❖ JO de Paris 2024 : Le capitalisme de célébration autour de la Tour Eiffel
L'édifice d'Eiffel a proclamé au monde entier non seulement que la célébration olympique du capitalisme était la bienvenue à Paris, mais aussi que Paris continuait d'appartenir à la bourgeoisie.
L'édifice d'Eiffel a proclamé au monde entier non seulement que la célébration olympique du capitalisme était la bienvenue à Paris, mais aussi que Paris continuait d'appartenir à la bourgeoisie … du moins jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau mise en péril par le retour des "gilets jaunes" ou l'apparition d'une nouvelle horde de plébéiens.
JO de Paris 2024 : Le capitalisme de célébration autour de la Tour Eiffel
Par Jacques R. Pauwels, le 4 septembre 2024, CounterPunch
La Tour Eiffel a été sans conteste le point focal et la superstar des derniers Jeux Olympiques de Paris. C'est compréhensible, le chef-d'œuvre de Gustave Eiffel étant depuis fort longtemps l'emblème de la ville. Mais la tour est aussi le symbole de la richesse et du pouvoir de la bourgeoisie, de la "classe capitaliste", d'un patriciat qui compte dans ses rangs les membres du Comité international olympique (CIO). Un soupçon d'histoire peut nous aider à comprendre la place centrale qu'occupe la tour dans la récente extravagance olympique dans la "ville lumière".
Ce pilier d'acier a été érigé en 1889 pour célébrer le centenaire du début de la "Grande Révolution" française de 1789, mais aussi pour effacer le souvenir de révolutions moins "grandes" mais plus récentes et très traumatisantes, à savoir celles de 1848 et de 1871, cette dernière étant connue sous le nom de "Commune de Paris". Toutes ces révolutions ont constitué des éruptions d'une lutte des classes complexe entre les pauvres et les riches. Les pauvres étaient généralement appelés "ceux d'en bas" ou "le menu peuple", mais peuvent également être décrits comme le "demos", terme d'origine grecque que l'on retrouve dans le mot "démocratie" et qui signifie "le pouvoir par et pour le petit peuple" ; en tout état de cause, ils étaient - et sont toujours - le genre de personnes qui peuvent s'attendre à ce que des changements révolutionnaires améliorent leur sort, souvent misérable, par exemple sous la forme d'une baisse des prix du pain et autres produits de première nécessité. Les pauvres étaient regardés de haut par ceux d'en haut, c'est-à-dire les riches des niveaux supérieurs de la pyramide sociale, la noblesse et la bourgeoisie, les bourgeois aisés pour lesquels l'ordre social et économique établi était tout à fait satisfaisant et pour lesquels l'idée d'un changement révolutionnaire était une horreur. Il n'est donc pas surprenant que les révolutions que la France a connues en 1789, 1830, 1848 et 1871, et qui se sont déroulées, non pas exclusivement mais majoritairement, à Paris, aient été principalement l'œuvre des "petites" femmes et des "petits" hommes de la capitale du pays.
Les acquis démocratiques de ces révolutions ne doivent pas être sous-estimés, car c'est au cours du grand bouleversement de 1848, par exemple, que le suffrage universel a été introduit et que l'esclavage a été aboli. Cependant, à chaque révolution, des membres de la bourgeoisie ont "kidnappé" les révolutions et ont ainsi réussi à atteindre les objectifs politiques "libéraux" et socio-économiques capitalistes de leur classe, et ce au détriment de la noblesse et de l'Église, mais surtout de "ceux d'en bas", dont les efforts pour réaliser de profondes réformes démocratiques ont été réprimés en 1848 et dont la tentative de construction d'une société socialiste, qui s'est manifestée dans la Commune de Paris de 1871, a été étouffée dans le sang. Après ce triomphe, la bourgeoisie était la maîtresse de la France.
