❖ Howard Zinn : Un engagement de toute une vie - Notre problème, c’est l’obéissance civile - Les œillères de l'Amérique
En ces temps apocalyptiques, il est urgent de se pencher sur son héritage : réflexions sur l'histoire, activisme, mouvement anti-guerre, luttes pour les droits du travail & la justice sociale.
Howard Zinn : Une volonté de justice sociale
Par Pen vs Words, le 1er octobre 2024, Promises Projects
Howard Zinn et l'histoire du peuple
Howard Zinn était un historien, dramaturge et activiste social américain dont l'œuvre a eu un impact profond sur la manière dont l'histoire est comprise et enseignée aux États-Unis. Né en 1922 à Brooklyn, New York, Zinn a grandi dans une famille de la classe ouvrière, une expérience qui a façonné sa vision du monde et sa future carrière. Son ouvrage le plus célèbre, A People's History of the United States (Une histoire populaire américaine, des États-Unis ou de lEmpire américain en français), remet en question les récits traditionnels de l'histoire américaine en mettant l'accent sur les expériences de groupes marginalisés tels que les travailleurs, les femmes et les personnes de couleur. Au-delà de ses contributions à l'histoire, Zinn s'est profondément impliqué dans le mouvement des droits civiques et dans les manifestations anti-guerre, devenant ainsi une figure de proue des cercles de gauche américains. Son héritage continue d'influencer chercheurs, activistes et éducateurs.
Vie et éducation, des expériences précoces
Howard Zinn est né le 24 août 1922 de parents immigrés juifs ayant fui l'Europe de l'Est en quête d'une vie meilleure. Son père, Eddie Zinn, travaillait comme serveur et laveur de vitres, tandis que sa mère, Jenny, était une femme au foyer qui s'occupait d'Howard et de ses frères et sœurs. La famille Zinn vivait dans un quartier pauvre de Brooklyn, où Howard a été le témoin direct des luttes des Américains de la classe ouvrière. Ces expériences précoces ont nourri chez lui une profonde empathie pour les défavorisés et un engagement de toute une vie en faveur de la justice sociale.
Malgré les difficultés économiques auxquelles sa famille était confrontée, Howard Zinn était un lecteur vorace et un excellent élève. Il a fréquenté le lycée Thomas Jefferson à Brooklyn, où il a été initié à la culture de gauche. Le fait d'avoir grandi durant la Grande Dépression a renforcé sa prise de conscience des inégalités sociales. Sa passion pour l'apprentissage l'a conduit à s'engager dans l'armée de l'air américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, où il a servi comme préparateur pour les bombardiers. Son service militaire, en particulier sa participation aux raids de bombardement sur l'Europe, l'a profondément marqué et influencera plus tard ses convictions anti-guerre.
Après la guerre, Zinn a profité du G.I. Bill pour aller à l'université. Il s'est inscrit à l'université de New York (NYU), où il a étudié l'histoire et les sciences politiques. Ses succès académiques à l'université de New York lui ont valu une bourse d'études à l'université de Columbia, où il a obtenu une maîtrise, puis un doctorat en histoire. La thèse de Zinn portait sur les grèves du charbon au Colorado en 1914, un événement qui a mis en lumière les violents affrontements entre le travail et le capital dans l'histoire américaine. Ce travail a jeté les bases de ses écrits historiques ultérieurs, qui ont toujours fait ressortir les luttes des gens ordinaires contre les systèmes oppressifs.
Carrière universitaire
Howard Zinn a commencé sa carrière universitaire en 1956, lorsqu'il a été engagé comme professeur d'histoire au Spelman College, un établissement d'enseignement supérieur pour femmes noires situé à Atlanta, en Géorgie. Son passage à Spelman a été déterminant, tant pour lui que pour les étudiants auxquels il a enseigné. Spelman étant situé au cœur du Sud ségrégationniste, Zinn est arrivé à une époque où le mouvement des droits civiques prenait de l'ampleur. Là, Zinn y a rencontré des étudiants désireux de remettre en cause le statu quo, et il s'est rapidement impliqué lui-même dans le mouvement.
En tant que professeur, Zinn était connu pour ses méthodes d'enseignement non conventionnelles et l'importance qu'il accordait à la pensée critique. Il encourageait ses étudiants à remettre en question les récits dominants de l'histoire et à prendre en compte les points de vue de ceux qui avaient été marginalisés. Son enseignement à Spelman n'était pas seulement académique ; il était profondément lié aux luttes sociales et politiques de l'époque. Zinn est devenu conseiller du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), une organisation clé du mouvement pour les droits civiques, et a participé activement aux manifestations ainsi qu'aux sit-in aux côtés de ses étudiants.
