❖ Julian Assange : Traduction du Projet de résolution déposé à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
L'importance d'une presse libre, dont le rôle de "chien de garde" garantit le bon fonctionnement d'un État démocratique régi par l'État de droit, la transparence. Suivez l'audition !
◾️ ◾️ ◾️
1 - Traduction complète du Projet de résolution déposé à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
2 - Suivez l'audition
3 - S'inscrire
◾️ ◾️ ◾️
La détention et la condamnation de Julian Assange & leurs effets néfastes sur les droits de l'homme
Rapport | Doc. 16040 | 13 September 2024
Commission : Commission des affaires juridiques et des droits de l'homme
Rapporteur : Mme Thórhildur Sunna ÆVARSDÓTTIR, Islande, SOC
Origine : Renvoi en commission : Doc. 15777, Renvoi 4762 du 9 octobre 2023. 2024 - Quatrième partie de session
Résumé
Julian Assange et WikiLeaks ont acquis une notoriété internationale après la publication de la vidéo Collateral Murder en 2010 - un enregistrement classifié décrivant le meurtre de civils, y compris de journalistes, par les forces militaires américaines en Irak. Une grande partie des documents divulgués dans les mois et les années qui ont suivi ont fourni des preuves crédibles de crimes de guerre, de violations des droits de l'homme et de fautes commises par les gouvernements.
En 2019, M. Assange a été inculpé de 17 chefs d'accusation au titre de la loi américaine sur l'espionnage de 1917, ce qui fait de lui le premier éditeur à être poursuivi en vertu de cette législation pour avoir divulgué des informations classifiées obtenues auprès d'un dénonciateur. S'il avait été condamné, il aurait encouru jusqu'à 175 ans d'emprisonnement. Julian Assange a été libéré de la prison de Belmarsh le 24 juin 2024 à la suite d'un accord avec le ministère américain de la Justice, après cinq ans et deux mois d'emprisonnement, et a plaidé coupable d'une seule accusation de conspiration en vertu de la loi américaine sur l'espionnage (Espionage Act). Il a plaidé coupable d'une seule accusation de conspiration en vertu de la loi américaine sur l'espionnage et a été condamné à une peine de prison à temps.
La commission des affaires juridiques et des droits de l'homme a observé que M. Assange a été puni, essentiellement, pour s'être livré à des actes de journalisme. Elle s'est inquiétée du fait que ce traitement disproportionné crée un dangereux effet de refroidissement et un climat d'autocensure affectant tous les journalistes, éditeurs et autres personnes rapportant des faits essentiels au fonctionnement d'une société démocratique.
La commission a proposé plusieurs mesures pour inverser cette tendance. Elle a notamment appelé à une réforme de la loi américaine sur l'espionnage (Espionage Act) et à une meilleure protection des lanceurs d'alerte.
Contenu
A- Projet de résolution
B- Exposé des motifs par Mme Thórhildur Sunna Ævarsdóttir, rapporteur
1. Introduction
2. Julian Assange et WikiLeaks - historique et principales publications
3. Autres publications notables de WikiLeaks
3.1- Vault 7
3.2- Notes d'évaluation des détenus de Guantanamo
4. Procédures pénales contre M. Assange et tentatives d'extradition du Royaume-Uni
5. La libération de M. Assange et l'accord de plaidoyer
6. Cadre juridique pertinent
6.1- Loi sur l'espionnage de 1917
6.2- La Convention européenne des droits de l'homme
6.3- Autres normes du Conseil de l'Europe
7. La définition de "prisonnier politique" de l'Assemblée
8. Conclusions
Annexe - Opinion dissidente présentée par Lord Richard Keen (Royaume-Uni, CE/DA), membre de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, conformément à l'article 50.4 du Règlement
A- Projet de résolution
1- L'Assemblée parlementaire rappelle l'importance d'une presse libre, dont le rôle de "chien de garde" garantit le bon fonctionnement d'un État démocratique régi par l'État de droit. Ce rôle est particulièrement pertinent au regard de la gravité des conflits armés en cours et de l'augmentation du nombre et de la gravité des actes de répression transnationale. Dans ce contexte, le traitement sévère réservé à Julian Assange, qui a récemment été libéré après plus d'une décennie de poursuites judiciaires motivées par des considérations politiques pour son travail journalistique, mérite une attention particulière.
2- Julian Assange et WikiLeaks ont acquis une notoriété internationale après la publication de la vidéo Collateral Murder en 2010, un enregistrement classifié décrivant l'assassinat de civils, dont des journalistes, par les forces militaires des États-Unis en Irak. Dans les mois qui ont suivi, WikiLeaks a publié des dizaines d'autres documents américains classifiés, divulgués par une dénonciatrice, Chelsea Manning. Une grande partie de ces documents, y compris la vidéo Collateral Murder, a fourni des preuves crédibles de crimes de guerre, de violations des droits de l'homme et de fautes gouvernementales.
3- Les publications de WikiLeaks ont également confirmé l'existence de sites de détention secrets, d'enlèvements et de transferts illégaux de prisonniers menés par les États-Unis d'Amérique en Europe, qui ont été signalés pour la première fois par l'Assemblée en 2006 et 2007. Dans la Résolution 1838 (2011) "Abus du secret d'Etat et de la sécurité nationale : obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l'homme", l'Assemblée se félicite de la publication par WikiLeaks de nombreux rapports diplomatiques confirmant les conclusions de l'Assemblée, tout en notant que "dans certains pays, en particulier aux États-Unis, la notion de secret d'État est utilisée pour protéger les agents de l'exécutif contre des poursuites pour des crimes tels que l'enlèvement et la torture, ou pour empêcher les victimes d'engager des poursuites pour obtenir réparation".
4- Peu après les premières publications de documents classifiés par WikiLeaks, Julian Assange est devenu une personne d'intérêt dans le cadre d'une enquête criminelle en Suède, concernant des allégations d'inconduite sexuelle. Après avoir quitté légalement la Suède, il a été arrêté à Londres en vertu d'un mandat d'arrêt européen délivré par les autorités judiciaires suédoises. Il a été assigné à résidence peu de temps après, après avoir été libéré sous caution dans l'attente de l'issue de la procédure de remise. L'assignation à résidence s'est poursuivie pendant quelque 550 jours. Finalement, la Cour suprême du Royaume-Uni a rejeté l'appel de M. Assange contre un ordre d'extradition accordé par le ministre de l'intérieur du Royaume-Uni. Craignant d'être extradé de la Suède vers les États-Unis, où il aurait pu être condamné de facto à la prison à vie, M. Assange a violé les conditions de sa libération sous caution et a demandé l'asile diplomatique à l'ambassade de l'Équateur à Londres. Il n'a jamais été inculpé d'un quelconque crime en Suède et l'enquête sur ses transgressions présumées a finalement été abandonnée en 2019. Dans son avis de 2015 sur la détention de Julian Assange, le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a critiqué les autorités de poursuite suédoises pour leur manque de diligence et de respect des droits procéduraux de M. Assange.
5- M. Assange a été expulsé de l'ambassade d'Équateur en avril 2019, arrêté et placé en détention provisoire dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, où il a d'abord purgé une peine pour violation des conditions de sa mise en liberté sous caution, puis a attendu la décision sur son éventuelle extradition vers les États-Unis. Au cours de la procédure judiciaire, M. Assange a constamment soutenu que son extradition risquait de violer les articles 3 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5).
6- Même s'il est indéniable que Julian Assange et WikiLeaks ont contribué à mettre au jour des questions de la plus haute importance pour le public, Julian Assange a été confronté à d'immenses réactions négatives aux États-Unis. Néanmoins, sous l'administration Obama, le ministère américain de la justice a décidé de ne pas le poursuivre, estimant que l'inculpation de M. Assange ne pouvait être conciliée avec la liberté d'expression, protégée par le premier amendement, et qu'elle risquait d'avoir une incidence négative sur la liberté des médias en établissant un dangereux précédent. Chelsea Manning a été condamnée à 35 ans de prison pour avoir révélé des documents classifiés à WikiLeaks. Elle a passé plusieurs années en prison avant que sa peine ne soit commuée par le président Obama.
7- À la suite de l'élection de Donald Trump et de la publication d'autres documents classifiés par WikiLeaks, notamment les révélations dites "Vault 7", qui dévoilent les capacités d'exploitation de logiciels de la Central Intelligence Agency (CIA), le ministère de la Justice est revenu sur sa décision antérieure et a décidé d'engager des poursuites à l'encontre de Julian Assange. Les premières poursuites à son encontre portaient sur des accusations de piratage informatique. En 2019, il a également été inculpé au titre de la loi américaine sur l'espionnage de 1917, ce qui fait de lui le premier éditeur à être poursuivi en vertu de cette législation pour avoir divulgué des informations classifiées obtenues auprès d'un lanceur d'alerte. Au total, il a été inculpé de 17 chefs d'accusation au titre de la loi américaine sur l'espionnage. S'il avait été reconnu coupable de tous ces chefs d'accusation, M. Assange aurait risqué jusqu'à 175 ans d'emprisonnement.
8- Julian Assange a été libéré de la prison de Belmarsh le 24 juin 2024 en vertu d'un accord conclu avec le ministère américain de la justice, après cinq ans et deux mois d'emprisonnement. Le 26 juin 2024, il a comparu devant un tribunal fédéral américain à Saipan. Il a plaidé coupable d'un seul chef d'accusation de conspiration visant à obtenir des documents, des écrits et des notes liés à la défense nationale et à communiquer délibérément des documents liés à la défense nationale à une personne en possession légale ou non de ces documents, en violation de la loi américaine sur l'espionnage (Espionage Act). Il a été condamné à une peine de prison avec sursis et autorisé à retourner dans son pays d'origine, l'Australie.
9- L'Assemblée se félicite vivement de la libération de M. Assange et du fait qu'il ait retrouvé sa famille. Néanmoins, elle est profondément préoccupée par le fait que le traitement disproportionné de Julian Assange, en particulier sa condamnation sans précédent en vertu de la loi sur l'espionnage, crée un dangereux effet de refroidissement et un climat d'autocensure affectant tous les journalistes, éditeurs et autres personnes qui rendent compte de questions essentielles pour le fonctionnement d'une société démocratique. En outre, elle porte gravement atteinte au rôle de la presse et à la protection des journalistes et des lanceurs d'alerte dans le monde entier.
10- L'Assemblée est également alarmée par les informations selon lesquelles la CIA surveillait secrètement M. Assange à l'ambassade d'Équateur à Londres et aurait élaboré des plans pour l'empoisonner, voire l'assassiner, sur le sol britannique. Elle réitère sa condamnation de toutes les formes et pratiques de répression transnationale.
11- L'Assemblée est profondément préoccupée par le fait que, malgré les nombreux documents et enregistrements révélés par M. Assange et WikiLeaks, qui apportent des preuves crédibles de crimes de guerre et de violations des droits de l'homme commis par des agents de l'État américain, il n'y a pas d'informations accessibles au public indiquant que quelqu'un ait à répondre de ces atrocités. Le fait que les autorités américaines compétentes n'aient pas poursuivi les auteurs présumés, combiné au traitement sévère réservé à M. Assange et à Mme Manning, donne l'impression que l'objectif du gouvernement des États-Unis en poursuivant M. Assange était de dissimuler les méfaits des agents de l'État plutôt que de protéger la sécurité nationale.
