❖ La sinistre histoire cachée du néo-libéralisme : Origines & philosophie sous-jacente
Il a permis une sorte de capitalisme à spectre complet, qui pourrait être décrit comme totalitaire dans la mesure où il pénètre tous les aspects de nos vies. Tout devient marchandises, dont l'humain.
L'histoire secrète du néolibéralisme
Discussion de Chris Hedges & George Monbiot, le 9 octobre 2024, Blog de Chris Hedges
L'ordre mondial actuel est conçu pour être complexe et déroutant. Sa fonction consacre le pouvoir de nos dirigeants, qui obscurcissent délibérément ses origines et sa philosophie sous-jacente. Les politiciens, les médias, les soi-disant intellectuels des think thanks (groupes de réflexion) - ainsi que l'inertie des mensonges systémiques - perpétuent ce système caché. Le néolibéralisme a maintenu sa domination en exploitant le plus grand nombre pour soutenir la prospérité de quelques-uns.
L'auteur et chroniqueur du Guardian George Monbiot rejoint l'animateur Chris Hedges pour discuter du livre Invisible Doctrine : The Secret History of Neoliberalism, écrit par Monbiot et Peter Hutchinson. Ensemble, ils abordent les vérités du néolibéralisme, notamment ses origines coloniales et la manière dont il est devenu l'idéologie dominante dans les pays les plus puissants du monde.
Hedges et Monbiot précisent que la discussion va bien au-delà de l'économie et des décisions politiques. Le néolibéralisme affecte tous les aspects de nos vies et c'est pour cette raison qu'il reste un sujet de discussion insaisissable pour ses victimes et ses bénéficiaires. "Le néolibéralisme a permis une sorte de capitalisme à spectre complet, qui pourrait être décrit comme un capitalisme totalitaire dans la mesure où il pénètre tous les aspects de nos vies", explique Monbiot à Hedges. "Tout devient monétisé, tout devient marchandise, même nos relations les uns avec les autres".
Le néolibéralisme instaure un péage sur les systèmes essentiels à la survie de l'humanité. Sans se soucier de la réglementation (si ce n'est de sa diminution), de la loi ou du bien-être général des êtres humains et de la planète, ce système permet à "cette classe d'oligarques extrêmement riches issus de l'économie rentière [d'user] de leur mainmise exclusive sur les actifs, des actifs dont le reste d'entre nous a besoin, pour s'assurer que nous leur payons bien trop cher pour pouvoir utiliser ces actifs".
Monbiot illustre cette dynamique par sa propre expérience au Royaume-Uni, en évoquant la privatisation de l'approvisionnement en eau, qui permet aux entreprises privées de pratiquer des tarifs exorbitants, d'investir au minimum dans l'entretien et de se servir des rivières comme d'égouts. "Nous n'avons pas le choix", déclare Monbiot. "Nous sommes obligés d'utiliser l'eau. Il n'y a qu'un seul fournisseur dans chaque région du Royaume-Uni, et nous sommes donc contraints de nous adresser à lui. Ainsi, il peut facturer à sa guise. Un organisme de régulation est censé limiter cela, mais comme c'est souvent le cas avec le néolibéralisme, il a été complètement accaparé par l'industrie qu'il est censé réguler".
Transcription
Chris Hedges :
Le néolibéralisme est une idéologie sournoise, qui à la fois domine nos vies et existe dans un relatif anonymat. Ses effets ont radicalement reconfiguré les sociétés occidentales par la désindustrialisation, l'austérité, la privatisation des services publics, des services postaux, des écoles, des hôpitaux, des prisons, des services de renseignement, de la police, d'une partie de l'armée et des chemins de fer, ainsi que par la stagnation des salaires et le péonage (l'esclavage) de la dette. Il a déformé le système fiscal et vidé les réglementations de leur substance pour faire remonter la richesse vers le haut, créant une inégalité de revenus qui rivalise avec l'Égypte pharaonique. Pourtant, le néolibéralisme reste largement ignoré et non étudié, en particulier par les universités et les médias capturés et acquis à une classe dirigeante qui tire profit de la doctrine néolibérale. Le néolibéralisme est à l'origine de l'effondrement financier catastrophique de 2007 et 2008. Il est à l'origine de l'augmentation du sous-emploi et du chômage chroniques, des assauts et de la répression à l'encontre des syndicats, de la baisse des normes en matière de santé et d'éducation, de la résurgence de la pauvreté infantile, de la dégradation de l'écosystème et de la montée en puissance de démagogues tels que Donald Trump et l'extrême-droite. Dans le monde du néolibéralisme, tout, y compris les êtres humains et le monde naturel, n'est qu'une marchandise que l'on exploite jusqu'à l'épuisement ou l'effondrement. Le néolibéralisme inverse les valeurs sociales, culturelles et religieuses traditionnelles. Le marché est roi. Tous seront sacrifiés devant l'idole Moloch (ndr : divinité dont le culte était pratiqué dans la région de Canaan selon la bible). Cette insensibilité a vu les centaines de millions de personnes privées de leurs droits dans le monde industriel succomber aux maladies du désespoir, notamment le suicide, la toxicomanie, le jeu, l'automutilation, l'obésité morbide, le sadisme sexuel et le repli sur le fascisme christianisé - le sujet de mon livre America : The Farewell Tour. Il a éviscéré l'autorité morale et le rôle traditionnel du gouvernement, le réduisant à un système dépouillé de contrôle interne et de défense nationale. Pour discuter de l'idéologie du néolibéralisme, je suis accompagné de George Monbiot qui, avec Peter Hutchison, a coécrit Invisible Doctrine : The Secret History of Neoliberalism (La doctrine invisible : l'histoire secrète du néolibéralisme).
Commençons par le livre qui, comme je l'ai dit avant l'émission, est, je veux dire, vous êtes un journaliste, vous savez donc écrire... Et cette idée de l'anonymat du néolibéralisme, je l'ai constatée et je pense que vous avez raison, elle est acceptée comme faisant partie de l'ordre naturel sans être remise en question. Vous écrivez au début de votre ouvrage : "Pour faire face à l'augmentation considérable de la portée et de l'échelle des transactions, les nations coloniales ont mis en place de nouveaux systèmes financiers qui allaient finir par dominer leurs économies, des instruments d'extraction dont l'utilisation s'est intensifiée. Elle se poursuit aujourd'hui avec une sophistication toujours plus grande, aidée par les réseaux bancaires offshore". J'aimerais savoir dans quelle mesure le néolibéralisme est en quelque sorte l'étape suivante du colonialisme.