Toutefois, l'activisme de Zinn n'était pas du goût de l'administration conservatrice de Spelman. En 1963, il fut licencié pour ce que l'administration qualifia d'"insubordination", mais que Zinn et d'autres considéraient comme une conséquence de son engagement dans le mouvement pour les droits civiques. Son renvoi de Spelman a marqué un tournant dans sa carrière, car il l'a radicalisé davantage et a approfondi son engagement en faveur de la justice sociale.
Après avoir quitté Spelman, Zinn a rejoint la faculté de l'université de Boston, où il y enseigna pendant plus de deux décennies. À l'université de Boston, il a continué à développer ses idées et à affiner son approche de l'histoire. Zinn est devenu une figure populaire et controversée du campus, connue pour son opposition franche à la guerre du Viêt Nam et son soutien à diverses causes de justice sociale. La période passée à l'université de Boston a également été marquée par l'influence croissante de Zinn en tant qu'intellectuel public, puisqu'il a commencé à écrire plus abondamment à l'intention d'un public plus large.
Rôle dans le mouvement des droits civiques
L'engagement d'Howard Zinn dans le mouvement des droits civiques a constitué un aspect déterminant de sa vie et de sa carrière. Alors qu'il enseignait au Spelman College, Zinn s'est profondément engagé dans le mouvement, à la fois en tant qu'éducateur et en tant qu'activiste. Il était convaincu que l'histoire n'était pas seulement une matière à étudier, mais aussi un outil au service du progrès social. Cette conviction l'a poussé à participer activement à la lutte pour l'égalité raciale.
Sa relation avec le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) fut particulièrement importante. En tant que conseiller du SNCC, Zinn a aidé à organiser et à soutenir diverses initiatives, notamment des campagnes d'inscription sur les listes électorales dans le Sud. Il a également utilisé ses compétences d'historien pour documenter les activités du mouvement et fournir un contexte historique à la lutte contre la ségrégation et l'injustice raciale.
L'une des contributions les plus notables de Zinn au mouvement des droits civiques fut son rôle dans les Freedom Rides de 1961. Il s'agissait d'une série de voyages en bus à travers le Sud des États-Unis, organisés par des militants des droits civiques pour lutter contre la ségrégation dans les transports interétatiques. Zinn a participé à ces périples, affrontant les mêmes dangers que les autres militants, notamment les arrestations et la violence des suprémacistes blancs. Son expérience des Freedom Rides a renforcé sa conviction du pouvoir de la résistance non violente et de l'importance de la solidarité face à l'oppression.
Outre ses activités militantes, Zinn a beaucoup écrit sur le mouvement des droits civiques. Son livre, SNCC (ndr : Student Nonviolent Coordinating Committee) : The New Abolitionists (Les nouveaux abolitionnistes), publié en 1964, fournit un compte rendu détaillé des efforts de l'organisation et souligne le courage et la détermination des jeunes militants impliqués. Les écrits de Zinn sur le mouvement des droits civiques n'étaient pas seulement des documents historiques, ils constituaient également un appel à l'action, incitant d'autres personnes à se joindre à la lutte pour la justice.
Son engagement dans le mouvement des droits civiques s'est prolongé au-delà des années 1960. Tout au long de sa vie, Zinn a continué à militer pour l'égalité raciale et à s'élever contre le racisme systémique. Jusqu'à sa mort en 2010, il est resté profondément attaché à la question des droits civiques, tant dans ses travaux universitaires que dans ses activités militantes.
Son activisme anti-guerre
L'activisme anti-guerre d'Howard Zinn est un autre aspect crucial de son héritage. Son expérience en tant que chargeur de bombardiers pendant la Seconde Guerre mondiale a eu un profond impact sur sa vision de la guerre et de la violence. Alors qu'il croyait initialement à la nécessité de la guerre contre le fascisme, sa réflexion ultérieure sur la destruction et le coût en vies humaines l'a conduit à devenir un fervent opposant à la guerre sous toutes ses formes. Cette transformation est devenue évidente pendant la guerre du Viêt Nam, lorsque Zinn est devenu l'un des critiques les plus virulents de l'intervention militaire américaine.
L'opposition de Zinn à la guerre du Viêt Nam était ancrée dans sa conviction que la guerre était injuste et que le gouvernement américain utilisait son pouvoir pour opprimer le peuple vietnamien, de la même manière qu'il avait opprimé des groupes marginalisés à l'intérieur de ses propres frontières. Selon lui, la guerre n'avait nullement pour but de défendre la liberté ou la démocratie, comme le prétendait le gouvernement, mais de maintenir la domination économique et politique des États-Unis en Asie du Sud-Est.