12- L'Assemblée reconnaît la légitimité des mesures visant à assurer une protection adéquate des secrets touchant à la sécurité nationale. Elle réitère toutefois sa position selon laquelle les informations concernant la responsabilité d'agents de l'État qui ont commis des crimes de guerre ou de graves violations des droits de l'homme, tels que des meurtres, des disparitions forcées, des tortures ou des enlèvements, ne méritent pas d'être protégées en tant que secret. Ces informations ne devraient pas être soustraites à l'examen public ou à la responsabilité judiciaire sous couvert de "secret d'État".
13- L'Assemblée note que les services de sécurité et de renseignement de l'État, qui accomplissent incontestablement une tâche importante, ne peuvent être exemptés de l'obligation de rendre compte de tout acte illégal. L'instauration d'une culture de l'impunité sape les fondements des institutions démocratiques et risque de provoquer de nouveaux abus.
14- Tout en reconnaissant que certaines des révélations de WikiLeaks, en particulier celles qui ont été publiées sous une forme non expurgée, auraient pu constituer une menace pour la sécurité personnelle des informateurs, des sources de renseignement et du personnel des services secrets, l'Assemblée note que, malgré le temps écoulé, aucun élément n'est venu suggérer que quelqu'un ait subi un préjudice du fait des publications de WikiLeaks en question.
15- Les sociétés démocratiques ne peuvent prospérer sans la libre circulation de l'information et la capacité de leurs citoyens à demander des comptes à leurs gouvernements. L'Assemblée réitère son ferme soutien à la liberté d'expression et d'information en tant que droit fondamental garanti par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et encourage les États membres du Conseil de l'Europe à travailler sans relâche pour renforcer leur protection de la liberté d'expression et de la liberté de la presse.
16- L'Assemblée considère que la durée de la détention de Julian Assange à la prison de Belmarsh et sa condamnation en vertu de la loi sur l'espionnage sont disproportionnées au regard de l'infraction qui lui est reprochée. Elle observe que M. Assange a été puni pour s'être livré à des activités que les journalistes exercent quotidiennement : ils reçoivent de leurs sources des informations ayant fait l'objet de fuites et les publient lorsqu'elles apportent des preuves crédibles d'actes répréhensibles.
17- L'Assemblée rappelle que le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a estimé que M. Assange était détenu arbitrairement par les gouvernements de la Suède et du Royaume-Uni. Elle rappelle également que le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, M. Nils Melzer, a conclu que M. Assange avait été exposé à "des formes progressivement sévères de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dont les effets cumulés ne peuvent être décrits que comme de la torture psychologique". L'Assemblée juge préoccupant que les autorités du Royaume-Uni semblent avoir ignoré ces avis, aggravant encore la situation de M. Assange.
18- L'Assemblée considère que les accusations disproportionnées portées contre Julian Assange par les États-Unis d'Amérique, ainsi que les lourdes peines prévues par la loi sur l'espionnage pour s'être livré à des actes de journalisme, relèvent des critères énoncés dans la Résolution 1900 (2012) "La définition du prisonnier politique".
19- L'Assemblée regrette également que les autorités du Royaume-Uni n'aient pas protégé efficacement la liberté d'expression et le droit à la liberté de M. Assange, en l'exposant à une longue détention dans une prison de haute sécurité malgré la nature politique des accusations les plus graves portées contre lui. Sa détention en vue d'une extradition a largement dépassé la durée raisonnable acceptable à cette fin. L'Assemblée regrette que la loi sur l'extradition de 2003 ait supprimé l'exemption pour infraction politique de la loi britannique sur l'extradition, exposant ainsi les dissidents et les membres de l'opposition au risque d'être extradés vers des États qui les poursuivent pour des motifs politiques.
20- L'Assemblée considère que l'utilisation abusive de la loi sur l'espionnage de 1917 par les États-Unis pour poursuivre Julian Assange a eu un dangereux effet dissuasif, dissuadant les éditeurs, les journalistes et les lanceurs d'alerte d'exposer les fautes gouvernementales, ce qui porte gravement atteinte à la liberté d'expression et ouvre la voie à de nouveaux abus de la part des autorités de l'État. A cette fin, l'Assemblée invite les États-Unis d'Amérique - État doté du statut d'observateur auprès du Conseil de l'Europe - à :
20.1 - réformer d'urgence la loi sur l'espionnage de 1917 et à subordonner son application à la présence d'une intention malveillante de nuire à la sécurité nationale des États-Unis ou d'aider une puissance étrangère ;
20.2 - exclure l'application de la loi sur l'espionnage aux éditeurs, journalistes et lanceurs d'alerte qui divulguent des informations classifiées dans l'intention de sensibiliser le public et d'informer sur des crimes graves, tels que le meurtre, la torture, la corruption ou la surveillance illégale.
21- L'Assemblée appelle en outre les États-Unis d'Amérique à :
21.1 - mener des enquêtes approfondies, impartiales et transparentes sur les allégations de crimes de guerre et de violations des droits de l'homme révélées par WikiLeaks et M. Assange, en demandant des comptes aux responsables et en s'attaquant à la culture de l'impunité à l'égard des agents de l'Etat ou de ceux qui agissent sur leur ordre ;
21.2 - coopérer de bonne foi avec les autorités judiciaires espagnoles pour clarifier tous les faits relatifs à l'allégation de surveillance illégale de M. Assange et de ses interlocuteurs à l'ambassade de l'Equateur à Londres.
22- L'Assemblée appelle le Royaume-Uni à :
22.1 - réviser d'urgence sa législation en matière d'extradition afin d'empêcher la possibilité d'extrader des personnes recherchées pour des infractions de nature politique ;
22.2 - procéder à un examen indépendant du traitement réservé à Julian Assange par les autorités compétentes afin d'établir s'il a été exposé à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, conformément à leurs obligations internationales.
23- L'Assemblée invite les États membres et observateurs du Conseil de l'Europe à :
23.1 - fournir une protection adéquate, y compris l'asile, aux lanceurs d'alerte qui dénoncent des activités illégales de leur gouvernement et qui, pour ces raisons, sont menacés de représailles dans leur État d'origine, à condition que leurs révélations puissent bénéficier d'une protection en vertu des principes préconisés par l'Assemblée, en particulier la défense de l'intérêt public ;
23.2 - s'abstenir d'extrader des individus pour des accusations liées à des activités journalistiques, en particulier lorsque ces accusations semblent manifestement disproportionnées au regard de l'infraction présumée ;
23.3 - continuer à améliorer la protection des lanceurs d'alerte et l'efficacité des procédures de divulgation ;
23.4 - réviser leurs lois sur le bouclier et veiller à ce que les journalistes soient effectivement protégés contre la divulgation forcée de leurs sources ;
23.5 - accroître la transparence du gouvernement en réduisant la portée des informations qui peuvent être classées secrètes et encourager la divulgation spontanée des informations qui ne sont pas essentielles à la sécurité nationale ;
23.6 - mettre en œuvre des lignes directrices strictes et des mécanismes de contrôle pertinents pour empêcher le surclassement de documents gouvernementaux comme secrets, alors que leur contenu ne le justifie pas.
24- L'Assemblée invite également les organisations de médias à établir des protocoles solides pour le traitement et la vérification des informations classifiées afin de garantir une couverture responsable, évitant ainsi tout risque pour la sécurité nationale et la sécurité des informateurs et des sources.
B- Exposé des motifs par Mme Thórhildur Sunna Ævarsdóttir, rapporteurr
1- Introduction
1. Le présent rapport se fonde sur une proposition de résolution déposée le 23 mai 2023 (Note) et renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits de l'homme (la commission) pour rapport le 9 octobre 2023. La commission m'a désigné comme rapporteur lors de sa réunion du 23 janvier 2024.
2. La proposition de résolution rappelle les résolutions de l'Assemblée 2317 (2020) sur les "Menaces pour la liberté des médias et la sécurité des journalistes en Europe" et 2454 (2022) sur "Le contrôle de la communication en ligne : une menace pour le pluralisme des médias, la liberté d'information et la dignité humaine", qui reconnaissaient que les poursuites pénales et la détention de Julian Assange constituaient un précédent dangereux pour les journalistes ; demandaient que son extradition vers les États-Unis soit interdite ; et exigeaient sa libération rapide. La proposition de résolution affirme que le traitement sévère réservé à M. Assange risque de dissuader d'autres personnes désireuses de rapporter des informations véridiques sur les conflits armés, comme l'ont fait les publications de WikiLeaks. La proposition invite l'Assemblée à examiner si les circonstances de la détention de M. Assange répondent aux critères énoncés dans la Résolution 1900 (2012) "Définition du prisonnier politique". En outre, l'Assemblée devrait examiner le cas de M. Assange dans le contexte de la menace croissante contre la liberté des médias et des représailles contre les lanceurs d'alerte dans toute l'Europe.
3. Le 20 février 2020 (Note) et le 19 mai 2022 (Note) la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe de l'époque, Mme Dunja Mijatović, a appelé le Royaume-Uni à s'abstenir d'extrader Julian Assange, craignant que cela n'ait un effet paralysant sur les médias à l'échelle mondiale. Le rapporteur général de l'Assemblée sur la protection des lanceurs d'alerte de l'époque, M. Pieter Omtzigt, a publié deux déclarations de soutien à Julian Assange le 28 septembre 2021 (Note) et le 25 janvier 2022 (Note).
4. Lors de la préparation du rapport, j'ai effectué une visite d'information au Royaume-Uni les 13 et 14 mai 2024. J'ai eu l'occasion de rendre visite à Julian Assange à la prison de Belmarsh et de m'entretenir avec lui en privé pendant deux heures. J'ai également pu rencontrer Mme Stella Assange, l'épouse de M. Assange, Mme Gareth Peirce, son avocate, M. David Morris (Royaume-Uni, CE/DA), et M. Jeremy Corbyn (Royaume-Uni, SOC) respectivement président et membre de la délégation du Royaume-Uni à l'Assemblée parlementaire, l'ancien président du groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, le professeur Mads Andenæs KC, l'ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur la lutte contre le terrorisme et les droits de l'homme, la professeure Fionnuala Ní Aoláin KC, ainsi que d'autres avocats, journalistes, psychiatres, défenseurs des droits de l'homme et représentants de la société civile impliqués dans l'affaire de M. Assange. Malheureusement, aucun représentant du ministère de l'intérieur britannique n'était disponible pour répondre à ma demande de rencontre. Je remercie la délégation du Royaume-Uni auprès de l'Assemblée et son secrétariat pour l'excellente organisation de cette visite.
5. Malheureusement, malgré ma demande adressée à l'Observateur permanent des États-Unis d'Amérique auprès du Conseil de l'Europe, je n'ai reçu aucune réponse concernant une éventuelle rencontre avec un représentant de l'Ambassade des Etats-Unis à Londres.
