❖ Il n'y a pas de petite guerre nucléaire
Bon nombre d'Européens ne veut plus de la soumission à l'empire américain et de cet atlantisme, un récit fondamentalement malhonnête rationalisant le pouvoir en place et nous menant à l'Armageddon
2 articles
1 - ➤ Il n'y a pas de petite guerre nucléaire
Les récentes décisions annoncées par les États-Unis et l'OTAN risquent d'aggraver le conflit en Ukraine et de créer la menace la plus dangereuse pour la paix mondiale depuis la crise des missiles de Cuba.
Par Vijay Prashad, le 27 juin 2024, The Tricontinental
Chers camarades,
Salutations du bureau du Tricontinental : Institut de recherche sociale.
Il fut un temps où les appels à une Europe débarrassée de ses armes nucléaires résonnaient sur tout le continent. Cela a commencé avec l'appel de Stockholm (1950), qui s'ouvrait par ces mots puissants : "Nous demandons la mise hors la loi des armes atomiques en tant qu'instruments d'intimidation et de meurtre de masse des peuples", puis s'est amplifié avec l'appel au désarmement nucléaire européen (1980), qui lançait un avertissement glaçant : "Nous entrons dans la décennie la plus dangereuse de l'histoire de l'humanité". Quelque 274 millions de personnes ont signé l'appel de Stockholm, y compris - comme on le dit souvent - la totalité de la population adulte de l'Union soviétique. Or, depuis l'appel européen de 1980, on a l'impression que chaque décennie se révèle toujours plus dangereuse que la précédente. Les rédacteurs du Bulletin of the Atomic Scientists (les gardiens de l'horloge du Jugement dernier) écrivaient en janvier : "Nous ne sommes plus qu'à 90 secondes de minuit". Minuit, sonnera l'heure de l'Armageddon. En 1949, l'horloge affichait minuit moins trois, s'étant légèrement éloignée du précipice en 1980, pour revenir à minuit moins sept. En 2023, cependant, la trotteuse s'est déplacée jusqu'à quatre-vingt-dix secondes avant minuit, et c'est là qu'elle se trouve, le moment le plus proche de l'anéantissement total jamais atteint dans l'histoire de l'humanité.
Cette situation extrêmement vulnérable menace d'atteindre un point de basculement aujourd'hui en Europe. Pour comprendre les possibilités dangereuses qui pourraient être déclenchées par l'intensification des provocations autour de l'Ukraine, nous avons collaboré avec No Cold War pour produire le briefing n° 14, NATO's Actions in Ukraine. 14, Les actions de l'OTAN en Ukraine sont plus dangereuses que la crise des missiles de Cuba.
Nous vous invitons vivement à lire attentivement ce texte et à le diffuser le plus largement possible.
Depuis deux ans, la plus grande guerre que l'Europe ait connue depuis 1945 fait rage en Ukraine. La cause première de ce conflit est la détermination des États-Unis à étendre l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) à l'Ukraine. Cet effort viole les promesses faites par l'Occident à l'Union soviétique à la fin de la guerre froide, notamment que l'OTAN ne se déplacerait "pas d'un pouce vers l'est", comme l'a assuré le secrétaire d'État américain James Baker au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev en 1990. Au cours de la dernière décennie, le Nord global a rejeté à maintes reprises les requêtes de la Russie en matière de garanties de sécurité. C'est ce mépris des préoccupations russes qui a conduit au déclenchement du conflit en 2014 et de la guerre en 2022.
Aujourd'hui, l'OTAN et la Russie, dotées de l'arme nucléaire, sont en conflit direct en Ukraine. Plutôt que de prendre des mesures pour mettre fin à cette guerre, l'OTAN a annoncé ces derniers mois plusieurs nouvelles mesures qui menacent de transformer la situation en un conflit encore plus grave, susceptible de s'étendre au-delà des frontières ukrainiennes. Dire que ce conflit a créé la plus grande menace pour la paix mondiale depuis la crise des missiles de Cuba (1962) n'est en rien exagéré.
Cette escalade extrêmement dangereuse confirme la pertinence et la justesse de la majorité des experts américains de la Russie et de l'Europe de l'Est, qui ont longtemps mis en garde contre l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est. En 1997, George Kennan, le principal architecte de la politique américaine pendant la guerre froide, a déclaré que cette stratégie était "l'erreur la plus funeste de la politique américaine dans toute l'ère de l'après-guerre froide". La guerre en Ukraine et les dangers d'une nouvelle escalade confirment pleinement la gravité de son avertissement.