George Monbiot :
Merci pour cette discussion, Chris, et pour cette excellente introduction qui, à mon sens, résume parfaitement les problèmes du néolibéralisme. Je pense donc que, selon nous, Peter et moi, le capitalisme est une sorte de produit fondateur du colonialisme. Et nous considérons le néolibéralisme comme le moyen par lequel le capitalisme cherche à résoudre son plus grand problème, à savoir la démocratie. Le capitalisme est donc apparu comme une forme d'expropriation coloniale sur le dos du pillage colonial. C'est incroyable. Nous avons toutes ces discussions sur le capitalisme, et la plupart des participants à ces débats ne semblent pas savoir de quoi il en retourne. Nous le faisons remonter - en suivant le brillant travail du géographe Jason Moore - à environ 1450 sur l'île de Madère, que nous considérons comme le premier lieu où les trois piliers du capitalisme de Karl Polanyi - la marchandisation du travail, la marchandisation de la terre et la marchandisation de l'argent - se sont réunis simultanément, et ils se sont réunis pour créer cette nouvelle frontière coloniale extrêmement efficace et virulente, qui a brûlé les ressources, épuisé le travail humain à une vitesse sans précédent, généré énormément de profits, puis un effondrement écologique, suivi d'un abandon. C'est ce modèle qui a été suivi. Les Portugais sont passés de Madère à São Tomé, où ils ont fait exactement la même chose. Ils se sont ensuite installés sur la côte brésilienne, se sont frayé un chemin à travers les écosystèmes de la côte brésilienne, les massacrant l'un après l'autre, détruisant un grand nombre de vies par l'esclavage et le meurtre. Ils se sont installés dans les Caraïbes, où ils ont commencé à agir de manière très similaire, après quoi ils ont été imités par d'autres nations européennes. C'est ce qu'on appelle le capitalisme. Ce que l'on confond souvent avec le capitalisme, c'est le commerce, qui consiste simplement à acheter et à vendre des produits. Bien sûr, il y a des éléments de commerce et de capitalisme, mais ce n'est absolument pas la même chose. Le commerce remonte à des milliers d'années, le capitalisme à des centaines d'années. Il s'agit d'un mode d'organisation économique extrêmement coercitif, destructeur et exploiteur, qui s'est heurté à un problème il y a environ 150 ans, à savoir qu'un plus grand nombre de citoyens adultes ont obtenu le droit de vote. Et lorsque les adultes obtiennent le droit de vote, ils ont la témérité de dire : "En fait, nous ne voulons plus être simplement de la main-d'œuvre marchandisée. Nous aimerions avoir des droits en matière de travail. Nous voulons pouvoir organiser notre propre travail. Nous voulons obtenir une plus grande part de la valeur que nous générons. Nous voulons des choses scandaleuses comme le week-end et, soit dit en passant, nous aimerions aussi avoir de belles maisons, et nous ne voulons pas que notre air soit pollué et nos rivières empoisonnées. Nous aimerions manger de la nourriture plus saine, quelle qu'elle soit". Toutes ces exigences vont à l'encontre du capitalisme. C'est pourquoi, depuis que les adultes ont commencé à voter en grand nombre, des individus ont cherché à résoudre ce problème, et l'un des moyens d'y parvenir n'est autre que le fascisme. Et le fascisme peut être un moyen extrêmement efficace de résoudre le problème de la démocratie. Mais lorsque le fascisme s'est effondré en Europe en 1945, il a fallu trouver une autre solution, et cette solution était le néolibéralisme. Et le néolibéralisme s'est avéré être un outil hautement efficace pour résoudre le problème de la démocratie.
Chris Hedges :
Permettez-moi de poser une question sur les syndicats, parce que, bien sûr, aux États-Unis, mais aussi au Royaume-Uni et en France, le mouvement syndical a joué un rôle extrêmement important dans la lutte contre les caractéristiques les plus rapaces du capitalisme dont vous venez de parler.
George Monbiot :
Une idée absolument fondamentale du néolibéralisme est donc que les syndicats vont à l'encontre de l'ordre naturel. Vous avez très bien parlé dans votre introduction de la manière dont le néolibéralisme tente de se décrire comme une sorte de loi naturelle, à l'instar de la gravité ou de l'évolution. C'est juste quelque chose qui existe, pas quelque chose qui a été inventé par autrui. Ce n'est pas un système créé par l'homme, c'est juste la façon dont nous sommes obligés d'interagir les uns avec les autres. Mais bien sûr, il n'en est rien. Ce que le néolibéralisme implique, c'est l'élimination de toute entrave au capital, tout obstacle aux moyens par lesquels les nantis peuvent s'enrichir encore plus, comme ils le souhaitent et à n'importe quel prix pour les êtres humains et le monde vivant. Et bien entendu, l'un des principaux obstacles au capital, ce sont les syndicats, car ce que veulent les syndicats, c'est que les travailleurs obtiennent une plus grande part de la valeur qu'ils produisent, plutôt que de se voir totalement exploités et que le fruit de leur travail soit accaparé par quelqu'un d'autre. Ainsi, dès le début, avec les travaux de Friedrich Hayek et Ludwig von Mises en 1944, leurs livres respectifs, The Road to Serfdom (La route vers le servage) et Bureaucracy (La bureaucratie), nous avons vu le début de l'attaque, de l'assaut concerté contre les syndicats. Trois ans plus tard, en 1947, avec la création de la Société du Mont-Pèlerin, nous avons assisté au développement de ce qui a été décrit comme une internationale néolibérale, un réseau international d'organisations soutenues par certaines des personnes les plus riches de la planète. Des patrons extrêmement puissants et les entreprises qu'ils dirigent y injectent de l'argent, et l'un de leurs principaux objectifs est d'écraser les négociations électives et les organisations syndicales. Au fil des ans, en particulier lorsque leurs hommes politiques favoris accèdent au pouvoir par des moyens plus ou moins honnêtes et répréhensibles - Augusto Pinochet, Margaret Thatcher, Ronald Reagan - les syndicats sont dûment réduits à néant.