6. Lors de sa réunion à Strasbourg le 25 juin 2024 - tombant par coïncidence le lendemain de la libération de M. Assange de Belmarsh - la commission a tenu une audition avec la participation de la professeure Fionnuala Ní Aoláin et de Mme Rebecca Vincent, directrice des campagnes de Reporters sans frontières, ainsi que de M. Simon Crowther, conseiller juridique à Amnesty International.
7. Dans le présent rapport, je commencerai par décrire le contexte factuel des publications de M. Assange et de WikiLeaks, des poursuites engagées contre lui, de sa détention, de la procédure d'extradition et, enfin, de sa condamnation. J'évoquerai ensuite le cadre juridique applicable à l'affaire en question. Enfin, je présenterai mes conclusions, en espérant que ce rapport contribuera à éviter à tout autre éditeur de connaître la même épreuve que celle vécue par M. Assange au cours des 14 dernières années.
2- Julian Assange et WikiLeaks - contexte et principales publications
8. WikiLeaks a été fondé en 2006 par le programmeur et activiste australien Julian Assange. Selon son site web, il s'agit d'une organisation médiatique multinationale et d'une bibliothèque associée. Il s'est spécialisé dans l'analyse et la publication de vastes ensembles de données de documents officiels censurés ou soumis à d'autres restrictions concernant la guerre, l'espionnage et la corruption. Il a publié à ce jour plus de 10 millions de documents et d'analyses associées.
9. L'une des publications les plus marquantes de WikiLeaks a été la vidéo documentaire Collateral Murder (meurtre collatéral), publiée en 2010. Elle montrait une fuite d'un enregistrement datant du 12 juillet 2007, réalisé à partir d'un hélicoptère américain Apache au-dessus de Bagdad. L'enregistrement comprenait également des échanges radio en temps réel entre l'équipage de l'hélicoptère et ses commandants. L'équipage a déclaré avoir vu une vingtaine d'hommes, identifié "cinq à six individus armés d'AK-47" et demandé l'autorisation d'ouvrir le feu. Peu après, l'hélicoptère est autorisé à engager le groupe. Après plusieurs salves, tous les hommes au sol sont tués ou gravement blessés. On peut entendre les soldats attaquants commenter "Oh yeah, look at those dead bastards", "Nice" et "Good shot" ["Oh ouais, regardez ces bâtards morts", "Magnifique" et "Joli tir"]. L'un des hommes blessés semble essayer de ramper pour se mettre à l'abri. On entend un membre de l'équipage dire : "Come on, buddy" et "All you gotta do is pick up a weapon" ["Allez, mon pote" et "Tout ce que tu as à faire, c'est de prendre une arme"], dans une tentative apparente de trouver une justification pour ouvrir le feu sur cette personne. Il sera révélé plus tard que l'homme blessé était Saeed Chmagh, un reporter de Reuters qui se trouvait au sol avec un collègue, Namir Noor-Eldeen (tué par la première salve). Peu après, un minibus est arrivé sur les lieux et deux hommes non armés ont tenté de faire monter M. Chmagh à bord dans une apparente tentative de sauvetage. L'équipage de l'hélicoptère a été autorisé à tirer sur le véhicule, bien qu'aucune arme n'ait été remarquée. Les deux hommes et M. Chmagh ont été tués sur le coup. À l'insu de l'équipe des Apaches, deux enfants - une fillette de cinq ans et un garçon de dix ans - se trouvaient à l'intérieur du minibus. Tous deux sont gravement blessés. Lorsque l'infanterie américaine arrive sur les lieux, elle signale par radio la présence d'un enfant grièvement blessé. Après un moment de silence, on entend un membre de l'équipage de l'hélicoptère déclarer : "Well, it's their fault for bringing their kids into a battle" ["Eh bien, c'est de leur faute s'ils amènent leurs enfants au combat"]. Un rapport officiel préparé par l'armée américaine indiquera plus tard que les soldats ont récupéré une mitrailleuse AK-47, un lance-grenades propulsé par fusée avec deux grenades et les appareils photo des deux journalistes tués. Les deux enfants ont survécu à leurs blessures, après avoir été évacués vers un hôpital américain de soutien au combat, puis transférés vers un centre médical irakien.
10. Le 25 juillet 2007 (deux semaines après la fusillade), le directeur du bureau de Reuters à Bagdad s'est vu montrer par l'armée américaine un fragment de l'enregistrement, qui se terminait juste avant que l'hélicoptère n'ouvre le feu pour la première fois. Les tentatives ultérieures de Reuters pour obtenir la version complète de l'enregistrement en vertu de la loi sur la liberté de l'information ont été infructueuses. Le compte rendu de l'armée affirmait que les deux journalistes faisaient partie des neuf insurgés tués lors de l'engagement et décrivait l'incident comme faisant partie d'opérations de combat contre une force hostile (Note). Ce compte rendu s'est avéré trompeur après la publication de Collateral Murder. Les images ont montré que les journalistes n'étaient pas engagés dans un combat et qu'ils avaient été pris pour cible par l'hélicoptère Apache, ayant pris leurs appareils photo pour des armes.
11. L'enregistrement complet et non édité a été divulgué à WikiLeaks par un lanceur d'alerte, le soldat de première classe Chelsea Manning, un analyste du renseignement de l'armée américaine. Elle est également à l'origine de la divulgation d'une vidéo de la frappe aérienne de Granai, un bombardement effectué par un bombardier B-1 de l'armée de l'air américaine le 4 mai 2009, au cours duquel (selon diverses sources) entre 86 et 147 civils afghans ont été tués. Parmi les autres documents divulgués par Mme Manning figurent plus de 260 000 câbles diplomatiques américains classifiés et plus de 400 000 rapports sur les champs de bataille en Irak et en Afghanistan.
12. La vidéo Collateral Murder a été présentée par Julian Assange le 5 avril 2010 au National Press Club de Washington. WikiLeaks a décrit la vidéo Collateral Murder comme dépeignant le meurtre de civils irakiens par les forces américaines et a déclaré que les règles d'engagement de l'armée américaine étaient erronées. Dans une interview, M. Assange a qualifié l'attaque initiale contre le groupe d'"exagération collatérale ou d'incompétence", mais a déclaré que le ciblage délibéré d'un journaliste de Reuters blessé était un "meurtre" (Note), dans une référence apparente au fait de tuer une personne hors de combat - une violation de l'un des principes les plus fondamentaux du droit humanitaire international, applicable à la fois dans les conflits armés internationaux et non-internationaux.
13. Avant sa publication, WikiLeaks a donné accès aux documents, dont la plupart étaient classés "secrets", au New York Times, au Guardian et à Der Spiegel, sans en révéler la source. Ces journaux ont convenu que l'intérêt public justifiait la publication de documents secrets, mais ont néanmoins décidé de ne pas divulguer les noms des agents sur le terrain et des informateurs cités dans les rapports, ni tout ce qui aurait pu compromettre les méthodes américaines ou alliées de collecte de renseignements, comme les interceptions de communications (Note). Les documents contenus dans le Journal de la guerre en Afghanistan ont révélé, entre autres, que les États-Unis avaient dissimulé des preuves que les talibans avaient acquis des missiles sol-air mortels et qu'au moins 195 civils avaient été tués et 174 blessés par les forces de la coalition, ce qui n'avait pas été rapporté au public auparavant.
14. L'une des principales révélations du journal de la guerre d'Afghanistan est l'existence d'une Task Force 373 secrète. Il s'agissait d'une unité militaire internationale secrète qui menait des opérations "tuer ou capturer" sans procès, contre les dirigeants talibans. Les registres révèlent que la Task Force 373 a été impliquée dans des exécutions extrajudiciaires, responsable de la mort d'hommes, de femmes et d'enfants civils, et même d'officiers de police afghans qui se trouvaient sur son chemin.
15. Le 22 octobre 2010, WikiLeaks a publié les Iraq War Logs - une collection de 391 832 rapports sur le champ de bataille préparés par l'armée américaine - la plus grande fuite de documents classifiés de l'histoire des États-Unis (Note). Ces journaux commencent le 1er janvier 2004 et se terminent le 31 décembre 2009. Selon les documents publiés, 109 032 personnes sont mortes au cours de cette période, qu'il s'agisse de soldats, d'insurgés ou de civils. Selon Iraq Body Count, une ONG qui recense les décès de civils en Irak, 15 000 décès de civils non répertoriés devraient être ajoutés aux archives publiques sur la base du contenu des journaux de guerre irakiens. Comme dans le cas du journal de guerre afghan, plusieurs médias ont participé à l'examen des documents. Les documents divulgués montrent que les forces américaines ont accepté la torture et d'autres formes de mauvais traitements infligés par les forces de sécurité irakiennes et que les soldats américains ont souvent été impliqués dans l'assassinat de civils innocents aux postes de contrôle routier (Note). Selon des rapports ayant fait l'objet de fuites, plus de 30 000 civils ont été tués par des engins explosifs improvisés posés par d'autres Irakiens (Note). Un autre dossier ayant fait l'objet d'une fuite révèle comment un hélicoptère Apache américain a reçu l'instruction d'engager des insurgés qui se rendaient. Le message du poste de commandement était le suivant : "L'avocat a déclaré qu'il ne pouvait pas se rendre (ndr : dans le sens "rédition") à l'appareil".
16. Le 28 novembre 2010, le premier lot de 220 câbles diplomatiques américains classifiés a été publié par El País, Der Spiegel, Le Monde, le Guardian et le New York Times. WikiLeaks a collaboré avec ces médias pour sélectionner et expurger soigneusement les câbles avant leur publication afin de protéger les sources et les informations sensibles.
17. En février 2011, deux journalistes du Guardian ont publié un livre intitulé WikiLeaks : Inside Julian Assange's War on Secrecy. Le livre contenait un mot de passe pour accéder à l'archive des câbles, que les auteurs pensaient être temporaire et ne plus être actif. À leur insu, le fichier contenant les câbles non expurgés avec le même mot de passe a été publié sur BitTorrent (apparemment par des personnes associées à WikiLeaks pour créer une "police d'assurance" au cas où il arriverait quelque chose au portail), un site web généralement utilisé pour distribuer des films et de la musique piratés (Note). Certains utilisateurs ont pu reconstituer l'information et accéder à l'ensemble de l'archive des câbles non expurgés, qui a rapidement été rendue publique.
18. Face à cette situation, en septembre 2011, WikiLeaks a publié sur son site Internet les archives complètes et non expurgées des câbles, les rendant ainsi facilement consultables. Cette décision a été vivement critiquée par ses anciens partenaires médiatiques, qui ont condamné la "publication inutile des données complètes", car elle pourrait mettre en danger de nombreux militants des droits de l'homme et informateurs américains (Note).
