (GIR) mis en place par les éléments extrémistes politiques et militaires de la mouvance du président assassiné. Ils l’interprétèrent comme une explosion de massacres ethniques traditionnels. Là encore, souligne la commission, des informations précises émanant de diverses sources leur parvinrent pourtant, et cela dès le mois d’avril. Qu’elles proviennent du colonel Cussac, des services de sécurité, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), du journal Libération, du chercheur Jean-Pierre Chrétien et d’autres, ces informations évoquaient une "épuration systématique", un "génocide", voire "une Shoah africaine", dans l’accomplissement desquels elles mettaient en exergue la responsabilité du gouvernement intérimaire et de l’armée rwandaise. Malgré ces nouvelles alertes, écrit la commission, "l’aveuglement" des autorités françaises devant la nature génocidaire, préméditée et organisée des tueries en cours et l’identité de leurs commanditaires et exécutants, persista durant plusieurs semaines. À leurs yeux, ce qui se déroulait au Rwanda était l’œuvre de bandes miliciennes incontrôlées, d’unités militaires indisciplinées, dont les exactions se déroulaient parallèlement aux combats opposant l’armée loyaliste et la rébellion. En revanche, ils mirent en exergue les exactions et les déplacements dramatiques de population qui accompagnaient la progression du FPR : selon cette vision, les actes de violence engageaient de manière équivalente la responsabilité des deux belligérants dans une même catastrophe humanitaire globale et demandaient une condamnation équilibrée, victimes et bourreaux, libérateurs et criminels, se trouvant confondus, renvoyés dos à dos.
Jusqu’au 16 mai 1994, Paris, déplorent les rapporteurs, ne prononça aucune condamnation spécifique des violences particulières infligées aux Tutsis ou de leurs auteurs, malgré, là encore, les informations que firent remonter au plus haut niveau certains services, y compris militaires, sur l’implication du camp gouvernemental. S’ils ne soutinrent pas militairement le GIR, en particulier en matière d’armement, les responsables français s’obstinèrent à traiter la situation du Rwanda comme relevant exclusivement d’une situation de guerre. Ils ne rompirent pas le dialogue avec ce gouvernement, légal à leurs yeux, alors même qu’il était en train d’accomplir un génocide. "Aveugles" à la réalité, ils ne cessèrent de prôner une relance des négociations politiques et un retour à la logique des accords d’Arusha et du partage du pouvoir. Ce qui les amena à accomplir des actes de complaisance. Qu’il s’agisse du parti pris de l’ambassadeur de France en faveur de la nomenklatura hutue, extrémistes inclus, dans les jours qui suivirent l’attentat contre l’avion du président Habyaramina, ou de la réception à Paris, au sein d’institutions de la République, de représentants du gouvernement génocidaire.
Le 16 mai, cependant, survint une reconnaissance officielle par le gouvernement français du génocide des Tutsis, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, dénonçant alors "l’élimination systématique de la population tutsie" et employant le terme de "génocide". Mais la Commission considère que ce fut une reconnaissance de circonstance, contrainte par l’environnement politique, et que, même à ce moment-là, les responsables français s’avérèrent incapables de prendre conscience de la spécificité génocidaire. En témoignèrent, dans les déclarations officielles françaises des semaines qui suivirent jusque et y compris au moment de l’opération Turquoise, la persistance et la déclinaison sous diverses formes de la thématique des massacres interethniques. En témoigna encore l’introduction du thème du double génocide, en particulier par le président Mitterrand lui-même, qui reprit alors l’idée d’un acte de "folie" provoqué au sein du groupe hutu par l’assassinat de leur président.