Comment l'OTAN aggrave-t-elle le conflit en Ukraine ?
Les développements récents les plus dangereux dans ce conflit sont les décisions prises par les États-Unis et la Grande-Bretagne en mai d'autoriser l'Ukraine à utiliser des armes fournies par les deux pays pour mener des attaques militaires à l'intérieur de la Russie. Le gouvernement ukrainien a immédiatement utilisé ce feu vert de la manière la plus provocatrice qui soit en attaquant le système d'alerte précoce des missiles balistiques de la Russie. Ce système ne joue aucun rôle dans la guerre en Ukraine, mais constitue un élément central du système de défense de la Russie contre les attaques nucléaires stratégiques. En outre, le gouvernement britannique a fourni à l'Ukraine des missiles Storm Shadow dont la portée est supérieure à 250 km et capables d'atteindre des cibles non seulement sur le champ de bataille, mais aussi profondément dans le territoire de la Russie. L'utilisation d'armes de l'OTAN pour attaquer la Russie risque d'entraîner une riposte équivalente de la part de Moscou et d'étendre la guerre au-delà de l'Ukraine.
En juin, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a annoncé la création d'un quartier général de l'OTAN pour les opérations de guerre en Ukraine sur la base militaire américaine de Wiesbaden, en Allemagne, avec un effectif initial de 700 personnes. Le 7 juin, le président français Emmanuel Macron a quant à lui déclaré que son gouvernement travaillait à "finaliser une coalition" de pays de l'OTAN désireux d'envoyer des troupes en Ukraine afin de "former" les forces ukrainiennes. Les forces de l'OTAN seraient ainsi directement impliquées dans la guerre. Comme l'ont montré la guerre du Viêt Nam et d'autres conflits, ces "instructeurs" organisent et dirigent les combats, devenant ainsi des cibles d'attaques.
En quoi l'escalade en Ukraine s'avère-t-elle plus dangereuse que la crise des missiles de Cuba ?
La crise des missiles de Cuba est le fruit d'un mauvais calcul aventurier des dirigeants soviétiques, qui pensaient que les États-Unis toléreraient la présence de missiles nucléaires soviétiques à seulement 144 km de la côte américaine la plus proche et à environ 1 800 km de Washington. Un tel déploiement aurait empêché les États-Unis de se défendre contre une frappe nucléaire et aurait mis tout le monde sur un pied d'égalité, puisque les États-Unis disposaient déjà de telles capacités face à l'Union soviétique. Les États-Unis, comme on pouvait s'y attendre, ont clairement fait savoir qu'une telle situation ne serait pas tolérée et qu'ils l'empêcheraient par tous les moyens nécessaires, y compris la guerre nucléaire. Avec l'horloge du Jugement dernier à minuit moins douze, les dirigeants soviétiques se sont rendu compte de leur erreur de calcul et, après quelques jours de crise aiguë, ont retiré les missiles. Cette décision a été suivie d'un apaisement des tensions américano-soviétiques, qui a débouché sur le premier traité d'interdiction des essais nucléaires (1963).
Aucun projectile n'a volé entre les États-Unis et l'URSS en 1962. La crise des missiles de Cuba a été un incident à court terme extrêmement dangereux qui aurait pu déclencher une guerre à grande échelle, y compris une guerre nucléaire. Toutefois, contrairement à la guerre en Ukraine, elle n'a pas découlé d'une dynamique de guerre déjà existante et en cours d'intensification de la part des États-Unis ou de l'URSS. Ainsi, bien qu'extrêmement dangereuse, la situation pouvait également être résolue rapidement, et elle l'a été.
La situation en Ukraine, ainsi que le conflit croissant autour de la Chine, sont structurellement bien plus dangereux. Une confrontation directe se déroule entre l'OTAN et la Russie, où les États-Unis viennent d'autoriser des frappes militaires directes (imaginez si, lors de la crise de 1962, les forces cubaines armées et entraînées par l'Union soviétique avaient mené des frappes militaires de grande envergure en Floride). Parallèlement, les États-Unis attisent directement les tensions militaires avec la Chine autour de Taïwan et de la mer de Chine méridionale, ainsi que dans la péninsule coréenne. Le gouvernement américain est conscient de son incapacité à résister à l'érosion de sa position de primauté mondiale et pense, à juste titre, qu'il risque de perdre sa domination économique au profit de la Chine. C'est pourquoi il déplace de plus en plus les questions sur le terrain militaire, où il conserve un avantage. La position de Washington concernant Gaza est largement déterminée par le fait qu'ils sont conscients de ne pas pouvoir se permettre de porter atteinte à leur suprématie militaire, incarnée par le régime qu'ils contrôlent en Israël.