19. Chelsea Manning a été arrêtée en mai 2010 et accusée de plusieurs crimes, dont l'aide à l'ennemi et l'espionnage. Après avoir plaidé partiellement coupable, elle a été traduite en cour martiale et condamnée pour de multiples chefs d'accusation d'espionnage, cinq accusations de vol, deux accusations de fraude informatique et de multiples infractions militaires. Il est toutefois important de noter que Mme Manning a été acquittée du chef d'accusation le plus grave, à savoir "aide à l'ennemi" (infraction passible de la peine de mort), ce que les journalistes craignaient pour les futurs dénonciateurs (Note). Elle a été condamnée à 35 ans d'emprisonnement. Lors de l'audience de condamnation de Mme Manning, le brigadier général Robert Carr, qui dirigeait l'Information Review Task Force chargée d'enquêter sur l'impact des révélations de WikiLeaks pour le compte du ministère de la défense, a déclaré qu'ils n'avaient découvert aucun exemple spécifique de personne ayant perdu la vie dans des représailles ayant suivi la publication des révélations sur Internet (Note). En mai 2017, le président Obama a commué la peine de Mme Manning, ce qui lui a permis de sortir de prison.
3- Autres publications notables de WikiLeaks
3.1 : Vault 7
21. En 2017, WikiLeaks a publié une série de documents appelés Vault 7 détaillant les capacités de piratage de la CIA. Les fuites ont révélé que la CIA pouvait exploiter des vulnérabilités dans des appareils tels que des voitures, des smartphones, des PC ou même des téléviseurs intelligents, qui pouvaient être utilisés pour écouter des conversations même lorsque l'appareil semblait éteint. Les documents ont également révélé la capacité de la CIA à exploiter les vulnérabilités "zero-day" des logiciels, ce qui a suscité des inquiétudes quant à l'étendue des cybercapacités de l'agence et aux risques potentiels pour la vie privée et la sécurité publique. La CIA a été critiquée pour avoir stocké des vulnérabilités afin de les exploiter au lieu de travailler avec les fabricants de logiciels pour les supprimer. Étant donné que la CIA a été en mesure d'identifier ces vulnérabilités, on peut supposer que d'autres organismes (y compris des acteurs malhonnêtes) ont également pu le faire, exposant potentiellement des milliers d'utilisateurs à des abus.
22. Les publications de Vault 7 ont été considérées comme un coup porté aux capacités de la communauté du renseignement et ont conduit la CIA à définir WikiLeaks comme un "service de renseignement hostile non étatique"(Note). En février 2024, un ancien ingénieur logiciel de la CIA a été condamné à 40 ans d'emprisonnement pour avoir divulgué les documents de Vault 7 à WikiLeaks.
3.2 Notes d'évaluation sur les détenus de Guantánamo
23. En 2011, WikiLeaks, ainsi que le Guardian, NPR, le Washington Post, le New York Times et d'autres médias, ont publié plus de 700 notes de service adressées par la Joint Task Force de Guantánamo Bay au US Southern Command à Miami, en Floride. Ces documents fournissent des informations détaillées sur les détenus du camp de Guantanamo Bay entre 2002 et 2008.
24. L'un de ces détenus est Sami al-Hajj, un caméraman soudanais qui, au moment de son arrestation au Pakistan en 2001, travaillait pour Al-Jazeera. Il a été détenu à Guantánamo pendant plus de six ans avant d'être libéré en 2008 sans avoir été inculpé. Selon son dossier d'évaluation des détenus, sa détention à Guantánamo a été jugée nécessaire "[p]our fournir des informations sur [...] le programme de formation, l'équipement de télécommunications et les opérations de collecte d'informations du réseau d'information Al-Jazeera en Tchétchénie, au Kosovo et en Afghanistan, y compris l'acquisition par le réseau d'une vidéo d'UBL [Oussama Ben Laden] et d'une interview ultérieure d'UBL".
25. Une autre note d'évaluation concernait Mohamedou Ould Slahi, un ingénieur mauritanien qui a été détenu à Guantánamo pendant plus de 14 (sic !) ans sans qu'aucune charge n'ait jamais été retenue contre lui. Selon son dossier d'évaluation, il était considéré comme ayant une grande valeur sur le plan du renseignement et était essentiellement présenté comme un agent clé d'Al-Qaïda, responsable du recrutement des terroristes qui ont ensuite fait s'écraser des avions sur le World Trade Center. Pendant sa détention à Guantánamo, M. Ould Slahi a commencé à écrire ses mémoires, qui ont ensuite été publiées sous forme de livre et adaptées en film. Il y raconte comment il a été soumis à un froid et à un bruit extrêmes, à des insomnies prolongées, à la station debout forcée pendant de longues périodes, à des menaces contre sa famille, à des humiliations sexuelles ou encore à des simulacres d'exécution en mer. En 2003, un procureur militaire chargé de l'affaire a refusé de poursuivre M. Ould Slahi parce que ses principaux témoignages avaient été obtenus sous la torture, en violation du droit américain et international, ce qui les rendait irrecevables devant un tribunal. Cela n'a pas empêché la détention de M. Ould Slahi de se poursuivre pendant les 13 années suivantes.
26. Lors de ma visite à Londres, j'ai eu le plaisir de m'entretenir avec M. Ould Slahi (par liaison vidéo) et d'entendre son témoignage. Il a rappelé son extrême frustration et son impuissance à se voir refuser des droits fondamentaux, tels que l'accès aux tribunaux, par un État considéré comme un modèle de démocratie et d'État de droit. M. Ould Slahi a décrit Julian Assange comme la voix de tous ceux qui sont privés de leur droit inhérent à s'exprimer. Il estime qu'il est extrêmement injuste que M. Assange soit poursuivi pour avoir exposé des crimes de guerre, des actes de torture et des violations flagrantes des droits de l'homme, alors que leurs auteurs jouissent d'une impunité absolue et que le camp de détention de Guantánamo continue de fonctionner. M. Ould Slahi a ouvertement attribué à Julian Assange sa possibilité de quitter Guantánamo et de recouvrer sa liberté.
4- Procédures pénales contre M. Assange et tentatives d'extradition depuis le Royaume-Uni
27. En août 2010, les autorités suédoises ont ouvert une enquête préliminaire sur les allégations d'inconduite sexuelle de M. Assange. Après avoir évalué les preuves, le procureur général de Stockholm a annulé un premier mandat d'arrêt à l'encontre de M. Assange et a ordonné que l'enquête préliminaire sur le comportement présumé se poursuive sur la base de soupçons d'"abus" (ndr : sexuel).
28. M. Assange a volontairement prolongé son séjour en Suède et, le 30 août 2010, a été interrogé par la police et a répondu à toutes les questions qui lui ont été posées. À la suite d'un recours contre la décision du procureur général auprès d'un procureur principal à Göteborg, il a été décidé que l'enquête préliminaire serait reprise et élargie.
29. Le procureur a reporté plusieurs demandes d'entretien formulées par le conseil de M. Assange. Le 15 septembre 2010, le procureur a informé le conseil que M. Assange était libre de quitter la Suède. Lorsque le conseil a demandé si l'interrogatoire pouvait avoir lieu dans les prochains jours, il lui a été répondu que ce n'était pas possible car l'enquêteur était malade.
30. Le 21 septembre 2010, le procureur et le conseil de M. Assange se sont provisoirement mis d'accord pour que l'interrogatoire ait lieu le 28 septembre 2010. Le 27 septembre 2010, le conseil de M. Assange a informé le procureur qu'il n'avait pas pu contacter son client. Le même jour, M. Assange a quitté légalement la Suède pour Londres. Plus tard dans la journée, le procureur a ordonné l'arrestation de M. Assange.
31. Malgré l'émission d'un mandat d'arrêt, l'avocat de M. Assange et le procureur suédois ont discuté des rendez-vous possibles pour un entretien. En outre, l'avocat a proposé un entretien téléphonique avec M. Assange (une mesure légale en vertu du droit suédois aux fins de l'enquête préliminaire). Cette offre a été refusée. Des propositions similaires faites par les avocats de M. Assange (y compris un entretien en personne à l'ambassade d'Australie à Londres) ont également été refusées.
32. Le 18 novembre 2010, le tribunal de district de Stockholm a ordonné (par défaut) la détention de M. Assange. Le 2 décembre 2010, un mandat d'arrêt européen a été émis. Le 7 décembre 2010, M. Assange s'est volontairement rendu à Londres pour y être arrêté. Il a été libéré sous caution le 16 décembre 2010 et assigné à résidence. L'assignation à résidence s'est poursuivie pendant environ 550 jours. Le 24 février 2011, son extradition a été ordonnée. Le 30 mai 2012, la Cour suprême du Royaume-Uni a finalement rejeté l'appel de M. Assange.
33. Le 19 juin 2012, M. Assange s'est réfugié à l'ambassade de l'Équateur à Londres. Le 16 août 2012, il s'est vu accorder l'asile diplomatique en raison de craintes de "persécution politique en cas d'extradition vers les États-Unis". (Note)
34. Le 4 décembre 2015, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a adopté l'avis n° 54/2015, dans lequel il a considéré que M. Assange était détenu arbitrairement par les gouvernements de la Suède et du Royaume-Uni (Note). Le groupe a appelé ces deux pays à évaluer la situation de M. Assange, à assurer sa sécurité et son intégrité physique, à faciliter l'exercice de son droit à la liberté de circulation dans les meilleurs délais, et à assurer la pleine jouissance de ses droits garantis par les normes internationales relatives à la détention.
35. M. Assange est resté à l'ambassade d'Équateur jusqu'au 11 avril 2019, date à laquelle il a été arrêté pour avoir violé les conditions de sa mise en liberté sous caution en 2012. L'ambassadeur de l'Équateur au Royaume-Uni a autorisé les policiers à pénétrer dans le bâtiment. Il (M. Assange) a été placé en détention provisoire à la prison de Belmarsh - l'une des prisons les plus sûres de Grande-Bretagne - et, peu de temps après, condamné à 50 semaines d'emprisonnement pour avoir violé les conditions de sa mise en liberté sous caution en 2012. Dans sa déclaration du 3 mai 2019, le Groupe de travail sur la détention arbitraire s'est déclaré profondément préoccupé par cette condamnation, qu'il a qualifiée de disproportionnée et d'aggravant la privation arbitraire de sa liberté (Note).
36. En septembre 2019, El País a révélé qu'une société de sécurité privée espagnole, Undercover Global S.L., engagée pour protéger l'ambassade d'Équateur pendant le séjour de M. Assange, l'avait espionné pour le compte de l'Agence centrale de renseignement des États-Unis (CIA). Le PDG de la société, M. David Morales, aurait remis des enregistrements vidéo et audio des réunions de M. Assange avec ses visiteurs, y compris ses avocats. Selon El País, en décembre 2017, l'ambassade a été rééquipée d'un nouveau système de surveillance, permettant à la CIA d'accéder directement aux enregistrements (Note). Yahoo News a rapporté qu'à peu près à la même époque, de hauts responsables américains de l'administration du président Trump, y compris le directeur de la CIA de l'époque, Mike Pompeo, discutaient de plans visant à enlever, empoisonner ou même assassiner M. Assange. Ces plans auraient été élaborés en réponse aux projets de l'Équateur de nommer M. Assange en tant que diplomate équatorien dans son ambassade à Moscou (Note).
37. En juillet 2024, l'enquête espagnole sur la surveillance illégale présumée de M. Assange à l'ambassade d'Équateur était toujours en cours. Selon les médias, l'enquête est entravée par le refus des autorités américaines de répondre aux demandes d'assistance judiciaire. Cette assistance dépendrait de la conclusion par un juge américain de son enquête sur l'implication présumée de la CIA dans l'espionnage du fondateur de WikiLeaks (Note).