L’opération Turquoise
Seule l’opération Turquoise trouve grâce aux yeux de la commission. La consultation des archives l’amène à écrire qu’elle fut le résultat d’un sursaut volontariste du gouvernement français et du président Mitterrand et que, sur le terrain, elle fit œuvre utile, tandis que les militaires français eurent un comportement irréprochable. S’il y eut, observe le rapport, tentation de certains responsables militaires parisiens de mettre à profit l’opération pour stopper la progression du FPR et reconquérir le Rwanda, cette option fut clairement refusée au niveau politique avant le déploiement des troupes. Selon les documents cités, tout ce qui fut entrepris sur le plan militaire face à la rébellion releva de la dissuasion ou de la volonté de freiner l’exode des populations vers le Kivu, au Congo (alors dénommé Zaïre). La commission observe toutefois que, jusqu’au 4 juillet, date de la prise de Kigali par le FPR, les responsables français nourrirent l’espoir qu’un ralentissement de la progression du FPR permettrait d’éviter une mainmise totale de la rébellion sur le pays, mainmise conçue comme une "menace existentielle". Ils envisageaient, entre les deux belligérants, une reprise du dialogue qui eût relancé les accords d’Arusha et l’objectif de partage du pouvoir. Jusqu’à fin juin-début juillet, le GIR demeura un interlocuteur acceptable aux yeux de ces responsables. Ce n’est qu’alors qu’il ne leur apparut plus comme fréquentable, ce qui les amena à se mettre en quête de personnalités modérées de l’ancien régime à même de rendre possible une solution politique négociée.
L’effort de protection des Tutsis, désignés par le Premier ministre Édouard Balladur comme constituant l’essentiel des populations civiles menacées, fut réel bien que tardif, soulignent les rapporteurs : plusieurs milliers de personnes furent extraites de situations dangereuses et déplacées vers plusieurs sites que des militaires français s’efforçaient de protéger. La création de la zone humanitaire sûre (ZHS) releva du souci, là encore, d’éviter l’exode de près de deux millions de civils et d’assurer la sécurité de ces populations tout en prévoyant de faciliter l’acheminement de secours humanitaires. Les contacts avec les FAR étaient par ailleurs inévitables. Cependant, dès que les militaires français prirent conscience du rapport de celles-ci aux massacres, ils prirent leurs distances et leur enjoignirent de mettre un terme aux exactions. Si le désarmement des milices et des FAR eut un caractère progressif et limité, ceci s’explique par la nature sensible d’une telle tâche dans un environnement hostile. D’autre part, les membres du gouvernement génocidaire qui trouvèrent refuge en ZHS ne furent certes pas arrêtés, mais c’est l’Elysée et le gouvernement français que la commission désigne comme responsables de cette décision. Peu enclins à livrer au FPR les responsables hutus concernés ou de se charger de leur détention dans des conditions problématiques, Paris ne transmit aucune instruction enjoignant d’arrêter des personnes suspectées d’implication dans le génocide des Tutsis.
Concernant enfin les quelques jours de non-intervention à Bisesero alors que des massacres de Tutsis y étaient en cours, les rapporteurs évoquent un échec dramatique qu’ils expliquent de deux manières. D’une part, le rapport met en évidence l’impératif de neutralité dicté par le mandat des Nations unies, qui se traduisit sur le terrain par la crainte du commandement de l’opération que les forces déployées se retrouvent en situation de confrontation directe avec des éléments infiltrés ou même des troupes du FPR. En outre, intervenait le sentiment entretenu un temps par ce même commandement, en raison du biais contenu dans les directives reçues des autorités politiques, que les responsables civils et militaires locaux n’étaient pas impliqués dans les massacres. D’autre part, le rapport souligne que l’opération Turquoise n’en était alors qu’à son début, qu’elle ne pénétra qu’avec prudence dans la zone à reconnaître, que ses capacités étaient encore limitées et que le peu d’efficacité de la chaîne de renseignements pesa sur l’appréhension immédiate des enjeux spécifiques
Deux autres facteurs d’aveuglement
