❖ La droitisation française, "Are you ready for the storm ?"
Le FN/RN est comme le disait Trotsky du fascisme, "le parti du désespoir contre-révolutionnaire". Les médias y sont pour beaucoup, le mouvement des Gilets jaunes avait pourtant ouvert une brèche ...
… une brèche inattendue mais qui a malheureusement trop peu nourri la guerre de position de la gauche. Le mouvement des Gilets jaunes a montré le potentiel politique des classes populaires rurales et péri-urbaines, et a ainsi constitué une "fissure" importante dans le bloc rural. Il peut ainsi être vu comme une phase de "guerre de mouvement" populaire, mais qui a malheureusement trop peu nourri la guerre de position de la gauche. Comme le disait Gramsci, "négliger et, pis, mépriser les mouvements dits spontanés, c’est-à-dire renoncer à leur donner une direction “consciente”, à les élever à un plan supérieur en les insérant dans la politique, […] peut avoir souvent de très graves et très sérieuses conséquences".
La gauche se fait régulièrement piler, parce que le cadrage médiatique de ce à quoi l’électeur doit penser avant d’aller voter ne lui est absolument pas favorable. Le cadrage médiatique par l’immigration, l’insécurité, l’Islam etc. portent au contraire Marine Le Pen.
Les valeurs des citoyens sont simplement un matériau à partir duquel les politiques travaillent pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Décalage entre évolution des valeurs et évolution électorale ; cadrage dominant des médias à droite (coucou S. Berlusconi !), désyndicalisation (merci Maggie !), conversion des dirigeants socialistes au néo-libéralisme (coucou T. Blair, G. Schröder, F. Hollande, et tutti quanti), abstention différentielle très marquée selon la génération et le niveau social, etc. ; abstention et grande démission des citoyens français post-boomers, hypster et autres
"Are you ready for the storm ?". Vincent Tiberj y oscille entre deux avertissements : celui évident d’une possible victoire par défaut du RN lors de la prochaine grande élection – les "castors" du second tour qui ont fait 2017, 2022 et 2024 pour des raisons "culturelles" pourraient se lasser de faire "barrage", d’être une nouvelle fois contraint de voter négativement pour un candidat qui leur déplait, alors que les seniors de droite sont en train de basculer à l’extrême-droite toute ; celui d’une politique totalement hors-sol avec une majorité de citoyens éduqués, distants, au mieux intermittents du vote, ne s’en laissant pas compter par des politiciens élus seulement par deux ou trois électeurs restés fidèle à leur devoir électoral (façon élections municipales de 2020).
La remontée électorale parait extrêmement difficile pour les prochaines années, ne serait-ce que parce que le dernier passage au pouvoir de la gauche a été un désastre et qu’un certain F. Hollande encombre toujours et, de plus en plus d’ailleurs, le paysage politique. Rappelons-lui que ce n’est pas Guy Mollet qui a gagné en 1981.
La droitisation française
Deux approches et analyses - l'une à la lumière de Gramsci et de son combat antifasciste, l'autre à travers le livre de Vincent Tiberj, "La droitisation française. Mythe et réalités" - proposent des réponses.
1- Lutte hégémonique et classes populaires rurales - Le combat antifasciste à la lumière de Gramsci
La faiblesse de la gauche et la force de l’extrême droite dans un certain nombre de territoires ruraux et semi-ruraux, mais aussi de petites villes, est une composante essentielle du débat stratégique actuel, que doit affronter la gauche de rupture. En s’appuyant sur une lecture de Gramsci et sur un effort d’actualisation de l’élaboration gramscienne au regard des coordonnées sociales et politiques de notre temps, Yohann Douet propose une contribution importante à ce débat.
Par Yohann Douet, chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol, le 2 octobre 2024, Contretemps
Les apports potentiels de la pensée de Gramsci au combat contre l’extrême droite sont innombrables, ne serait-ce que parce que son parcours politique et intellectuel est indissociable de la lutte contre le fascisme [1]. Dans cet article, je m’appuierai sur les résultats de mon ouvrage L’Hégémonie et la révolution – Gramsci penseur politique mais je développerai des réflexions qui n’y sont pas traitées directement [2]. Je discuterai de la manière dont les réflexions gramsciennes peuvent éclairer un problème politique décisif pour nous : la division des classes populaires, et le fait qu’une partie importante d’entre elles vote pour l’extrême-droite [3].
On le sait, l’espace politique français est aujourd’hui structuré selon une tripartition entre – pour utiliser les termes de Julia Cagé et Thomas Piketty [4] – un "bloc libéral-progressiste" (le macronisme au sens large), un "bloc national-populiste" (l’extrême-droite) et un "bloc social-écologiste" (la gauche). Le premier bloc, qui attire largement les voix des classes dominantes, correspond à ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini appellent le "bloc bourgeois" [5]. C’est entre les deux autres blocs politiques que se répartissent la plus grande part des votes des classes populaires.
La gauche (le bloc "social-écologiste") réunit un vote beaucoup plus urbain tandis que l’extrême droite (le bloc "national-patriote" [6]) attire massivement les voix des classes populaires des "villages et des bourgs" [7]. Or il se trouve que, malgré des différences majeures, cette configuration historique présente des analogies frappantes avec celle qu’a connue Gramsci.
De l’Italie des années 1920…
De son temps, les classes populaires (ou "subalternes") étaient séparées en deux groupes : d’un côté, une classe ouvrière urbaine et concentrée dans le Nord, politiquement organisée et massivement socialiste et communiste ; de l’autre, et ce second groupe est largement majoritaire en Italie, une paysannerie pauvre peu organisée ("désagrégée"), notamment dans le Sud (le Mezzogiorno) dominé économiquement et politiquement par le Nord. La paysannerie du Sud pouvait se mobiliser et agir collectivement, parfois d’une manière très radicale (occupation de terres, émeutes, voire insurrections, etc.) mais ses mobilisations étaient peu organisées, n’étaient pas organiquement liées au mouvement ouvrier et n’étaient pas nourries par une critique élaborée de l’ordre social [8].
Précisons que ni la classe ouvrière ni la paysannerie méridionale n’étaient massivement fascistes. Le fascisme italien avait sa base sociale dans la petite-bourgeoisie (urbaine et rurale). Mais, notamment à cause de la division entre classe ouvrière et paysannerie et entre Nord et Sud, les puissants mouvements sociaux de 1919-1920 (le biennio rosso) ne sont pas parvenus à l’emporter jusqu’au bout dans une révolution, et cet échec historique a rendu possible l’arrivée au pouvoir du fascisme deux ans plus tard (octobre 1922).
Dans cette situation, Gramsci affirme que la classe ouvrière urbaine doit construire son hégémonie sur la paysannerie – le terme d’hégémonie signifiant ici l’alliance entre ces deux classes, sous la direction de la première. La classe ouvrière doit donc parvenir à entraîner la paysannerie dans la lutte contre le capitalisme et la domination bourgeoise, et cela en renforçant l’activité politique de la paysannerie. Cela ne peut passer à ses yeux que par l’intermédiaire d’organisations sociales et politiques (en premier lieu le parti communiste), qui doivent donc lutter non seulement pour les intérêts ouvriers mais aussi pour les intérêts paysans (l’amélioration de leur niveau de vie, la possession des terres qu’ils travaillent, leur participation à la vie politique, etc.) [9].
Pour Gramsci, les politiques hégémoniques s’opposent aux politiques "économico-corporatives". Peut ainsi être qualifiée d’"économico-corporative" une politique du mouvement ouvrier qui ne défend que les intérêts économiques particuliers (corporatistes, donc) de la classe ouvrière, en négligeant ceux de la paysannerie. En Italie, au moins depuis le début des années 1900, plutôt que de lutter radicalement avec la paysannerie contre la domination bourgeoise, une partie importante du mouvement ouvrier (les socialistes réformistes) accepte des compromis avec la bourgeoisie aux dépens de la paysannerie, notamment en prélevant des impôts sur le Sud de l’Italie à l’avantage du Nord industriel [10].
Cette politique corporatiste s’accompagne de préjugés et même d’un racisme des habitants du Nord envers ceux du Sud :
"On sait quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui empêche l’Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel, les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares, voire des barbares complets, c’est leur nature" [11].
Réciproquement, il souligne que les paysans du Sud ont aussi des préjugés envers les ouvriers du Nord qu’ils estiment être privilégiés, et ils ont par exemple participé à différentes occasions, en tant que soldats, à la répression de grèves ouvrières.