Chris Hedges :
Revenons à Hayek et à ces personnages. David Harvey, dans son livre A Brief History of Neoliberalism (Une brève histoire du néolibéralisme), affirme que les élites dirigeantes ont compris que des personnalités telles que Hayek étaient considérées par de nombreux économistes, en particulier les keynésiens, comme des économistes de troisième ordre. Ils ne les prenaient pas au sérieux. Harvey affirme que les élites dirigeantes comprenaient les failles inhérentes aux politiques économiques, mais qu'elles les ont acceptées parce qu'elles justifiaient essentiellement ce projet néolibéral ou lui donnaient une couverture idéologique. Êtes-vous d'accord ?
George Monbiot :
En effet, et il est très intéressant de voir comment, à son tour, Hayek a embrassé ses nouveaux sponsors, parce que ce livre, The Road to Serfdom, je veux dire, vous pouvez voir ses défauts évidents. Il s'agit d'un gigantesque sophisme de la pente glissante. Il affirme en effet que toute initiative visant à protéger les populations dans leur ensemble, à redistribuer les richesses, à créer des services publics solides et un filet de sécurité économique, conduira inévitablement au totalitarisme. Vous finirez avec Staline. Vous finirez avec Hitler. Je veux dire par là qu'il s'agit de sophismes logiques tout au long du processus. C'est un non-sens philosophique, mais ils étaient ravis d'y adhérer parce que cela les servait. Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est la façon dont ce processus s'est déroulé en sens inverse : Hayek s'est alors rallié aux exigences de ses commanditaires super-riches. Et lorsqu'il en est venu à écrire The Constitution of Liberty (La Constitution de la Liberté), son livre publié en 1960, sa doctrine était passée d'un discours imparfait, mais honnête, sur l'économie et la politique, à un véritable tour de passe-passe. C'était tout simplement une escroquerie. Je veux dire que The Constitution of Liberty est totalement dingue. C'est un ouvrage totalement délirant. On ne peut pas le lire sans s'inquiéter de l'état mental de l'auteur. Mais en fait, ce qui s'est passé, ce n'est pas que Hayek avait perdu la tête, c'est qu'il disait à ces gens très riches exactement ce qu'ils voulaient entendre. Ce qu'il disait, c'est que la façon dont vous vous êtes enrichis n'a pas d'importance. Parce que vous êtes riche, vous êtes un homme extraordinaire. Vous êtes une personne brillante. Et ceux qui sont devenus riches, qu'ils en aient hérité, qu'ils l'aient volé, quelle que soit la manière dont ils ont acquis cet argent, sont les éclaireurs que le reste de la société devrait imiter, parce que, où qu'ils aillent, ce sera une voie fantastique à suivre, et nous devons l'emprunter, quelle qu'elle soit, et il a laissé tomber son opposition à des questions telles que les monopoles. Il a ouvertement déclaré que nous devions exploiter et détruire le monde naturel, en tirer le plus d'argent possible et le réinvestir ensuite ailleurs. Et peu importe les dégâts que nous causons. Je veux dire, une proposition délirante après l'autre, mais c'est ce que lui renvoyaient ses commanditaires. Le développement de la doctrine s'est donc fait en réponse directe aux exigences de cette classe oligarchique.
Chris Hedges :
Et embrassé par des personnalités telles que Margaret Thatcher.
George Monbiot :
En effet, c'est l'un des nombreux anonymes du néolibéralisme. Les néolibéraux eux-mêmes ont inventé le terme. C'était leur mot au tout début, lorsqu'ils ont commencé à en discuter en 1938 au colloque Walter Lippmann à Paris. Ils ont utilisé ce terme jusque dans les années 1950, puis l'ont discrètement abandonné. Ils n'ont pas donné de terme pour le remplacer. Ils se sont contentés de dire, et bien, c'est ainsi que les choses se passent. C'est une loi naturelle. Il n'est pas nécessaire de lui donner un nom. C'est ainsi que nous avons commencé à l'appeler Thatchérisme et Reaganisme, ou nous l'avons appelé monétarisme, ou nous l'avons appelé économie de l'offre. Nous n'avions pas de terme, et comme nous n'étions pas en mesure d'identifier sa source, nous n'avons pas pu la combattre. Et l'histoire raconte que c'est Thatcher qui a eu ces idées. Non, absolument pas. Je veux dire qu'il y a une histoire fantastique racontée par les membres de ce qui était alors son cabinet fantôme, qu'elle soit complètement vraie ou non, mais nous savons qu'elle est vraie dans l'esprit au moins. L'histoire racontée par les premiers membres du cabinet [inaudible] est la suivante : peu après son accession à la tête du parti conservateur en 1975, qui formait alors l'opposition au Royaume-Uni, le parti n'était pas au pouvoir. C'est les travaillistes. Le cabinet fantôme - c'est-à-dire le groupe de personnes désireuses de devenir ministres s'ils prennent le pouvoir - s'est réuni pour discuter de la véritable nature du conservatisme à notre époque. Ils étaient tous quelque peu pathétiques, ces personnages, vous savez, Thatcher était très dominatrice, et elle est arrivée en retard, s'est emparée de ce dont ils parlaient, et a dit, voilà ce que nous croyons. Elle a sorti de son sac à main un livre en lambeaux, presque méconnaissable, et l'a posé sur la table, et ce livre était The Constitution of Liberty.
Chris Hedges :
Voyons comment, et c'est intéressant, d'ailleurs, 1947. Il s'agit de la loi Taft-Hartley aux États-Unis, qui a constitué l'attaque la plus dévastatrice contre les syndicats jusqu'à l'ALENA, si l'on peut dire. Les élites mondiales, les riches, se rassemblent donc autour de cette idéologie qui, vous avez raison, devient très rapidement anonyme, et vous écrivez que les riches bailleurs de fonds ont engagé des analystes politiques, des économistes, des universitaires, des experts juridiques et des spécialistes des relations publiques pour créer une série de think tanks chargés d'affiner et de promouvoir la doctrine. Ces institutions, dont beaucoup opèrent encore aujourd'hui, avaient tendance à dissimuler leurs objectifs sous des noms prestigieux et respectables, tels que l'Institut Cato, la Fondation Heritage, l'Institut de l'entreprise américaine, l'Institut des affaires économiques, le Centre d'études politiques et l'Institut Adam Smith. Je pense que ces groupes de réflexion étaient importants, comme vous le soulignez, mais ils ont aussi très rapidement pris le contrôle - du moins aux États-Unis - des départements économiques.