En 1967, Zinn s'est rendu au Nord-Vietnam aux côtés du révérend Daniel Berrigan, un autre militant anti-guerre, pour accueillir trois prisonniers de guerre américains libérés par le gouvernement nord-vietnamien. Ce voyage fut controversé et fit l'objet d'un examen minutieux de la part de Zinn, mais il consolida également sa position de figure de proue du mouvement anti-guerre. À son retour, il a continué à s'exprimer contre la guerre, en participant à des manifestations, donnant des conférences et écrivant abondamment sur le sujet.
L'un des ouvrages les plus influents de Zinn sur la guerre du Viêt Nam est son livre intitulé The Politics of History (La politique de l'histoire), publié en 1970. Dans ce livre, il critique les approches traditionnelles de l'histoire qui ignorent les voix de ceux qui s'opposent à la guerre et appelle à un examen plus inclusif et plus critique des événements historiques. Zinn y soutenait que les historiens avaient la responsabilité de remettre en question les récits officiels et de mettre en lumière les expériences de ceux qui ont résisté à l'injustice.
Son militantisme anti-guerre ne s'est pas limité au Viêt Nam. Tout au long de sa vie, Zinn s'est opposé aux interventions militaires américaines dans divers pays, notamment en Irak et en Afghanistan. Il a toujours soutenu que la guerre était un outil utilisé par les puissants pour contrôler et exploiter autrui et que la paix véritable ne pouvait être obtenue que par la justice et l'égalité. Sa position contre la guerre était profondément liée à sa critique plus générale de l'impérialisme américain et à sa croyance dans le pouvoir de la résistance non violente.
"Une histoire populaire des États-Unis"
L'ouvrage le plus célèbre d'Howard Zinn, A People's History of the United States, a été publié en 1980 et est devenu depuis un classique de la littérature historique américaine. Ce livre remet en question les récits traditionnels de l'histoire américaine en se concentrant sur les expériences des gens ordinaires - travailleurs, femmes, Afro-Américains, Amérindiens et autres - que les histoires conventionnelles avaient marginalisés ou ignorés. L'approche de Zinn était radicale en ce sens qu'elle cherchait à donner la parole à ceux qui avaient été opprimés et à mettre en lumière leurs luttes contre les forces puissantes ayant façonné la société américaine.
Cet ouvrage était novateur non seulement par son contenu, mais aussi par sa méthodologie. Zinn rejetait l'idée que l'histoire devait être écrite du point de vue de l'élite mais qu'elle devait être un récit objectif des faits. Il soutenait au contraire qu'elle était intrinsèquement politique et que les historiens avaient la responsabilité morale de remettre en question le statu quo. Le livre de Zinn avait pour but non seulement d'informer les lecteurs, mais aussi de les inciter à agir contre l'injustice.
L'accueil réservé à A People's History fut mitigé. Si beaucoup ont loué l'ouvrage pour son approche novatrice et l'accent mis sur la justice sociale, d'autres l'ont critiqué pour son caractère trop unilatéral et sa promotion d'un programme gauchiste. Malgré la controverse, le livre a gagné une grande popularité et a été utilisé dans des salles de classe à travers le pays. Il s'est vendu à plus de deux millions d'exemplaires et a été traduit dans de nombreuses langues.
Son livre a eu un impact persistant sur le domaine de l'histoire et sur le paysage culturel au sens large. Il a inspiré d'innombrables autres ouvrages visant à raconter l'histoire de tous les exclus de l'histoire traditionnelle et a influencé des générations d'étudiants, d'éducateurs et d'activistes. L'ouvrage a également fait l'objet de plusieurs adaptations, dont un film documentaire et une série télévisée, renforçant ainsi davantage sa portée et son influence.
L'héritage d'Howard Zinn
L'héritage d'Howard Zinn est immense et multiforme. On se souvient de lui non seulement en tant qu'historien, mais aussi en tant qu'enseignant, dramaturge et militant. Son travail a eu un impact profond sur la manière dont l'histoire est comprise et enseignée aux États-Unis, et ses idées continuent de trouver un écho auprès de ceux désireux de combattre l'injustice et l'inégalité.
C'est peut-être dans le domaine de l'éducation que son influence est la plus évidente. L'importance que Zinn accorde à la pensée critique et son engagement à enseigner l'histoire du point de vue des opprimés ont incité d'innombrables éducateurs à adopter une approche plus inclusive et socialement plus consciente de l'enseignement. L'ouvrage A People's History of the United States est devenu un incontournable dans de nombreuses salles de classe, et les idées de Zinn ont été intégrées dans les programmes d'études à tous les niveaux d'enseignement.
Outre son impact sur l'éducation, son héritage est également évident dans le monde de l'activisme. Tout au long de sa vie, Zinn s'est profondément impliqué dans divers mouvements de justice sociale, du mouvement des droits civiques au mouvement anti-guerre, en passant par les luttes pour les droits du travail et la justice économique. Son travail a inspiré des générations de militants à poursuivre la lutte pour un monde plus juste et plus équitable.