Tentant de comprendre à l’examen des archives comment le pouvoir exécutif français put mener pendant quatre années au Rwanda une politique qu’elle définit comme caractérisée par un blocage cognitif profond et qui porte à ses yeux une responsabilité écrasante dans le génocide des Rwandais tutsis, la Commission ne s’en tient pas au seul dogmatisme idéologique qui caractériserait selon elle les responsables de la politique menée. Elle avance deux autres explications, distinguant en premier lieu une autre forme, géopolitique, de dogmatisme. Ces responsables, l’EMP en particulier, explique-t-elle, défendirent avec acharnement une "conception figée du rôle de la France en Afrique". À ce titre, ils conçurent en particulier le Rwanda comme "l’avant-poste d’un conflit plus général", le "laboratoire" d’une action menée par la France pour la défense de la francophonie face à ce qu’ils percevaient comme la menace anglo-américaine. Avec pour corollaires une mise en cause infondée de prétendues visées de l’Ouganda, un silence coupable envers les violences extrêmes du camp allié (les FAR et les milices populaires) et une condamnation systématique du FPR. Celui-ci, véritable "obsession", demeura constamment au sommet de leurs préoccupations et leur cible principale. Ce dogmatisme explique une foi irrationnelle dans le processus d’Arusha, censé pouvoir paralyser les extrémistes hutus, dont ces responsables minimisèrent la capacité de nuire. Il explique l’incapacité de ces derniers à se saisir, à certains moments décisifs, de l’opportunité que constituait l’avènement d’un gouvernement pluripartite pour renouveler leurs interlocuteurs rwandais et infléchir la politique menée.
La seconde explication mise en avant par le rapport souligne les dérives institutionnelles qui présidèrent à la mise en œuvre de cette politique fautive. Ce fut d’abord la relation personnelle, directe et étroite, qu’établit le président Mitterrand avec son homologue rwandais. Relation dans le cadre de laquelle le premier pouvait, à la faveur d’un présidentialisme institutionnel que n’entravait aucun contre-pouvoir, prendre des engagements auprès du second sans consulter conseillers ou ministres concernés. Le second pouvait quant à lui se prévaloir de cette proximité pour obtenir ce qu’il souhaitait en matière d’assistance militaire, court-circuitant tous les échelons intermédiaires ou trouvant en face de lui sur le terrain des agents de l’État relayant prioritairement ses demandes, parfois malgré les avis contraires d’acteurs institutionnels. Un autre facteur de dysfonctionnement institutionnel lié au président de la République consista, selon la commission, dans le pouvoir direct et permanent qu’exerçait l’Élysée, par l’intermédiaire de l’EMP, sur l’engagement militaire au Rwanda jusque dans ses aspects les plus matériels. Ce pouvoir s’accompagnait d’une exigence de loyauté et de soumission de la part des ministres traditionnellement en charge de l’Afrique.
C’est le point sur lequel la commission porte en la matière le jugement le plus sévère : la politique menée par la France au Rwanda au début des années 1990 fut profondément marquée par la volonté que démontra l’EMP, outrepassant ses fonctions de conseil, d’exercer un contrôle opérationnel sur l’action de la France au Rwanda. Afin d’imposer la volonté présidentielle, il ne cessa d’user de pratiques non conformes aux institutions, voire irrégulières. Appuyé sur la pratique de François Mitterrand de "l’ordre par la voix", il exerça son emprise sur les autorités ministérielles et les conseillers de la cellule Afrique de l’Élysée. Il établit avec les agents de l’État et les militaires sur le terrain des relations parallèles directes marginalisant les chaînes réglementaires d’instructions politiques et de commandement militaire. Il désinforma, exerça des pressions, usa de l’intimidation, évinça tel responsable, affecta tel autre de manière discrétionnaire, sous-utilisa des services importants.
Un rapport accusateur et non scientifique
Dans un article (1) écrit au mois de décembre 2020, rappelant que la question du rôle de la France au Rwanda en 1990-1994 avait donné lieu à des accusations de complicité de génocide à l’encontre de l’État français, nous constations que la profusion d’ouvrages et d’articles portant sur celles-ci constituaient un récit dénonciateur bloqué et appuyé sur une base documentaire rare. L’accès illimité à la quasi-intégralité des archives concernant le sujet dont avait bénéficié la commission nous semblait annonciateur de nécessaires éclaircissements.
