❖ Frédéric Lordon : Sale tartine - Alain Bertho : Un Front sous mandat populaire
Il y a une arme contre laquelle l’État du capital ne peut rien, c’est la mise à l’arrêt de l’économie. Et il est une unique force capable de cet exploit : le nombre, la masse des travailleurs.
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SOMMAIRE :
1 - Sale tartine - Frédéric Lordon
2 - Un Front sous mandat populaire - Alain Bertho
3 - Salò ou les 120 journées de Sodome - Jordan White
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1- ➤ Sale tartine
Il faut imaginer : le RN au pouvoir. Ça devrait normalement ne pas être trop difficile, car le macronisme a eu pour effet historique de procéder à suffisamment d’installations pour nous donner des avant-goûts assez précis d’un fascisme arrivé.
En fait on va voir ce que c’est qu’une administration infestée de cadres racistes, spécialement aux niveaux intermédiaires, loin des nominations décidées en conseil des ministres - après avoir vu ce qu’elle donnait dans la forme de l’infestation managériale...
L’exercice d’imagination cependant restera très incomplet s’il s’arrête aux limites de l’appareil d’État stricto sensu. Car dans un fascisme bien ordonné, on est soucieux de travailler les "à-côtés"... S’il faut avoir le cœur convenablement accroché, on conseille de revoir Salò ou les 120 journées de Sodome pour se représenter convenablement l’essence du fascisme : déchaînement pulsionnel et violence politique sans limite. N.B. : la violence politique sans limite, ça va jusqu’à l’assassinat.
Il faut avoir toutes ces images sous les yeux, vivement représentées, pour entrer alors dans l’exercice froid, stratégique et utilitariste de savoir quoi faire avec le scrutin qui arrive...
Dans quel état se retrouve le mouvement ouvrier selon qu’elle tourne bien ou mal - selon qu’on l’a laissée tourner bien ou mal ? ... La "révolution" aura bonne mine si tous les "révolutionnaires" se laissent d’abord dissoudre ou mettre en cabane pour avoir préféré se tenir ostentatoirement à leur critique de la démocratie électorale, en ignorant les réquisits d’une situation concrète - et décisive.
Il est bien certain qu’en attendant, il va falloir avaler une fameuse tartine de merde, bien épaisse... Oui, il va falloir avaler tout ça, et il va le falloir parce qu’un choix rationnel le commande. Le voilà le brutal exercice de réalisme. Et il n’y a guère d’autre choix que de s’y soumettre. Ce sera la tartine.
Il reste que, dans une prise d’otage, on n’a pas le loisir de faire le malin, ni le choix que de passer sous des fourches caudines. Tartine.
Rien de tout ça cependant n’interdit l’exercice du discernement.
Mais si la tartine doit passer, et finit par passer, l’histoire ne s’arrêtera pas avec ce dégoûtant coup de glotte.
Il y a en revanche une arme contre laquelle l’État du capital ne peut rien, c’est la mise à l’arrêt de l’économie. Et il est une unique force capable de cet exploit : le nombre, la masse des travailleurs.
C’est pourquoi, si elle est importante, vitale même en l’occurrence, l’élection n’en demeure pas moins une péripétie au regard de l’essentiel qui est : construire le nombre...
Le construire à l’écart des institutions, de tous les médiateurs faillis ou bien empêtrés dans les logiques du système institutionnel d’ensemble, partis officiels, confédérations syndicales, etc. Ici se développe un "Réseau pour la Grève Générale", qui, hors leurs étiquettes syndicales, rassemble des salariés décidés à se battre, et surtout à ne plus perdre.
"Réseaux" et "comités" sont encore à l’état embryonnaire ? Presque dérisoires ? Et alors ? Il faut bien commencer quelque part. Si l’on veut tenter de faire autre chose.
Par Frédéric Lordon, le 15 juin 2024, Le Monde Diplomatique
En un instant donc, l’élection européenne sera passée de "n’a aucune importance" à "constitue un événement historique". C’est que nous voilà dans une conjoncture sans rapport avec les parodies de 2002, 2017 ou 2022, dont tous les scores ex post ont attesté le ridicule des grandes comédies dramatiques ex ante. Quand 95 % des communes mettent le Rassemblement national (RN) en tête, le caractère cette fois inédit de la situation ne fait pas l’ombre d’un doute. Ici l’exercice de réalisme s’annonce brutal. Spécialement pour l’extrême gauche qui n’aime rien tant que se réfugier dans ses fantasmagories : l’émeute intransitive vouée à une répression sans suite, plus encore l’anti-électoralisme de principe - inconscient de partager finalement le même fétichisme de l’élection que le camp du rien-que-les-élections si c’est sur le mode du double inverse. Dans l’écart entre une ligne doctrinale et ses ossifications dogmatiques, il y a la perte de tout contact avec les situations concrètes – auxquelles une inspiration léniniste avait normalement pour vertu de rendre sensible.
Tâcher d’imaginer
Sauf pour l’imbécillité heureuse qui se figure que l’élection épuise tout ce qu’il y a à dire de la politique en "démocratie", mais tout autant pour la dogmatique anti-électorale, le suffrage devrait plutôt être regardé avec un œil de colin froid, comme un instrument, dont l’utilité se mesure chaque fois en situation, pour apprécier s’il y a plus d’avantages que d’inconvénient à s’en servir. Et puis, sans se raconter des histoires de providence, de salvation et de lendemains apaisés, s’en servir le cas échéant. Il se trouve qu’aujourd’hui le cas échoit.
Évidemment, pour que l’extrême gauche parvienne à s’en convaincre, il lui faut en passer par un exercice d’imagination - qualité dont certains de ses courants sont malheureusement le plus dépourvus. L’imagination est la capacité à se donner par anticipation une représentation vivace de ce qui est susceptible de se produire, c’est-à-dire des images de force impressionnante suffisante : un comme si c’était déjà là. Alors le spectacle qu’on se met à soi-même sous les yeux - pourvu qu’il soit juste - est d’une puissante aide à déterminer la ligne adéquate, au lieu de devoir attendre la catastrophe survenue pour être consterné et pleurer, précisément, qu’on "n’aurait pas imaginé".