L'héritage de Zinn comprend également ses contributions aux arts. En plus de ses écrits historiques, Zinn était un dramaturge et un cinéaste. Ses pièces, comme Emma, relatant la vie de l'anarchiste Emma Goldman, et ses films documentaires, dont The People Speak, basé sur A People's History, ont permis de faire connaître ses idées à de nouveaux publics et de consolider sa place dans l'histoire culturelle des États-Unis.
Malgré l'influence considérable de ses œuvres, Zinn n'a pas été épargné par les critiques. Certains historiens l'ont accusé d'être trop simpliste ou d'ignorer la complexité des événements historiques au profit d'un récit plus idéologique. D'autres l'ont critiqué pour son activisme inconditionnel, estimant qu'il compromettait son objectivité en tant qu'historien. Cependant, Zinn lui-même a rejeté la notion d'objectivité en histoire, affirmant que toute histoire est intrinsèquement biaisée et que les historiens ont la responsabilité de prendre position sur les questions de justice et de moralité.
Une voix pour tous les marginalisés
Howard Zinn était une figure emblématique de la vie intellectuelle et culturelle américaine. Son travail d'historien, d'éducateur et d'activiste a laissé une marque indélébile sur la façon dont nous comprenons et abordons l'histoire. Par ses écrits, et particulièrement A People's History of the United States, Zinn a remis en question les récits dominants de l'histoire américaine et a donné la parole à tous les marginalisés et les opprimés. Sa participation au mouvement des droits civiques et aux manifestations contre la guerre a démontré son engagement en faveur de la justice sociale, et son héritage continue d'inspirer tous ceux qui cherchent à combattre l'injustice et à construire un monde plus équitable.
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"Le problème, c'est l'obéissance civile" : Chapitre 20 de Voices of a People’s History
La question se pose de savoir si les jeunes d'ici ou d'ailleurs, les citoyens du monde qui se sentent concernés sont prêts à tirer les bonnes leçons de ce célèbre discours d'Howard Zinn ?
Par Howard Zinn
En novembre 1970, après mon arrestation avec d'autres personnes qui avaient manifesté à Boston sur une base militaire pour empêcher l'envoi de soldats au Viêt Nam, je me suis rendu à l'université Johns Hopkins de Baltimore pour participer à un débat avec le philosophe Charles Frankel sur la désobéissance civile. Ce jour-là, je devais comparaître devant un tribunal pour répondre aux accusations portées à la suite de la manifestation contre la base militaire. J'avais le choix : me présenter au tribunal et manquer cette occasion d'expliquer - et de mettre en pratique - mon engagement en faveur de la désobéissance civile, ou faire face aux conséquences d'un défi à l'ordre du tribunal en me rendant à Baltimore. J'ai choisi de m'y rendre. Le lendemain, de retour à Boston, je suis allé donner mon cours du matin à l'université de Boston. Deux détectives m'attendaient à l'extérieur de la salle de classe et m'ont emmené au tribunal, où j'ai été condamné à quelques jours de prison. Voici le texte du discours que j'ai prononcé ce soir-là à Johns Hopkins.
Le problème, c'est l'obéissance civile
Par Howard Zinn (novembre 1970) - Chapitre 20 de Voices of a People's History
Je pars du principe que le monde est sens dessus dessous, que tout va mal, que les mauvaises personnes sont en prison et les mauvaises personnes en liberté, que les mauvaises personnes sont au pouvoir et les mauvaises personnes en liberté, que les richesses sont réparties dans ce pays et dans le monde d'une manière telle que cela ne nécessite pas simplement une petite réforme, mais une réaffectation radicale des richesses. Je pars du principe qu'il n'est pas nécessaire d'en dire trop, parce qu'il suffit de penser à l'état du monde aujourd'hui pour se rendre compte que tout va à vau-l'eau. Daniel Berrigan est en prison - un prêtre catholique, un poète qui s'oppose à la guerre - et J. Edgar Hoover est libre, voyez-vous. David Dellinger, qui s'est opposé à la guerre depuis qu'il est en âge de le faire et qui a utilisé toute son énergie et sa passion contre elle, risque d'aller en prison. Les hommes responsables du massacre de My Lai ne sont pas jugés ; ils sont à Washington où ils exercent diverses fonctions, primaires et subalternes, liées au déclenchement de massacres dont ils sont surpris lorsqu'ils se produisent. À l'université de Kent State, quatre étudiants ont été tués par la Garde nationale et les étudiants ont été inculpés. Dans toutes les villes de ce pays, lorsque des manifestations ont lieu, les manifestants, qu'ils aient protesté ou non, quoi qu'ils aient fait, sont agressés et matraqués par la police, puis arrêtés pour avoir agressé un officier de police.