Avant la Grande Révolution de 1789, Paris avait été une "ville royale", rayonnant de la puissance et de la gloire de l'ordre féodal séculaire dont le roi était la figure de proue. D'innombrables bâtiments monumentaux et de vastes places, ornés d'imposantes statues de rois, de cardinaux et autres, appartenaient aux classes privilégiées de cet "Ancien régime", la noblesse et le (haut) clergé, et bien sûr aussi au monarque. (Mais ce dernier préférait résider dans un somptueux château à Versailles, loin de l'agitation de la capitale et de ses "foules en délire"). L'extériorisation architecturale de cette "royauté" de Paris, ainsi que la principale attraction touristique de la ville, fut alors le Pont Neuf, le tout premier pont de pierre enjambant la Seine, "offert" à la ville par le roi Henri IV vers 1600. Le pouvoir de l'Église, intimement associé au monarque, se reflète dans la multiplicité des lieux de prière et des monastères, qui font que Paris impressionne - ou intimide ? - les visiteurs et les habitants comme une "nouvelle Jérusalem" catholique.
À Paris, la noblesse préférait résider à l'ouest de la ville, dans de grandes et luxueuses demeures appelées hôtels du quartier de Saint-Germain et le long de la rue du Faubourg Saint-Honoré, qui longeait les Champs-Élysées jusqu'au village du Roule, perché sur une butte qui serait plus tard couronnée par l'Arc de Triomphe. Jusque-là, les aristocrates vivaient principalement dans le Marais, un quartier du centre de Paris, situé près de la Bastille, avec comme point central une "place royale" qui s'appelle aujourd'hui la place des Vosges. Mais la plupart de leurs hôtels dans ce quartier avaient été repris par des membres prospères de la bourgeoisie "montante". La bourgeoisie occupait également d'autres beaux quartiers du centre de Paris, par exemple la rue de la Chaussée d'Antin et ses petites rues, dont la rue de la Victoire, où le jeune Napoléon et sa fiancée Joséphine allaient habiter quelque temps.
Le "petit peuple", lui, vit dans des quartiers délabrés, souvent des taudis, du centre ville encore quasi médiéval, aux rues étroites, tortueuses et sales, ainsi que dans les quartiers et faubourgs de l'est de la ville, en particulier le faubourg Saint-Antoine, situé juste au-delà de la Bastille et des remparts médiévaux démolis, système défensif dont la Bastille avait été l'une des principales places fortes. Les faubouriens de Saint-Antoine se sont révélés en 1789, puis en 1830 et 1848, comme les troupes de choc qui ont tiré les marrons du feu révolutionnaire, notamment en prenant d'assaut la Bastille le fameux 14 juillet 1789 et en attaquant le palais des Tuileries, dont ils ont chassé le roi, le 10 août 1792.
D'une certaine manière, les révolutions françaises se résument à des tentatives du "petit peuple" de conquérir Paris et de "déroyaliser" la "ville royale". En 1793, lors de la "Grande Révolution", ce n'est pas un hasard si le roi a été exécuté au milieu de la plus royale des places royales parisiennes, la place Louis XV, qui deviendra plus tard la place de la Concorde. D'autres places perdent leurs noms royaux et leurs statues, et les symboles royaux comme la fleur de lys sont remplacés par des attributs républicains comme le drapeau tricolore et la devise "liberté - égalité - fraternité". La "déroyalisation" de la capitale s'accompagne inévitablement d'une "dé-cléricalisation" qui voit d'innombrables monastères et églises fermés et démolis ou, dans certains cas, transformés, au profit des "grandes masses", en hôpitaux, en écoles ou en entrepôts pour le stockage de grandes quantités de farine, de vin et d'autres denrées alimentaires essentielles, ceci afin d'éviter que leurs prix ne montent en flèche en cas de mauvaises récoltes.
La capitale française semblait destinée à devenir une ville du "petit peuple", le demos, et pour lui, une ville littéralement démocratique. Cependant, cela n'a pas été apprécié par les bourgeois aisés qui ont soutenu les mouvements révolutionnaires tant qu'ils visaient l'ordre féodal établi, mais qui se sont sentis menacés et sont devenus réactionnaires lorsque les révolutionnaires parisiens ont commencé à poursuivre des objectifs qui violaient les idées "libérales" et les intérêts capitalistes de la bourgeoisie. C'est ce qui s'est produit en 1792, en 1848 et en 1871. À chaque fois, la bourgeoisie a réussi à réprimer les tentatives de radicalisation révolutionnaire, à contrecarrer les efforts visant à rendre Paris plus plébéien et, au contraire, à transformer un peu plus l'ancienne "ville royale" en une métropole bourgeoise.