George Monbiot :
Oui, et même au Royaume-Uni. Et pas seulement au sein des départements économiques, mais aussi dans les médias. Je veux dire par là qu'il est impossible de discuter de quoi que ce soit qui touche à la vie économique de part et d'autre de l'Atlantique sans que l'une de ces personnes plutôt sinistres ne soit amenée à en parler. Et au Royaume-Uni, en tout cas, on ne leur demande jamais : qui vous finance ? Au nom de qui faites-vous du lobbying ? Parce qu'il s'agit en fait de lobbies. Vous savez, le terme "think tank" cache tout un tas de choses. C'est l'un de ces nombreux termes qui sont conçus non pas pour éclairer, mais pour dissimuler et donner l'impression qu'il s'agit de personnes indépendantes s'asseyant autour d'une table et réfléchissant sur des sujets. Ce n'est pas le cas. Je veux dire que Hayek lui-même a mentionné qu'ils devraient être des marchands d'idées de seconde main. En fait, ce sont des gens comme Hayek, von Mises, Friedman et d'autres qui développent les idées fondamentales. Ensuite, ce que les "think tanks", ou "junk tanks", comme je préfère les appeler, ont fait, c'est de transformer ces propositions souvent scandaleuses en ce qui semble être du bon sens, de les faire passer pour des choses bonnes pour tout le monde, qui seraient dans notre intérêt, plutôt que d'être, comme elles le sont, si dévastatrices pour la société, les travailleurs, les citoyens en général, et de les vendre à l'opinion publique. C'est la raison d'être de ces réservoirs de camelote. Mais aussi, bien sûr, ils murmurent à l'oreille des politiciens. Parfois, ils poussent des cris d'orfraie, comme le Projet 2025 de la Heritage Foundation. Mais souvent, ils le font discrètement et subtilement. Au Royaume-Uni, notre Premier ministre le plus désastreux, Liz Truss, n'a tenu que 49 jours avant d'être contrainte par ses propres échecs à quitter le pouvoir. Elle était entièrement une créature des réservoirs de bric-à-brac. Son équipe était issue de ces mêmes bassins. Toutes ses idées, aucune d'entre elles n'était la sienne. Elles lui ont toutes été fournies par ces groupes d'experts, l'Institute of Economic Affairs, le Center for Policy Studies, l'Adam Smith Institute, la TaxPayers' Alliance et d'autres similaires. Et elle est devenue leur porte-parole. Elle est devenue leur mannequin. Et nous avons vu le résultat, à savoir l'effondrement de l'économie en un temps record.
Chris Hedges :
Même si, bien sûr, le néolibéralisme traverse comme un courant électrique tous les pays, à ce stade, aux États-Unis et je veux dire, à présent, Starmer aussi au Royaume-Uni. Obama, Biden, aucune de ces personnes ne remet en cause la politique néolibérale, Hillary Clinton. Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à propos du langage, parce que c'est important dans le chapitre six, et bien sûr, ce qu'ils colportent, c'est cette idée de liberté. Et le marché libre, ils l'assimilent à la liberté elle-même. Ils ont été extrêmement efficaces dans ce domaine. Vous écrivez : "L'absence de syndicats et de négociations collectives signifie que les patrons sont libres de supprimer les salaires. L'absence de réglementation signifie la liberté d'exploiter et de mettre en danger les travailleurs, d'empoisonner les rivières, de trafiquer les aliments, de concevoir des instruments financiers exotiques, de pratiquer des taux d'intérêt exorbitants. Cela conduit à des accidents de train, au sens propre comme au sens figuré, qu'il s'agisse de la récente série de déversements toxiques dans le Midwest américain ou de l'effondrement financier et des sauvetages bancaires que nous semblons désormais considérer comme un fait inévitable de la vie économique. La liberté d'imposition, qui implique par définition la redistribution des richesses, étrangle un mécanisme essentiel permettant d'aider les pauvres à sortir de la pauvreté. La liberté que les néolibéraux célèbrent, qui semble si séduisante lorsqu'elle est exprimée en termes vagues, s'avère être une liberté pour les gros poissons, et non pour les petits". C'est un point très important car, et nous reviendrons sur les médias, qui s'expriment, comme nous en sommes tous deux sortis, par bribes sonores et par clichés, et n'abordent pas le point que vous venez de soulever dans le livre. Parlons donc de leur cooptation du langage, à laquelle ils sont parvenus avec un succès effrayant, pour masquer la réalité de leurs actes. Parlons ensuite du rôle des médias en tant qu'amplificateurs de ce phénomène.
George Monbiot :
Oui, merci beaucoup d'avoir soulevé cette question, Chris. Il est très frappant de constater qu'ils ont pris des valeurs que nous soutenons tous, vous savez, nous soutenons l'idée de liberté, et nous devrions le faire. Et les libertés que nous possédons sont des libertés qui ont été durement combattues par nos ancêtres. Beaucoup de sang a été versé pour garantir notre liberté d'expression, notre droit de vote, notre liberté d'organisation, notre liberté face à des institutions et des pratiques gouvernementales extrêmement oppressives. Chacune de nos libertés est le fruit de la mort de personnes et nous avons tendance à l'oublier. Même le week-end est une liberté acquise de haute lutte. Les néolibéraux arrivent en prenant bien soin de ne pas préciser ce qu'ils entendent par liberté et en employant ce mot, ils donnent l'impression d'offrir ce que nos ancêtres ont obtenu et dont nous bénéficions tous, alors qu'en réalité, ils veulent exactement le contraire. Ils nous enlèvent ces libertés. En fait, il ressort clairement de nombreux écrits néolibéraux qu'ils sont profondément opposés au concept même de démocratie. C'est ce qui s'est passé lorsque Friedrich Hayek est allé dans le Chili de Pinochet et qu'il a déclaré qu'il préférerait avoir un système politique qui a cette liberté économique, ce qui signifie essentiellement la liberté de la classe capitaliste de faire tout ce qu'elle veut à autrui et que quiconque s'y oppose est largué d'un hélicoptère ou torturé à mort dans un sous-sol. Je préfère cette liberté économique à ce que nous appelons la démocratie, qui ne comporte pas cet élément de libéralisme. Et encore une fois, le libéralisme et le néolibéralisme sont des termes dérobés. Vous savez, il n'y a rien de libéral, au sens social, dans le libéralisme classique, pardon libéral au sens [inaudible] dans le néolibéralisme. Il a supprimé bon nombre de nos libertés sociales. Et c'est cette illusion sans fin et ce détournement du langage que nous devons combattre quotidiennement, en plus de tout le reste.