J'ai étudié de très près ce qui se passe au quotidien dans les tribunaux de Boston, dans le Massachusetts. Vous seriez stupéfait - peut-être pas, mais vous les avez peut-être côtoyés, vous avez peut-être vécu, vous avez peut-être pensé, vous avez peut-être été frappé - de voir comment les rondes quotidiennes de l'injustice se frayent un chemin à travers cette formidable chose que nous appelons procédure régulière. Telle est ma prémisse.
Il suffit de lire les lettres de Soledad de George Jackson, condamné à une peine de un an à perpétuité, dont dix ans ferme, pour un vol de 70 dollars dans une station-service. Et puis il y a le sénateur américain qui aurait conservé 185 000 dollars par an, ou quelque chose comme ça, sur l'indemnité d'épuisement des ressources pétrolières. Dans un cas, il s'agit de vol, dans l'autre de législation. Quelque chose ne va pas, quelque chose ne tourne vraiment pas rond lorsque nous expédions 10 000 bombes chargées de gaz neurotoxique à travers le pays et que nous les larguons dans la piscine de quelqu'un d'autre afin de ne pas déranger les nôtres. Au bout d'un certain temps, vous perdez toute perspective. Si l'on ne réfléchit pas, si l'on se contente d'écouter la télévision et de lire des ouvrages savants, on commence à penser que les choses ne vont pas si mal, ou qu'il y a juste quelques petits trucs qui ne collent pas. Mais il faut se détacher un peu, puis revenir et regarder le monde, et on est horrifié. Nous devons donc partir de cette hypothèse - que les choses sont vraiment à l'envers.
Et notre sujet lui aussi est à l'envers : la désobéissance civile. Dès que vous dites que le sujet est la désobéissance civile, vous dites que notre problème est la désobéissance civile. Ce n'est pas notre problème.... Notre problème est l'obéissance civile. Notre problème, c'est le nombre de personnes qui, dans le monde entier, ont obéi aux diktats des dirigeants de leur gouvernement et sont partis faire la guerre, et des millions de personnes ont été tuées à cause de cette obéissance. Et notre problème, c'est cette scène de All Quiet on the Western Front (À l'Ouest, rien de nouveau) où les collégiens partent consciencieusement à la guerre en rangs serrés. Notre problème est que partout dans le monde, les gens sont obéissants face à la pauvreté, la famine, la stupidité, la guerre et la cruauté. Notre problème est que les gens sont obéissants alors que les prisons regorgent de petits voleurs et que les grands voleurs dirigent le pays. Tel est notre problème. Nous le savons pour l'Allemagne nazie. Nous savons que le problème était l'obéissance, que le peuple obéissait à Hitler. Les gens ont obéi ; c'était une erreur. Ils auraient dû contester, résister, et si nous avions été là, nous leur aurions montré. Même dans la Russie de Staline, nous pouvons comprendre cela ; les gens sont obéissants, tous ces gens qui ressemblent à des troupeaux.
Mais l'Amérique est différente. C'est ce que nous avons tous appris. Depuis que nous sommes au plus haut niveau - et je l'entends encore résonner dans la déclaration de Mr. Frankel - vous citez, une, deux, trois, quatre, cinq belles choses à propos de l'Amérique que nous ne voulons pas voir perturbées.
Mais si nous avons appris quelque chose au cours des dix dernières années, c'est que ces belles choses à propos de l'Amérique n'ont jamais été belles. Depuis le début, notre pays a été expansionniste, agressif et cruel à l'égard des autres peuples. Nous avons été agressifs et mauvais envers les habitants de ce pays, et nous avons réparti les richesses de ce pays de manière très injuste. Les tribunaux n'ont jamais rendu justice aux pauvres, aux Noirs, aux radicaux. Comment pouvons-nous nous vanter que l'Amérique est un endroit très spécial ? Elle n'est pas si spéciale que cela. Elle ne l'est vraiment pas.
📰 https://www.howardzinn.org/collection/the-problem-is-civil-obedience/
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Les œillères de l'Amérique
Par Howard Zinn, le 10 avril 2006, The Progressive
Maintenant que la plupart des Américains ne croient plus à la guerre, qu'ils ne font plus confiance à Bush et à son administration, que les preuves de la tromperie sont devenues accablantes (si accablantes que même les grands médias, toujours à la traîne, ont commencé à s'indigner), on peut se demander : comment se fait-il que tant de gens se soient laissés berner si facilement ?
La question est importante car elle peut nous aider à comprendre pourquoi les Américains - tant les membres des médias que les citoyens ordinaires - se sont empressés de déclarer leur soutien alors que le président envoyait des troupes à l'autre bout du monde en Irak.