Sous l'égide de Napoléon, qui avait été hissé au pouvoir par la bourgeoisie et s'était révélé un ardent promoteur de ses intérêts de classe, un embourgeoisement systématique de Paris a été lancé [1]. [Le Corse, issu d'une famille dont on peut dire qu'elle appartenait aussi bien aux rangs inférieurs de la noblesse qu'aux rangs supérieurs de la bourgeoisie, a largement contribué à ce que l'ouest parisien, monopolisé avant la Grande Révolution par une élite de haute naissance, la noblesse, puisse être colonisé par une élite de haut revenu, la bourgeoisie (supérieure). Pour ce faire, de larges avenues, inspirées des Champs-Élysées déjà existants, ont été construites, le long desquelles les riches ont pu bâtir des demeures de prestige pour y habiter, les vendre ou les louer à des prix élevés ; ces avenues convergeaient vers un grand espace en forme d'étoile, la place de l'Étoile. L'Ouest parisien devient ainsi le lieu de vie exclusif des riches, des gens de bien, de la classe possédante.
Après Napoléon et la "Restauration" de 1815-1830, bref retour de la monarchie des Bourbons, de la noblesse et de l'Église, l'embourgeoisement de Paris a repris sous le règne d'un roi "constitutionnel" de la maison d'Orléans, Louis-Philippe, connu sous le nom de "roi bourgeois" parce qu'il défendait des politiques très libérales. L'embourgeoisement de Paris a progressé de manière spectaculaire lorsqu'un neveu de Napoléon a régné sur la France en tant qu'empereur Napoléon III pendant quelques décennies au milieu du 19ème siècle. Sous les auspices du préfet du département de la Seine, Georges-Eugène Haussmann, communément appelé le "baron Haussmann", des boulevards, de vastes places et parcs, ainsi que d'impressionnants monuments ont été créés, transformant le centre historique de Paris en une métropole moderne. Cependant, l'"haussmannisation" de la ville comporte également une dimension contre-révolutionnaire. Tout d'abord, la plupart des bidonvilles furent supprimés du centre de Paris, ainsi que leurs habitants pauvres et parfois agités, et donc potentiellement révolutionnaires. La place a ainsi été faite pour de belles mais coûteuses constructions, des immeubles de rapport, tels que des magasins, restaurants, bureaux et beaux appartements. Ces projets ont permis de juteuses rentrées d'argent pour les riches bourgeois mais surtout pour les grandes banques qui ont fait leur apparition sur la scène économique à l'époque, parmi lesquelles le Crédit Lyonnais, la Société Générale et la Banque Rotschild, cette dernière ayant été de 2008 à 2012 l'employeur de l'actuel Président de la République, Emmanuel Macron. Pas moins de 350 000 pauvres ont ainsi été exilés du centre-ville.
Les gens de bien, les "propriétaires", ont emménagé, et les gens de rien, les "sans-biens", ont été contraints de quitter le cœur de la ville. Ils furent chassés vers l'est, vers le Faubourg Saint-Antoine et d'autres quartiers périphériques de la ville, le "Paris pauvre" de l'est qui se trouvait être une planète très différente de celle du "Paris luxueux" de l'ouest. C'est de l'est plébéien que, en 1789, les démos parisiens avaient envahi le centre de Paris dans le but de "dé-royaliser", de "révolutionner" et, en fait, de "démocratiser" la ville royale. En 1871, la Commune de Paris constitue une ultime tentative pour atteindre cet objectif, mais le soulèvement sera réprimé par des troupes qui, venant de Versailles, pénétreront dans Paris par les quartiers ouest de la ville, où elles seront accueillies à bras ouverts, mais se heurteront à une résistance de plus en plus forte au fur et à mesure qu'elles progresseront vers les quartiers est, où les combats se termineront par l'exécution d'innombrables communards capturés.