En somme, avant et encore plus après l’arrivée du fascisme au pouvoir, les subalternes étaient séparés par des clivages sociaux, territoriaux, politiques et idéologiques et la conscience de classe restait cantonnée à un niveau économico-corporatif.
… à la France des années 2020
L’une des tâches politiques cruciales aujourd’hui est, comme à l’époque de Gramsci, d’unifier les classes populaires qui sont clivées entre classes populaires urbaines et classes populaires rurales et péri-urbaines. Étant donné que le bloc urbain est plus organisé et plus progressiste politiquement, c’est en partant de lui que l’unité des classes populaires doit et peut être reconstruite. Le bloc de gauche urbain est donc le candidat naturel au rôle de "pôle hégémonique" principal. Il s’agit donc de construire son hégémonie sur les classes populaires rurales [12], c’est-à-dire de les entraîner dans une lutte politique émancipatrice.
(Re)conquérir politiquement les campagnes et les bourgs n’est certes pas le seul problème actuel. Il reste crucial de consolider, mobiliser et organiser les secteurs sociaux votant largement pour la gauche, qu’il s’agisse des classes moyennes progressistes des métropoles (a fortiori les jeunes et précaires), des classes populaires stables du public et/ou proches d’un syndicat, ou encore des habitant-e-s des quartiers populaires (en particulier les racisé-e-s). La convergence des votes de catégories sociales aussi diverses – notamment pour Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles de 2022 – demande à être pérennisée et le bloc électoral qui s’est dessiné doit être transformée en un véritable "bloc social" (dans le sens d’Amable et Palombarini), qui correspondrait à un ensemble cohérent et relativement stable de demandes et d’intérêts socio-économiques. Dans le cas des quartiers populaires, la mobilisation durable des abstentionnistes jouera incontestablement un rôle décisif, ce qui impliquera de mettre en avant des représentant-e-s issus de ces quartiers et de travailler localement à renforcer l’activité politique des habitant-e-s. Dans l’ensemble, il s’agit, pour le dire schématiquement, d’accroître l’unité, l’ampleur et l’activité du bloc déjà acquis à la gauche de gauche et à prédominance urbaine.
Mais il est également décisif, sur le plus long terme, d’exercer une activité hégémonique en direction des classes populaires rurales et de promouvoir également dans "les villages et les bourgs" une activité politique progressiste.
Les zones rurales ne sont évidemment plus peuplées majoritairement de paysan-nes comme à l’époque de Gramsci. S’il existe des ruralités plus prospères (régions touristiques, zones résidentielles à proximité des villes, etc.) marquées également par un vote FN/RN important, on se concentrera ici sur une configuration spécifique : celle des "campagnes en déclin", dans le Nord et l’Est notamment [13]. Il s’agit de régions désindustrialisées (contrairement au Mezzogiorno non encore industrialisé des années 1920), peuplées largement d’"“ouvriers conservateurs” encadrés par une petite et moyenne bourgeoisie dont la domination locale repose plus sur le capital économique que sur le capital culturel" [14]. Ces territoires se caractérisent par une gauche faible et par une politisation tendancielle à droite et surtout à l’extrême droite.
La "conscience du monde social" n’y est pas dichotomique ("nous" contre "ceux d’en haut") mais, comme l’a formulé le sociologue Olivier Schwarz, "triangulaire" [15]. Le "nous"(classes populaires rurales) s’oppose en effet, d’un côté, à "ceux d’en haut" (les décideurs, les privilégiés urbains, notamment parisiens) et, de l’autre, à "ceux d’en bas" (les précaires, vus comme "cassos", et les assisté-e-s suspectés profiter de système, fréquemment assimilés aux racisé-e-s). Dans une telle vision du monde, il importe donc de se distinguer de ceux d’en bas, d’être reconnu-e comme respectable et méritant-e, tout en étant par ailleurs protégé-e dans la mesure du possible de la désindustrialisation et de la concurrence internationale. Or le FN/RN promet précisément de protéger les classes populaires blanches, en particulier rurales, de leur garantir une certaine respectabilité et de leur conserver les maigres acquis qu’elles peuvent avoir, comme par exemple la propriété de leur logement [16].
Chez ces classes populaires rurales, le sentiment de solidarité est loin d’avoir disparu, mais il est limité à des cercles restreints. Dans la vie quotidienne, il est ainsi limité à la famille ou au groupe amical (sur le mode du "déjà, nous" ou "nous d’abord" [17]). En politique, il est fréquemment limité aux français-e-s blanc-he-s (et méritant-e-s). Une telle solidarité s’apparente d’une certaine manière à la vision "économico-corporative" dont parlait Gramsci, qui désignait par là la défense des intérêts économiques de groupes sociaux particuliers en faisant abstraction des autres groupes.
En proposant la "préférence nationale", le FN/RN peut jouer de cette solidarité limitée et économico-corporative, mais il va plus loin en la retournant contre d’autres groupes sociaux populaires, puisqu’il promet la satisfaction d’intérêts économiques minimaux aux dépens des étrangèr-e-s et racisé-e-s. Tout en approfondissant ainsi les clivages existant au sein des classes populaires, le FN/RN vise à détacher les classes populaires blanches (et méritantes) pour les inclure dans un bloc social transclasse incluant les classes exploiteuses, bloc ayant pour ciment une conception racialisée de l’appartenance nationale.
Toujours est-il qu’au sein des classes populaires, l’idée selon laquelle on ne peut se protéger du système capitaliste néolibéral, et s’y ménager une place vivable et digne, qu’aux dépens d’autres secteurs populaires acquiert une très grande force lorsqu’il est impossible d’envisager un horizon au-delà de ce système et que l’on se résigne à l’accepter passivement. Cette logique est certes loin d’expliquer à elles seules le racisme, qui relève également d’autres causes structurelles, mais elles le renforcent, le cristallisent et contribuent à le politiser.
Un autre élément décisif doit être relevé : ce que Benoît Coquard appelle les "affinités transclasses" [18] entre les classes populaires rurales et la petite bourgeoisie locale. Il existe une certaine proximité, dans les modes de vie, les sociabilités mais aussi les visions du monde social entre d’une part les petits patrons, les commerçants et les artisans, et d’autre part les salariés de l’artisanat et des petites entreprises. Le salarié peut être ami avec et prendre pour modèle de réussite l’artisan à son compte, le président du club de chasse, le cafetier, le petit patron du coin – et éventuellement son petit patron [19].
Ce faisant, c’est la vision du monde très droitière de la petite bourgeoisie locale qui va influencer la vision du monde des classes populaires rurales, et devenir la norme dans ces territoires, l’adhésion à une telle vision politique de droite ou d’extrême-droite devenant même un gage de respectabilité et un moyen d’intégration (pour obtenir un emploi par exemple). Les membres de la petite bourgeoisie sont ainsi des "leaders d’opinion" [20] à l’échelle locale, des gens que l’on écoute.
En ce sens, ils peuvent, jouent le rôle "d’intellectuels organiques" de l’extrême droite, sans que ce soit délibéré et sans qu’ils soient le plus souvent militants du FN/RN. Il faut préciser que lorsque Gramsci parle d’intellectuels, et d’intellectuels organiques en particulier, il ne pense pas forcément à des gens spécialisés dans une activité intellectuelle (lire, écrire, discourir, etc.). Il définit en effet les intellectuels par leur "fonction de connexion et d’organisation" [21 de la vie sociale, et par le fait de diffuser certaines visions du monde.
Gramsci peut écrire, à propos du sud de l’Italie, que "le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par l’intermédiaire de l’intellectuel" petit-bourgeois [22], les intellectuels étant ici les prêtres, les petits fonctionnaires ou les professions libérales (notaires, médecins, etc.), qui incitent la paysannerie à la résignation et renforcent en son sein le sentiment d’impuissance. Il parle à ce propos d’un "monstrueux bloc agraire" formé par "la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale et les grands propriétaires fonciers" [23].
Dans la mesure où, sans abolir complètement "l’effervescence" paysanne, ce bloc agraire assure une certaine stabilité aux rapports sociaux méridionaux et reconduit par conséquent la position subordonnée du Sud agricole et quasi-féodal par rapport au Nord capitaliste, Gramsci estime qu’il remplit une "fonction d’intermédiaire et de contrôleur au service du capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de maintenir le statu quo" [24].