Ainsi, il faut imaginer : le RN au pouvoir. Ça devrait normalement ne pas être trop difficile, car le macronisme a eu pour effet historique de procéder à suffisamment d’installations pour nous donner des avant-goûts assez précis d’un fascisme arrivé. Si bien que l’exercice d’imagination n’a plus qu’à pousser les curseurs. Aussi loin que Macron nous ait fait avancer dans cette direction, il reste encore "de la marge" - pour le pire : leaders politiques hors champ institutionnel arrêtés sans motif , organisations dissoutes ad nutum et sans recours, impossibilité de la moindre manifestation de soutien à quoi que ce soit par répression immédiate, lois anti-syndicales interdisant de fait toute action aux salariés. Les cas de Jean-Paul Delescaut et Christian Porta ne sont-ils pas suffisants pour faire entrevoir ce que donnerait leur généralisation ? Celui des lycéens d’Hélène Boucher n’est-il pas assez éloquent, qui sont poursuivis dans les salles de cours par des flics totalement dégoupillés, pistolet à la main, et s’entendent dire "Vous allez voir ce que c’est un vrai régime fasciste" ?
Et en effet, on va voir. On va voir la police fasciste, on va voir ses autorisations de tirer à balles réelles dans les banlieues, sur les manifestants ou contre les "écoterroristes". On va voir les "refus d’obtempérer" et le devenir chilien des sous-sols de commissariat. On va voir la justice fasciste aussi : sa politique pénale, ses instructions spéciales, ses nominations dans les parquets. En fait on va voir ce que c’est qu’une administration infestée de cadres racistes, spécialement aux niveaux intermédiaires, loin des nominations décidées en conseil des ministres - après avoir vu ce qu’elle donnait dans la forme de l’infestation managériale - : proviseurs, directeurs d’hôpitaux, commissaires, présidents de tribunaux, officiers d’active, etc. Les inconscients qui bercent leur légèreté en se figurant qu’allez, on aura un équivalent de Meloni et que ça ne sera pas si terrible, n’ont aucune compréhension de ce que c’est que l’État français.
L’exercice d’imagination cependant restera très incomplet s’il s’arrête aux limites de l’appareil d’État stricto sensu. Car dans un fascisme bien ordonné, on est soucieux de travailler les "à-côtés", à qui l’on remet tout ce que l’État, tout de même tenu à quelques obligations formelles de conduite, ne peut pas faire : milices en roue libre, néonazis dans les rues, qui ne seront plus surveillés - mais peut-être informés - par les services de renseignement, descentes à gogo, militants de gauche identifiés et pourchassés, avec la bénédiction de la police en service et le concours de policiers hors-service - et c’est peut-être là le plus effrayant : la fusion des deux milices, celle de la rue et celle de l’État. S’il faut avoir le cœur convenablement accroché, on conseille de revoir Salò ou les 120 journées de Sodome (ndr : voir article n°3 et trailer) pour se représenter convenablement l’essence du fascisme : déchaînement pulsionnel et violence politique sans limite. N.B. : la violence politique sans limite, ça va jusqu’à l’assassinat.
Utilitarisme électoral et choix rationnel
Il faut avoir toutes ces images sous les yeux, vivement représentées, pour entrer alors dans l’exercice froid, stratégique et utilitariste de savoir quoi faire avec le scrutin qui arrive. En posant la seule question qui vaille : sachant que nous avons entre rien du tout et pas grand-chose à attendre positivement des élections dans la "démocratie" bourgeoise, celle qui vient nous laisse-t-elle dans des conditions propres à continuer nos luttes ou bien nous fait-elle une vie impossible ? Dans quel état se retrouve le mouvement ouvrier selon qu’elle tourne bien ou mal - selon qu’on l’a laissée tourner bien ou mal ? Les léninistes d’aujourd’hui ont-ils complètement oublié le message de Lénine, qui ne recommandait aucunement de se désintéresser des élections, parfois même de s’y engager, pourvu que jamais ne soit perdue la direction stratégique de long terme : le renversement du capitalisme, qui n’a aucune chance dans le cadre des institutions politiques du capitalisme, et passera nécessairement par de tout autres processus - révolutionnaires. Mais la "révolution" aura bonne mine si tous les "révolutionnaires" se laissent d’abord dissoudre ou mettre en cabane pour avoir préféré se tenir ostentatoirement à leur critique de la démocratie électorale, en ignorant les réquisits d’une situation concrète - et décisive.
On devrait normalement entendre cet argument assez simple que participer à un scrutin où se jouent ni plus ni moins que les conditions mêmes de toute activité politique de contestation n’équivaut pas à sombrer dans le fétichisme de l’élection, ses espérances ineptes et toujours déçues - le "crétinisme parlementaire". Et il devrait être également possible de remettre un peu de dialectique dans les rigidifications dogmatiques, qui ne savent plus voir au-delà d’une élection ponctuelle, ni penser des articulations possibles entre situations électorales et luttes extra-électorales quand il s’en présente - et il arrive qu’il s’en présente. La référence en cette matière est bien sûr le Front populaire de 1936, dont la plupart des usages qui en sont faits aujourd’hui sont, pour le coup, platement, misérablement, électoraux quand l’essentiel était ailleurs : dans les conditions créées par l’élection pour aller au-delà de l’élection.