La répression sanglante de la Commune scelle le triomphe d'une bourgeoisie française désormais résolument, presque fanatiquement, contre-révolutionnaire. L' "ère des révolutions" est terminée, en France et à Paris, foyer révolutionnaire du pays. La possibilité d'une conquête de la capitale par la plèbe semble s'être définitivement évanouie ; à l'inverse, l'embourgeoisement de la ville, lancé sous Napoléon, apparaît désormais comme un fait accompli.
Ce triomphe de la bourgeoisie sera symboliquement attesté en 1889, à l'occasion du centenaire du déclenchement de la Grande Révolution, par l'érection de la Tour Eiffel, sorte de totem surdimensionné évoquant modernité, science, technique et progrès, valeurs auxquelles s'identifie la "tribu" bourgeoise en France comme à l'étranger, en général, et la "Troisième République" naissante en France, en particulier. Le "pilier républicain" fonctionne en même temps comme un symbole phallique de la classe jeune, dynamique et puissante que la bourgeoisie victorieuse pensait être.
S'élevant au-dessus des eaux de la Seine et évoquant un phare, la création d'Eiffel semblait irradier la lumière éclatante de la modernité aux quatre coins du pays et, en fait, du monde. D'un point de vue bourgeois, la tour a aussi le mérite d'éclipser le très horizontal Pont Neuf, emblème de l'ancien Paris royal, ainsi que Notre-Dame, visage architectural de l'ancienne ville royale. Elle proclamait ainsi la supériorité de la nouvelle France républicaine et capitaliste de la bourgeoisie sur l'ancienne France monarchique et féodale dominée par la noblesse et l'Eglise. Enfin, la tour a supplanté le Pont Neuf en tant que plus grande attraction touristique de la capitale française et a effectivement déplacé le centre de gravité de la ville de l'Île de la Cité, moyeu de la roue parisienne, vers les quartiers bourgeois de l'ouest de la ville, domaine fastueux du beau monde bourgeois.
Mircea Eliade, le grand spécialiste roumain des mythes et religions antiques, a affirmé que les peuples archaïques avaient tendance à être submergés par l'immensité du monde, apparemment chaotique et à bien des égards mystérieux et effrayant, un monde (ou un univers) dont ils n'étaient qu'une partie infinitésimale, insignifiante et impuissante. Ils ont éprouvé le besoin d'y apporter ordre et maîtrise, c'est-à-dire de transformer son chaos en un cosmos, un monde qui reste mystérieux mais qui est au moins, dans une certaine mesure, familier, compréhensible et moins effrayant. Cette tâche était généralement accomplie en localisant et en matérialisant un centre, c'est-à-dire un endroit ayant une forte signification dans l'espace et dans le temps, un espace sacré : ce lieu était considéré comme le centre d'un espace géographique, la terre, et en même temps comme la localisation d'un point culminant dans le temps, là où les dieux avaient créé les êtres humains et/ou le monde.
Un très vieil et grand arbre et une montagne réelle ou imaginaire, telle qu'une pyramide, peuvent être considérés comme des lieux sacrés. On peut aussi construire un pilier ou une tour et proclamer qu'il s'agit du centre (ou du nombril, de l'axe) du monde et/ou du lieu de la création. L'exemple le plus célèbre d'un tel axis mundi est sans doute la ziggourat ou pyramide à degrés de la ville de Babylone, la fameuse tour de Babel, connue localement à l'époque sous le nom d'Etemenanki, "temple de la création du ciel et de la terre". Ces constructions fonctionnaient comme des liens symboliques entre la terre et le ciel, elles permettaient aux hommes de s'élever ou du moins de s'approcher du ciel et, inversement, aux dieux de descendre sur terre pour créer les hommes ; par conséquent, elles étaient également considérées comme des échelles et étaient pourvues de marches, représentant des échelons, comme dans le cas des terrasses d'Etemenanki, les "jardins suspendus" de Babylone, proclamés par les Grecs comme l'une des Sept Merveilles du Monde.