Dans la France des années 2020, on l’a vu, les classes populaires rurales sont liées à l’extrême-droite par l’intermédiaire de la petite-bourgeoisie locale, qui joue objectivement un rôle d’intellectuel organique. Pour désigner cet ensemble de rapports socio-politiques on pourrait parler, par analogie avec le "bloc agraire" de Gramsci, de "bloc rural" [25]. Et, tout comme le bloc agraire méridional gramscien servait en définitive le capitalisme italien (au sein duquel le Nord était dominant), le bloc rural français contemporain sert les intérêts du capitalisme néolibéral (dominé par les métropoles) dans la mesure où le vote d’extrême-droite fait obstacle à toute alternative véritable, passant nécessairement par une gauche de rupture.
L’analyse du bloc social rural est seulement esquissée ici, et demanderait à être développée [26]. Elle peut néanmoins permettre de mieux comprendre comment l’extrême-droite peut obtenir des scores électoraux importants dans des zones où elle n’a qu’une faible présence militante, si bien que des candidat-e-s fantasques glaçants, comme des personnes se photographiant sur les réseaux sociaux avec une casquette nazie, ayant fait une prise d’otage ou étant sous curatelle, ont pu dépasser 20% ou 30%, et se qualifier au second des législatives [27]. Si le FN/RN n’a pas nécessairement besoin de militantisme local pour atteindre de tels résultats, c’est en effet pour plusieurs raisons qui se renforcent réciproquement :
➤ 1) Il se nourrit de la logique du système néolibéral et des demandes de protection économico-corporatives que celui-ci produit. D’un côté, le FN/RN tire une certaine rente électorale de son image de parti anti-système, ce que renforce le fait qu’il n’a jamais exercé le pouvoir au niveau national ; de l’autre, l’alternative qu’il prétend incarner ne remet pas en cause les fondements du néolibéralisme. Une telle alternative, illusoire dans la mesure où elle reste intérieure au système néolibéral, apparaît pourtant plus réaliste que celle incarnée par la gauche de rupture aux yeux de celles et ceux qui se résignent à ce système.
➤ 2) Ses idées sont périodiquement reprises par les partis de gouvernement et perpétuellement diffusées dans les grands médias, les classes populaires rurales formant le secteur social où l’on regarde le plus la télévision [28]. On pourrait ici pousser l’analogie et comparer le rôle de la télévision dans la France rurale contemporaine au rôle de l’Église dans l’Italie des années 1920. Les médias de masse constituent un appareil idéologique agissant au cœur même des foyers, et ne demandent pas la même présence dans l’espace social que l’appareil idéologique clérical, avec son clocher et son prêtre dans chaque village. Il faut certes relativiser l’influence directe et immédiate de la télévision, dont le message est toujours interprété et décodé par les auditeurs-rices en fonction, notamment, de l’influence des "leaders" ou "relais d’opinion" de leur entourage. Cela étant, dans le cas qui nous intéresse, ces intermédiaires semblent bien renforcer le caractère réactionnaire du message des grands médias.
➤ 3) Le FN/RN est favorisé par les rapports sociaux qui rattachent les classes populaires à la petite bourgeoisie dans le cadre du "bloc rural".
Briser le bloc rural
Gramsci affirmait en son temps la nécessité de construire l’hégémonie du mouvement ouvrier sur la paysannerie du Sud et de briser le "monstrueux bloc agraire" méridional entre la paysannerie, les intellectuels petits-bourgeois et les grands propriétaires. Comment espérer aujourd’hui mener avec succès une politique hégémonique en direction des classes populaires rurales et notamment briser le "bloc rural" ?
➤ 1) Pour parvenir à rendre les projets de gauche audibles et potentiellement hégémoniques, il est bien entendu nécessaire de s’adresser d’une manière concrète aux classes populaires rurales et de se confronter à ce qui les préoccupe comme la question du transport (et surtout de la voiture individuelle, étincelle du mouvement des Gilets jaunes) dans les zones rurales et péri-urbaines et la question de la propriété du logement – cela sans abandonner bien sûr les objectifs de décarbonation de l’économie et la défense du logement social.
Dans leur ouvrage, Julia Cagé et Thomas Piketty voient une analogie entre, d’une part, l’importance pour les classes populaires rurales de la propriété de leur logement aujourd’hui et, d’autre part, l’attachement à la propriété de la terre pour la paysannerie française autrefois. À la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, cette question aurait contribué à détourner la paysannerie de la gauche (marxiste), perçue comme trop collectiviste, et à renforcer la tripartition de l’espace politique (qui aurait prédominé de 1848 à 1910). Même s’il est indispensable de rappeler la différence entre un moyen de production (la terre) et un moyen d’habitation, l’analogie reste éclairante et on peut l’étendre jusqu’à la situation italienne des années 1920. En ce sens, une politique hégémonique concrète de la gauche envers les classes populaires rurales devrait donner une réponse aux problèmes de la voiture individuelle et de la propriété du logement comme – toute proportion gardée – elle devait au temps de Gramsci proposer une solution à la question méridionale et à la question de la terre.
Sur la question du logement, Cagé et Piketty relèvent dans le programme du RN aux présidentielles de 2022 la promesse d’une extension du prêt à taux zéro pour l’accession à la propriété, chaque famille pouvant de plus selon cette mesure bénéficier de la part de l’État d’un prêt de 100 000 euros sans intérêt, qui n’aurait plus à être remboursé après la naissance d’un troisième enfant. Si cet élément relativement secondaire du programme n’est vraisemblablement pas la cause principale de la tendance des propriétaires de milieux populaires à voter pour l’extrême-droite, qui peut s’expliquer par d’autres raisons plus fondamentales [29], elle témoigne indéniablement de la capacité du FN/RN à saisir les préoccupations des classes populaires rurales.
➤ 2) Même le discours le plus adapté et le programme le plus pertinent ont besoin de relais d’opinions au niveau local, jouant le rôle d’intellectuels organiques diffus présents dans les territoires. Pour le dire simplement, il s’agit d’éviter que seuls les petits patrons de la région se fasse entendre. Dans la mesure où "les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales", la solution serait, dans l’idéal, que des catégories sociales plus marquées à gauche viennent ou reviennent s’installer dans des campagnes populaires [30]. La relocalisation d’emplois diplômés (dans la santé et l’éducation par exemple) pourrait permettre qu’émergent de nouveaux modèles de réussite plus progressistes que le petit entreprenariat local. Ce type de solution pourrait passer par une reconstruction des services publics atrophiés dans ces territoires [31].
➤ 3) La défense des services publics constitue du reste une revendication non économico-corporative et au contraire potentiellement hégémonique. Dans leur principe, ils sont censés être universels et en tant que tels ils répondent aux intérêts des classes populaires urbaines comme rurales, racisées ou non. C’est autour de telles revendications hégémoniques que l’on peut espérer reconstruire l’unité des classes populaires. Le problème est bien sûr qu’une telle reconstruction des services publics ne pourra être mise en œuvre qu’une fois la gauche de rupture déjà au pouvoir, et que les classes populaires rurales ne pourront en éprouver les effets positifs qu’à plus longue échéance encore.
➤ 4) Gramsci écrit en 1926 que "le prolétariat détruira [le] bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son Parti [le parti communiste], à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus importantes de paysans pauvres" [32]. Si l’on essaie d’adapter cette formule à notre situation, on peut dire que briser le bloc rural suppose de construire une organisation politique radicale de masse, présente physiquement sur tout le territoire. Dans la mesure où, sans relais d’opinion locaux, les discours progressistes risquent de rester hors sol, il s’avère nécessaire de s’implanter localement, sur le long terme, dans les bourgs et si possible dans les villages : le slogan "Une cellule du parti pour chaque clocher", lancé par le dirigeant communiste italien Pietro Secchia en 1945 et adopté par le PCI, indique toujours la direction à prendre, quand bien même serait-il impossible de réaliser intégralement cet objectif. La croissance et l’implantation d’une telle organisation demandera une lutte politique de longue haleine, âpre et acharnée : une "guerre de position", aurait dit Gramsci. Or si la France insoumise, sous sa forme actuelle, excelle dans l’action rapide, lorsqu’il s’agit de se mobiliser d’une manière ponctuelle pour une échéance électorale importante, l’intervention durable et l’implantation territoriale présentent bien plus de problèmes (comme en témoignent par exemple ses scores généralement plus faibles aux élections locales). Pour mener la guerre de position et la lutte hégémonique en direction des classes populaires rurales, il faut un véritable parti, de masse, structuré, ramifié, présent localement, sensible à la particularité des différentes zones d’intervention et s’appuyant sur des militant-e-s, des représentant-e-s et même des élu-e-s issu-e-s des classes populaires [33]. Bref, cette lutte hégémonique ne pourra être menée avec succès que si elle passe, non par un mouvement gazeux, mais par un processus d’organisation moléculaire [34].