Avaler
Alors il est bien certain qu’en attendant, il va falloir avaler une fameuse tartine de merde, bien épaisse. Il va falloir avaler le retour de Faure, la joie de Roussel dimanche soir à retourner dans son lieu naturel, les tambouilles "unitaires" qui font oublier sa nullité attestée une fois de plus par ses 2 %, les socialistes assez timbrés pour investir Aurélien Rousseau, l’ascension de Ruffin dont les stratégies de promotion par la faveur médiatique et le recyclage de la gauche de droite auraient été vouées à l’échec dans un cours des choses ordinaire, mais qui se trouve servi comme jamais par la situation nouvelle, le pharisaïsme de Mediapart et les cris de joie de Libé, dont la haine pour la FI, enfin diluée, n’est pas moindre que celle de France Inter, de France 5 et de LCI, l’excitation des No pasaran en toc qui sortiront manifester trois fois et rentreront roupiller sitôt l’élection passée. Oui, il va falloir avaler tout ça, et il va le falloir parce qu’un choix rationnel le commande. Le voilà le brutal exercice de réalisme. Et il n’y a guère d’autre choix que de s’y soumettre. Ce sera la tartine.
Les mathématiques ont inventé les nombres imaginaires pour donner des solutions à des équations qui n’en avaient pas autrement. Mais ce dont les mathématiques ont le loisir, la politique réelle ne l’a pas. On peut rêver de solutions parfaites, mais si elles sont imaginaires, elles sont imaginaires. Pas réelles. Les prises d’otage sont des situations réelles. Et nous y sommes. On peut envisager d’y résister en escomptant que finalement le pistolet tirera de l’eau au lieu d’une balle, mais le retour au réel risque d’être pénible. Au demeurant on ne sait plus trop par qui on est pris en otage : à la fois par le forcené de l’Élysée, Le Pen, la gauche minable, celle qui en fait ne veut rien changer, et ses médias bien à elle, qui ne veulent rien changer non plus - la vraie, l’indécrottable ligne de Mediapart, c’est l’anti-anti-capitalisme. Il reste que, dans une prise d’otage, on n’a pas le loisir de faire le malin, ni le choix que de passer sous des fourches caudines. Tartine.
Rien de tout ça cependant n’interdit l’exercice du discernement. Car toutes les fois où l’alternative électorale se présente dans les termes X vs un fasciste, la question se pose de savoir s’il existe une différence significative entre X et le fasciste. Si X est un fascisateur, l’alternative n’en est plus une : elle est un dilemme. Et dans un dilemme, il est légitime de ne pas choisir, et d’aller voir ailleurs - faire autre chose. Exemple : 2017, 2022, X = Macron, or Macron = fascisateur, ergo : aller voir ailleurs. Autre exemple : X = Hollande, Cazeneuve, Valls, Delga, Gluscksmann : autres fascisateurs. Pourvu qu’on entende que fascisateur ne veut pas seulement dire : qui est explicitement, positivement porteur d’installations fascistes (Macron 2022, Hollande, Valls, Cazeneuve 2015). Mais aussi : qui mène des politiques de destruction sociale où le fascisme trouve ses conditions d’épanouissement (Macron 2017, Hollande 2012, Glucksmann 2024). Toute la question est donc maintenant de savoir où va s’établir le centre de gravité de la coalition de gauche, sous la domination de quel groupe elle va se trouver. Si la réponse est du côté de la gauche de droite, voire d’extrême droite, alors la tartine n’est plus un choix rationnel, le contraire même : on ne va pas s’imposer ça pour simplement reconduire les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Et pour après
Mais si la tartine doit passer, et finit par passer, l’histoire ne s’arrêtera pas avec ce dégoûtant coup de glotte. Pour tous ceux qui sont capables de regarder stratégiquement un scrutin concret, hors les béatitudes du fétichisme électoral, c’est le moment au contraire où l’histoire commence. La vraie histoire du Front populaire ne commence pas le 3 mai 1936 au soir du second tour, mais le 11 mai avec les premiers débrayages. C’est pourtant un programme d’une remarquable mollesse qui a été porté au pouvoir. Peu importe : il s’est créé une situation. Assurées qu’au moins elles ne se feront pas tirer dessus par la police, les masses prennent l’affaire à leur compte, et là bien sûr tout change - car elles ne font pas dans la mollesse.
L’antinomie des "élections" et de "la rue" est une aberration stratégique. On peut invoquer la rue autant qu’on veut, la rue est dans un ordre capitaliste, avec des institutions capitalistes, dont une police-justice capitaliste. À plus forte raison dans les conditions de développement technologique du capitalisme de surveillance, le défi de puissance à l’État est voué à finir écrasé. Il y a en revanche une arme contre laquelle l’État du capital ne peut rien, c’est la mise à l’arrêt de l’économie. Et il est une unique force capable de cet exploit : le nombre, la masse des travailleurs.
C’est pourquoi, si elle est importante, vitale même en l’occurrence, l’élection n’en demeure pas moins une péripétie au regard de l’essentiel qui est : construire le nombre. Le construire à l’écart des institutions, de tous les médiateurs faillis ou bien empêtrés dans les logiques du système institutionnel d’ensemble, partis officiels, confédérations syndicales, etc. Ici se développe un "Réseau pour la Grève Générale", qui, hors leurs étiquettes syndicales, rassemble des salariés décidés à se battre, et surtout à ne plus perdre. Là apparaissent des répliques des comités chiliens d’unité populaire, où les gens se rejoindront en ayant déposé leurs adhésions particulières, sans doute d’abord pour tenter de peser depuis le bas sur les manœuvres d’appareil préélectorales, mais qui seraient bien plus nécessaires encore après qu’avant l’élection.
C’est peu dire en effet, si l’attelage de gauche parvient au pouvoir, dans des conditions d’adversité financières, médiatiques et patronales en fait déjà à l’œuvre mais promises à un pur déchaînement, qu’il faudra du nombre en état de mobilisation pour sauver ce Nouveau Front Populaire du renoncement. "Réseaux" et "comités" sont encore à l’état embryonnaire ? Presque dérisoires ? Et alors ? Il faut bien commencer quelque part. Si l’on veut tenter de faire autre chose.
📰 https://blog.mondediplo.net/sale-tartine
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2- ➤ Un Front sous mandat populaire
La création du Nouveau Front Populaire n’aurait pas eu lieu sans une puissante déferlante de voix connues ou anonymes, écrites ou criées sur les places publiques, exigeant que la gauche assume ses responsabilité historiques. Ce Front est d’emblée placé sous mandat populaire. C’est une condition de sa réussite dont il faut prendre la mesure et qu’il faut sans doute organiser.