38. Le jour où M. Assange a quitté l'ambassade d'Équateur, les États-Unis ont révélé un acte d'accusation daté du 6 mars 2018, l'inculpant d'une "accusation fédérale de conspiration en vue de commettre une intrusion informatique pour avoir accepté de craquer un mot de passe d'un ordinateur classifié du gouvernement américain" (Note). L'acte d'accusation alléguait que M. Assange avait conspiré avec Mme Manning en l'aidant à craquer des mots de passe et à divulguer des informations classifiées à WikiLeaks. L'acte d'accusation indique en outre que "dans le cadre de la conspiration, M. Assange a encouragé Mme Manning à fournir des informations et des dossiers provenant de départements et d'agences des États-Unis".
39. Le 23 mai 2019, le ministère américain de la Justice a annoncé qu'un grand jury fédéral avait rendu un nouvel acte d'accusation de 18 chefs d'accusation, dont 17 au titre de la loi sur l'espionnage de 1917. Selon cet acte d'accusation, M. Assange a conspiré avec Mme Manning, a obtenu d'elle et l'a aidée à obtenir des informations classifiées en ayant des raisons de croire que ces informations allaient être utilisées au détriment des États-Unis ou à l'avantage d'une nation étrangère, a reçu et tenté de recevoir des informations classifiées en ayant des raisons de croire que ces documents seraient obtenus, pris, fabriqués et éliminés par une personne en violation de la loi, et a aidé et encouragé Mme Manning à communiquer des documents classifiés à M. Assange (Note). Un autre acte d'accusation a été délivré le 24 juin 2020, élargissant la portée de la conspiration présumée. S'il avait été reconnu coupable de tous les chefs d'accusation, M. Assange aurait été passible d'une peine pouvant aller jusqu'à 175 ans d'emprisonnement.
40. Le 6 juin 2019, les États-Unis ont officiellement demandé l'extradition de M. Assange au Royaume-Uni.
41. Le 22 septembre 2019, la peine d'emprisonnement de M. Assange pour violation de la liberté sous caution a officiellement pris fin. Un juge de district a refusé sa libération, estimant qu'en tant que personne faisant l'objet d'une procédure d'extradition, M. Assange présenterait un risque important de fuite. Il a été maintenu en détention provisoire à Belmarsh en attendant l'issue de la procédure d'extradition.
42. Après son incarcération à Belmarsh, M. Assange a reçu la visite du rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, M. Nils Melzer, et d'une équipe médicale. Ils ont déterminé que M. Assange présentait "tous les symptômes typiques d'une exposition prolongée à la torture psychologique" et ont exigé des mesures immédiates pour la protection de sa santé et de sa dignité (Note). Malgré ce constat, M. Assange a continué à être détenu à Belmarsh, essentiellement à l'isolement, ce qui a contribué à l'aggravation de son état mental. Dans un communiqué de presse daté du 1er novembre 2019, M. Melzer a encore critiqué les autorités britanniques, déclarant : "Malgré l'urgence médicale de mon appel et la gravité des violations alléguées, le Royaume-Uni n'a pris aucune mesure d'enquête, de prévention et de réparation requise par le droit international". Durant la pandémie de Covid-19, ses droits de visite ont été restreints et il a parfois été complètement confiné dans sa cellule en raison d'infections dans son quartier carcéral et, en 2022, il a lui-même contracté le virus. [ndr : Julian Assange souffre dune pathologie pulmonaire reconnue]
43. Le 19 novembre 2019, les autorités suédoises ont annoncé que l'enquête sur les allégations d'inconduite sexuelle en 2010 avait été abandonnée. M. Assange n'a jamais été inculpé en relation avec les allégations susmentionnées.
44. Après plusieurs cycles d'appel, le 20 mai 2024, la Haute Cour du Royaume-Uni a autorisé Julian Assange à faire appel de son extradition vers les États-Unis. La Cour a reconnu qu'il était possible de soutenir que M. Assange pourrait faire l'objet d'une discrimination aux États-Unis en raison de sa nationalité australienne. Cette préoccupation a été renforcée par les déclarations d'un procureur américain indiquant que le premier amendement de la Constitution des États-Unis (garantissant la liberté de parole et d'expression) pourrait ne pas s'appliquer aux étrangers dans les affaires de sécurité nationale (Note). Le tribunal a également accordé l'autorisation de faire appel au motif que l'extradition de M. Assange aurait pu être incompatible avec le droit à la liberté d'expression en vertu de la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5, "la Convention"), considérée comme ayant un équivalent fonctionnel dans le premier amendement.
45. Néanmoins, les tribunaux britanniques n'ont pas permis à Julian Assange d'invoquer la nature politique de l'infraction qui lui est reprochée comme moyen de défense contre l'extradition. M. Assange a toujours affirmé que son extradition violerait le traité d'extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis, qui interdit l'extradition pour certains délits politiques. Ce traité a été signé en 2003 pour renforcer et accélérer l'extradition entre les deux pays. Toutefois, la loi sur l'extradition, introduite dans le droit britannique la même année en réaction à la montée du terrorisme international, ne contient pas de disposition similaire. La Haute Cour a estimé que le traité d'extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis n'était pas incorporé dans le droit national et ne reflétait pas le droit international coutumier. Par conséquent, il ne créait pas de droits personnels pour les individus directement exécutables par les tribunaux (Note).
5- Libération de M. Assange et accord de plaidoyer
46. M. Assange a été libéré sous caution de manière inattendue le 24 juin 2024 (après cinq ans et deux mois de détention à Belmarsh) après avoir accepté les termes d'un accord de plaidoyer avec le ministère américain de la Justice et a immédiatement quitté le Royaume-Uni. Il s'est ensuite rendu à Saipan, dans les îles Mariannes du Nord (Commonwealth des États-Unis), où il devait comparaître devant un juge fédéral pour finaliser son accord. Le 26 juin 2024, M. Assange a plaidé coupable d'un seul chef d'accusation en vertu de la loi sur l'espionnage de 1917 et a été condamné à une peine de prison conformément à l'accord de plaidoyer [ndr : peine correspondant au temps passé par Julian Assange à Belmarsh]. Peu de temps après, il est retourné dans son pays natal, l'Australie, où il a retrouvé sa famille.
47. Selon l'accord de plaidoyer, dont une copie a été publiée par le ministère américain de la justice, M. Assange a plaidé coupable à une accusation de "conspiration pour obtenir des documents, des écrits et des notes liés à la défense nationale, et communiquer délibérément des documents liés à la défense nationale, d'une personne ayant à la fois la possession légale et non autorisée de ces documents, en violation du paragraphe 793(g) du 18 USC [code des États-Unis]". Cette disposition érige en infraction le fait pour deux personnes ou plus de conspirer en vue de violer tout autre paragraphe de la section 793. L'accord de plaidoyer stipule que M. Assange a conspiré avec Mme Manning pour violer les paragraphes 793(c)-(e) de la loi américaine sur les droits de l'homme.
48. La section 793(c) criminalise toute personne qui, "dans le but d'obtenir des informations relatives à la défense nationale", reçoit ou obtient tout document, écrit ou note de quoi que ce soit relatif à la défense nationale, en sachant ou en ayant des raisons de croire que les matériaux ont été obtenus en violation des dispositions de la loi sur l'espionnage. La section 793(d) érige en infraction le fait, pour toute personne "légalement en possession" de documents tangibles relatifs à la défense nationale ou d'informations relatives à la défense nationale dont le "possesseur a des raisons de penser qu'elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis ou à l'avantage d'une nation étrangère", de communiquer ces documents à toute personne n'ayant pas le droit de les recevoir ou de les conserver et de ne pas les remettre sur demande à une personne ayant le droit de les recevoir. La section 793(e) considère comme un crime le fait pour toute personne "étant en possession non autorisée" de matériaux tangibles relatifs à la défense nationale ou d'informations relatives à la défense nationale dont le "détenteur a des raisons de croire qu'elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis ou à l'avantage d'une nation étrangère", de communiquer ces matériaux à toute personne n'ayant pas le droit de les recevoir ou de les conserver.
49. L'exposé des faits convenu par M. Assange et les procureurs américains affirme que M. Assange a sciemment et illégalement conspiré avec Mme Manning pour "obtenir, livrer, transmettre et communiquer volontairement et illégalement des documents, des écrits et des notes relatifs à la défense nationale, y compris des informations classifiées, à des personnes qui n'ont pas le droit de recevoir de tels éléments et informations, y compris le défendeur [M. Assange] lui-même". Le document indique également que "[p]our encourager Manning à continuer à fournir des documents classifiés des États-Unis que Manning avait obtenus sans autorisation et pour lesquels Manning n'avait pas l'autorisation de les transmettre au défendeur et à WikiLeaks, le défendeur a répondu : "Mon expérience m'a appris que les yeux des curieux ne sont jamais à sec"". Après une liste détaillée de tous les documents divulgués par WikiLeaks, l'accord de plaidoyer indique que "certains de ces documents classifiés bruts ont été divulgués publiquement sans que soient supprimées ou expurgées toutes les informations personnellement identifiables relatives à certaines personnes qui ont partagé en toute confiance avec le gouvernement américain des informations sensibles sur leur propre gouvernement et sur les activités menées dans leur pays". (Note).
50. Je tiens à revenir sur cette dernière citation. L'un des arguments les plus populaires utilisés pour justifier le traitement disproportionné de Julian Assange et de WikiLeaks était que la publication de documents non expurgés mettait en danger la vie et la sécurité d'individus. Si je reconnais que toute divulgation doit être faite de manière à respecter la sécurité personnelle des informateurs, des sources de renseignement et du personnel des services secrets, le cas de M. Assange ne doit pas être évalué in abstracto. Plus de 13 ans se sont écoulés depuis la publication des documents non expurgés, et aucune preuve n'a été produite montrant que les publications de WikiLeaks ont porté préjudice à qui que ce soit. L'accord de plaidoyer lui-même indique clairement qu'"à la date de l'accord de plaidoyer, les États-Unis n'ont identifié aucune victime remplissant les conditions requises pour bénéficier d'une restitution individuelle et, par conséquent, ne demandent pas d'ordonnance de restitution". Ce facteur essentiel doit être pris en compte lors de l'évaluation de la proportionnalité des mesures prises à l'encontre de M. Assange en réponse à ses publications (et à celles de WikiLeaks). Je trouve paradoxal qu'alors que M. Assange a révélé des milliers de personnes dont la mort a été confirmée et qui n'avaient pas été signalées auparavant du fait des forces américaines et de la coalition en Irak et en Afghanistan, ce soit lui qui ait été accusé d'avoir mis de nombreuses vies en danger, sans qu'aucune preuve de cette affirmation n'ait été présentée.