La construction, l'emplacement et les caractéristiques les plus notables de la Tour Eiffel peuvent être interprétés à l'aide de ces connaissances éliadiennes. Les révolutions françaises qui ont secoué l'Europe et le monde entier, mais surtout la France elle-même, à partir de 1789 et jusqu'en 1871, ont entraîné la disparition de l'ancien cosmos de la France féodale et monarchique, dominé par le tandem de la noblesse et de l'Église. Après près d'un siècle de chaos révolutionnaire, un nouveau cosmos a émergé, un ordre capitaliste plutôt que féodal, avec une république comme exosquelette politique, et dominé économiquement et socialement par la (haute) bourgeoisie. D'autres pays allaient suivre, mais la France fut la première à atteindre un statut bourgeois presque parfait, elle était l'État bourgeois par excellence.
La capitale française, où se sont déroulés la plupart des événements révolutionnaires cruciaux, s'est révélée être l'épicentre d'un cosmos capitaliste et bourgeois international émergent. Il était donc normal que la métropole bourgeoise érige un monument pour confirmer et célébrer son statut sacré par rapport à l'espace et au temps : primo, en tant qu'épicentre du nouveau monde bourgeois et capitaliste, et secundo, en tant que lieu de la naissance malaisée, par le biais d'une ou plusieurs révolutions, de ce nouveau monde. La Tour Eiffel, plus haut bâtiment du monde, était ce monument, une sorte de pyramide à degrés dont la perpendicularité, entrecoupée de trois étages, évoquait aussi une échelle, comme l'avaient fait les terrasses ou les "jardins suspendus" de Babylone. En effet, la Tour Eiffel proclamait que Paris était la Babylone, la ville des villes, du nouveau cosmos bourgeois.
Dans d'autres pays européens aussi, la bourgeoisie est arrivée au pouvoir au cours du 19ème siècle ou au début du 20ème, par le biais de révolutions ou non, mais aucune capitale n'a jamais été "embourgeoisée" aussi vite et aussi profondément que Paris. La Russie, l'Allemagne et l'empire des Habsbourg étaient des monarchies, liées à des Églises "bien établies", dont les capitales devaient rester des villes non seulement royales, mais impériales, dotées pour la plupart de magnifiques palais impériaux et aristocratiques, ainsi que d'églises exubérantes. En Grande-Bretagne, la classe moyenne supérieure libérale est devenue un partenaire, mais seulement un partenaire junior, d'une noblesse propriétaire terrienne conservatrice qui a continué à donner le ton politiquement, socialement, mais également architecturalement et urbanistiquement. Londres est donc restée un monde urbain doté de deux pôles architecturaux féodaux, d'un côté sa Tour, une forteresse médiévale semblable à la Bastille, fossile de l'absolutisme royal, et de l'autre le tandem Buckingham Palace, un palais des Tuileries britannique, et l'abbaye de Westminster, la Notre-Dame de Londres. Et ce n'est pas une coïncidence si le style de la plupart des grandes créations architecturales de l'époque est devenu "victorien", reflétant, voire soulignant, ses liens avec la monarchie.
En comparaison avec d'autres capitales, Paris paraît ultrabourgeois après 1871. Il n'est donc nullement surprenant que la ville soit admirée, visitée et encensée par des bourgeoises et des bourgeois, jeunes et vieux, conservateurs et avant-gardistes, venus du monde entier, c'est-à-dire du monde "occidental" qui devenait de plus en plus industriel, capitaliste et, en fait, bourgeois. Des quatre coins du monde, les bourgeois aisés ont convergé vers Paris comme les pèlerins catholiques convergent vers Rome ou les pèlerins musulmans vers La Mecque. Inversement, un Paris embourgeoisé, symbolisé notamment par l'urbanisme et l'architecture haussmanniens, a migré vers les villes du monde entier où la bourgeoisie a également triomphé politiquement, socialement et économiquement. Ainsi, Bucarest, Bruxelles et Buenos Aires, entre autres, se sont efforcées de ressembler à la capitale française en proposant d'imposantes résidences et de coûteux "bâtiments générateurs d'argent" donnant sur de larges avenues ou de vastes places, ainsi que d'imposants édifices gouvernementaux, des banques, des bourses, des théâtres, des hôtels-palaces et des restaurants de luxe.