Par Alain Bertho, le 16 juin 2024, Blog Mediapart
Alain Bertho est professeur émérite d’anthropologie à l’Université de Paris 8, Institut d’Études Européennes, chercheur au LAVUE-AUS (UMR 7218). Il a été directeur de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord 2013-2019, président de la 20ème section du Conseil National des Universités (anthropologie biologique, ethnologie, préhistoire) de 2012 à 2015, directeur de l’École doctorale Sciences Sociales de l’Université de Paris 8 de 2007 à 2013
Il était temps. Notre pays, dans ses profondeurs, est vent debout depuis des années contre le néolibéralisme autoritaire, patriarcal et écocidaire.
Contre les violences d’État, un nouveau mouvement a pris corps et investi la rue avec intransigeance. Ses exigences s’adressent aujourd’hui à l’État, à tous les pouvoirs, à toute la société. Elle fait monter la légitimité de la lutte contre le patriarcat dans tous les domaines où il se manifeste et s’enracine.
Il n‘y a pas de foule anonyme. Chaque colère collective a sa personnalité, son lexique, ses gestes, ses visages. Chacune donne à son époque sa musique, ses couleurs, ses rêves ou ses désespoirs. Toujours singuliers et en même temps jamais tout à fait différents, ces corps traversent le siècle tels "la vieille taupe" de Marx "qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement". Ces foules, comme on dit, "font l’histoire". Mais elles ne l’écrivent jamais, tant on s’empresse de le faire à leur place.
L’atteinte brutale à la vie par la réforme gouvernementale a rassemblé toutes les formes actuelles de vie partagées. Comme une soudaine cristallisation sociale et subjective. Comme une mise en récit collectif de colères dispersées. Comme une révélation du peuple à lui-même dans une puissance des corps rassemblés rare dans l’histoire du pays.
Gardons nous de nous contenter d’un accord programmatique entre états-majors.
Au soir du 9 juin, cette "vieille taupe" est sortie de terre, imposant la symphonie de ses exigences à la cacophonie des partis, transformant la déroute en espoir, accélérant l’histoire, mettant la gauche au pied du mur de ses responsabilités.
Construisons ce "ministère de la rue" que revendiquait Maurice Thorez en 1936.
Cette intelligence politique populaire se cherche depuis plus de 20 ans ses formes propres d’organisation : celle des forums sociaux, celle des places occupées, celle des Ronds-points et des "Assemblées des assemblées" des Gilets jaunes, elle n’a d’autre choix que l’ambition de son autonomie.
Reste à formaliser durablement la présence et le poids de cette intelligence des luttes dans le Nouveau Front Populaire. Ceci passe à l’évidence par la création de multiples comités locaux ne se résumant pas à des comités électoraux pilotés par les partis. Quel que soit le résultat des élections au soir du 7 juillet, la bataille ne fera que commencer. Elle sera longue et difficile. Nous aurons besoin de lieux communs pour la penser et l’organiser ensemble, toutes et tous ensemble.
Qui aurait pu l’imaginer ? Le souffle du dragon aurait-il suffit à ramener toutes les boutiques partisanes à la raison électorale après des mois de divisions mortifères ? Nous savons toutes et tous qu’il ne s’agit pas d’un accord de coin de table dicté par la peur. La panique seule est rarement bonne conseillère. Elle n’explique pas qu’en trois jours Carole Delga et Samuel Bompard, Fabien Roussel et Sandrine Rousseau, voire François Hollande et Mathilde Panot, se retrouvent sous la même bannière.
Pour faire céder le barrage des aveuglements partisans, il a aussi fallu une puissante déferlante, celle de voix connues ou anonymes, individuelles ou collectives, écrites ou criées sur les places publiques, convergeant vers une exigence commune : que la gauche assume ses responsabilité historiques.
La nouveauté est là. Elle tranche avec la dynamique purement électorale d’une NUPES construite comme un troisième tour présidentiel. Sa fidélité à l’esprit de l’autre Front Populaire est une gageure, tant le rapport entre la politique et les mobilisations sociales s’est dégradé d’un siècle à l’autre. Et pourtant les dynamiques initiées en quelques jours montrent que la clef du succès et de la durée est là : ce Front, né sous injonction populaire, n’assumera ses responsabilités que sous mandat populaire durable.
Un pays en résistance
Il était temps. Notre pays, dans ses profondeurs, est vent debout depuis des années contre le néolibéralisme autoritaire, patriarcal et écocidaire. Rappelons les grands épisodes de sa capacité de révolte et de résistance collective, cette contribution française forte à ce que j’ai nommé les "six pulsations du siècle" [1].
Contre l’État qui tue impunément les jeunes des classes populaires racisées, nous avons connu les soulèvements les plus importants du monde en durée, en extension et en intensité. Les nuits de juin-juillet 2023 ont surclassé celles de 2005 comme les émeutes anglaises de 2011 ou celles qui ont suivi l’assassinat de George Floyd en 2020.
Contre le droit étatique de"laisser mourir", le mépris et le déni de démocratie, le soulèvement des Gilets jaunes, pendant un an a étalé dans les rues et les ronds-points la puissance du contentieux social, l’ampleur d’une colère que ruminent en permanence les autres classes populaires paupérisées.
Contre le mépris de la vie d’un État bureaucratique, aussi incompétent qu’autoritaire durant l’épidémie de Covid, le pays a montré sa capacité d’inventivité solidaire.
Contre le mépris affiché des métiers, de la compétence de chacune et chacun, du sens du travail et de la vie même, le pays s’est majoritairement mobilisé pour refuser les réformes des retraites et du marché du travail.
Contre les projets écocidaires de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, de Sainte- Soline, toute une génération s’est identifiée aux activistes qui ont affronté la violence de l’État.