6- Cadre juridique pertinent
6.1 Espionage Act de 1917
51. L'aspect le plus préoccupant de la loi sur l'espionnage est qu'elle pénalise les actions indépendamment de leurs intentions. Elle prévoit des sanctions sévères pour toute personne qui, légalement ou non, possède des informations relatives à la défense nationale ou des informations relatives à la défense nationale dont le "possesseur a des raisons de penser qu'elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis ou à l'avantage d'une nation étrangère", et qui communique ces documents à toute personne n'ayant pas le droit de les recevoir ou de les conserver. Elle ne fait pas de distinction entre les espions ou les traîtres qui diffusent des informations classifiées dans l'intention de nuire à leur propriétaire ou de l'affaiblir, et les chiens de garde dont l'objectif est d'informer le public des méfaits des autorités publiques afin de garantir la transparence et l'obligation de rendre des comptes.
52. La loi sur l'espionnage a été adoptée par le Congrès en 1917. L'administration du président Woodrow Wilson l'a utilisée pour poursuivre des milliers de manifestants anti-guerre pendant et après la Première Guerre mondiale. L'un des exemples les plus frappants de son utilisation pour entraver la liberté d'expression est la condamnation d'Eugene Debs. Il a été condamné à dix ans de prison pour ses déclarations anti-guerre qui, aux yeux de la justice américaine, auraient fait obstacle au recrutement et à l'enrôlement dans l'armée. Il a été libéré en 1921 après que le président Harding a commué sa peine.
53. L'affaire la plus connue et la plus marquante poursuivie en vertu de la loi sur l'espionnage (avant les poursuites engagées contre Julian Assange) a été l'affaire des Pentagon Papers. Les Pentagon Papers constituaient une étude secrète en 47 volumes commandée par le secrétaire à la défense Robert McNamara en 1967, détaillant l'engagement politique et militaire des États-Unis au Viêt Nam de 1945 à 1968. Daniel Ellsberg, un ancien analyste militaire ayant travaillé sur l'étude, a divulgué des parties des documents au New York Times en 1971, qui a commencé à les publier peu après. Le Washington Post s'est également procuré des copies et a commencé à publier des articles. L'administration du président Nixon a cherché à empêcher toute nouvelle publication, invoquant des raisons de sécurité nationale. Le ministère de la Justice a obtenu une ordonnance restrictive temporaire contre le New York Times, et l'affaire a été portée devant la Cour suprême. Dans une décision de 6 contre 3, la Cour a estimé que le gouvernement n'avait pas justifié la restriction préalable de la publication, en invoquant les préoccupations liées au premier amendement. Dans cette décision, le juge Potter Stewart a écrit dans son opinion concordante que "[e]n l'absence des freins et contrepoids gouvernementaux présents dans d'autres domaines de notre vie nationale, le seul frein efficace à la politique et au pouvoir de l'exécutif dans les domaines de la défense nationale et des affaires internationales peut résider dans une citoyenneté éclairée - dans une opinion publique informée et critique qui seule peut ici protéger les valeurs d'un gouvernement démocratique. ... Car sans une presse informée et libre, il ne peut y avoir de peuple éclairé". (Note).
54. Bien que la publication des Pentagon Papers ait été autorisée, M. Ellsberg a été accusé de plusieurs crimes, notamment au titre de la loi sur l'espionnage (Espionage Act). S'il avait été condamné, il aurait encouru 115 ans d'emprisonnement. Toutefois, en raison d'une mauvaise conduite du gouvernement (notamment la mise sur écoute de M. Ellsberg sans ordonnance du tribunal), l'affaire a été classée par un juge. M. Ellsberg a affirmé par la suite avoir été informé par un procureur travaillant sur le scandale du Watergate que les "plombiers de la Maison Blanche" (Note) prévoyaient d'embarrasser publiquement le dénonciateur en ajoutant du LSD à son repas et en le faisant apparaître incohérent lors d'un événement médiatique. Son récit a été confirmé par G. Gordon Liddy (l'un de ces "plombiers") dans une autobiographie (Note).
55. La condamnation de Julian Assange marque la première fois dans l'histoire de l'Espionage Act qu'une personne est condamnée pour avoir publié des informations classifiées.
6.2 La Convention européenne des droits de l'homme
56. Le droit à la liberté d'expression, consacré par l'article 10 de la Convention, comprend le droit d'avoir des opinions et le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans ingérence et sans considération de frontières. Comme l'a déclaré le Comité des ministres du Conseil de l'Europe dans sa recommandation sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, "[l]e droit à la liberté d'expression et d'information, tel qu'il est garanti par l'article 10 de la Convention, constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chaque individu. La liberté d'expression s'applique non seulement aux "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi à celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi, la liberté d'expression favorise un débat public vigoureux, autre condition d'une société démocratique caractérisée par le pluralisme, la tolérance et l'ouverture d'esprit. Toute ingérence dans le droit à la liberté d'expression des journalistes et des autres acteurs des médias a donc des répercussions sur la société, car elle constitue également une ingérence dans le droit d'autrui à recevoir des informations et des idées et une ingérence dans le débat public". (Note)
57. Une ingérence dans le droit à la liberté d'expression n'est permise que si elle est prévue par la loi, poursuit l'un des buts légitimes énoncés à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention, est nécessaire dans une société démocratique (correspond à un besoin social impérieux) et est proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Ces buts sont la sécurité nationale, l'intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l'ordre et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits d'autrui, la prévention de la divulgation d'informations confidentielles et le maintien de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire.
58. La Cour européenne des droits de l'homme a toujours considéré la presse comme un "chien de garde" dont le rôle est essentiel pour faciliter et encourager le droit du public à recevoir et à transmettre des informations et des idées - un facteur critique dans une société démocratique. Selon la Cour, ce rôle de "chien de garde" ne se limite pas à la presse, mais peut également s'étendre aux journalistes non professionnels, aux ONG, aux chercheurs universitaires, aux blogueurs et à d'autres acteurs contribuant au débat public (Note). Dans sa jurisprudence, la Cour a admis que lorsqu'une ONG attire l'attention sur des questions d'intérêt public, elle exerce un rôle de surveillance publique d'une importance similaire à celle de la presse (Note). Elle a également souligné que pour remplir sa fonction de "surveillance", la presse doit être en mesure de divulguer des faits d'intérêt public, de les évaluer et de contribuer ainsi à la transparence des autorités publiques.
59. Dans l'un de ses récents arrêts, la Cour a estimé que les principes régissant la protection des journalistes peuvent s'appliquer mutatis mutandis au maintien en détention de défenseurs des droits de l'homme, de dirigeants ou de militants d'organisations pertinentes lorsque cette détention leur a été imposée dans le cadre d'une procédure pénale engagée pour des infractions directement liées à des activités de défense des droits de l'homme (Note).
60. Dans le contexte de la législation sur les droits de l'homme, l'expression "effet paralysant" désigne l'inhibition ou le découragement de l'exercice légitime de droits, tels que la liberté d'expression, en raison de la menace d'une sanction juridique ou d'autres conséquences négatives. La Cour a déjà considéré que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d'expression, telles que l'inculpation ou la détention d'une personne soupçonnée d'avoir commis une infraction, entravent l'exercice de la liberté d'expression (Note). Elle a fait la même constatation à propos de la détention de journalistes d'investigation pendant près d'un an dans le cadre de procédures pénales engagées pour des crimes très graves (Note). En outre, les poursuites pénales engagées contre des journalistes sur la base de plaintes pénales et entraînant un sursis de trois ans, même si les poursuites pénales ont été levées après cette période en l'absence de condamnation, constituent une ingérence en raison de leur effet dissuasif sur les journalistes (Note). La considération essentielle concernant l'effet dissuasif est qu'il n'affecte pas seulement la personne directement concernée par la réponse des autorités, mais crée un climat d'autocensure affectant tous les journalistes, éditeurs ou autres personnes rapportant et commentant la gestion du gouvernement et les diverses questions politiques.
61. Dans sa jurisprudence, la Cour admet que les journalistes peuvent parfois être confrontés à un conflit entre le devoir général de respecter le droit pénal ordinaire, dont les journalistes ne sont pas exemptés, et leur devoir professionnel d'obtenir et de diffuser des informations, permettant ainsi aux médias d'exercer leur rôle essentiel de surveillance publique. Le concept de journalisme responsable exige que chaque fois qu'un journaliste - ainsi que son employeur - doit choisir entre ces deux devoirs, et s'il fait ce choix au détriment du devoir de respecter le droit pénal ordinaire, le journaliste doit être conscient qu'il court le risque d'être soumis à des sanctions légales, y compris de nature pénale (Note). Néanmoins, une telle ingérence dans la liberté d'expression doit respecter les exigences énoncées à l'article 10, paragraphe 2, de la Convention, en particulier l'exigence de proportionnalité. À cet effet, la sanction ne peut s'apparenter à une censure destinée à décourager la presse d'exercer son rôle d'observateur public. Dans certains cas, le fait de la condamnation d'une personne peut être plus important que le caractère mineur de la sanction imposée (Note).
62. En ce qui concerne la détention en vue de l'extradition, la Convention, à l'article 5 paragraphe 1(f), prévoit que : "Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est dans les cas suivants et conformément à la procédure prévue par la loi : f) arrestation ou détention régulières d'une personne contre laquelle des poursuites sont engagées en vue de son expulsion ou de son extradition". Selon la Cour européenne des droits de l'homme, cette disposition n'exige pas que la détention soit raisonnablement considérée comme nécessaire - par exemple, pour empêcher un individu de commettre une infraction ou de s'enfuir. Toute privation de liberté au titre de l'article 5, paragraphe 1, point f), deuxième phrase, ne sera toutefois justifiée que tant que la procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours. Si cette procédure n'est pas poursuivie avec la diligence requise, la détention cessera d'être autorisée en vertu de l'article 5, paragraphe 1, point f).
63. La privation de liberté prévue à l'article 5, paragraphe 1, point f), de la Convention doit être "régulière". En ce qui concerne la "légalité" de la détention, la Convention renvoie essentiellement au droit national. Elle prévoit l'obligation de se conformer aux règles de fond et de procédure du droit national. Le respect du droit national n'est cependant pas suffisant : L'article 5 paragraphe 1 exige en outre que toute privation de liberté soit conforme à l'exigence de protection de l'individu contre l'arbitraire (Note). C'est un principe fondamental qu'aucune détention arbitraire ne peut être compatible avec l'article 5 paragraphe 1, et la notion d'"arbitraire" dans l'article 5 paragraphe 1 s'étend au-delà du manque de conformité avec le droit national, de sorte qu'une privation de liberté peut être légale en termes de droit interne mais néanmoins arbitraire, et donc contraire à la Convention (Note). Pour éviter d'être qualifiée d'arbitraire, la détention au titre de l'article 5 paragraphe 1(f) doit être effectuée de bonne foi ; elle doit être étroitement liée au motif de détention invoqué par le gouvernement ; le lieu et les conditions de détention doivent être appropriés ; et la durée de la détention ne doit pas excéder ce qui est raisonnablement exigé pour le but poursuivi (Note). Dans le cas de Julian Assange, les conditions de détention à Belmarsh et la durée de sa détention, en particulier, semblent ne pas répondre à ces exigences.