Un petit exemple de la naïveté (ou de l'obséquiosité, pour être plus exact) de la presse est la façon dont elle a réagi à la présentation de Colin Powell au Conseil de sécurité en février 2003, un mois avant l'invasion, un discours qui a peut-être établi un record pour le nombre de fausses vérités racontées en une seule intervention. Powell y a énuméré avec assurance ses "preuves" : photos satellites, enregistrements audio, rapports d'informateurs, avec des statistiques précises sur le nombre de gallons (ndr : Mesure de capacité utilisée dans les pays anglo-saxons) de ceci et de cela qui existaient pour la guerre chimique. Le New York Times en a eu le souffle coupé par l'admiration. L'éditorial du Washington Post s'intitulait "Irréfutable" et déclarait qu'après l'exposé de Powell, "il est difficile d'imaginer comment quelqu'un pourrait douter que l'Irak possède des armes de destruction massive".
Il me semble qu'il existe deux raisons, profondément ancrées dans notre culture nationale, qui contribuent à expliquer la vulnérabilité de la presse et des citoyens face à des mensonges scandaleux dont les conséquences causent la mort de dizaines de milliers de personnes. Si nous parvenons à comprendre ces raisons, il nous sera plus facile de nous prémunir contre la tromperie.
Absence de perspective historique
L'une se situe dans la dimension du temps, c'est-à-dire l'absence de perspective historique, l'autre dans la dimension de l'espace, c'est-à-dire l'incapacité de penser en dehors des frontières du nationalisme.
Nous sommes enfermés dans l'idée arrogante que ce pays est le centre de l'univers, exceptionnellement vertueux, admirable, supérieur.
Si nous ne connaissons pas l'histoire, nous ne sommes que de la chair à canon pour les politiciens charognards, les intellectuels et les journalistes qui fournissent les couteaux à découper. Je ne parle pas de l'histoire que nous avons apprise à l'école, une histoire inféodée à nos dirigeants politiques, depuis les Pères fondateurs tant admirés jusqu'aux présidents de ces dernières années. Je parle d'une histoire honnête sur le passé. Si nous ne connaissons pas cette histoire, n'importe quel président peut se lever devant la batterie de microphones, déclarer que nous devons partir en guerre, et nous n'aurons aucune raison de le contester. Il affirmera que la nation est en danger, que la démocratie et la liberté sont en jeu, et que nous devons donc envoyer navires et avions pour détruire notre nouvel ennemi, et nous n'aurons aucune raison de ne pas le croire.
Mais si nous connaissons un peu l'histoire, si nous savons combien de fois les présidents ont fait des déclarations similaires au pays, et comment elles se sont révélées être des mensonges, nous ne serons plus dupes. Même si certains d'entre nous peuvent s'enorgueillir de n'avoir jamais été dupés, nous pourrions accepter comme devoir civique la responsabilité de soutenir nos concitoyens contre la fourberie de nos hauts fonctionnaires.
Nous rappellerions à qui de droit que le président Polk a menti à la nation sur les raisons qui l'ont poussé à entrer en guerre contre le Mexique en 1846. Ce n'était pas parce que le Mexique avait "versé du sang américain sur le sol américain", mais parce que Polk et l'aristocratie esclavagiste convoitaient la moitié du Mexique.
Nous ferions remarquer que le président McKinley a menti en 1898 sur les raisons de l'invasion de Cuba, en disant que nous voulions libérer les Cubains du contrôle espagnol, alors qu'en réalité nous voulions que l'Espagne quitte Cuba pour que l'île puisse être ouverte à la United Fruit (ndr : La United Fruit Company est une ancienne entreprise bananière américaine. Fondée en 1899, elle prend le nom de Chiquita Brands International en 1989. Symbole de l'impérialisme américain, l'entreprise a inspiré à l'écrivain O. Henry l'expression "république bananière") et à d'autres sociétés américaines. Il a également menti sur les raisons de notre guerre aux Philippines, prétendant que nous voulions seulement "civiliser" les Philippins, alors que la véritable raison était de posséder un précieux terrain dans le Pacifique lointain, même si nous devions tuer des centaines de milliers de Philippins pour y parvenir.
Le président Woodrow Wilson - si souvent qualifié d'"idéaliste" dans nos livres d'histoire - a menti sur les raisons qui l'ont poussé à entrer dans la Première Guerre mondiale, affirmant qu'il s'agissait d'une guerre visant à "rendre le monde sûr pour la démocratie", alors qu'il s'agissait en réalité d'une guerre visant à rendre le monde sûr pour les puissances impériales occidentales.
Harry Truman a menti lorsqu'il a déclaré que la bombe atomique avait été larguée sur Hiroshima parce qu'il s'agissait d'une "cible militaire".