Contre les violences sexistes et sexuelles, un nouveau mouvement a pris corps et investi la rue avec intransigeance. Ses exigences s’adressent aujourd’hui à l’État, à tous les pouvoirs, à toute la société. Elle fait monter la légitimité de la lutte contre le patriarcat dans tous les domaines où il se manifeste et s’enracine.
Contre le génocide en cours à Gaza, la jeunesse s’est levée, comme dans de nombreux pays.
La gauche partisane a-t-elle été à la hauteur de cette puissance populaire ? La réponse, hélas, ne fait pas de doute et on en connait les conséquences : l’accélération de la dévastation néolibérale et la marée montante du désespoir et des ressentiments.
Aujourd’hui, la question qui importe vraiment est : pourquoi ne l’a-t-elle pas été ? Comment expliquer que la gauche française ait connu une telle débandade politique quand ce pays a montré tant de capacité à résister et à inventer ?
Une politique en surplomb
Nous avons sous-estimé les effets de la destruction systématique du champ politique et parlementaire lui-même et donc du débat démocratique par le néolibéralisme autoritaire et sa variante présidentialiste française. L’agenda des colères et des rêves a été indexé au calendrier parlementaire et présidentiel. Le peuple a été transformé en "électorats" et la politique en marché électoral. Les appareils partisans ont été inexorablement coupés des émotions populaires.
Cette logique structurelle relativise beaucoup les responsabilités individuelles de telle ou tel leader, et ne remet en cause ni le dévouement militant ni la sincérité des engagements. Les partis, piégés dans les enjeux institutionnels, se sont laissés embarquer par l’État néolibéral dans la mise à distance de la société , de ses solidarités et de ses aspirations. Un gouffre s’est ainsi creusé entre des cultures de révolte, de solidarité et d’espoir et des cultures d’appareil soumises à la bienséance de la politique institutionnelle.
La prise de distance les partis de gauche fut majoritaire voire unanime face à des soulèvements qu’ils ne comprenaient pas ou des modes d’action qu’ils ne pouvaient officiellement soutenir. Comment n’ont-ils pas vu que ces mobilisations et ces modes d’action étaient justement le produit de leurs décalages, de leurs angles morts et de leurs absences ? Quand un émeutier de 2005 nous dit que ce qu’il a fait "n’était pas politique" mais qu’il voulait juste dire quelque chose à l’État", il nous dit avec clarté que la politique telle qu’elle se présente à lui à travers les partis ne lui sert à rien pour exprimer sa révolte face à la mort de Zyed et Bouna.
Bien sûr, tenter de traduire les exigences qui s’expriment dans les mobilisations et les souffrances dans des propositions de loi est du ressort des partis. Mais un programme électoral n’est pas un projet [2], encore moins un récit commun. Il ne fait pas culture. Il ne permet pas de lutter contre le grand récit de la haine qui comble le vide de l’espoir politique. Il est donc très fragile. Ainsi, le sort de la NUPES, dès le début, a été plus soumis aux humeurs des états-majors et aux aléas du calendrier parlementaire qu’à une ambition d’unité populaire. Pire, l’éclatement de la NUPES plonge ses racines au cœur de la mobilisation contre la réforme des retraites portée par l’unité syndicale et porteuse d’une aspiration unitaire d’une ampleur rare. Dans les mois qui ont suivi la défaite, les tweets assassins et les projections électorales douteuses ont compulsivement défait la fragile espérance d’unité nouée avant les législatives de 2022.
2023 : un peuple en devenir
L’acte final du drame s’est joué là : dans le gouffre vertigineux qui se creusait entre la cacophonie électoraliste de la préparation des européennes et l’aspiration à devenir peuple qui a germé dans les dernières grandes mobilisations.
Il n‘y a pas de foule anonyme. Chaque colère collective a sa personnalité, son lexique, ses gestes, ses visages. Chacune donne à son époque sa musique, ses couleurs, ses rêves ou ses désespoirs. Toujours singuliers et en même temps jamais tout à fait différents, ces corps traversent le siècle tels "la vieille taupe" de Marx "qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement" [3]. Ces foules, comme on dit, "font l’histoire". Mais elles ne l’écrivent jamais, tant on s’empresse de le faire à leur place.
Face à la réforme des retraites, les innombrables cortèges ont incarné une volonté d’unité quasiment corporelle. Aux côtés de la CGT, de la FSU, de Sud, de FO, de la CFTC bleue horizon au bruits de vuvuelas revisitées, de la marée orange CFDT et sa mascotte Casimir, voici des cortèges LGBT, des vélos, des silhouettes noires, une fanfare, des gilets jaunes, une pancarte "plus que 3604 féminicides avant ma retraite" ou "les politiques c’est comme les agresseurs, ils pigent pas que non c’est non" [4], un syndicat de policiers, des sans-papiers, des militants du climat, des poubelles en feu, une cornemuse… Le black bloc lui-même a sa banderole, illustrée à chaque rendez-vous par une nouvelle œuvre du collectif de graffeurs Black line qui avait accompagné les Gilets jaunes. Leur slogan "siamo tutti anti fascisti" et leur gestuelle issue de la culture des stades sont repris de façon virale par la partie la plus jeune des cortèges.
L’atteinte brutale à la vie par la réforme gouvernementale a rassemblé toutes les formes actuelles de vie partagées. Comme une soudaine cristallisation sociale et subjective. Comme une mise en récit collectif de colères dispersées. Comme une révélation du peuple à lui-même dans une puissance des corps rassemblés rare dans l’histoire du pays. Dans son ampleur, dans sa durée, dans sa popularité, dans son réalisme, elle a entrelacé les souffrances et les exigences les plus diverses et les plus contemporaines dans la joie d’être ensemble.
L’unité sans faille de l’intersyndicale, sa tolérance dans le cortège à la diversité des slogans comme des modes opératoire, le refus de condamnation compulsive des "casseurs", tout ceci a contribué à donner confiance au mouvement, à lui donner crédibilité et légitimité, à rendre incompréhensible aux yeux du pays tout entier l’obstination présidentielle, à rendre irrecevables et condamnables des astuces institutionnelles qui ont jalonné le parcours parlementaire du texte jusqu’au .49-3 final.