6.3 Autres normes du Conseil de l'Europe
64. Le 13 avril 2016, le Comité des Ministres a adopté sa Recommandation CM/Rec(2016)4 [ndr : voir ici] sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias. Le Comité des Ministres a noté que la législation et son application dans la pratique peuvent avoir un effet dissuasif sur la liberté d'expression et le débat public. Les ingérences qui prennent la forme de sanctions pénales ont un effet plus dissuasif que celles qui constituent des sanctions civiles. Ainsi, la position dominante des institutions de l'État exige des autorités qu'elles fassent preuve de retenue dans le recours aux procédures pénales. Un effet paralysant sur la liberté d'expression peut résulter non seulement d'une sanction, disproportionnée ou non, mais aussi de la crainte d'une sanction, même en cas d'acquittement, compte tenu de la probabilité qu'une telle crainte décourage une personne de faire des déclarations similaires. Le Comité des Ministres a également observé que l'utilisation abusive ou la menace d'utilisation de différents types de législation pour empêcher les contributions au débat public, y compris les lois antiterroristes et les lois sur la sécurité nationale, peuvent s'avérer efficaces pour intimider et réduire au silence les journalistes et les autres acteurs des médias qui traitent de questions d'intérêt public.
65. L'Assemblée a joué un rôle de premier plan dans la promotion de la protection des lanceurs d'alerte en Europe. Dans la Résolution 1729 (2010), la Résolution 2060 (2015) et la Résolution 2300 (2019), ainsi que dans la Recommandation 1916 (2010), la Recommandation 2073 (2015) et la Recommandation 2162 (2019), elle a souligné la vulnérabilité et l'importance des lanceurs d'alerte, exhorté les États membres à mettre en œuvre des mesures globales pour les protéger, et appelé le Comité des Ministres à adopter des normes juridiques internationales pour les y aider. L'engagement de l'Assemblée en faveur de la protection des lanceurs d'alerte a contribué à l'adoption par le Comité des Ministres d'une recommandation sur la protection des lanceurs d'alerte (Note). De même, l'Union européenne a adopté une directive, (Note) et de nombreux États membres ont adopté une législation pour mettre en œuvre la directive et les normes pertinentes du Conseil de l'Europe. En janvier, la commission des questions juridiques et des droits de l'homme a déposé une nouvelle proposition de résolution visant à examiner les faiblesses qui subsistent en matière de protection des dénonciateurs en Europe et à formuler des propositions fondées sur les bonnes pratiques pour l'améliorer (Note).
7- La définition de "prisonnier politique" de l'Assemblée
66. La Résolution 1900 (2012) de l'Assemblée établit la définition suivante du "prisonnier politique" :
"Une personne privée de sa liberté personnelle doit être considérée comme un "prisonnier politique" :
a/ "si la détention a été imposée en violation de l'une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne des droits de l'homme et ses protocoles, notamment la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d'expression et d'information, la liberté de réunion et d'association ;
b/ si la détention a été imposée pour des raisons purement politiques sans lien avec une quelconque infraction ;
c/ si, pour des motifs politiques, la durée de la détention ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport à l'infraction dont la personne a été reconnue coupable ou dont elle est soupçonnée ;
d/ si, pour des motifs politiques, elle est détenue de manière discriminatoire par rapport à d'autres personnes ;
ou, e/ si la détention est le résultat d'une procédure manifestement inéquitable et que cela semble être lié à des motifs politiques des autorités."
67. Cette définition trouve son origine dans les travaux menés en 2001 par les experts indépendants du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe sur les cas de prisonniers politiques en Arménie et en Azerbaïdjan, suite aux engagements pris par ces pays lors de leur adhésion au Conseil de l'Europe de libérer tous les prisonniers politiques (Note). Elle a également été approuvée par l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dans la Déclaration de Bakou de 2014 et constitue une référence pour les travaux de la société civile dans de nombreux pays. Il est important de rappeler que toute forme ou durée de privation de liberté, qu'il s'agisse d'un emprisonnement à la suite d'une condamnation, d'une détention provisoire, d'une détention en vue d'une extradition, d'une détention administrative ou même d'une assignation à résidence, peut être couverte par la définition de "prisonnier politique".
68. À mon sens, le traitement réservé à Julian Assange répond clairement à plusieurs de ces critères. En particulier, son inculpation au titre de la loi américaine sur l'espionnage pour des activités journalistiques essentielles, telles que l'obtention et la publication d'informations d'un grand intérêt public, constitue une ingérence manifestement disproportionnée dans sa liberté d'expression. Je pense en outre que les poursuites engagées contre lui aux États-Unis et sa longue détention au Royaume-Uni ont été motivées par l'intention de dissimuler des actes répréhensibles du gouvernement et de dissuader d'autres personnes de suivre l'exemple de M. Assange. Ainsi, la détention de M. Assange a été principalement motivée par des considérations de nature politique. Je trouve extrêmement préoccupant que le Royaume-Uni, un État lié par la Convention européenne des droits de l'homme, n'ait pas protégé efficacement sa liberté d'expression et porte le poids de la responsabilité de sa détention arbitraire.
69. En conséquence, j'estime que M. Assange devrait être dûment reconnu par l'Assemblée comme un prisonnier politique, ayant rempli plusieurs critères énoncés dans la résolution 1900 (2012).
8- Conclusions
70. En 2011, l'Assemblée a adopté la résolution 1838 (2011) "Abus du secret d'État et de la sécurité nationale : obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l'homme". Cette résolution fait suite à ses rapports précédents qui ont mis en lumière un vaste réseau de prisons secrètes de la CIA et nommé plusieurs gouvernements européens qui les ont accueillies ou qui ont participé à des restitutions et à la torture de prisonniers (notamment la Pologne, la Roumanie, la Lituanie, l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni et la Macédoine du Nord). Soulignant le rôle des lanceurs d'alerte, en l'occurrence Chelsea Manning, l'Assemblée s'est félicitée de la publication par WikiLeaks de câbles diplomatiques confirmant la véracité des allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus publiées par l'Assemblée en 2006 et 2007.
71. Je suis profondément préoccupée par le fait que le cas de Julian Assange est un exemple classique de "tirer sur le messager". Les publications de WikiLeaks, inspirées par l'engagement de M. Assange en faveur de la transparence et de la responsabilité, ont eu un impact considérable sur le débat public. Elles ont révélé des preuves crédibles de crimes de guerre perpétrés par les forces américaines et les forces de la coalition en Irak et en Afghanistan, de torture et de détention arbitraire dans le camp de Guantánamo Bay, de programmes de restitutions illégales impliquant des États membres du Conseil de l'Europe, de surveillance de masse illégale, et bien d'autres choses encore. Pourtant, c'est le lanceur d'alerte et l'éditeur qui ont subi les conséquences les plus graves de ces révélations. Je trouve consternant que les poursuites engagées contre M. Assange aient été présentées comme si elles étaient censées rendre justice à quelques victimes anonymes dont l'existence n'a jamais été prouvée, alors que les auteurs d'actes de torture ou de détention arbitraire jouissent d'une impunité absolue. Il s'agit selon moi d'une tactique délibérée pour détourner l'attention du contenu des documents divulgués par WikiLeaks.
72. Les éditeurs et les journalistes ne devraient jamais être la cible de mesures aussi draconiennes lorsqu'ils reçoivent des informations classifiées de la part de lanceurs d'alerte. La condamnation de M. Assange, bien qu'elle ait été rendue possible par un accord de plaidoyer, crée un dangereux précédent. Elle ouvre la porte aux éditeurs susceptibles d'être jugés en vertu de la loi sur l'espionnage (Espionage Act) pour avoir publié des documents divulgués par des lanceurs d'alerte. Compte tenu de ce que M. Assange a enduré au cours des dix dernières années et des sanctions sévères qu'il encourt en cas d'extradition vers les États-Unis, je comprends à quel point la perspective de recouvrer sa liberté était impérieuse et je ne lui reproche en aucun cas de ne pas avoir continué à se battre contre son extradition. Je trouve alarmant que les États-Unis aient insisté pour qu'il plaide coupable d'une accusation en vertu de la loi sur l'espionnage plutôt que d'accepter sa défense selon laquelle il agissait en tant que journaliste dans l'intérêt public lorsqu'il a publié les documents classifiés.
73. Si l'accord sur le plaidoyer empêche les tribunaux d'approuver l'argument le plus lourd de conséquences du gouvernement - à savoir que la divulgation d'informations classifiées ne bénéficie pas de la protection du premier amendement - il n'en demeure pas moins qu'il porte gravement atteinte à la liberté des médias. Ce qui me préoccupe le plus, ce n'est pas nécessairement que les éditeurs soient désormais poursuivis en grand nombre au titre de la loi sur l'espionnage, mais que la condamnation de M. Assange les pousse à l'autocensure. Je crains que de nombreux articles importants ne soient différés ou ne soient pas publiés du tout lorsque les rédacteurs en chef commenceront à se demander s'ils ne risquent pas de subir le même sort que M. Assange, en guise de représailles pour avoir révélé des secrets d'État. Cette situation est particulièrement préoccupante pour les petits organes de presse ou les journalistes indépendants qui ne bénéficient pas de l'assistance juridique dont disposent les grandes maisons d'édition.
74. Mes préoccupations sont également partagées par des experts. Lors de l'audition devant la commission des affaires juridiques et des droits de l'homme, la professeure Ní Aoláin a déclaré que le traitement de M. Assange soulignait la fragilité de la protection des droits de l'homme dans le monde entier et confirmait le point plus général de l'exceptionnalité du processus, de l'abrogation des règles générales et de la normalisation de l'exceptionnalité. Elle a évoqué une tendance croissante à l'utilisation abusive des mesures conçues pour la prévention et la lutte contre l'extrémisme violent (P/CVE) à l'encontre des représentants de la société civile, des avocats et des journalistes. Les droits de l'homme devraient être une dimension non négociable de toute réglementation relative à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité nationale. Des exemptions étroites et des exclusions pour des raisons de sécurité nationale ne servent pas nos sociétés (Note).
75. Mme Vincent [ndr : Reporter Sans Frontieres] a reconnu que la loi sur l'espionnage était une loi obsolète qui faisait l'objet de demandes de réforme de plus en plus nombreuses. Cela s'explique en partie par l'absence d'une défense de l'intérêt public, qui permettrait à une personne accusée en vertu de cette loi de défendre ses actions comme servant l'intérêt public. Elle a souligné que le fait de travailler avec des informations classifiées était une pratique courante du journalisme.
76. M. Crowther partage la même préoccupation et estime que le message envoyé par les États-Unis aux éditeurs et aux journalistes est le suivant : "Si vous recevez des documents classifiés, si vous les publiez, même s'il y a un intérêt public évident, vous pourriez être le prochain. Et peu importe où vous vous trouvez dans le monde". Bien qu'avec l'accord de plaidoyer, l'extradition n'ait pas eu lieu, un message fort aurait été envoyé que les futurs éditeurs pourraient eux-mêmes faire face à cinq ans de détention préventive et à de longues procédures judiciaires comme M. Assange l'a fait. M. Crowther a également noté l'établissement d'un dangereux précédent dans un contexte géopolitique. En effet, si les États-Unis peuvent demander l'extradition de M. Assange, pourquoi d'autres États ne pourraient-ils pas demander l'extradition d'éditeurs et de journalistes qui dénoncent leurs méfaits ? Il existe une tendance croissante à l'utilisation abusive des infractions liées à la sécurité nationale, y compris dans un contexte transnational, pour cibler les personnes qui exposent les actes répréhensibles des États.