Chris Hedges :
Parlons de la consolidation de la richesse, de son acheminement vers le haut, qui est la raison d'être du projet néolibéral. Depuis 1989, les super riches américains se sont enrichis d'environ 21 000 milliards de dollars. En revanche, les 50 % les plus pauvres, eux, se sont appauvris de 900 milliards de dollars. Pourquoi ? Parce que les syndicats, essentiels pour garantir des salaires plus élevés, ont été écrasés. Les taux d'imposition des très riches ont été réduits, les réglementations que les grandes entreprises considéraient comme contraignantes ont été assouplies ou supprimées, et peut-être plus important encore, parce que les loyers ont pu grimper en flèche. Qu'est-ce qu'un loyer ? Ce terme a plusieurs significations qui sont facilement confondues. Parlons-en. Non seulement ils ont conforté les richesses, mais ils ont accéléré l'exploitation, notamment des plus vulnérables. J'enseigne dans une prison. Tout a été privatisé là bas. Ce sont les familles les plus pauvres du pays, et leurs tarifs téléphoniques, leurs tarifs de virement d'argent sont exorbitants, bien plus élevés que ce que vous ou moi payons. Parlons donc de cela, du renforcement des richesses et du pouvoir politique, en particulier aux États-Unis, qui n'est à ce jour qu'un système de corruption légalisé. Cela s'accompagne d'une suralimentation de ce que l'on appelle la rente ou les rentiers en français. The Economist utilise souvent le terme français. Expliquez-nous cela.
George Monbiot :
Le néolibéralisme prétend donc créer une société entrepreneuriale, mais en réalité, il crée une société de rentiers parce qu'il a supprimé toute protection, les protections sociales, qui empêchaient notre exploitation brute par le capital. Et cette exploitation brute, dans une situation de monopole, est en fait une rente. Et la rente est le revenu non gagné que vous obtenez en monopolisant un bien dont les gens ont besoin pour leur survie ou leur bien-être. Le cas classique que vous venez d'évoquer est celui des communications en prison. Si une société est assise sur cet espace, érigeant un poste de péage par lequel tout le monde est obligé de passer pour communiquer, elle peut facturer ce qu'elle veut pour cela, et tout ce qui dépasse ce qui pourrait être considéré comme un taux de profit normal, 5 % environ, sur les communications, tout ce qui dépasse ce taux est un loyer. Il s'agit simplement d'un peu d'argent que vous pouvez prendre parce que vous êtes en position de monopole, et personne ne peut vous empêcher de le prendre. Il en va de même pour les services publics privatisés [inaudible] et les prisons en sont un exemple. Ici, au Royaume-Uni, notre eau a été entièrement privatisée, et les entreprises qui possèdent notre approvisionnement en eau peuvent imposer des tarifs exorbitants tout en investissant le moins possible, ce qui fait qu'elles se servent maintenant de nos rivières comme d'égouts à ciel ouvert tout en continuant à taxer les gens au prix fort pour l'eau qui sort de leurs robinets. Nous n'avons pas le choix. Nous sommes forcés d'utiliser l'eau. Il n'y a qu'un seul fournisseur dans chaque région du Royaume-Uni, et nous sommes donc contraints de nous adresser à lui. Il peut donc facturer à sa guise. Il existe un régulateur qui est censé limiter cela, mais le régulateur, comme c'est souvent le cas avec le néolibéralisme, a été complètement capturé par l'industrie qu'il est censé réguler. C'est un autre aspect de l'approche néolibérale, et partout, nous voyons cette classe d'oligarques extrêmement riches émerger de l'économie rentière et utiliser leur mainmise exclusive sur les actifs, des actifs dont le reste d'entre nous a besoin, pour s'assurer que nous leur payons des sommes exorbitantes afin d'utiliser ces actifs. Et c'est une mission accomplie pour le néolibéralisme. Les chiffres que vous avez cités concernant le transfert des richesses des sections les plus pauvres de la société vers les poches des personnes les plus riches, c'est exactement ce que le néolibéralisme a pour but de faire.
Chris Hedges :
Et bien sûr, le NHS, le service national de santé, a été sciemment sous-financé, au point qu'il est aujourd'hui en crise. Est-ce Thatcher qui a privatisé votre service postal ? Alors bien sûr, ça ne marche pas. Je veux dire que nous avons fait pression pour privatiser notre service postal, et vous pouvez parler un peu de la façon dont ces institutions fondamentales s'effondrent essentiellement sous l'assaut du néolibéralisme, parce qu'il s'agit avant tout de profit. Ils ont donc entrepris d'affamer et de détruire le service national de santé pour aboutir à notre épouvantable système de santé à but lucratif. Et dans le monde industriel, bien sûr, en termes d'indicateurs, nous avons sans doute le pire, ou l'un des pires systèmes de santé de tous les pays industrialisés.