Bref, la force, l’unité, l'inclusivité du mouvement ont contribué à en faire un mouvement politique : la prescription populaire ne portait plus seulement sur le texte, voire sur la répression policière du mouvement, mais aussi sur le fonctionnement des institutions et la brutalité policière en général. Donc, comme en 2019 avec les Gilets jaunes, sur la démocratie elle-même. Les affrontements de Sainte Soline en mars achèvent d’intégrer l’urgence climatique et la thématique des communs à la mobilisation. Le 28 mars à Saint-Denis, le rassemblement local contre les violences policières où l’on brandit des bassines bleues se fait derrière une banderole "eau rage eaux des espoirs". Non décidément "ceci n'est pas une queue leu leu" comme l’annonçait une pancarte le 23 mars 2023.
Au soir du 9 juin, cette "vieille taupe" est sortie de terre, imposant la symphonie de ses exigences à la cacophonie des partis, transformant la déroute en espoir, accélérant l’histoire, mettant la gauche au pied du mur de ses responsabilités.
Un front authentiquement populaire
Le soulagement comme l’urgence des échéances ne doit pas nous faire baisser la garde. Les transformations structurelles des rapports entre la politique et la société n’ont pas été abolies en trois jours. Gardons nous de nous contenter d’un accord programmatique entre états-majors qui, si satisfaisant qu’il soit, a laissé à l’écart des forces vives sans lesquelles le Nouveau Front Populaire risque de se replier sur les pratiques mortifères de la NUPES. La tentation est toujours présente et elle est gage de défaite.
Ne réduisons pas la résistance populaire qui se lève de façon multiple à des bataillons de soutien mis à distance des décisions stratégiques. Elle est d’une certaine façon, dans une autre époque, ce "ministère de la rue" que revendiquait Maurice Thorez en 1936. Le 9 juin nous a montré que l’intelligence politique n’est plus "organique" et partisane mais populaire et démocratique. La pression féministe qui a conduit au renoncement de la candidature Quatennens prouve qu’elle n’est pas sans pouvoir.
Cette intelligence politique populaire se cherche depuis plus de 20 ans ses formes propres d’organisation : celle des forums sociaux, celle des places occupées, celle des Ronds-points et des "Assemblées des assemblées" des Gilets jaunes. Les parlements de "l’union populaire" lancé par la France Insoumise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022 ont été une tentative timide pour capter cette intelligence des luttes au risque d’une instrumentalisation stérilisante. Dans sa suite, l’échec du projet de "Parlement de la NUPES" [5] était écrit d’avance : on ne construit pas du commun avec de la concurrence, du commun qui pourrait déborder une concurrence vitale pour chaque appareil. Une alliance partisane ne peut accepter de mettre en place des structures unitaires citoyennes qui risqueraient de dissoudre l’identité de chacun des "alliés".
Cette intelligence politique populaire n’a d’autre choix que l’ambition de son autonomie. Le mouvement syndical a montré qu’il en avait la volonté et les capacités. Les soulèvements de la terre le revendiquent avec force en s’inscrivant dans la constitution plurielle d’une résistance de long terme par "un maillage de contre-pouvoirs populaires", en "nouant de nouvelles alliances" et en "déployant de nouvelles stratégies en allant à la rencontre de nombreux collectifs, syndicats et organisations". Des associations et des collectifs locaux peuvent s’engager, quand ce n’est pas déjà fait, dans la constitution de réseaux d’action et de réflexion commune comme nous en avons pris la modeste initiative à Saint-Denis.
Reste à formaliser durablement la présence et le poids de cette intelligence des luttes dans le Nouveau Front Populaire. Ceci passe à l’évidence par la création de multiples comités locaux comme le réclame Maxime Combes qui ne se résument pas à des comités électoraux pilotés par les partis. Quel que soit le résultat des élections au soir du 7 juillet, la bataille ne fera que commencer. Elle sera longue et difficile. Nous aurons besoin de lieux communs pour la penser et l’organiser ensemble, toutes et tous ensemble.
[1] Alain Bertho, De l’émeute à la démocratie, La Dispute, 2024
[2] Roger Martelli, Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner, Arcanne 47, 2023.
[3] Karl Marx, discours du 14 avril 1856 à la fête de The People’s Paper, journal des chartistes de Londres à propos des révolutions de 1848.
[4] 7 février 2023, place de la République.
[5] Nils Wilke, Parlement de la NUPES, la grande désillusion, Politis, 2 octobre 2023. Voir le site du Parlement de la NUPES https://parlement.nupes-2022.fr/
📰 https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/160624/un-front-sous-mandat-populaire
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3- ➤ Salò ou les 120 journées de Sodome
C’est en effet une œuvre particulièrement difficile à aborder, qu’on peut qualifier d’indigeste et d’inconfortable. C’est aussi une œuvre essentielle, d’une intelligence fulgurante qui interroge sur notre regard à l’Histoire. Une œuvre radicale et extrême, n’ayons pas peur des mots !
Quoiqu’il en soit, quoique l’on en pense, que l’on déteste ou que l’on trouve Salò nécessaire, le film est une porte ouverte à la réflexion et au dialogue quant à une période qui a marqué le 20ème siècle. Il est sans doute aussi indispensable que le documentaire d'Alain Resnais Nuit et Brouillard. On peut le voir en complément de différents films, reportages, documentaires abordant la thématique de la Seconde Guerre Mondiale et de ses horreurs. Un film en tous les cas intègre qui suscite toujours autant de réactions, preuve que Pasolini ne l’a pas tourné pour rien. C’est aussi un cri d’espoir, magnifique, fragile sur la possibilité, sur la nécessité du souvenir et un combat contre toute forme de négationnisme. Salò ou les 120 journées de Sodome, à condition qu’on en prenne la signification avec des pincettes, n’est pas un film dangereux, il est, par son intégrité et son courage, une œuvre sans l’ombre d’un doute anti-fasciste et bouleversante.