En 1871, le rideau est tombé sur la dramatique "ère des révolutions" en France, mais sous la surface, et parfois au-dessus, les conflits de classe de moindre intensité ont persisté, et avec eux, la symbolique "bataille de Paris" qui opposait les riches et les pauvres. La bourgeoisie a cru gagner cette bataille, mais sa victoire n'a jamais été vraiment complète. L'Est parisien est resté plébéien, et tout aussi plébéien, voire prolétaire, de nouveaux faubourgs ont émergé à l'est et au nord de la capitale, comme Saint-Denis ; c'est là que se sont installés les immigrés venus de toute la France et de l'étranger, cherchant du travail dans la capitale mais ne pouvant se loger à des prix élevés dans les quartiers du centre et de l'ouest de la ville.
Pendant les 135 années qui se sont écoulées depuis la construction de la Tour Eiffel, Paris a réussi à rester bourgeoise, mais pas aussi solidement qu'on pourrait le croire. Cette suprématie bourgeoise a en effet été menacée à plusieurs reprises. Cependant, l'occupation allemande de 1940-1944 n'a pas constitué un problème à cet égard, comme on pourrait le penser. Sous l'égide de l'occupant et du régime collaborateur de Vichy, tous deux adeptes de la politique des bas salaires et des gros profits, la bourgeoisie a prospéré en France et surtout à Paris. Hitler, lui-même petit bourgeois coopté par la haute bourgeoisie allemande et gouvernant en son nom, était un admirateur de Paris ; il ne souhaitait pas détruire la ville mais, en collaboration avec l'architecte Albert Speer, il envisageait de transformer Berlin afin que la capitale allemande puisse supplanter Paris en tant que Babylone bourgeoise. Le Führer estimait également que de nombreux Français n'étaient pas mécontents de la présence allemande dans la "ville lumière" puisqu'elle éliminait "la menace des mouvements révolutionnaires"[2].
En effet, une situation potentiellement révolutionnaire, menaçant la suprématie bourgeoise à Paris, s'est présentée en août 1944, alors que les Allemands se retiraient de la ville et que les troupes alliées, arrivant de Normandie, n'étaient pas encore là. Une opportunité s'offrait ainsi à la Résistance de gauche, dirigée par les communistes, de prendre le pouvoir dans la capitale, et potentiellement dans tout le pays, ce qui aurait très probablement permis d'introduire des réformes anticapitalistes extrêmement radicales. Mais ce scénario sera déjoué par les Américains. Le général de Gaulle, que ces derniers avaient précédemment ignoré, ce qu'il ne leur pardonnera jamais, fut rapidement transféré par leurs soins à Paris et présenté comme le chef incontesté de la Résistance, ce qu'il n'était pas en réalité, et bientôt comme le chef du gouvernement de la France libérée. Sa grande entrée dans la capitale ne s'est pas faite sur la place de la Bastille ou sur un autre site de l'Est parisien, mais sur les Champs-Élysées, la grande artère des mêmes quartiers ouest où, en 1871, un accueil enthousiaste avait été réservé aux troupes venues de Versailles pour étouffer la Commune dans le sang. De Gaulle devait veiller à ce que l'ordre socio-économique bourgeois reste préservé en France - avec, comme cerise sur le gâteau, un Paris qui devait rester tout aussi bourgeois.
L'embourgeoisement de Paris n'a jamais été complètement assuré, comme l'a montré Mai 1968, lorsque travailleurs et étudiants se sont mis en grève et ont manifesté dans le Quartier latin et ailleurs dans le centre de la ville, et que la situation a menacé de dégénérer en guerre civile ou en révolution. Toutefois, la Ville Lumière a également connu des tentatives pour parfaire son embourgeoisement. C'est ainsi que l'on peut interpréter les grands projets entrepris dans l'Est parisien, d'abord par le successeur de de Gaulle à la présidence, Georges Pompidou, qui a fait en sorte que les derniers bas quartiers du centre de Paris fassent place à un centre d'art qui allait porter son nom. Un peu plus tard, sous l'égide du président François Mitterrand, en théorie socialiste mais en réalité "bourgeois gentilhomme", des initiatives telles que la construction d'un nouvel opéra place de la Bastille et d'un nouveau ministère des finances ainsi que d'un stade dans le quartier populaire de Bercy, prétendaient officiellement rajeunir l'est de la ville au profit de ses habitants plébéiens ; en réalité, les projets d'urbanisame de Mitterrand se sont résumés à un embourgeoisement au profit de la bourgeoisie et surtout de sa jeunesse dorée, pour qui l'ouest parisien apparaît sans doute un peu trop bourgeois au sens "ennuyeux" du terme.