➤ 5) Même si l’on en avait la volonté, la construction d’une telle organisation politique de masse serait difficile ne serait-ce que parce qu’il existe peu de points d’appui dans les campagnes et les bourgs. Il serait donc indispensable de s’appuyer sur les structures existantes, comme les associations locales et surtout les syndicats, qui restent les organisations populaires progressistes les plus massives et présentes localement. En effet, "dans les petites villes rurales, où le RN accumule un nombre de voix assez important, les militant-e-s de gauche sont de plus en plus rares. Souvent, seuls les réseaux syndicaux restent actifs pour défendre les valeurs progressistes contre les idées d’extrême droite, que ce soit sur les lieux de travail ou dans les quartiers" [35]. En ce sens, il serait indispensable de renforcer, à un niveau local comme national, les liens organiques entre partis de gauche radicale et syndicats de lutte, qui sont parfois trop relâchés, ou marqués par une certaine tension. Le soutien explicite apporté par la CGT au NFP est sur ce plan un signe encourageant.
➤ 6) Les luttes et mouvements sociaux, qu’il s’agisse de grèves locales ou de mouvements d’ampleur nationale, restent des occasions particulièrement favorables au recul de l’extrême-droite et à formation de nouvelles solidarités de classe, par-delà les clivages des classes populaires. Cela s’est en particulier constaté dans le cas du mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a dans certains cas permis la transformation d’une conscience "triangulaire" du monde social en une conscience "dichotomique" où le "nous" est principalement opposé à "ceux d’en haut" [36]. Comme l’écrit Benoît Coquard, "l’irruption des Gilets jaunes à l’automne 2018 a ouvert une brèche inattendue, dans des coins de France profondément rétifs aux engagements collectifs et à la rébellion politique" [37]. De plus, leurs revendications et surtout les formes d’action radicales qu’ils ont adoptées se sont avérées inconciliables avec le culte de l’autorité et la défense unilatérale de la police portés par le FN/RN. Dans l’ensemble, le mouvement des Gilets jaunes a montré le potentiel politique des classes populaires rurales et péri-urbaines, et a ainsi constitué une "fissure" [38] importante dans le bloc rural. Il peut ainsi être vu comme une phase de "guerre de mouvement" populaire, mais qui a malheureusement trop peu nourri la guerre de position de la gauche.
À cet égard, l’attitude réticente voire hostile d’une grande partie des directions syndicales envers ce mouvement a été une faute sociale et politique majeure, l’inverse même de ce que devrait être une politique hégémonique visant à unifier l’ensemble des classes populaires. Les occasions de rapprochement entre organisations progressistes et classes populaires rurales sont rares et précieuses, il faut donc savoir les saisir et cela n’a pas été fait au niveau national, même si de nombreux-ses militant-e-s syndicaux-les ont participé localement au mouvement des Gilets jaunes. Comme l’a écrit Gramsci, "négliger et, pis, mépriser les mouvements dits spontanés, c’est-à-dire renoncer à leur donner une direction “consciente”, à les élever à un plan supérieur en les insérant dans la politique, […] peut avoir souvent de très graves et très sérieuses conséquences" [39].
Conclusion
Les concepts gramsciens d’hégémonie, de corporatisme, d’intellectuels organiques, de guerre de position et de mouvement restent particulièrement pertinents pour analyser et éclairer la lutte contre l’extrême-droite. Il est certes nécessaire, sous peine de tomber dans une application dogmatique et mécanique de conceptions formulées il y a près d’un siècle, de spécifier ce que notre situation a d’unique et de différent de celle de l’Italie des années 1920, raison pour laquelle il est indispensable de s’appuyer sur les résultats des travaux de sciences sociales contemporains.
Toujours est-il que, s’il reste quelque chose de parfaitement actuel dans ce que nous a légué Gramsci, c’est bien sa célèbre devise : "pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté". Pessimisme face aux ravages du capitalisme, mais optimisme en ce qui concerne la capacité des subalternes organisé-e-s à le renverser. Les classes populaires gagnées par l’extrême-droite ne parviennent pas à dépasser le pessimisme, ne voient pas d’horizon au-delà de la concurrence généralisée et ne conçoivent la satisfaction de leurs demandes qu’au détriment d’autres groupes subalternes.
Le FN/RN est bien, comme le disait Trotsky du fascisme, "le parti du désespoir contre-révolutionnaire" [40]. Pour le vaincre, la meilleure arme reste donc de faire naître, et de faire éprouver concrètement, un espoir révolutionnaire.
Notes
[1] L’un des objectifs principaux des textes de Gramsci, avant comme après son emprisonnement (novembre 1926), est de penser et de lutter contre le fascisme. Voir Yohann Douet et Ugo Palheta, "Comprendre et combattre le fascisme avec Gramsci" [Podcast], Spectre.
[2] Yohann Douet, L’Hégémonie et la révolution – Gramsci penseur politique, Paris, Éditions Amsterdam, 2023. Un extrait de l’ouvrage et une recension par Hendrik Davi ont été publiées dans Contretemps
[3] Le présent article reprend et complète l’intervention que j’ai donnée aux AMFIS 2024 dans le cadre du panel Penser nos luttes avec Antonio Gramsci organisé par Contretemps, aux côtés de Galatée de Larminat et Stathis Kouvélakis, que je remercie pour leurs discussions enrichissantes que nous avons eues sur ces questions et leurs précieuses remarques.
[4] Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Paris, Seuil, 2023.
[5] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017. Alors que Cagé et Piketty parlent de "blocs politiques", Amable et Palombarini étudient plutôt des "blocs sociaux", c’est-à-dire des "alliances sociales" entre différents groupes, qui excèdent la seule dimension électorale. Un bloc social est pour eux "constitué par les groupes protégés par une stratégie" politico-économique (ibid., p. 22), comme la stratégie néolibérale dans le cas du bloc bourgeois, lequel reste toutefois trop étroit pour former un bloc social dominant d’une manière stable.
[6] Cagé et Piketty incluent LR dans ce bloc, ce qui pourrait être discuté, mais faire un choix différent ne modifierait pas fondamentalement les tendances générales.
[7] Cagé et Piketty (ibid., p. 95) répartissent la population française entre 12 millions de personnes habitant dans des villages (agglomérations de moins de 2000 habitants), 21 millions dans des bourgs (agglomérations entre 2000 et 100 000), 22 millions dans des banlieues (communes secondaires des agglomérations de plus de 100 000 habitants) et 11 millions dans des métropoles (agglomérations de plus de 100 000 habitants). À mesure que l’on passe des villages aux bourgs, aux banlieues et aux métropoles, on constate que le vote national-populaire décroît et qu’à l’inverse le vote pour le bloc social-écologiste croît (pour la présidentielle 2022, voir ibid., p. 718). Remarquons que, si Cagé et Piketty n’avaient pas fait le choix discutable d’inclure les bourgs jusqu’à 100 000 habitant-e-s mais, disons, jusqu’à 10 000, le survote pour l’extrême-droite aurait vraisemblablement été encore plus marqué.
[8] Il en allait différemment de la paysannerie du Nord (notamment dans la plaine du Pô, caractérisée par une agriculture moderne), qui était beaucoup plus organisée, notamment dans des "ligues paysannes" d’obédience socialiste. Ce fut d’abord pour briser par la violence de telles organisations paysannes (avec le squadrisme), après deux années de mobilisation sociale en 1919-1920, que le mouvement fasciste a été soutenu par les grands propriétaires terriens et a pris toute son ampleur.
[9] Si la bourgeoisie française a pu construire une forte hégémonie sur la paysannerie au cours de la Révolution française c’est précisément parce que, d’après Gramsci, certains intérêts de ce type ont été satisfaits.
[10] Je m’appuie ici par la suite sur "Quelques thèmes sur la question méridionale", texte dont Gramsci avait commencé la rédaction quelques semaines avant son emprisonnement (novembre 1926), et qui est par conséquent resté inachevé. Ce texte se trouve dans Antonio Gramsci, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1975-1980, tome 3, p. 329-356 (noté ci-dessous EP III).
[11] EP III, p. 333.