Les États-Unis et leurs partenaires de l'OTAN sont responsables de 74,3 % des dépenses militaires mondiales. Dans le contexte de la volonté croissante américaine de faire la guerre et d'utiliser des moyens militaires, la situation en Ukraine, et potentiellement autour de la Chine, est en réalité aussi dangereuse, et même plus, que la crise des missiles de Cuba.
Quelles modalités de négociation pour les parties belligérantes ?
Quelques heures après l'entrée des troupes russes en Ukraine, les deux parties ont entamé des pourparlers en vue d'un apaisement des tensions. Ces négociations se sont développées en Biélorussie et en Turquie avant d'être sabordées par l'assurance donnée par l'OTAN à l'Ukraine d'un soutien sans fin ni limite pour "affaiblir" la Russie. Des milliers de vies auraient été épargnées si ces premières tractations avaient eu lieu. Toutes les guerres de ce type se terminent par des négociations, aussi est-il judicieux de les entamer le plus tôt possible. Ce point de vue est aujourd'hui ouvertement reconnu par les Ukrainiens. Vadym Skibitsky, chef adjoint du renseignement militaire ukrainien, a rapporté à The Economist que des négociations se profilaient à l'horizon.
Depuis longtemps, la ligne de front Russie-Ukraine n'a pas bougé de façon spectaculaire. En février 2024, le gouvernement chinois a publié une série de principes en douze points pour guider un processus de paix. Ces points - dont "l'abandon de la mentalité de la guerre froide" - auraient dû être sérieusement pris en compte par les parties belligérantes. Mais les États de l'OTAN les ont tout simplement ignorés. Quelques mois plus tard, une conférence organisée par l'Ukraine s'est tenue en Suisse les 15 et 16 juin, à laquelle la Russie n'a pas été invitée et qui s'est terminée par un communiqué reprenant de nombreuses propositions chinoises sur la sécurité nucléaire, la sécurité alimentaire et les échanges de prisonniers.
Si un certain nombre d'États - de l'Albanie à l'Uruguay - ont signé le document, d'autres pays présents à la réunion ont refusé de le faire pour diverses raisons, notamment parce qu'ils estimaient que le texte ne prenait pas au sérieux les préoccupations russes en matière de sécurité. Parmi les non signataires figurent l'Arménie, le Bahreïn, le Brésil, l'Inde, l'Indonésie, la Jordanie, la Libye, l'île Maurice, le Mexique, l'Arabie Saoudite, l'Afrique du Sud, la Thaïlande et les Émirats arabes unis. Quelques jours avant la conférence suisse, le président russe Vladimir Poutine a énoncé ses conditions de paix, qui incluent la garantie que l'Ukraine ne rejoindra pas l'OTAN. Ce point de vue est partagé par les pays du Sud global qui n'ont pas adhéré à la déclaration helvétique.
Tant la Russie que l'Ukraine sont disposées à négocier. Pourquoi les États membres de l'OTAN devraient-ils être autorisés à prolonger une guerre menaçant la paix mondiale ? Le prochain sommet de l'OTAN, qui se tiendra à Washington du 9 au 11 juillet, doit entendre, haut et fort, que le monde ne veut pas de sa guerre explosive ni de son militarisme décadent. Les peuples du monde aspirent à construire des ponts, non à les faire sauter.
Le Briefing no. 14, une évaluation claire des dangers actuels liés à l'escalade en Ukraine et autour de ce pays, souligne - comme Abdullah El Harif du Parti de la Voie Démocratique des Travailleurs au Maroc et moi-même l'avons écrit dans l'Appel de Bouficha contre les préparatifs de guerre en 2020 - la nécessité pour les peuples du monde de :
S'opposer au bellicisme de l'impérialisme américain, qui cherche à imposer des guerres dangereuses à une planète déjà fragile.
S'opposer à la saturation du monde en armes de toutes sortes, qui attisent les conflits et conduisent souvent les processus politiques vers des guerres sans fin.
S'opposer à l'utilisation de la puissance militaire pour empêcher le développement social des peuples du monde.