En 2018, une nouvelle menace a émergé pour le Paris bourgeois sous la forme d'un mouvement dont les acteurs, nombreux et chahuteurs, se sont fait connaître sous le nom de "gilets jaunes". Les manifestants étaient "les suspects habituels", c'est-à-dire des plébéiens des quartiers est et de la banlieue de la capitale, mais ils ont été rejoints dans leurs invasions hebdomadaires de la ville par des homologues venus de toute la France et même de l'étranger. Ils ont manifesté de la manière la plus provocante non seulement sur la place de la Bastille et ailleurs sur leur "terrain" dans l'est de Paris, mais aussi, de manière provocante, au cœur du "Paris du luxe" de l'ouest, y compris sur les Champs-Élysées. Les gilets jaunes visaient la personne et la politique du président Macron, un ancien banquier et un président aussi bourgeois que Louis-Philippe avait été un roi bourgeois. Le Paris bourgeois a tremblé devant ce mouvement qui perdurait jusqu'à ce que, en 2020, la pandémie de Covid-19 fournisse une justification parfaite à l'interdiction des grands rassemblements.
L'organisation récente des Jeux olympiques peut être considérée et comprise dans la même perspective. Les Jeux olympiques modernes ont effectivement été décrits comme une forme de "capitalisme de célébration" [3], c'est-à-dire une fête pour la "classe capitaliste" bourgeoise dont la crème de la crème est aujourd'hui constituée par les propriétaires hyper-riches, les grands actionnaires et les dirigeants d'entreprises multinationales, les magnats des médias, leurs financiers alliés, les juristes et les célébrités milliardaires telles que Lady Gaga, Céline Dion, et ainsi de suite. La maximisation des profits est l'objectif premier de cette classe. Et la fonction des Jeux Olympiques est de permettre cette accumulation de richesses avec la collaboration de la ville et du pays hôtes, censés faciliter cette privatisation des profits non pas exclusivement, mais principalement, par la socialisation des coûts [4]. [Cette élite du capitalisme multinational sponsorise les Jeux, et ses membres comprennent principalement des sociétés dont le terrain d'action est les États-Unis, aujourd'hui centre de gravité du système capitaliste mondial, comme Coca-Cola, mais aussi des sociétés françaises telles que Louis Vuitton (LV), fournisseur de toutes sortes de produits de luxe, une entreprise qui a prospéré pendant l'occupation allemande, comme on l'a dit, une période somme toute pas mal du tout pour l'élite bourgeoise française, consommatrice typique des produits onéreux mis à disposition par LV.
Cette élite internationale veut bien organiser sa fête olympique à Paris, mais dans un Paris convivial, dans un Paris où elle se sente chez elle, c'est-à-dire dans la partie ouest et bourgeoise de la ville, le "Paris du luxe". Pour la bourgeoisie, la "classe capitaliste" de Paris et de toute la France, les Jeux olympiques constituent en revanche une occasion en or à deux égards. D'abord, pour enregistrer des profits inédits, par exemple en faisant grimper en flèche le prix des chambres dans les grands hôtels de l'ouest parisien, déjà très élevés en temps normal, ainsi que celui des balcons situés aux étages supérieurs des immeubles "générateurs d'argent" favorablement situés, d'où les touristes fortunés peuvent acclamer les athlètes qui défilent. Deuxièmement, et plus important encore, du moins pour notre propos, les Jeux olympiques offraient également à la bourgeoisie la possibilité de reconfirmer et même de faire progresser l'embourgeoisement de la ville - et de permettre à Paris de briller à nouveau, ne serait-ce que pendant quelques semaines, en tant que Babylone de la bourgeoisie internationale. C'est dans ce contexte qu'un "nettoyage social" de la ville a été effectué, à savoir l'expulsion des sans-abri et l'"invisibilisation de la pauvreté" (en français dans le texte original) concomitante [5]. (ndr : et temporairement, l'expulsion des étudiants).