[12] Le terme « rural » est pris ici en un sens large et renvoie également à des villes moyennes, en particulier les "bourgs" en déclin. Chez Cagé et Piketty, les "bourgs" rassemblent les communes jusqu’à 100 000 habitants (tant qu’il ne s’agit pas de communes secondaires de communes plus grandes).
[13] Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019. Les ressorts du vote FN/RN dans la région plus attractive qu’est le Sud-Est (région PACA en l’occurrence) ont été étudiés par Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024. Pour une réflexion sur les logiques présidant au vote FN/RN (en partie – mais en partie seulement – différentes selon les zones), voir l’entretien avec Benoît Coquard et Félicien Faury mené par Fabien Escalona : "Hégémonie sur le terrain, normalisation, racisme : les ressorts du vote RN", Médiapart, 27 juin 2024.
[14] Ibid., p. 173.
[15] Olivier Schwarz, "Vivons-nous encore dans une société de classe ? Trois remarques sur la société contemporaine française", La Vie des idées, 22 septembre 2009.
[16] L’un des résultats frappants du travail de Cagé et Piketty est la corrélation forte, chez les classes populaires, entre le fait d’être propriétaire de son logement et le fait de voter pour le "bloc national-patriote". Ils caractérisent ainsi le vote FN/RN comme un vote de "petits-moyens accédant à la propriété".
[17] Benoît Coquard, Ceux qui restent, op. cit., chapitre 7, p. 173-190.
[18] Ibid., p. 35.
[19] Ces logiques d’affinités transclasses jouent plus nettement dans le cas de sociabilités masculines (les sociabilités des femmes dépendant plus fréquemment des sociabilités de leurs conjoints), raison pour laquelle on ne féminise pas ici.
[20] La notion de "leaders d’opinion" (opinion leadership) ou "relais d’opinion" a été développée par les sociologues Paul Lazarsfeld et Elihu Katz dans le cadre de la théorie de la "communication à deux étages (two-step flow of communication)" soutenant que les discours politiques ou médiatiques ne prennent toute leur force de conviction que s’ils sont relayés à un niveau local par des figures relativement influentes.
[21] Cahier 12, §1, in Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1978-1996, tome 3, p. 314. Gramsci ne définit pas les intellectuels par le contenu intrinsèque de leur activité mais par leur place dans les rapports sociaux, et la catégorie des intellectuels acquiert ainsi une extension bien plus vaste que dans les usages courants du terme. À ses yeux, peuvent donc faire partie des intellectuels des figures apparemment éloignées telles que le philosophe professionnel, le prêtre, l’entraîneur sportif, le journaliste, le policier, l’ingénieur, l’économiste, l’instituteur, le médecin, etc. (Fabio Frosini, "De la mobilisation au contrôle : les formes de l’hégémonie dans les "Cahiers de prison" de Gramsci", Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, n° 128-2, 2016), ou encore le chef d’entreprise capitaliste et le militant d’un parti politique. Que dans les "campagnes en déclin" le rôle d’intellectuels organiques soit joué par les membres d’une petite-bourgeoisie "dont la domination locale repose plus sur le capital économique que sur le capital culturel" (selon la formulation de Benoît Coquard) n’est que relativement paradoxal si l’on poursuit l’élargissement de la notion d’"intellectuels" initié par Gramsci.
[22] EP III, p. 348.
[23] Ibid., p. 345.
[24] Ibid., p. 348.
[25] Cette analogie – comme toute analogie historique – est évidemment imparfaite. En particulier, l’extrême-droite qui attire les votes populaires ruraux n’est pas assimilable aux propriétaires terriens dominants dans le bloc agraire méridional de Gramsci, qui exploitaient économiquement la paysannerie. Alors que, dans l’Italie des années 1920, le capitalisme développé dans le Nord s’articulait à des rapports sociaux quasi-féodaux dans le Sud, le capitalisme (sous sa forme néolibérale) subsume directement tout le territoire français, même s’il avantage certaines zones aux dépens d’autres.
[26] La notion de "bloc social" renvoie ici, comme chez Amable et Palombarini, à une alliance entre groupes sociaux rassemblés derrière une stratégie politico-économique, avec la promesse d’une satisfaction – quand bien même serait-elle illusoire – de certains intérêts économico-corporatifs des classes populaires rurales blanches par une stratégie de préférence nationale. Mais elle renvoie également, comme chez Gramsci, aux rapports sociaux concrets qui rattachent les différents groupes constituant le bloc en question (classes populaires rurales, petite bourgeoisie rurale, représentants de l’extrême-droite, etc.).
[27] "Casquette nazie, propos racistes et antisémites, prise d’otage : ces candidats RN aux législatives qui font polémique", France bleu, 3 juillet 2024.
[28] Sur l’analyse gramscienne des médias, voir Yohann Douet (entretien avec Frédéric Lemaire), "Gramsci, critique des médias ?", Acrimed, décembre 2020.
[29] En effet, la proportion de propriétaires est bien plus forte en milieu rural, lequel est tendanciellement lié au vote d’extrême-droite pour de nombreuses raisons, comme on l’a vu. De plus, la propriété de son logement signifie que l’on a quelque chose à perdre (économiquement et symboliquement) et peut vraisemblablement être propice à une conscience sociale « triangulaire ».
[30] Benoît Coquard, "Les obstacles à “la reconquête du vote populaire rural” : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty", The Conversation, 20 septembre 2023.
[31] Ibid.
[32] EP III, p. 356.
[33] Xavier Vigna (entretien avec Mathieu Dejean), "La gauche n’a pas de stratégie nationale pour reconquérir ses territoires perdus", Médiapart, 28 juillet 2024.
[34] Gramsci emploie le terme de "moléculaire" comme synonyme de capillaire ou diffus, notamment pour qualifier la politique qui se fait au niveau le plus fin, local et particulier.
[35] Julian Mischi, "Comment l’extrême droite française prospère au détriment de la gauche", Revue l’Anticapitaliste, n° 158, juillet 2024. Julian Mischi le montre à partir du cas d’une petite ville de 3000 habitants, localité rurale et ouvrière du centre-est de la France, où le vote RN est important et en progression constante mais où le syndicalisme CGT des cheminot-e-s reste un pôle de politisation progressiste actif.
[36] Voir Zakaria Bendali, Raphaël Challier, Magali Della Sudda, Olivier Fillieule, "Le mouvement des Gilets jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique", Politix, 2019/4, n° 128, p. 143-177.
[37] Benoît Coquard, Ceux qui restent, op. cit., p. 173.
[38] Gramsci parle lui aussi des "fissures du bloc agraire" méridional (EP III, p. 351).
[39] Cahier 3, §48, in Antonio Gramsci, Cahiers de prison, op. cit., tome 1, p. 296
[40] Léon Trotsky, "Le tournant de l’Internationale Communiste et la situation en Allemagne", 26 septembre 1930.
📰 https://www.contretemps.eu/lutte-hegemonique-classes-populaires-rurales-extreme-droite-gramsci/
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2- Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités
Je m’apprête à chroniquer un ouvrage dont j’espérais depuis longtemps l’apparition. Le livre de Vincent Tiberj, "La droitisation française. Mythe et réalités" propose une réponse à une question que je me pose depuis longtemps : comment se fait-il qu’alors que les Français sont (en moyenne) moins racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, qu’en 1974, ils votent massivement pour des partis d’extrême droite ?
Par Christophe Bouillaud, professeur de science politique (Science Po Grenoble), le 3 octobre 2024, Blog Mediapart
Je m’apprête à chroniquer un ouvrage dont j’espérais depuis longtemps l’apparition. En effet, le livre de Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités. Comment citoyens et électeurs divergent (Paris : PUF, septembre 2024) propose une réponse à une question que je me pose depuis longtemps : comment se fait-il que si l’on regarde les grandes enquêtes portant sur les valeurs des Français et des Européens l’on ait l’impression que les sociétés européennes évoluent depuis des décennies vers plus d’ouverture, de tolérance, alors que, du point de vue de l’actualité de la vie politique envisagé sous l’angle des électeurs et encore plus des partis politiques, les forces et partis d’extrême-droite ne cessent de s’affirmer partout ?
Pour simplifier mon interrogation, comment se fait-il qu’alors que les Français sont (en moyenne) moins racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, etc. qu’en 1974 ils votent massivement pour des partis d’extrême-droite (RN et dans une bien moindre mesure Reconquête en 2022 et en 2024) ? Pour tourner la chose de manière caustique, "On ne peut plus rien dire" (à propos des femmes, des homosexuels, des étrangers, etc.), rengaine bien connue de l’extrême-droite et d’une partie de la droite, mais, par contre, on ne se prive pas de voter fort à droite pour dire bien clairement qu’on devrait pouvoir avoir le droit de tout dire de nouveau, et éventuellement de tout faire.