Qu’en est-il donc à cet égard des conclusions du rapport Duclert telles que nous les avons présentées et sous réserve de l’examen ultérieur des archives des autres pays concernés, dont naturellement celles des acteurs rwandais ? En premier lieu, le rapport apporte un démenti clair aux accusations de complicité évoquées à l’instant, qu’elles soient définies par une participation à l’entreprise génocidaire ou par un soutien apporté aux criminels en toute connaissance de cause. L’opération Turquoise, en particulier, se trouve exonérée de tout reproche. En second lieu, le rapport apporte un autre démenti, celui-ci à l’encontre des responsables français de l’époque qui n’ont cessé de se cantonner dans une attitude d’infaillibilité et de se refuser à examiner les raisons de ce qui, tout de même, constitua in fine un échec tragique de leur politique. Les conclusions de la commission Duclert se montrent en effet d’une grande sévérité à l’égard de l’action menée par la France.
Si aucune appréciation négative n’est portée sur les objectifs politiques – démocratisation, négociations, partage du pouvoir – poursuivis à l’époque par les autorités françaises, il en va tout autrement des moyens employés pour les atteindre. Outre la condamnation générale qu’elle porte concernant l’assistance apportée à un régime qu’elle qualifie de "raciste", la commission, si elle fournit des éléments montrant que le soutien des autorités françaises au président Habyarimana ne fut pas inconditionnel et fait état des pressions exercées sur celui-ci, souligne surtout que ce volet de la politique menée fut inefficace, faute de cibler les milieux rwandais en voie de radicalisation. Il fut, ajoute-t-elle, contre-productif, favorisant la mise en œuvre par ces derniers de leur projet criminel. Elle s’attache en outre à mettre en évidence, chez les responsables français, ce qu’elle décrit comme un acharnement à persévérer dans un soutien indéfectible à Juvénal Habyarimana, qui les conduisait vers l’échec final, alors que d’autres choix étaient possibles.
Nous pensons légitime d’identifier la part de responsabilité de la France dans ce qui se passa au Rwanda au printemps 1994, au même titre du reste que celle des autres acteurs de l’époque. À cet égard, nous adhérons à l’idée d’un aveuglement durable et de ses conséquences : l’échec à prévenir le génocide, puis à prendre sa réalité en compte suffisamment tôt. Il nous semble cependant que le rapport souffre d’un double handicap. Tout d’abord, la sévérité de ses conclusions à l’égard de l’action des autorités françaises apparaît systématique, ce que traduit la qualification des responsabilités qui auraient été les leurs par le terme "accablantes". Les éléments défendables de la politique conduite que fournissent les archives, concernant la contribution de ces responsables à une évolution démocratique du Rwanda et à l’instauration d’un processus de paix qui empêchât des massacres, sont bien présents au fil du document, mais ils le sont a minima. Le chapitre 7 du rapport est à cet égard caractéristique. Il oublie ces éléments pour porter un jugement exclusivement accablant en effet, comme si la commission avait pris le parti d’y dresser le bilan de l’action de la France à la lumière non de l’ensemble des intentions de ceux qui la menèrent, mais à celle des événements qui se déroulèrent ensuite. Cette tendance au "regard rétrospectif" ou au "biais rétrospectif" et ses effets préjudiciables en matière de recherche historique a été à juste titre soulignée par deux historiens (2). Le rapport aurait pu également s’attarder sur le fait que, dans le cadre des accords de paix en faveur desquels Paris avait mené une action notable, le président Habyarimana se retrouvait dépouillé de l’ensemble de ses prérogatives, tandis que le FPR se voyait attribuer 50% des postes de commandement de la future nouvelle armée rwandaise. Il aurait également pu observer qu’à partir du mois d’avril 1992, l’assistance militaire française venait en soutien non pas du "régime Habyarimana" ou de la mouvance présidentielle, mais d’un gouvernement dont le Premier ministre était membre de l’opposition démocratique et au sein duquel le MRND était minoritaire. Dans le même esprit, le rapport passe également sous silence le fait que le gouvernement qui mit en œuvre le génocide n’était pas celui que François Mitterrand avait décidé de soutenir au mois d’octobre 1990.