George Monbiot :
Oui, et c'est exactement ce que les néolibéraux de chez nous envient et veulent imiter. Ils voient ce système de santé totalement dysfonctionnel aux États-Unis et se disent que cela a l'air pas mal. Pourquoi est-ce que ça a l'air bien ? Ce n'est pas bon pour notre santé. Ce n'est pas bon pour les habitants de ce pays. C'est bon pour le profit. Il génère des profits parce que, encore une fois, il s'agit d'un système à péage. Si vous êtes malade, si vous avez besoin de soins de santé, vous n'avez pas le choix, et si ces soins de santé ont été confiés au secteur privé, vous devez payer des frais pour passer la barrière de péage afin d'obtenir ce service, et ces frais seront bien plus élevés que la valeur du service lui-même. Mais parce que, bien sûr, vous savez que vous mettez cela en balance avec la valeur de votre propre vie et de votre santé, vous vous en acquitterez si vous le pouvez, ou vos assureurs le feront. Et nous payons tous des assurances toujours plus élevées. Une chose que les conservateurs n'ont pas été capables de faire, ni les travaillistes d'ailleurs, c'est de privatiser ouvertement le Service national de santé. Cela provoquerait littéralement une révolution dans ce pays. C'est notre bien le plus précieux. C'est une grande partie de notre identité. Je veux dire par là que la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de 2012 était en fait un [inaudible] pour le service national de santé britannique. Nous l'aimons tous. Thatcher a rencontré d'énormes difficultés pour privatiser les compagnies des eaux, l'industrie de l'eau, les chemins de fer, les services postaux et tout le reste, mais même elle s'est opposée à la privatisation du service national de santé. Ce qu'ils font à la place, c'est d'essayer de le démanteler au coup par coup. C'est la mort par mille coupes et la destruction subtile et ingénieuse des services financés par l'État jusqu'à ce que nous soyons obligés de nous tourner vers le secteur privé, et de plus en plus, un grand nombre d'opérations sont désormais effectuées par le secteur privé parce qu'ils ont détruit la capacité du NHS à fournir ces opérations, en le sous-finançant. La dentisterie dans ce pays est exactement là où ils veulent que tout le système aille. Les soins dentaires du NHS se sont effectivement effondrés dans ce pays, il est presque impossible de se faire soigner aujourd'hui. Les gens n'en ont plus les moyens, alors ils fabriquent eux-mêmes leurs obturations dentaires et les collent avec de la super-colle, en faisant une overdose d'analgésiques. Nous vivons dans l'un des pays les plus riches de la planète, et les gens souffrent énormément faute de pouvoir se permettre un aspect absolument fondamental des soins de santé.
Chris Hedges :
Parlons de la nature contradictoire du néolibéralisme. Car s'il prétend, comme vous l'écrivez, promouvoir la libre entreprise, vous dites qu'il fait deux choses contradictoires à la fois : il valorise et fétichise l'entreprise compétitive, tout en récompensant et en renforçant en réalité la richesse établie qui contrôle des actifs cruciaux, tels que la terre. Ce que l'on constate, c'est qu'elle crée essentiellement des monopoles, la Silicon Valley, Amazon, et ces gens-là ne veulent surtout pas de la libre entreprise. Ils veulent un contrôle total, et ils l'obtiennent.
George Monbiot :
Je veux dire par là que deux tendances très révélatrices de l'ère néolibérale sont la déconstruction des lois antitrust, de sorte que les fusions et acquisitions rendent les entreprises de plus en plus énormes, avec des conséquences très dangereuses pour la société, comme nous l'avons vu lors de la crise financière, où les banques trop grosses pour faire faillite ont en fait fait faillite. Ce serait encore pire si les entreprises du secteur alimentaire suivaient la même voie, parce qu'elles ne peuvent produire de la nourriture à partir de l'assouplissement quantitatif. Les risques sont énormes. Mais parallèlement au démantèlement des lois antitrust, ils ont érigé des barrières massives à la propriété intellectuelle. En d'autres termes, ils ont accordé à deux entreprises des droits de propriété intellectuelle considérables, bien plus étendus qu'auparavant. Ce qui est intéressant, c'est que cela va totalement à l'encontre de leur prétention à soutenir l'économie de marché, mais le néolibéralisme n'a absolument rien à voir avec l'économie de marché. Tout tourne autour de la monopolisation et de l'accaparement. Et le fait de balayer les droits de propriété intellectuelle est une question de monopolisation. C'est tout le contraire de la liberté, même dans les termes les plus élémentaires de la liberté de marché. Ces deux éléments combinés - et les gens oublient souvent la façon dont les droits de propriété intellectuelle ont changé - sont vraiment déterminants. Vous savez, l'évolution du régime de la propriété intellectuelle a, dans une large mesure, stimulé le désir de nouvelles fusions et acquisitions, parce qu'en rachetant d'autres entreprises, vous rachetez également leur propriété intellectuelle, et vous pouvez alors commencer à intégrer ces empires monopolistiques, ce qui vous permet de commencer à construire de très vastes et très lucratifs postes de péage.
Chris Hedges :
Parlons des effets politiques. Je sais que Tony Blair, en tant que jeune politicien, était très largement financé par les riches et les sionistes, ce qui lui permettait essentiellement d'ignorer la base traditionnelle du monde du travail, à savoir les syndicats et la classe ouvrière. Et c'est probablement encore pire aux États-Unis, mais la corruption du processus démocratique est telle que des philosophes politiques américains, comme Sheldon Wolin, affirment que le système politique américain est ce qu'il appelle un totalitarisme inversé. Mais abordons ce sujet, car il a détérioré et détruit de nombreuses institutions démocratiques. Ensuite, je voudrais que vous nous parliez de ce que vous faites dans le livre, des relations, de la façon dont cela a affecté nos relations avec le reste du monde, le néolibéralisme.