Mon interrogation vient du fait que je suis spécialiste de l’objet "partis" et que, dans l’Europe contemporaine (depuis les années 1990), les nouveaux partis d’extrême-droite ou éventuellement du centre libéral cartonnent de manière bien plus durable que les quelques exemples de percées électorales par la gauche (par exemple, Podemos, Syriza, etc.). Les partis d’extrême droite sont présents dans les parlements de presque tous les pays de l’Union européenne (l’Espagne et le Portugal ayant rejoint le club récemment avec Vox et Chega respectivement), avec parfois plusieurs partis très à droite (comme en Pologne ou même désormais en Espagne). On ne peut pas en dire autant des partis d’extrême-gauche. Les élections européennes de juin 2024 ont bien illustré ce fait majeur, avec un très net glissement à droite de l’équilibre général du Parlement européen (avec pas moins de deux groupes parlementaires très à droite, Les Patriotes pour l’Europe [PfE], et Europe des Nations Souveraines[ESN], sans compter quelques purs allumés parmi les non-inscrits).
Celle de V. Tiberj vient probablement de la simple incohérence qu’il constate entre ce que les meilleurs sondages d’opinion disponibles peuvent mesurer des évolutions des valeurs des Français et les évolutions électorales constatées. Il le dit d’ailleurs clairement par le sous-titre de son livre : "Comment citoyens et électeurs divergent", ce qui pourrait être explicité en "Comment les valeurs majoritaires parmi les citoyens lorsqu’ils sont sondés et les choix effectifs des électeurs divergent". Pour expliquer cette divergence, V. Tiberj est amené à étudier tous les filtres, mécanismes, qui transforment en quelque sorte l’or (des valeurs d’ouverture de la majorité sociologique du pays tel qu’elle répond aux sondages) en plomb (des votes bien à droite toute des électeurs) – dans la tête et, un jour peut-être, dans les corps.
Le premier chapitre montre que, si l’on prend tous les sondages sérieusement faits et permettant de construire des indices (‘moods’) qui synthétisent l’humeur générale de l’opinion sur des différentes grandes questions, la tendance depuis 1980 correspond bien à un mouvement de longue durée à la Inglehart (ndr : politologue américain). Les jeunes générations, bien plus éduquées en moyenne que les précédentes, sont plus ouvertes que les anciennes. Les trois indices sont, selon V. Tiberj, des constructions solides parce qu’ils agrègent des questions aux résultats très corrélés entre eux : l’indice longitudinal de préférences sociales correspond à toutes les questions de l’axe droite-gauche classique, qui oppose le travail et le capital, l’État et le marché ; l’indice longitudinal de préférences culturelles correspond à toutes les questions portant sur l’évolution des mœurs (homosexualité par ex.) ; enfin, l’indice longitudinal de tolérance élargi correspond à des questions portant sur les minorités présentes en France (par ex. juifs ou musulmans).
De ce premier chapitre, il ressort selon V. Tiberj que les sondés entre 1980 et aujourd’hui ont tendance à être en moyenne plus ouverts sur les mœurs et les minorités, et qu’il n’y a pas de mouvement clair de l’opinion publique en ce qui concerne le libéralisme économique. Sur ce dernier point, cela rejoint, si mes souvenirs sont exacts, les conclusions de Kevin Brookes (ndr : chercheur indépendant, enseignant, consultant en politiques publiques - Directeur des études chez GenerationLibre. Enseignant-chercheur en science politique) dans sa thèse sur les difficultés de déploiement du néo-libéralisme en France. Il n’y a donc pas de "droitisation par le bas". Toute la démonstration qui suit ne prend bien sûr sens qu’à partir de ce premier chapitre. Pour ne prendre que cet exemple, il est certain à la fois à la vue des données de sondages rappelées par V. Tiberj, de l’évolution de la législation en la matière, que l’homosexualité se trouve en moyenne beaucoup plus acceptée aujourd’hui par les Français qu’en 1980 (cf. encadré 1, p.50-52). Cette acceptation se traduit d’ailleurs par la présence au sein même du personnel politique de l’extrême-droite de personnalités clairement identifiées comme homosexuelles, détail qui devrait attirer notre attention sur l’absence de pertinence éventuelle de tels indices trop généraux pour saisir la réalité des oppositions politiques effectives à un moment donné.
Le second chapitre commence l’explication du paradoxe par une description de la droitisation très nette des intellectuels médiatisés et de certains médias. Le cas de CNews constitue bien sûr le point focal de ce chapitre. Le troisième chapitre, nourri de sondages comme le premier, démontre qu’il existe un "cadrage musulman de la diversité" (p. 131) : "(….) l’opposition aux musulmans est devenu structurante dans la France ethnocentriste". (p. 146). Surtout, grâce aux intellectuels médiatiques qui ont fait de l’Islam un épouvantail et qui ont politisé des préjugés à son propos, il est devenu facile aux Français les plus ethnocentristes d’exprimer publiquement leur détestation de l’Islam, sans encourir le blâme moral que leur feraient encourir des propos racistes à l’ancienne (biologisants) : "En revanche, du côté ethnocentriste, les choses changent [vers plus de tolérance (sic)], mais moins vite, parce que le ‘cadrage musulman’ permet d’exprimer ‘à moindre coût’, de manière acceptable, des positions qui autrement seraient condamnées". (p. 155)
En somme, le malheur des temps fait, ma bien chère dame, qu'"On ne peut plus rien dire", mais, tout de même, parler en long et large mal de l’Islam, des musulmans, pour ne pas parler bien sûr de l’islamisme qui est consubstantiellement un terrorisme (cf. ce qu’il faut dire dans l’espace public sur le Hamas sous peine d’être soi-même vu comme un soutien du terrorisme et dénoncé comme tel à la justice), est devenu la norme chez nos concitoyens un peu hostiles aux autres en général. On mesure le rôle que peut jouer en ce sens CNews depuis peu, ou, depuis bien plus longtemps, qu’ont joué tous ces intellectuels à la laïcité un peu trop emphatique pour être honnête, dans la sortie de la "spirale du silence" dans lequel les intolérants de tout poil risquaient de se retrouver enfermés par une société globalement plus tolérante. Eh, ma brave dame, misère de misère, ô tempora, ô mores, on ne peut plus se moquer des femmes, des homosexuels, des handicapés, des Maghrébins, des Africains, des Chinois, des Juifs, etc., mais, heureusement, il nous reste les musulmans un brin trop islamisés, la Gaule/oiserie est sauvée. CQFD.
Le chapitre 4 s’intéresse à l’affaiblissement du lien entre le fait d’être en bas de la hiérarchie sociale et d’être politisé à gauche en faveur de la redistribution. Sans surprise, V. Tiberj rappelle à quel point les membres des classes (objectivement) populaires ne s’identifient plus à la classe ouvrière, qu’ils se voient (à tort) comme des (petites) classes moyennes, et que cela est lié au recul du syndicalisme ouvrier. Ce dernier ne peut plus proposer en effet de défendre un collectif populaire, qui agrégerait autour de lui, y compris des personnes n’appartenant pas au sens restreint au monde ouvrier (travailleurs manuels d’exécution de l’artisanat ou de l’industrie). Là encore, les effets de cadrage par le haut de la situation jouent à plein : parmi les pages les plus intéressantes de l’ouvrage (p. 181-186), V. Tiberj montre à quel point le fait de déclarer ou non croire que "les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment" influence fortement en 2022 le placement d’un électeur sur l’échiquier politique (gauche, droite, centre, ni de gauche ni de droite) ou bien la probabilité de voter pour l’un ou l’autre grand candidat en 2022 (Macron, Mélenchon, Le Pen), en dépit même des orientations socio-économiques sous-jacentes de chacun. Un électeur aux valeurs socio-économiques très redistributives qui croit cependant que "les chômeurs ne font pas d’effort" risquent fort de voter Le Pen. Et cette croyance en la culpabilité des chômeurs se trouve nettement majoritaire parmi les "gens d’en bas" comme dirait notre nouveau Premier Ministre (p. 183).