Défendre le droit des pays à construire leur souveraineté et leur dignité.
Les personnes sensibles du monde entier doivent faire entendre leur voix dans les rues et dans les arcanes du pouvoir pour mettre fin à cette guerre dangereuse et pour nous mettre sur la voie qui nous permettra d'échapper au monde de guerres sans fin du capitalisme.
Chaleureusement,
Vijay
Vijay Prashad est un historien indien, journaliste, auteur primé, directeur exécutif de Tricontinental : Institute for Social Research, rédacteur et correspondant en chef de Globetrotter..
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2 - ➤ L'atlantisme à bout de souffle
Un ersatz d'idéologie en voie de disparition.
Par Tariq Cyril Amar, le 28 juin 2024, Blog personnel
En tant qu'entité politique de facto, l'Occident de l'après-guerre froide a toujours eu du mal à formuler un objectif commun. La cause sous-jacente de cette difficulté est que l'Occident réel (par opposition à l'Occident idéologiquement imaginé) - malgré les appels à des points communs historiques, culturels et de valeurs - est défini par la géopolitique. Il a émergé après la Seconde Guerre mondiale en tant que sphère de domination et d'hégémonie des États-Unis durant la guerre froide, en particulier en Europe occidentale. L'objectif déclaré - la soumission à l'empire américain ? Ce n'est pas le genre de chose qui se prête à une reconnaissance ouverte.
La portée de cet empire américain, qui remonte au moins à 1823 - année de l'annonce originale, quoique quelque peu désinvolte, de la doctrine Monroe - ne s'est bien sûr pas limitée à l'Ouest. Demandez à ceux que cet empire a meurtris, achetés, subjugués et souvent tués en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie et en Océanie. Mais l'Occident est spécial, en ce sens qu'il occupe une position particulièrement importante et privilégiée. Certains stratèges américains - tels que feu Zbigniew Brzezinski, d'origine polonaise - ont fait de l'argument selon lequel, sans l'Ukraine, la Russie ne peut pas être un empire, un véritable culte. S'il n'est pas du tout certain que la Russie de l'après-guerre froide aspire à un empire (ce qui n'est pas la même chose qu'une sphère d'influence), il est certain que les États-Unis ne peuvent en être un sans leur emprise sur l'Europe, c'est-à-dire sur la bordure atlantique du "cœur" de l'Eurasie.
Pourtant, à la fin de la guerre froide, aucune bonne raison de sécurité n'était concevable pour que les États européens restent soumis aux États-Unis. L'Union soviétique et son alliance militaire est-européenne - le Pacte de Varsovie, une organisation dont le président Joe Biden ne se souvient plus que comme "l'autre groupe" - avaient disparu, et l'Union européenne, avec tous ses défauts, aurait pu fournir une base institutionnelle pour l'établissement d'un bloc de puissance européen autonome sans égal dans le monde.
Il n'aurait pas été nécessaire non plus de procéder à une rupture économique ou politique brutale. Idéalement, l'Europe aurait pu maintenir une relation de coopération et de concurrence avec les États-Unis, tout en la transformant progressivement mais constamment en une relation d'égal à égal. Aujourd'hui, un tiers de siècle après la fin de l'Union soviétique, nous devrions vivre dans ce type de monde. Si la fin de la guerre froide a libéré l'Europe de l'Est de l'hégémonie soviétique, elle aurait également dû mettre fin à l'hégémonie américaine en Europe occidentale. Malheureusement, au lieu de cela, l'hégémonie américaine s'est étendue à la quasi-totalité de l'Europe.
En effet, les élites d'Europe occidentale - en particulier à Paris et à Berlin (Londres aurait toujours joué un rôle de trouble-fête) - ont échoué lamentablement dans ce que Bismarck appelait "s'emparer du manteau de l'histoire". Plutôt que de répondre à un changement géopolitique fondamental par une stratégie propre et dans l'intérêt de l'Europe, ils se sont accrochés à Washington et - à quelques exceptions près, finalement peu pertinentes - ont docilement suivi ses élites ivres de pouvoir dans leurs délires de "moment unipolaire", y compris des interventions catastrophiques au Moyen-Orient et l'expansion de l'OTAN.
Ironiquement, le principal résultat de cette non-stratégie pusillanime a été de produire le monde de conflits et de tensions extrêmement élevées que nous connaissons aujourd'hui. Si l'Europe avait joué un rôle équilibrant entre les États-Unis, d'une part, et la Russie et la Chine, d'autre part, elle aurait pu contribuer de manière décisive à rendre Washington plus rationnel et, en fin de compte, à faciliter l'inévitable transition vers un monde multipolaire.