Par Jordan White, le 22 février 2009, dvd classik
Trailer
L'histoire
Durant la République fasciste de Salò, quatre seigneurs élaborent un règlement pervers auquel ils vont se conformer. Ils sélectionnent huit représentants des deux sexes qui deviendront les victimes de leurs pratiques les plus dégradantes. Tous s’enferment dans une villa de Marzabotto afin d’y passer 120 journées tout en respectant les règles de leur code terrifiant.
Analyse et critique
Lorsqu’il est retrouvé mort sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini alors âgé de 53 ans, venait d’achever son dernier film, Salò ou les 120 journées de Sodome. Le film était sorti en France grâce à une programmation spéciale au festival de Paris en novembre de la même année. Ce fut la seule et unique projection avant qu’il ne soit retiré de l’affiche quelques jours plus tard. Il provoqua l’une des polémiques les plus importantes que le cinéma n’ait jamais connu. Il est sans doute l’un des quatre ou cinq films les plus décriés aux côtés de La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri, des Diables de Ken Russel (1970) et du Voyeur (1960) de Michael Powell qui fut massacré par la critique anglaise et précipita la fin de la carrière de son réalisateur. Un mouvement de contestation fit grand écho au moment de sa sortie en Italie : on alla jusqu’à menacer de brûler les copies, chose tout à fait rare pour être soulignée. Au-delà de son énorme scandale et des problèmes de censure qu’il posa, Salò ou les 120 journées de Sodome précipita la réflexion que l’on peut porter sur la représentation de la violence au cinéma dans un contexte historique. Il fit beaucoup parler de lui en l’espace de quelques décennies et resta longtemps interdit dans certains pays. On ne sût jamais bien les circonstances précises qui conduisirent au décès du cinéaste, mais nul doute que ce fait amplifia la charge émotionnelle quand son film fut enfin visible.
De la première à la dernière image, Salò fait remonter des souvenirs d’angoisse qui restent isolées dans un coin de la mémoire. L’époque qu’il décrit est impossible à effacer. On ne pourra par conséquent jamais revenir en arrière. Nous ne pouvons être que spectateurs, spectateurs devant un spectacle horrible qui se déroule en temps réel, ou presque, mais nous pouvons l’être de manière responsable et citoyenne. Alors comment écrire sur ce film ? Comment écrire sur un brûlot qui ne cesse de faire parler de lui au-delà même de son cadre strictement cinématographique ? Salò continue de tarauder sur la question de la responsabilité face aux évènements. Il pose des questions morales. Libre à chacun et à chacune de répondre ou pas à ces questions, mais l’un de ses grands mérites est de les poser. Le film fut taxé de tous les adjectifs dépréciatifs : infâme, complaisant, terrifiant, malade, etc.… Il fut (et nous sommes encore loin de la vérité) très mal accueilli. Non pas qu’il fut incompris, ce serait faux de le prétendre, mais il est si jusqu’au-boutiste qu’il révulsa un grand nombre de gens, peu habitués à faire face à de telles atrocités. C’est en effet une œuvre particulièrement difficile à aborder, qu’on peut qualifier d’indigeste et d’inconfortable. C’est aussi une œuvre essentielle, d’une intelligence fulgurante qui interroge sur notre regard à l’Histoire. Une œuvre radicale et extrême, n’ayons pas peur des mots ! Il ne faut pas se le cacher, le film laisse des traces qu’on ne peut pas effacer. Bien plus que l’histoire d’une tragédie mise en lumière par la caméra, c’est aussi, et avant tout, l’histoire d’une aventure humaine et l’adaptation d’un des romans les plus controversés de la littérature française qui fit couler beaucoup d’encre par la même occasion comme la plupart des œuvres à polémiques.
À l’origine du film il y a donc le livre aujourd’hui publié dans la prestigieuse collection de la Pléiade (aux côtés d’auteurs aussi talentueux que Zola ou Aragon) écrit par le Marquis de Sade entre 1782 et 1785. Le marquis fut enfermé une grande partie de sa vie dans les geôles, il y passa d’ailleurs plus de temps qu’à l’extérieur si l’on compte le nombre invraisemblable d’incarcérations dont il fut l’objet en l’espace de vingt ans. Le livre est tout à fait révolutionnaire pour son époque. Il a été écrit à la fin du 18ème siècle. La masse considérable d’informations qui y est contenue suffirait à écrire des dizaines de livres sur le sado-masochisme. Il raconte les 120 journées de quatre maîtres qui laissent libre cours à tous leurs fantasmes et dont l’apparent sadisme sera beaucoup plus tard déterminé par un courant psychanalytique dont nous devons les prémices à Freud, inventeur de la psychanalyse. Sade écrira par la suite, dans le même genre, Justine ou les malheurs de la Vertu, un sommet de la littérature érotique en 1791 et La Philosophie dans le Boudoir quelques quatre ans plus tard. La vie de Sade est émaillée de scandales plus ou moins importants, de publications houleuses, de romans jugés insupportables qui ont fait son mythe et qui ont participé à certaines interprétations de sa vie en donnant naissance à des essais ou à des études plus ou moins faciles à aborder. Le manuscrit original des 120 journées fut un temps perdu par le divin Marquis qui selon la légende en pleura des larmes de sang. Quelques 200 ans plus tard, en 1975, Pasolini se lançait donc dans l’adaptation de ce qu’on l’on pourrait appeler "un précis de tous les vices et de tous les fantasmes possibles et imaginables". C’est certes un peu réducteur, mais la substance est là. Le plus dur, le plus osé restait de le mettre en image. Pourtant Pasolini n’était pas très attiré par cette adaptation ; il avait lu le livre mais n’en avait pas idéalisé une vision de cinéma, un projet de mise en scène. Son collaborateur Sergio Citti, qui sera crédité au final comme co-scénariste devait le réaliser dans un premier temps, mais il abandonna devant le soudain regain d’intérêt que suscita le livre pour le réalisateur italien de Théorème. Qu’avait-il bien pu advenir entre 1974 et 1975 pour que Pasolini change du tout au tout ?