Tout le monde a menti au sujet du Viêt Nam : Kennedy sur l'ampleur de notre engagement, Johnson sur le golfe du Tonkin, Nixon sur le bombardement secret du Cambodge, tous prétendant qu'il s'agissait de préserver le Sud-Viêt Nam du communisme, mais voulant en réalité que le Sud-Viêt Nam reste un avant-poste américain à la lisière du continent asiatique.
Reagan a menti au sujet de l'invasion de la Grenade, affirmant à tort qu'il s'agissait d'une menace pour les États-Unis.
Bush père a menti sur l'invasion du Panama, entraînant la mort de milliers de citoyens ordinaires dans ce pays.
Et il a encore menti sur la raison de l'attaque de l'Irak en 1991, non pas pour défendre l'intégrité du Koweït (peut-on imaginer Bush bouleversé par la prise du Koweït par l'Irak ?), mais plutôt pour affirmer la puissance des États-Unis au Moyen-Orient, une région qui regorge de pétrole.
Compte tenu du nombre impressionnant de mensonges proférés pour justifier les guerres, comment peut-on croire le jeune Bush lorsqu'il expose les raisons de l'invasion de l'Irak ? Ne nous rebellerions-nous pas instinctivement contre le sacrifice de vies pour le pétrole ?
Une lecture attentive de l'histoire pourrait nous donner une autre garantie contre la tromperie. Elle mettrait clairement en évidence qu'il y a toujours eu, et qu'il y a encore aujourd'hui, un profond conflit d'intérêts entre le gouvernement et le peuple des États-Unis. Cette idée surprend la plupart des gens, car elle va à l'encontre de tout ce qu'on nous a enseigné.
On nous a fait croire que, depuis le début, comme l'ont dit nos Pères fondateurs dans le préambule de la Constitution, c'est "nous, le peuple" qui avons établi le nouveau gouvernement après la Révolution. Lorsque l'éminent historien Charles Beard a suggéré, il y a cent ans, que la Constitution représentait non pas les travailleurs, non pas les esclaves, mais les propriétaires d'esclaves, les marchands, les détenteurs d'obligations, il a fait l'objet d'un éditorial indigné dans le New York Times.
Notre culture exige, dans son langage même, que nous acceptions une communauté d'intérêts qui nous lie tous les uns aux autres. Nous ne devons pas parler de classes.
Seuls les marxistes le font, bien que James Madison, le "père de la Constitution", ait dit, trente ans avant la naissance de Marx, qu'il y avait un conflit inévitable dans la société entre ceux qui possédaient des biens et ceux qui n'en possédaient pas.
Nos dirigeants actuels ne sont pas aussi francs. Ils nous bombardent d'expressions telles que "intérêt national", "sécurité nationale" et "défense nationale", comme si tous ces concepts s'appliquaient de la même manière à chacun d'entre nous, qu'il soit blanc ou de couleur, riche ou pauvre, comme si General Motors et Halliburton avaient les mêmes intérêts que le reste d'entre nous, comme si George Bush avait les mêmes intérêts que le jeune homme ou la jeune femme qu'il envoie à la guerre.
Dans l'histoire des mensonges proférés à la population, c'est certainement le plus gros mensonge. Dans l'histoire des secrets, cachés au peuple américain, c'est le plus grand secret : il y a des classes avec des intérêts différents dans ce pays. Ignorer cela - ne pas savoir que l'histoire de notre pays est une histoire de propriétaires d'esclaves contre esclaves, de propriétaires contre locataires, d'entreprises contre travailleurs, de riches contre pauvres - c'est nous rendre impuissants face à tous les autres mensonges qui nous sont racontés par ceux qui sont au pouvoir.
Si, en tant que citoyens, nous commençons par comprendre que ces gens là-haut - le président, le Congrès, la Cour suprême, toutes ces institutions prétendant être des "freins et contrepoids" - n'ont pas nos intérêts à cœur, nous sommes sur la voie de la vérité. Ne pas le savoir, c'est se rendre impuissant face à des menteurs invétérés et déterminés.
Le Star-Spangled Banner* et le serment d'allégeance
*ndr : Le Star-Spangled Banner - en français : "La Bannière étoilée" - est l’hymne national des États-Unis. Le poème qui constitue le texte de l'hymne fut écrit par Francis Scott Key, avocat à Washington, paru en 1814 et adopté comme hymne national officiel le 3 mars 1831.
La croyance profondément ancrée - non pas à la naissance, mais dans le système éducatif et dans notre culture en général - que les États-Unis sont une nation particulièrement vertueuse nous rend particulièrement vulnérables à la tromperie du gouvernement. Cela commence très tôt, dès le CP, lorsque nous sommes contraints de "prêter serment d'allégeance" (avant même de savoir ce que cela signifie), forcés de proclamer que nous sommes une nation où règnent "la liberté et la justice pour tous".