On comprend ainsi pourquoi, le jour de l'ouverture, les bateaux chargés de milliers d'athlètes sont partis du pont d'Austerlitz, situé à la charnière du centre historique de la ville et de ses quartiers est, le "Paris pauvre". En partant de là, le spectacle olympique tournait le dos au Paris plébéien. La place de la Bastille, lieu de prédilection des révolutionnaires, et, derrière elle, le faubourg Saint-Antoine, autrefois repaire du lion révolutionnaire, en grande partie littéralement barricadé, pouvaient donc être laissés dans l'ombre, il suffisait que la torche olympique ait brièvement traversé ce quartier auparavant, à savoir le 14 juillet, jour de la Bastille. Insensible aux associations désagréables avec la Révolution et les révolutions en général, la flottille pouvait ainsi descendre la Seine jusqu'à l'ouest de Paris, le Paris où une "célébration sportive du capitalisme" était aussi bien accueillie que l'avaient été les troupes venant de Versailles et le général de Gaulle respectivement en 1871 et en 1944.
Inévitablement, les Jeux ont également dû utiliser certaines infrastructures sportives situées ailleurs, comme le stade national de football et de rugby situé dans la banlieue populaire de Saint-Denis, une enceinte impressionnante connue sous le nom de Stade de France. Cependant, un maximum d'événements, y compris les plus spectaculaires, se sont tenus dans les quartiers de l'Ouest. Les marathons se finissaient sur la vaste Esplanade des Invalides, et les cyclistes arrivaient à l'endroit photogénique pouvant être considéré comme le point focal topographique des Jeux olympiques parisiens, pratiquement au pied de la Tour Eiffel, où des installations temporaires avaient également été érigées pour des épreuves telles que le tennis et le beach-volley. C'est également à cet endroit que les athlètes ont débarqué des bateaux pour assister à la cérémonie d'ouverture. À cette occasion, l'édifice d'Eiffel, scintillant de milliers de lumières, a proclamé aux Parisiens, aux athlètes et au monde entier non seulement que la célébration olympique du capitalisme était la bienvenue à Paris, mais aussi que Paris continuait d'appartenir à la bourgeoisie - du moins jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau mise en péril par le retour des "gilets jaunes" ou l'apparition d'une nouvelle horde de plébéiens.
Notes :
1. Voir Jacques R. Pauwels, "Napoleon Between War and Revolution", Counterpunch, 7 mai 2021.
2. Voir les commentaires sur Paris (y compris la tour Eiffel) et Berlin dans Adolf Hitler, Libres propos sur la guerre et la paix, Paris, 1952, pp.23, 81, 97.
3. Voir Jules Boykoff, Celebration capitalism and the Olympic games, Londres, 2014.
4. Jules Boykoff, qui a développé le concept de "capitalisme de célébration", considère les Jeux olympiques comme une forme inversée de l'économie de ruissellement, par laquelle la richesse s'écoule en fait vers le haut, des pauvres vers les riches.
5. Igor Martinache, "L'olympisme, stade suprême du capitalisme (de la fête) ?", Revue Française de Socio-Économie, 1:32, 2024, https://shs.cairn.info/.
Jacques R. Pauwels est l'auteur de The Great Class War: 1914-1918, Myths of Modern History : From the French Revolution to the 20th Century World Wars and the Cold War (La Grande Guerre des Classes : 1914-1918, Mythes de l'Histoire Moderne : De la Révolution Française aux Guerres Mondiales du 20ème Siècle et à la Guerre Froide, et How Paris Made the Revolution and the Revolution (Re)made Paris (Iskra Books, forthcoming) (Comment Paris a fait la Révolution et la Révolution a (Re)fait Paris)
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