George Monbiot :
Je pense que la première chose à dire est que le néolibéralisme a permis une sorte de capitalisme à spectre complet, que l'on pourrait décrire comme un capitalisme totalitaire dans la mesure où il pénètre chaque aspect de nos vies. Tout devient monétisé, tout devient marchandise, même nos relations les uns avec les autres. Je pense qu'il existe un lien très étroit entre la façon dont nous nous sommes monétisés et auto-marchandisés, et celle dont nous avons accepté ce changement d'identité, passant du statut de citoyen à celui de consommateur, et la crise de la santé mentale qui sévit aujourd'hui dans de nombreux pays riches. Je dirais que nous sommes tous néolibéraux à un degré ou à un autre, et que cela a eu des effets dévastateurs sur notre bien-être. Il a instrumentalisé nos relations. Il a détruit une grande partie de nos réseaux sociaux, de nos véritables réseaux sociaux, de notre vie communautaire, de notre confiance en l'autre. Il nous a dit, il nous a fait cette promesse mathématiquement impossible que nous pouvons tous être numéro un. Comment est-ce possible ? Je sais qu'une seule personne peut être numéro un, mais on nous affirme que nous pourrions tous être numéro un, et quand il s'avère que nous ne sommes pas numéro un, nous sommes vraiment en colère, humiliés, frustrés, et alors les voix des sirènes de l'extrême droite retentissent et nous disent : "Il y a une raison pour laquelle vous n'êtes pas numéro un". C'est à cause de ces gens-là, des musulmans, des juifs, des immigrés. Ce sont les demandeurs d'asile, les femmes, les [inaudible], les Noirs, qui que ce soit, ces gens-là vous empêchent d'accomplir votre destin naturel, qui est d'être numéro un. Toutes ces choses ont donc un impact majeur sur notre vie intime, ainsi que sur notre vie publique, notre vie politique. Et bien sûr, dans le même temps, le spectre complet du capitalisme, à mesure que le néolibéralisme balaie toutes les restrictions sur le capital, garantit que tous les partis, comme vous l'avez dit, deviennent essentiellement néolibéraux. Les partis dominants en politique : Démocrates/Républicains, Travaillistes/Conservateurs, nous sommes tous néolibéraux désormais. Et cela crée un état d'esprit d'exploitation généralisé. Pour en venir à votre deuxième question sur nos relations avec le reste du monde, ce que nous avons appris, c'est une récapitulation du colonialisme. Un nouvel ensemble de relations coloniales se développe, principalement par l'intermédiaire de l'industrie financière, le moyen astucieux par lequel l'argent est extrait des nations les plus pauvres et déversé dans les nations riches, ou pas dans les nations elles-mêmes, mais dans des institutions exportées dans les nations les plus riches, puis dans le domaine offshore où personne ne peut le saisir, où personne ne peut le taxer, créant ainsi cette nouvelle classe dirigeante d'une sorte d'oligarchie transnationale et hyper-riche, qui devient une sorte d'État hors-la-loi.
Chris Hedges :
On l'a vu avec Syriza en Grèce. Ainsi, lorsqu'un gouvernement accède au pouvoir et souhaite remettre en cause le projet néolibéral, il est étranglé financièrement et détruit. Et en définitive, Syriza est devenu un appendice du système bancaire international. Vous avez eu une phrase merveilleuse, vous citez William Davies, professeur au Goldsmiths College, qui appelle le néolibéralisme "le désenchantement de la politique par l'économie". Oh, c'était génial. Vous avez également dit que "le néolibéralisme est une bombe à neutrons politique. Les structures extérieures de la politique, telles que les élections et les parlements, restent debout, mais après l'irradiation des forces du marché, il ne reste que peu de pouvoir politique pour habiter l'espace entre les façades". Il s'agit de Sheldon Wolin. Je ne sais pas si vous avez lu son ouvrage Democracy Incorporated (La démocratie incorporée). Parlons un peu de ce que vous avez abordé précédemment et que vous abordez dans votre livre. C'est ce que vous appelez le vide spirituel. Et je pense que c'est, comme vous l'avez mentionné, directement lié à ces maladies du désespoir. Aux États-Unis, 100 000 personnes meurent chaque année d'une overdose d'opioïdes. Vous avez toutes ces pathologies dont Émile Durkheim a dit qu'elles étaient la conséquence, dans son livre Le suicide, de ce qu'il appelle "l'anomie", cette déconnexion de la société, et alors ces comportements autodestructeurs prédominent. C'est donc un véritable poison, le néolibéralisme a empoisonné presque tous les aspects de la vie. Mais parlons de ce vide spirituel.
George Monbiot :
Oui, donc cette question du sens et de l'objectif dans lesquels nos vies sont investies. Et c'est absolument essentiel pour notre bien-être psychique, à moins que vous ne pensiez avoir un rôle utile dans la société, et à moins que vous ne pensiez avoir un but qui transcende votre vie quotidienne et vos interactions quotidiennes, vos gains et vos dépenses, votre esprit s'effondrera sur lui-même. Je pense que c'est ce à quoi nous assistons à grande échelle, et ce désenchantement du néolibéralisme nous désenchante de tout ce qui ne peut être mesuré en dollars et en cents, même le monde naturel aujourd'hui. Il y a cette tentative de... nous allons sauver la nature. Nous allons sauver les systèmes vivants de la planète en leur donnant un prix, cet agenda du capital naturel que nous voyons aujourd'hui partout dans le monde, et bien sûr, il ne fait rien pour sauver les systèmes vivants quels qu'ils soient. Tout ce qu'il fait, c'est créer une nouvelle frontière pour le capital. Mais ce faisant, il nous dit que ces systèmes n'ont pas de valeur innée. Peu importe l'émerveillement, la joie, l'étonnement de vivre dans ce monde fantastique et naturel. Ils existent uniquement pour servir et uniquement pour servir en termes instrumentaux et financiers. Et si nous suivons cet agenda, ce que font certaines personnes, elles détruisent également cette relation, parce qu'elles l'ont instrumentalisée. Et cela nous fait perdre la moelle spirituelle. Cela détruit quelque chose, pour autant qu'on puisse mettre le doigt dessus, on ne peut pas dire que cette chose particulière m'a été enlevée, et que je ressens cette perte particulière, parce que cela va au-delà de quelque chose de facilement mesurable ou même facilement descriptible, mais c'est quelque chose qui, je pense, est absolument fondamental pour notre bien-être, qui est le sens non seulement de notre place dans le monde, mais le sens que l'on donne à cette place et que le monde nous renvoie.
Chris Hedges :
Parlons du chaos. Vous écrivez que le chaos est le multiplicateur de profit pour le capitalisme du désastre sur lequel prospèrent les milliardaires. En substance, et vous avez déjà cité Steve Bannon à propos de la destruction de l'État administratif. Ce qu'ils veulent, c'est le chaos, parce que le chaos accroît le profit. Parlez-nous en.