Viennent ensuite les innombrables cérémonies, que ce soit dans les stades ou ailleurs, où nous sommes censés nous lever et incliner la tête pendant le chant de la "bannière étoilée", affirmant que nous sommes "le pays de la liberté et la patrie des braves". Il y a aussi l'hymne national non officiel God Bless America (Dieu bénisse l'Amérique), et on vous regarde avec suspicion si vous demandez pourquoi nous attendons de Dieu qu'il bénisse cette seule nation, qui ne représente que 5 % de la population mondiale.
Si votre point de départ pour évaluer le monde qui vous entoure est la ferme conviction que cette nation est en quelque sorte dotée par la Providence de qualités uniques qui la rendent moralement supérieure à toutes les autres nations de la Terre, il est peu probable que vous interrogiez le président lorsqu'il dit que nous envoyons nos troupes ici ou là, ou que nous bombardons ceci ou cela, afin de répandre nos valeurs - la démocratie, la liberté et, ne l'oublions pas, la libre entreprise - dans un endroit du monde abandonné de Dieu (littéralement). Il est donc nécessaire, si nous voulons nous protéger et protéger nos concitoyens contre des politiques qui seront désastreuses non seulement pour les autres peuples mais aussi pour les Américains, que nous fassions face à certains faits qui troublent l'idée d'une nation uniquement vertueuse.
Ces faits sont embarrassants, mais nous devons les affronter si nous voulons être honnêtes. Nous devons faire face à notre longue histoire de nettoyage ethnique, au cours de laquelle des millions d'Indiens ont été chassés de leurs terres par des massacres et des évacuations forcées. Et à notre longue histoire, qui n'est pas encore derrière nous, d'esclavage, de ségrégation et de racisme. Nous devons faire face à notre passé de conquête impériale, dans les Caraïbes et dans le Pacifique, à nos guerres honteuses contre des petits pays dix fois plus petits que nous : Vietnam, Grenade, Panama, Afghanistan, Irak. Et le souvenir persistant d'Hiroshima et de Nagasaki. Ce n'est pas une histoire dont nous pouvons être fiers.
Nos dirigeants ont pris pour acquis, et ancré dans l'esprit de nombreuses personnes, que nous avions le droit, en raison de notre supériorité morale, de dominer le monde. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Henry Luce, avec l'arrogance qui sied au propriétaire de Time, Life et Fortune, a déclaré que nous vivions le "siècle américain", affirmant que la victoire dans la guerre donnait aux États-Unis le droit "d'exercer sur le monde tout l'impact de notre influence, à des fins que nous jugeons appropriées et par les moyens que nous jugeons appropriés".
Les partis républicain et démocrate ont tous deux adopté cette notion. George Bush, dans son discours d'investiture du 20 janvier 2005, a déclaré que la diffusion de la liberté dans le monde était "l'appel de notre temps". Des années auparavant, en 1993, le président Bill Clinton, s'exprimant lors d'une cérémonie de remise des diplômes à West Point, avait déclaré : "Les valeurs que vous avez apprises ici ... pourront se répandre dans ce pays et dans le monde entier et donner à d'autres personnes la possibilité de vivre comme vous l'avez fait, de mettre à profit les facultés que Dieu vous a données".
Sur quoi se fonde l'idée de notre supériorité morale ? Certainement pas sur notre comportement à l'égard des habitants d'autres régions du monde. Est-elle fondée sur la qualité de vie des Américains ? En 2000, l'Organisation mondiale de la santé a classé les pays en fonction de leurs performances globales en matière de santé, et les États-Unis figuraient au trente-septième rang, bien qu'ils dépensent plus par habitant pour les soins de santé que n'importe quel autre pays. Dans ce pays, le plus riche du monde, un enfant sur cinq naît dans la pauvreté. Plus de quarante pays affichent de meilleurs résultats en matière de mortalité infantile. Cuba fait mieux. Et le fait que nous soyons le premier pays au monde pour le nombre de personnes en prison - plus de deux millions - est un signe certain de la maladie dont souffre notre société.
Une estimation plus honnête de nous-mêmes en tant que nation nous préparerait tous à la prochaine salve de mensonges qui accompagnera la proposition à venir d'infliger notre puissance à une autre partie du monde. Elle pourrait également nous inciter à créer une histoire différente pour nous-mêmes, en soustrayant notre pays aux menteurs et aux meurtriers qui le gouvernent, et en rejetant l'arrogance nationaliste, afin que nous puissions rejoindre le reste de la race humaine dans la cause commune de la paix et de la justice.
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