Le cinquième chapitre, sans aucun doute le plus brillant de l’ouvrage, introduit la notion de "grande démission des citoyens français". Il s’agit en fait d’une relecture de tout ce qu’on peu savoir sur l’abstention et sur le rapport des Français à la politique telle qu’incarnée dans les partis, en utilisant en particulier les enquêtes INSEE sur la participation électorale (c’est-à-dire le fait effectif d’avoir voté, et non pas seulement celui de déclarer à un sondeur qu’on a voté ou non). Le bilan apparaît ici aussi net que calamiteux.
Concernant l’abstention, l’auteur montre le cumul de trois mécanismes sociologiques : d’une part, à partir des générations nées au milieu des années 1960 (ce que l’auteur appelle les "post-boomers") le rapport au vote devient intermittent ; d’autre part, au sein de ces générations récentes, l’intermittence du vote est d’autant plus marquée que la position sociale (objective) est faible ; enfin, pour ne rien arranger (tout au moins du point de vue d’une gauche redistributrice et/ou libertaire), les plus éduqués de nos jeunes concitoyens (donc les plus tolérants) oublient plus de voter à l’occasion que les autres. Au final, le "boomer" ancien cadre supérieur multi-propriétaire n’oublie pas d’aller voter (ou de faire une procuration pour exprimer son choix), le jeune prolétaire laissé à lui-même sans plus d’encadrement syndical oublie presque toujours d’aller voter (surtout en comparaison avec le "boomer" ancien ouvrier), et le jeune diplômé "hipster" ou le jeune cadre vote de temps à autre, mais bien moins qu’il ne le devrait. Ce triple effet finit par aboutir à ce que V. Tiberj décrit comme un décalage croissant entre citoyens et électeurs, avec un avantage croissant pour les droites. En effet, en raison des effets de mortalité différentielle lié à la profession exercée pendant la vie active, les "boomers" électeurs de gauche, permanents du vote, vont dans les années à venir, mourir plus tôt que leurs équivalents de droite, et, du côté, des jeunes électeurs l’intermittence semble durablement de mise, sauf pour … la petite part dans ces générations montantes qui vote RN.
Grâce à V. Tiberj, on comprend bien pourquoi à la fois le RN est le premier parti parmi les (rares) votants ouvriers, et pourquoi les ouvriers (jeunes ou d’âge médian) sont quasiment en voie de disparition dans les urnes (ce qui ne les empêche pas d’avoir encore des positions socio-économiques redistributives lorsque les sondeurs les interrogent). Comme V. Tiberj travaille à partir des enquêtes INSEE sur la participation, il ne prend pas logiquement en compte en plus la part des classes populaires qui n’ont la nationalité française, en situation régulière ou irrégulière sur le territoire, mais participant à sa vie économique et sociale, ce qui bien sûr aggraverait encore le tableau. Pour ce qui est du placement sur l’axe gauche-droite (ou du non-placement), l’on retrouve peu ou prou la même logique. Le non-placement progresse de génération en génération.
Les données utilisée par V. Tiberj lui permettent toutefois de bien repérer le désastre Hollande pour le classement à gauche des classes populaires (cf. Figure 5.5, p. 225). "Rappelons que ce sont parmi les catégories populaires qu’on compte le plus d’électeurs intermittents, mais aussi désormais le plus de non-alignés. Ne pas prendre position n’avait rien d’inéluctable : il fut un temps où les catégories populaires savaient où se placer, et cela permet de laisser de côté l’explication par la compétence politique. Que le non-placement touche d’abord les employés et les ouvriers, c’est très vraisemblablement la conséquence des déceptions de la gauche revenue au pouvoir en 2012, mais aussi pendant les décennies précédentes. (…) Leur désalignement est produit par en haut, par les décisions prises au pouvoir". (p. 229)
J’avais moi-même, en étudiant les sondages d’opinion pendant l’année 2012, été étonné de la rapidité du décrochage de la confiance dans le Président F. Hollande au sein du monde ouvrier. Ce décrochage n’a pas été surmonté à ce jour. 2012 restera donc bien l’année où se déclarer de gauche est devenu un privilège de "Brahmane" ( des classes moyennes et supérieures éduquées, pour paraphraser T. Piketty), ce que retrouvent les données de V. Tiberj (cf. Figure 5.5, p. 225). Pour l’avenir électoral de la gauche, le "mariage pour tous", ce fut bien sympa, mais la hausse radicale du SMIC et la finance mise au pas, cela aurait été bien mieux. De profundis.
Le chapitre 6 fait fonctionner sur les dernières élections (celles de 2017, de 2022, et de 2024 que l’auteur a pu prendre en compte in extremis) tous les mécanismes qu’il a décrit précédemment. En gros, la gauche se fait régulièrement piler, parce que le cadrage médiatique de ce à quoi l’électeur doit penser avant d’aller voter ne lui est absolument pas favorable. Le cadrage médiatique par l’immigration, l’insécurité, l’Islam etc. portent au contraire Marine Le Pen. Et, pour ainsi dire, cela s’accentue d’élection en élection. Par ailleurs, au niveau des électeurs, surtout les plus jeunes, les aspects "culturels" prennent de plus en plus le dessus sur les aspects "socio-économiques" du vote. La "politique des deux axes", comme l’appelle V. Tiberj, bascule donc de plus en plus vers une domination de l’axe "culturel" dans les choix exprimés, tout particulièrement lors du second tour des élections présidentielles de 2017 et de 2022. C’est le fameux "barrage", qui correspond par définition à un choix négatif.
Plus inquiétant, selon l’auteur, le vote des "boomers" (de droite) a bougé lors des législatives de 2024 vers l’extrême-droite. C’est inquiétant parce que ce sont des électeurs réguliers, qu’ils ne sont pas prêts de mourir (le Bon Dieu, la retraite par répartition, la Sécurité sociale, et leur compte d’épargne les protègent, Amen!), et parce que, du coup, eux aussi votent plus en fonction de leur position sur l’axe des oppositions "culturelles" que des oppositions "socio-économiques". Faut-il faire le lien avec le fait que ces braves "boomers" de droite regardent un peu trop CNews? Que Marine Le Pen jure désormais ne surtout pas vouloir augmenter les impôts. Possible.
Au total, l’explication donnée par V. Tiberj du décalage entre évolution des valeurs et évolution électorale me parait crédible. Elle rassemble en effet de nombreux savoirs déjà acquis en un tableau cohérent, documenté. J’ajouterai que les éléments d’explication que V. Tiberj développe sur le cas français me paraissent tout aussi pertinents vu depuis une comparaison européenne : cadrage dominant des médias à droite (coucou S. Berlusconi !), désyndicalisation (merci Maggie !), conversion des dirigeants socialistes au néo-libéralisme (coucou T. Blair, G. Schröder, F. Hollande, et tutti quanti), abstention différentielle très marquée selon la génération et le niveau social, etc. L’auteur insiste plutôt sur les parallélismes avec la situation électorale aux États-Unis, parce que souvent ce sont des auteurs nord-américains qui ont décrit les premiers pour la science politique ces phénomènes (par ex. le caractère de plus en plus négatif des campagnes électorales), mais son propos pourrait être facilement être européanisé.
Par contre, au delà de toute l’admiration que je peux avoir pour ce travail, je dois avouer ne pas être d’accord du tout sur l’encadrement normatif que V. Tiberj donne à son propos. En effet, la tonalité générale de l’ouvrage part du principe normatif que les valeurs des citoyens devraient être reflétées dans les choix électoraux, et ensuite dans les politiques publiques suivies. Ce lien suppose en quelque sorte que la politique au sens de la lutte d’élites pour le pouvoir n’existe pas. Or tout l’ouvrage montre justement par a+b que la droite et l’extrême-droite (ou plutôt leurs alliés intellectuels et médiatiques) sont bien meilleures pour donner à la discussion médiatique le tour qui les arrange, pour cadrer le débat public, pour instrumentaliser la part des valeurs des citoyens qui les arrange, qu’elles savent ne pas trop démobiliser leurs électeurs traditionnels lors de leurs passages au pouvoir, que les électeurs les plus conservateurs sur le plan des valeurs n’oublient pas eux d’aller voter contrairement aux millions de hipsters et assimilés, que les classes populaires sont atomisées façon puzzle, etc..
V. Tiberj a donné comme sous-titre à son ouvrage "Comment citoyens et électeurs divergent". J’aurais tendance à dire que ce sous-titre constitue un non-sens. En particulier, ne pas aller voter, c’est simplement ne plus être citoyen. Que les gens, même très éduqués, ne se rendent pas bien compte que ne pas aller voter est se mettre d’office du côté des perdants du jeu politique en place, fait lui-même partie du jeu politique, et ne doit surtout pas être rationalisé comme le fait l’auteur, suivant en cela une tendance chez de nombreux politistes contemporains, comme une autre manière de faire de la politique. Ne pas jouer au football avec les pieds, ce n’est jouer autrement au football, c’est perdre d’office.