George Monbiot :
Oui, tout à fait. Il y a ce que nous appelons le capital brisé, la sorte de capital domestiqué qui s'accommodera, à contrecœur, de l'État semi-démocratique ou de l'État nominalement démocratique. Et puis il y a le capital des seigneurs de la guerre qui dit que nous voulons juste tout détruire, piocher dans les ruines et prendre ce que nous pouvons. Si vous regardez le Brexit, par exemple, ici au Royaume-Uni, je le vois comme une guerre civile au sein du capitalisme entre ces deux fractions du capital, le capital domestiqué et le capital seigneur de la guerre. Et certains des seigneurs de la guerre étaient très clairs quant à leur objectif. Ainsi, Ian Hargreaves, un milliardaire qui a été l'un des principaux bailleurs de fonds du mouvement du Brexit, a déclaré que le Brexit allait engendrer l'insécurité, et que l'insécurité était fantastique parce qu'elle créait des opportunités. Oui, bien sûr, absolument. Elle crée des opportunités pour des acteurs comme Ian Hargreaves, mais elle détruit les opportunités pour d'autres personnes, elle détruit votre sécurité d'emploi, votre sécurité de logement, votre sécurité de services publics. C'est l'insécurité et le chaos qui permettent à ces individus de prospérer. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles je pense que nous avons assisté à un changement remarquable dans les politiciens que le capital soutient. Il y a quelques années, la quasi-totalité de nos politiciens étaient des gens vraiment ennuyeux, des technocrates en costume qui se distinguaient à peine les uns des autres. Et ce satiriste que je connais ici se plaignait qu'il était presque impossible de faire de la satire parce qu'ils étaient tous pareils. Ils se ressemblaient tous, s'exprimaient tous de la même manière. Et ce sont ces personnes que le capital avait choisies, parce que le capitalisme était, à l'époque, dominé par l'aile domestique, par l'aile domestiquée, qui voulait la sécurité. Il voulait la sécurité. Il était principalement guidé par le pouvoir des entreprises et ces grandes sociétés de premier ordre ont leurs plans quinquennaux. Elles veulent un environnement politique stable. Elles veulent la sécurité. Elles veulent que le gouvernement les protège des risques. Elles ne veulent pas non plus trop de démocratie. Bien sûr, elles n'en veulent pas. Elles veulent que les syndicats soient écrasés, que les réglementations soient réduites. Mais ce qui s'est passé, c'est qu'à la suite de cette évolution et de l'élimination par le néolibéralisme de la protection publique et des réglementations de la sphère des entreprises, nous avons assisté à l'émergence d'une nouvelle classe oligarchique où propriétaires et patrons ont pu s'octroyer une part de plus en plus importante des bénéfices et devenir extrêmement puissants de leur propre chef. Certains d'entre eux sont devenus des capitalistes seigneurs de la guerre, qui voulaient alors exactement le contraire de ce que voulaient les capitalistes domestiqués, les capitalistes à la maison brisée. Ils voulaient tout détruire. Et nous avons alors vu l'émergence soutenue par ces capitalistes de ce que nous appelons les bouffons tueurs, des individus comme Donald Trump, Jair Bolsonaro, Boris Johnson, Narendra Modi et Benjamin Netanyahou, et des gens comme [Viktor] Orbán et [Recep Tayyip] Erdoğan et [Rodrigo] Duterte. Partout dans le monde, on retrouve des personnages très similaires, ces individus flamboyants, charismatiques et totalement chaotiques qui [inaudible] les fondements de l'État, détruisent la stabilité, démolissent la sécurité. Pourquoi ? Parce que ce sont les personnes choisies par ce qui est devenu le courant dominant du capitalisme, le capitalisme des seigneurs de la guerre, pour les représenter. Nous pouvons donc considérer cela comme une sorte de miroir de la façon dont, sous le néolibéralisme, la nature du capitalisme a changé pour devenir quelque chose d'encore plus rapace qu'il ne l'était auparavant.
Chris Hedges :
Et ils colportent, comme vous l'écrivez, ces fictions conspirationnistes qui disent aux gens, en fait, qu'ils n'ont rien à faire. Ils nous privent d'action. Et c'est là une partie de l'attrait. Si le problème est une entité autre, lointaine et hautement improbable, plutôt qu'un système dans lequel nous sommes profondément ancrés et ne pouvant être modifié sans une campagne démocratique de résistance et de reconstitution, vous pouvez vous en laver les mains et continuer votre vie. Et je pense souvent que des individus comme Trump sont plus des personnages cultes que des personnages politiques. Mais ce à quoi ils jouent, comme vous le soulignez, ce sont ces fictions de conspiration avec l'idée que l'État profond ou ces forces néfastes essaient de vous détruire. Mais il y a aussi ce sentiment de magnificence personnelle, de réassurance, écrivez-vous, et d'absence de responsabilité civique. C'est ce que l'on constate lors d'un rassemblement de Trump.
George Monbiot :
Oui, c'est exact. Les fictions conspirationnistes. Les gens les appellent des théories du complot, mais en fait, la théorie du complot est une théorie sur des choses qui tournent mal, et nous savons que cela arrive, mais une fiction de complot est une histoire sur un complot qui, en réalité, n'existe pas. C'est ainsi que nous devrions les définir. Et Trump, Vance et beaucoup d'autres colportent ces fictions conspirationnistes précisément pour ces raisons, parce qu'ils disent qu'ils sont les seuls à pouvoir vous sauver. Il n'y a rien que vous puissiez faire pour régler les choses vous-même. Je combattrai ces forces vagues qui détruisent votre vie, faites-moi confiance pour le faire. Et elles sont fantastiquement déresponsabilisantes, ces fictions, leur but est de déresponsabiliser les citoyens et c'est pour cela qu'ils les aiment. C'est pourquoi ils les embrassent. Parce qu'en fait, beaucoup trouvent l'idée de s'impliquer dans le changement politique, l'idée de l'action politique, assez effrayante et effrayante. Je vais devoir faire un énorme effort. Je vais devoir parler à d'autres personnes. Je vais devoir m'associer à d'autres et me mobiliser pour créer le changement. Je ne veux pas faire cela. Mais voilà que ce [inaudible] me dit qu'en fait, cela n'a rien à voir avec les structures politiques. Cela n'a rien à voir avec le pouvoir. Il s'agit de personnes [inaudible] là-bas, et nous venons de les détruire. Le problème est résolu. Cela permet aux gens de s'en sortir et un grand nombre d'entre eux s'en réjouissent pour la bonne raison que cela les prive d'action politique.
Chris Hedges :
Hannah Arendt en fait l'un des principaux attraits du fascisme : l'abandon de l'autorité morale et politique. C'était George Monbiot qui, avec Peter Hutchinson, a écrit Invisible Doctrine : The Secret History of Neoliberalism (La Doctrine cachée : L'histoire secrète du néolibéralisme). Je tiens à remercier Thomas [Hedges], Sofia [Menemenlis], Diego [Ramos] et Max [Jones], qui ont produit cette émission. Vous pouvez me voir ou me trouver sur ChrisHedges.Substack.com.
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