77. Je trouve tout à fait symbolique que M. Ellsberg, le lanceur d'alerte responsable de la publication des Pentagon Papers, ait pris la parole pour soutenir M. Assange, déclarant que WikiLeaks avait agi dans l'intérêt public en publiant des informations sur les actions des États-Unis en Irak et en Afghanistan, de la même manière que la fuite des Pentagon Papers avait révélé des informations sur la guerre du Viêt Nam.Note
78. Il est indéniable que Julian Assange et WikiLeaks ont contribué à mettre au jour des questions d'intérêt public de la plus haute importance et ont renforcé le concept de journalisme. Si la confidentialité de certains documents doit être préservée, en particulier lorsque leur divulgation peut entraîner des risques pour des vies humaines, je considère que les poursuites et la condamnation de Julian Assange sont manifestement disproportionnées et visent à le punir pour ses activités ainsi qu'à dissuader d'autres personnes de suivre ses traces. Je suis fondamentalement en désaccord avec la prémisse selon laquelle le fait d'encourager une source journalistique à révéler davantage d'informations peut constituer une infraction pénale - une telle façon de penser risque de porter atteinte à la liberté des médias dans le monde entier.
79. Tout en reconnaissant que la complexité de l'affaire de M. Assange, en particulier son caractère transnational, est sans précédent, il m'apparaît qu'il relève de la définition de prisonnier politique de l'Assemblée, conformément à la Résolution 1900 (2012). Selon moi, l'argument le plus fort en faveur de cette classification est que les charges pour lesquelles il a été inculpé aux États-Unis étaient manifestement disproportionnées par rapport à l'infraction présumée. Julian Assange menait des activités typiques du journalisme d'investigation : il identifiait des sources et les incitait à coopérer avec lui. Le fait qu'il ait dû passer plus de cinq ans en détention avant même d'être jugé est déjà préoccupant (pour ne pas dire plus).
80. La responsabilité principale du statut de prisonnier politique de M. Assange incombe aux États-Unis. Ce pays a décidé souverainement de l'inculper en vertu de la loi sur l'espionnage et de déclarer explicitement que le gouvernement poursuivrait une argumentation visant à priver M. Assange du droit d'invoquer le premier amendement (Note).
81. Je regrette [ndr : pour ne pas dire déplore] que le système judiciaire britannique n'ait pas protégé M. Assange de manière adéquate contre un tel traitement. Même en tenant compte de la complexité de son cas, de la pandémie de Covid-19 qui a gravement affecté le fonctionnement des systèmes judiciaires dans le monde entier, je trouve inexcusable qu'en dépit d'un délai de plus de cinq ans, aucune décision finale n'ait été rendue quant à l'extradition. La Cour européenne des droits de l'homme a conclu à une violation de l'article 5, paragraphe 1, point f), de la Convention dans une affaire où le requérant avait été détenu pendant plus de quatre ans, malgré l'indication d'une mesure provisoire au titre de l'article 39 du règlement de la Cour, suspendant l'exécution de l'extradition (Note). Le fait que M. Assange soit resté en détention aurait dû contraindre les autorités britanniques à mener la procédure avec plus de célérité. En outre, d'éminents journalistes, des hommes politiques, des organes de défense des droits de l'homme des Nations unies et du Conseil de l'Europe, ainsi que des organisations non gouvernementales ont fait valoir que sa détention et les poursuites dont il fait l'objet contribuent à créer un "effet paralysant" susceptible d'affecter l'ensemble des journalistes. Le Royaume-Uni n'a donc pas protégé de manière adéquate et rapide les libertés fondamentales de M. Assange en vertu de la Convention.
82. Les documents publiés par WikiLeaks démontrent que même les gouvernements les plus démocratiques ne peuvent travailler dans l'obscurité, sans contrôle. Lorsque les institutions de l'État ne réagissent pas de manière adéquate aux abus gouvernementaux, le rôle de la presse et des lanceurs d'alerte devient crucial. Si je suis soulagée de voir Julian Assange pouvoir embrasser sa femme et ses enfants, enfin en homme libre, je suis inquiète quant à l'avenir de la démocratie. Le traitement disproportionné dont il a fait l'objet ne manquera pas d'affecter la liberté des médias dans le monde entier, à une époque où de nouveaux conflits émergent constamment, où la répression transnationale s'intensifie et où des opérations secrètes sont menées quotidiennement. Inverser cette tendance constituera un défi de taille. Dans l'intérêt de notre propre sécurité et de notre liberté, nous devons insister pour que la presse opère dans un environnement sûr, à même de pouvoir rendre compte des questions d'intérêt public, sans crainte de représailles. Je suis convaincue que les propositions présentées ici contribueront à ouvrir la voie à cette réalisation.
Annexe - Opinion dissidente présentée par Lord Richard Keen (Royaume-Uni, CE/DA), membre de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme, conformément à l'article 50.4 du Règlement
En ce qui concerne le projet de rapport sur le cas de Julian Assange, je voudrais exprimer mes opinions dissidentes, comme indiqué lors de la discussion en commission le 10 septembre 2024, comme suit :
1. Remarques générales : je regrette que le ton utilisé tout au long du projet de résolution et de l'exposé des motifs soit trop polémique et imprécis sur des points juridiques essentiels. Pour être pris au sérieux par les autorités compétentes, le texte devrait être plus factuel, moins émotionnel et surtout juridiquement correct.
2. La "conclusion" selon laquelle M. Assange était un prisonnier politique lorsqu'il était détenu à la prison de Belmarsh est regrettable pour deux raisons. La première est qu'elle est juridiquement incorrecte dans la mesure où M. Assange a été détenu légalement - il avait violé les conditions de sa libération sous caution auparavant et était donc considéré comme un risque de fuite au cours de la procédure judiciaire entourant la demande d'extradition introduite par les États-Unis. Ces procédures ont en effet duré anormalement longtemps, mais M. Assange et son équipe juridique ont contribué à les prolonger eux-mêmes. Sa détention n'a donc aucunement été motivée par des considérations politiques au sens des critères de la Résolution 1900. La seconde raison pour laquelle cette conclusion est regrettable est qu'elle minimise le sort des véritables prisonniers politiques tels que Vladimir Kara-Murza et ceux qui sont toujours emprisonnés en Russie simplement pour avoir critiqué la guerre d'agression contre l'Ukraine. L'Assemblée devrait s'en tenir à sa pratique antérieure développée dans les rapports sur les cas "allégués" ou "signalés" de prisonniers politiques en Azerbaïdjan et en Russie et s'abstenir de conclure sans réserve au statut de "prisonnier politique", excepté dans les cas les plus évidents, tels que ceux dans lesquels la Cour européenne des droits de l'homme a conclu à une violation de l'article 18 de la Convention.
3. Pour des raisons similaires, je regrette l'accusation lancée contre les autorités britanniques selon laquelle M. Assange aurait été "torturé" à la prison de Belmarsh. Cette accusation est erronée dans la mesure où M. Assange a été traité de la même manière que tous les autres détenus à Belmarsh, qui est effectivement une prison de haute sécurité mais où la torture n'est pas pratiquée, pour autant que je sache. L'état psychologique regrettable constaté par le rapporteur spécial des Nations unies, cité dans le projet de rapport, est avant tout la conséquence de l'isolement prolongé que M. Assange s'est imposé dans l'ambassade d'Équateur à Londres et ne peut être imputé aux autorités britanniques. Encore une fois, qualifier le traitement de M. Assange de "torture" minimise le fait que des victimes ont été réellement torturées, ce qui se produit encore dans certains pays européens, comme le montrent de nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et les témoignages de survivants et de dénonciateurs, y compris ceux que nous avons entendus dans notre commission. Compte tenu de ce qui précède, j'ai déposé un certain nombre d'amendements en vue de corriger certaines inexactitudes et d'atténuer certaines exagérations, et j'invite mes collègues à les soutenir. Il est dans l'intérêt des libertés d'information et d'expression, que je soutiens fermement, que le rapport de l'Assemblée sur le cas regrettable de Julian Assange soit aussi précis et crédible que possible.
ndr : À propos de Lord Richard Keen
📰 https://pace.coe.int/en/files/33734/html?ref=thedissenter.org#_TOC_d22e650
◾️ ◾️ ◾️
Suivez l'audition
Audition de l'APCE sur la détention et la condamnation de Julian Assange et leurs effets néfastes sur les droits de l'homme
Julian Assange participera à cette audition, organisée par la Commission des affaires juridiques de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à Strasbourg, à partir de 8h30 CEST le mardi 1er octobre.
Le lendemain, mercredi 2 octobre, l'Assemblée devrait tenir un débat et un vote en plénière sur ce sujet, sur la base d'un rapport de Thorhildur Sunna Ævarsdóttir (Islande, SOC). Julian Assange devrait assister à la séance depuis la tribune du public.
https://www.youtube.com/live/Mq85IZMeigc
Autres liens
Annonce complète et informations pratiques sur l'audition : https://pace.coe.int/en/news/9600/julian-assange-to-attend-a-pace-hearing-in-strasbourg-on-his-detention-and-conviction-and-their-chilling-effect-on-human-rights
Plus d'informations sur la position de la commission : https://pace.coe.int/en/news/9578/committee-expresses-deep-concern-at-harsh-treatment-of-julian-assange-warns-of-its-chilling-effect-for-the-press
Rapport complet de Mme Ævarsdóttir (traduit ci-avant) : https://pace.coe.int/en/files/33734/html
Documents pour le débat en plénière : https://pace.coe.int/en/files/33734
📰 https://www.youtube.com/live/Mq85IZMeigc
◾️ ◾️ ◾️
Pour y assister
Pré-Inscription obligatoire pour assister aux débats durant les sessions de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE).
Les personnes externes souhaitant assister aux débats durant les séances publiques de l’APCE sont invitées à s’enregistrer au préalable par demi-journée* via les liens ci-dessous.
Les pré-inscriptions sont possibles jusqu’à 24 heure à l’avance.
Cette pré-inscription s’adresse exclusivement aux visiteurs individuels qui n’ont pas d’autre badge du Conseil de l’Europe.
Veuillez noter que cette procédure ne concerne pas les invités du personnel, les groupes de visiteurs, les invités de l’APCE, les journalistes et les invités du protocole.
* l’accès au bâtiment et aux tribunes est limité par demi-journée et n’est possible que durant les horaires de séances publiques.
La présentation d’une carte nationale d'identité ou du passeport est obligatoire, les pièces d'identité numériques (via mobile) ne seront pas acceptées.
- Mardi 1er octobre 2024 matin
- Mardi 1er octobre 2024 après-midi
- Mercredi 2 octobre 2024 matin
- Mercredi 2 octobre 2024 après-midi
📰 https://rm.coe.int/acces-tribunes-apce-2766-7663-8470-v-3/1680a86203?
◾️ ◾️ ◾️