Le second handicap dont pâtit le rapport Duclert tient à sa nature non scientifique. En effet, le mandat qui lui était confié, rappelons-le, lui faisait un devoir de tenir compte, dans son travail consacré à l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994, "du rôle des autres acteurs engagés au cours de cette période". Et cette demande s’inscrivait, ainsi que la commission elle-même le met en exergue, dans le cadre d’une commande de nature scientifique, qui exigeait un regard critique d’historiens, une mise à distance, un exercice de contextualisation, afin de parvenir à "une compréhension accrue" du génocide. Le rapport, du reste, écrit la commission, constitue une "œuvre scientifique". Il se pose dès lors une question : comment, dans le cadre d’un rapport prétendument scientifique, a-t-il été possible aux membres de la commission de tenir sérieusement compte du rôle des autres acteurs en prenant le parti, annoncé dans son "Exposé méthodologique", de se limiter à la consultation des archives françaises ? Nous pensons avant tout au principal de ces autres acteurs, le FPR, et nous nous en tiendrons à ce seul exemple. Un véritable travail scientifique eût requis, concernant cet acteur essentiel, la consultation d’autres archives, de même que celle des travaux de chercheurs français ou anglo-saxons, ou de rapports d’organisation internationales ou non gouvernementales. Or, la commission s’est dispensée d’une telle tâche. Ce qui l’amène à dresser, face à une description impitoyable des autorités rwandaises, un portrait idéalisé de la rébellion. Exclusivement mue par la volonté de protéger les Tutsis et d’instaurer un État fondé sur les droits de l’homme et la démocratie, elle aurait été animée des plus nobles intentions. Elle ne se serait rendue coupable que d’"exactions gratuites" ou de "représailles" ciblées, inévitables dans un tel conflit. Dépeinte par les décideurs français comme un mouvement manipulateur exclusivement tourné vers la conquête d’un pouvoir exclusif, au prix du massacre de populations civiles, elle aurait été victime de la lecture idéologique "ethno-nationale" de ces décideurs. Lecture incapable d’appréhender la réalité, à savoir la nature fondamentalement politique du FPR.
La commission épouse en réalité tout au long du rapport le scénario du narratif qu’ont construit les autorités actuelles de Kigali concernant le génocide des Tutsis. Aux intentions génocidaires, dès octobre 1990, des acteurs du régime Habyarimana pris dans leur ensemble sans nuance aucune et à la responsabilité "accablante" de la France, vient s’ajouter le discours de ces autorités sur le rôle joué par la rébellion durant les quatre années de guerre, sans qu’à aucun moment il ne soit entrepris d’en établir la validité. Ainsi que nous avons tenté de l’expliquer récemment (3), le rapport Duclert est en effet un rapport à finalité diplomatique, une composante d’un accord conclu entre Paris et Kigali sur l’autel de la réconciliation entre les deux pays. Il n’était assurément pas question, dans ces conditions, d’envisager un travail "scientifique" authentique, qui eût pour le moins tenu compte, dans son analyse du rôle de la France, des stratégies du FPR au cours des années 1990-1994, de ses responsabilités dans la radicalisation des extrémistes hutus, des massacres qu’il perpétra – autant d’éléments essentiels à la compréhension et à l’évaluation d’un rôle sur lequel ils eurent nécessairement une incidence. La vérité officielle aura été préservée, au prix du sacrifice de l’avancement de la compréhension du génocide des Tutsis.
📰 https://www.jean-jaures.org/publication/ce-que-dit-et-ne-dit-pas-le-rapport-duclert/
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