De fait, je n’arrive pas à adhérer à cette vision "à la Habermas" de la démocratie (ou, pour prendre une autre référence, façon économiste du bien-être : la politique comme manière d’effectuer des choix collectifs) (ndr : philosophe, sociologue et théoricien allemand en sciences sociales. Habermas est considéré comme l'un des philosophes vivants les plus influents et importants au monde). Il est vrai que je n’ai pas passé ma vie à étudier des sondages – instrument qui peut effectivement être utilisé en ce sens d’identification des choix collectifs souhaitables. Je m’en tiens à une vision "à la Schumpeter" de la politique (ndr : économiste et professeur en science politique autrichien naturalisé américain, connu pour ses théories sur les fluctuations économiques, la destruction créatrice et l'innovation). Il y a des élites opposées qui veulent conquérir le pouvoir d’État, organisées en partis, en se disputant les faveurs des électeurs- et là, si j’ose dire, tous les coups sont permis, et que le meilleur (ou le pire) gagne. C’est tout. Si l’une de ces élites trouve son avantage dans l’abstention ou la désorientation des électeurs possibles de l’autre camp, c’est le jeu. Et malheur aux vaincus.
Tout ce qui fait appel à cette théorie normative d’une politique comme représentation des valeurs de citoyens me parait caduc, une illusion toute juste bonne pour les enfants des écoles, pour les constitutionnalistes ou pour les économistes du bien-être. Les valeurs des citoyens sont simplement un matériau à partir duquel les politiques travaillent pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. V. Tiberj ne dit d’ailleurs pas autre chose dans la part descriptive de son travail (par ex. quand il parle de "jouer sur les ‘cordes’ de valeurs", p. 256 et suivantes), mais il semble rêver et faire rêver ses lecteurs (de gauche évidemment !), en tant qu’intellectuel engagé dans la vie publique, que cela puisse être autrement. Or on pourrait d’ailleurs lui faire remarquer qu’il existe une large endogénéité des valeurs des citoyens dans une société donnée, au sens où les valeurs des gens ordinaires ne se sont le plus souvent que ce que les forces dominantes sur l’éducation (famille, école, religion, médias, etc.) à un moment donné voulaient apprendre aux enfants d’un certain groupe social lors de leur socialisation.
V. Tiberj constate ainsi la disparition dans l’opinion publique des croyances liés au racisme biologique au fil du temps et des générations. Ce racisme biologique ne venait pas de nulle part dans les esprits des plus anciens des Français. Il correspond à l’état des savoirs dominants au moment de leur éducation (avant 1945). Je l’avais bien constaté sur mon propre père (Paix à son âme), qui fut marqué jusqu’à la fin de sa vie par son éducation dans un milieu catholique et colonialiste. De même, l’ouverture, la tolérance, etc. des générations montantes correspond à un programme éducatif particulier. Moi-même, n’ai-je pas vu Nuit et Brouillard au collège, n’ai-je pas été éduqué dans la glorification de la Résistance. Ou éventuellement de l’ambiance du moment tel que la lutte des élites la fait (comme le rappelle V. Tiberj en commentant l’évolution de ses indices lors que même les anciens finissent par être influencés par ce que pensent les jeunes). En fait, nous sommes tous dans ce que nous croyons être nos valeurs, dans notre for intérieur, les résultats d’une bataille des idées menée par des élites en conflit. D’ailleurs, V. Tiberj ne travaille-t-il pas lui-même depuis longtemps pour une institution publique chargée de faire la vigie des Droits de l’Homme dans notre pays (CNCDH), et ne se félicite-t-il pas des moments où les élites ont été en défense de la tolérance.
Au delà de cette critique d’ordre presque philosophique, ou de ce que doit être l’épistémologie de la science politique (réalisme strict ou défense d’un modèle démocratique), je m’interroge sur cette divergence entre les valeurs professées et les votes exprimés : que veulent dire des valeurs qui ne débouchent pas sur des votes ? Quelle est la valeur de ces valeurs ? Est-ce que ces jeunes éduqués aux valeurs libertaires et/ou sociales qui ne vont pas faire l’effort d’aller voter donnent un poids réel à ces valeurs pour ce qui concerne le collectif ? C’est bien là le point essentiel à retenir : les personnes inquiètes de l’immigration ou de la place de l’Islam en France vont elles aller voter. Cela leur tient vraiment à cœur. L’explication par le cadrage (ce à quoi il faut penser) me parait à moitié satisfaisante. Il me semble que les victoires électorales des extrêmes droites tiennent aussi au fait que leurs électeurs sont plus motivés, énervés, enragés.
Étrangement, la semaine dernière alors que je réfléchissais à l’ouvrage de V. Tiberj, je me suis trouvé à discuter de cela avec un médecin de ma génération qui regrettait l’éducation trop orientée vers la culture qu’elle avait donnée à ses enfants. Devenus adultes, ils ne pensent qu’à leurs loisirs culturels, et oublient parfois d’aller voter. En pratique, c’est un ordre de priorité. Du coup, c’est toute la faiblesse d’une réflexion appuyé sur des sondages à propos des valeurs qui apparait. La seule véritable monnaie qui compte en politique, ce sont les actes, et le premier d’entre eux, le vote. Un homosexuel, fort bien toléré par une société fort tolérante, fort tolérant à tous égards dans ses réponses, qui vote RN, c’est tout de même un vote de plus pour l’extrême droite. Et n’allons pas raconter que cette dernière est devenue elle-même plus tolérante : son fond xénophobe reste le même.
Du coup, largement en contradiction avec le message plutôt optimiste sur le fond tolérant de la société française, l’heure est vraiment grave, comme le montre la conclusion de V. Tiberj au titre éloquent : "Are you ready for the storm ?". V. Tiberj y oscille entre deux avertissements : celui évident d’une possible victoire par défaut du RN lors de la prochaine grande élection – les "castors" du second tour qui ont fait 2017, 2022 et 2024 pour des raisons "culturelles" pourraient se lasser de faire "barrage", d’être une nouvelle fois contraint de voter négativement pour un candidat qui leur déplait, alors que les seniors de droite sont en train de basculer à l’extrême-droite toute ; celui d’une politique totalement hors-sol avec une majorité de citoyens éduqués, distants, au mieux intermittents du vote, ne s’en laissant pas compter par des politiciens élus seulement par deux ou trois électeurs restés fidèle à leur devoir électoral (façon élections municipales de 2020).
Sur le second point, V. Tiberj suggère le recours à plus de référendums à tous les niveaux, et l’abandon par les élites politiques françaises de leur certitude d’être des génies menant tant que bien mal des veaux, comme dirait le Général De Gaulle (ce qu’il appelle fort poliment la "ratiocratie", p.309). À raison, V. Tiberj souligne que les électeurs français pourraient, vu leur niveau d’éducation actuel, participer à de multiples débats référendaires. À vrai dire, les Suisses le font depuis deux siècles. Mais quel politicien est prêt à se désarmer ainsi ? Et toutes ces masses de braves "castors", croit-il vraiment qu’ils auront plus de capacité dans le futur à se réveiller en dehors du dernier moment de la grande élection décisive ? Quelle serait la force de rappel (réveil) ?
De fait, si l’on prend un point de vue de gauche (en fait des élites de gauche de mon point de vue, soyons cohérent !), le livre possède l’immense mérite de bien décrire l’impasse actuelle. Il dessine en creux les stratégies possibles (par exemple, reprendre le contrôle de l’agenda médiatique). Cependant, la remontée électorale me parait extrêmement difficile pour les prochaines années, ne serait-ce que parce que le dernier passage au pouvoir de la gauche a été un désastre et qu’un certain F. Hollande encombre toujours et, de plus en plus d’ailleurs, le paysage politique. Rappelons-lui que ce n’est pas Guy Mollet qui a gagné en 1981.
Christophe Bouilaud est professeur de science politique à l'Institut d’Études politiques de Grenoble (Science Po Grenoble) depuis 1999, membre de l'UMR CNRS "PACTE" - Équipe "Gouvernance". Spécialités académiques : vie politique italienne, études européennes, politique comparée. Les propos tenus1 ici n'engagent que lui-même et nullement son institution de rattachement.
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