Les Européens auraient pu, par exemple, mettre un terme à la politique irréfléchie et sans issue consistant à offrir une perspective d'adhésion à l'OTAN à la Géorgie et à l'Ukraine, conscients que c'était dangereux, c'est pourquoi ils s'y sont opposés lors de la réunion de Bucarest en 2008. Mais par la suite, ils ont bien sûr cédé. Le résultat : Deux guerres, l'une (Géorgie) courte et perdue, l'autre (Ukraine) longue, continue, dévastatrice et avec le potentiel réel de s'étendre d'abord au niveau régional, puis au niveau mondial.
Cela nous amène au présent. Le "moment unipolaire" qui n'a jamais vraiment existé est bel et bien terminé. La Russie a le dessus dans le conflit ukrainien, c'est-à-dire dans l'entreprise la plus hubristique et la plus risquée de l'Occident de l'après-guerre froide. Si, en 2022, les Occidentaux se demandaient comment Moscou pourrait quitter la guerre sans perdre la face de manière catastrophique, c'est désormais chose faite. Il est difficile de voir comment l'Occident peut mettre fin à sa guerre par procuration sans subir des dommages d'une gravité sans précédent dus à une combinaison de récriminations mutuelles et de perte de crédibilité.
Dans ce contexte, l'Institute for Global Affairs du cabinet de conseil géopolitique Eurasia Group, basé à New York, a publié un rapport, basé sur des sondages représentatifs, qui met en évidence d'importantes divergences au sein de l'Occident. Comme le reconnaissent les auteurs du rapport, leur panel d'Occidentaux se limite aux États-Unis, à la France, à l'Allemagne et à la Grande-Bretagne, et les États européens ont été "sélectionnés pour leur influence géopolitique et leur importance géostratégique pour les États-Unis", même s'ils ne sont "pas particulièrement représentatifs de l'Europe - ni même de l'Europe de l'Ouest - dans son ensemble".
Bien que les sondages aient été réalisés conformément aux normes professionnelles et que la plupart des commentaires qui les accompagnent soient raisonnablement factuels, il convient également de tenir compte de la partialité idéologique. Eurasia Group est profondément en phase avec la géopolitique américaine. Ce n'est pas la voix des dissidents, comme les lecteurs attentifs peuvent le deviner, par exemple, à la formulation grotesquement prudente d'une question sur les atrocités perpétrées par Israël à Gaza - on demande timidement aux personnes interrogées si elles estiment que les agissements d'Israël "s'apparentent" à des crimes de guerre. Oui, comme Al Capone "ressemblait" à un parrain de la mafia.
Cependant, l'angle grand public d'une enquête qui s'accompagne également d'une noble rhétorique sur "l'ordre fondé sur des règles" et "les phares de la démocratie libérale" rend les signes de divergence et de dissonance au sein de l'Occident d'autant plus pertinents. Si le rapport couvre de nombreux domaines - notamment les attitudes à l'égard de la "démocratie", de la Chine et d'Israël - deux points ressortent en ce qui concerne les relations entre les États-Unis et leurs clients d'Europe occidentale. Tout d'abord, les sondages ont révélé que la majorité des personnes interrogées dans les quatre pays étaient favorables à une fin négociée de la guerre en Ukraine. Ensuite, ils ont révélé que de nombreuses personnes interrogées en Europe éprouvent de la méfiance à l'égard des États-Unis.
En ce qui concerne le conflit ukrainien, il existe "un large soutien transatlantique en faveur d'un règlement négocié pour y mettre fin". Notez les détails ici. Ces personnes interrogées n'expriment pas simplement leur désir de paix. Elles estiment plutôt que les gouvernements occidentaux devraient pousser Kiev à accepter un compromis. Aux États-Unis et dans les trois pays européens, les trois facteurs influençant le plus les positions des interrogés sont leur souci d'éviter "l'escalade vers une guerre régionale plus large qui entraînerait d'autres pays européens", d'éviter "une guerre directe entre des puissances dotées de l'arme nucléaire" et d'empêcher "de nouvelles souffrances pour le peuple ukrainien".
Il est important de noter que les positions associées aux politiques et à la propagande déclarées de l'Ukraine et des gouvernements occidentaux ont obtenu de mauvais résultats. Comparez, par exemple, 38 % des répondants américains et 47 % au niveau européen en faveur d'"éviter l'escalade vers une guerre régionale plus large", contre 17 % aux États-Unis et 22 % en Europe toujours convaincus du "rétablissement complet des frontières de l'Ukraine d'avant l'invasion de 2022" (excluant déjà la Crimée, soit dit en passant, ce qui constitue une position plus modérée que les objectifs officiels de Kiev en matière de guerre). Et les options de réponse : "dissuader les pays autocratiques forts d'envahir leurs voisins démocratiques plus faibles" et "affaiblir la Russie pour la punir de son agression" - des classiques de la guerre de l'information anti-russe - ont recueilli encore moins d'assentiment.
En ce qui concerne les attitudes européennes à l'égard des États-Unis, il existe un consensus prépondérant - partagé, comme il se doit, par les répondants américains - selon lequel l'Europe devrait soit "être principalement responsable de sa propre défense, tout en visant à préserver l'alliance de l'OTAN avec les États-Unis" (l'opinion majoritaire), soit même "gérer sa propre défense et rechercher une relation plus neutre avec les États-Unis". En France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, 86 à 93 % des personnes interrogées ont choisi l'une de ces deux options. De l'autre côté, seuls 8 à 13 % ont opté pour "Les États-Unis devraient être les premiers responsables de la défense de l'Europe".
Il est clair que de nombreux Européens n'apprécient pas leur dépendance massive à l'égard de Washington. Si nombre d'entre eux souhaitent une relation de coopération, y compris au sein de l'OTAN, ils préféreraient une Europe capable de se prendre en charge elle-même. D'autres souhaitent une telle relation et, en outre, une plus grande distance par rapport à l'Amérique, et bien qu'il s'agisse d'une minorité, celle-ci est importante. Même en Grande-Bretagne, traditionnellement très proche des États-Unis, 17 % des sondés sont favorables à une plus grande neutralité à l'égard de Washington ; en Allemagne, ils sont 25 % et en France, autrefois berceau du gaullisme, 31 %.
Ces opinions s'expliquent notamment par le fait que les Européens n'accordent guère leur confiance aux États-Unis. Alors qu'une majorité estime que l'engagement de Washington à respecter ses obligations en matière de sécurité est "plutôt" (46 %) ou "très fiable" (6 %), presque autant de personnes interrogées pensent le contraire : 36 % considèrent que l'Amérique est "un peu" et 10 % qu'elle est "très peu fiable". En Allemagne, la part des sceptiques approche - et en France atteint - 50 %.
Les auteurs de l'enquête supposent que ces résultats pourraient refléter l'anxiété liée à une future présidence Trump ou "être liés à la perception d'un déclin à plus long terme du statut de l'Amérique en tant qu'unique superpuissance dans un monde unipolaire". En réalité, les deux facteurs sont susceptibles de jouer un rôle. Plus important encore, à long terme, il s'agit d'une distinction qui ne fera pas de différence. L'isolationnisme de Donald Trump (faute d'un meilleur terme) est un symptôme du déclin de l'Amérique. Comme c'est parfois le cas, le candidat qui dérange est simplement celui qui est assez grossier pour tirer les conclusions inévitables en public.
Il est ironique, mais aussi révélateur, que cette enquête porte le titre "Le nouvel atlantisme". Ironique, parce que cela montre que l'atlantisme est épuisé. Révélateur, parce qu'il soulève une question évidente : Qu'est-ce que cet ersatz de suffixe "isme", malencontreusement affublé au nom d'un océan ? Les auteurs répondraient probablement qu'il a quelque chose à voir avec l'histoire, la démocratie libérale, l'individualisme, l'État de droit, la société civile, etc. Mais même si nous acceptons à première vue - pour les besoins de l'argumentation - ces simples mèmes idéologiques et ces idéalisations occidentales, comment s'ajoutent-ils à une relation dans laquelle les États-Unis continuent de subordonner l'Europe ?
En effet, ces grands idéaux contredisent les réalités brutes de l'empire américain. En ce sens, l'atlantisme est ce que les idéologies modernes sont généralement : une histoire fondamentalement malhonnête rationalisant le pouvoir en place. L'aspect le plus intéressant de cette enquête est la preuve que même aujourd'hui, exposés à un alarmisme intense et systématique, un nombre important d'Européens de l'Ouest ne sont pas vraiment convaincus par cette histoire.
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