Ce qui a changé, ce qui a poussé Pasolini a réalisé Salò, est la prise de conscience du poète/écrivain de la dérive de son pays, l’Italie, un pays touché dans les années 70 par une vague d’attentats sans précédent et un climat très lourd. Pasolini ne s’en est, bien entendu, pas rendu compte en une année, cela mûrissait dans sa tête, mais il a fini par prendre le projet à bras le corps, se passionnant pour Sade. Il était encore touché par les souvenirs de la guerre qu’il a vécu de très près. Il n’a jamais caché ses opinions politiques très clairement à gauche, voire à l’extrême gauche. La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord ou pas avec ses idées, avec ses thèses sur la notion de pouvoir et de "dictature" de ce même pouvoir. Le fait est que les Brigades Rouges, qui au début était un mouvement contestataire luttant contre le fascisme, se radicalisa dans les enlèvements et les actes terroristes, devenant non plus un simple organe politisé mais une organisation lorgnant du côté de la clandestinité. La multiplication des arrestations de différents militants d’extrême gauche et les actions musclées de milices d’extrême droite faisaient la une des journaux, plongeant le pays dans une crise très sérieuse à tous les niveaux que ce soit : un climat électrique dont on ne peut pas souligner l’importance et la gravité tant il marqua les années 70. Pasolini était écœuré par la tournure que prenait ce paysage social et politique. Il exprimait une vive horreur face au pouvoir en place. Salò était pour lui l’occasion de transposer un fait, tout à fait fictif dans le roman de Sade, en dénonciation d’une période donnée tout en se référant à un passé historique tourmenté très présent encore dans les esprits, la fin de la guerre remontant à trente ans à peine. C’est là que se situe le nœud du film, dans l’histoire même de la Seconde Guerre Mondiale à une date précise. Historiquement, le cadre se situe à Salò, une république "sociale" qui s’établit entre septembre 1943 et avril 1945, proclamée par le Duce Mussolini après sa libération par les nazis et qui y fit installer une petite milice près du Lac de Garde. L’autre lieu important de cet épisode est la ville de Mazarbotto située à quelques kilomètres et dans laquelle la plupart des exactions ont été commises. Cette république est au centre du film qui transpose les faits des 120 journées de Sodome de Sade dans un univers remarquablement reconstitué par le chef décorateur Dante Ferretti .
Pasolini veut une transcription littérale du roman, à savoir conserver l’ensemble de la narration et la psychologie des intervenants. Tout sera conservé tel quel hormis quelques aménagements d’écriture et surtout une simplification des différents stades chronologiques qui la composent. En clair, le roman avait la possibilité de donner lieu à cinq ou six longs métrages et Pasolini synthétise le tout pour arriver à une durée de deux heures. L’atmosphère est lourde quand il commence à tourner la première bobine au mois de mars 1975. Il vient d’achever la réalisation de la Trilogie de la Vie (Le Décaméron / Les Contes de Canterbury / Les Mille et une nuits) qui était de son propre aveu "une exaltation de l’érotisme", et le voilà aux commandes d’un projet tout à fait différent, mais cette fois plus personnel. Il n’est pas impossible de considérer que Pasolini transfigure sa vision de la politique, "une anarchie où les puissants mènent leur propre dictature". Il reniait viscéralement le pouvoir en place, et même si sa vision peut paraître somme toute naïve dans cette équation parfois simpliste - "le pouvoir égale la dictature" - cela renforce d’autant plus ses positions marxistes acquises depuis de nombreuses années, déjà avant cette réalisation. Une fois de plus nous ne sommes pas obligés d’adhérer à cette prise de position, le plus important n’étant pas les idées politiques de Pasolini mais son film. Avec le recul dont nous disposons aujourd’hui face à ce dernier, il apparaît d’autant plus tragique qu’il s’agit d’une rupture brutale dans l’œuvre et la vie du cinéaste. Pourquoi ? Parce que dans la thématique abordée, il tranche de façon radicale avec ce qu’il a filmé par le passé (et c’est encore plus vrai si on se réfère à ses premiers longs métrages comme L’Évangile selon Saint-Mathieu) et que d’une façon plus prosaïque, c’est le dernier film qu’il tournera avant de mourir assassiné. Le drame de l’histoire rattrape le drame de la vie. Considéré comme son film "ultime" dans tous les sens du terme, celui-ci prend une tout autre signification après la terrible nouvelle de sa mort dont l’introduction rappelait quelque peu les circonstances.
Le film a bénéficié d’un collaborateur prestigieux. On trouve le célèbre et génial compositeur Ennio Morricone qui signe une musique tantôt ironique (le générique d’ouverture) tantôt inquiétante et tendue. Le piano étant un des éléments importants de la narration, il est présent pendant toute la durée du film sur la bande-son hormis lors des scènes de sévices qui ne comportent aucun accompagnement comme pour dramatiser davantage les situations. Les autres noms sont moins connus mais leur travail est tout aussi remarquable que ce soit au niveau de la photographie ou du montage. Une photographie d’ailleurs signée Tonino Delli Colli, un collaborateur attitré du réalisateur.
Le générique s’ouvre sur la ville de Salò en panoramique. Les rafles débutent et de jeunes gens sont embrigadés sous la contrainte. Les scènes sont brèves et les fondus enchaînés alternent avec les gros plans sur des visages impassibles. On remarquera que dans la séquence de sélection des futures victimes, le Président et les autres procèdent à un vote avec un déroulement d’élection tout ce qu’il y a de plus démocratique dans son processus. La chose semble tout à fait surréaliste quand on sait que c’est ce genre de procédé est réfuté par la plupart des régimes fascistes qui préfèrent l’action par la force que l’intervention d’une voix populaire par les urnes. Les 22 minutes que constituent cette ouverture sont absolument magistrales dans leur construction et la façon qu’elles ont d’accrocher le spectateur à une réalité qui va devenir bientôt une véritable descente aux enfers. Les victimes sélectionnées sont ensuite emmenées à Marzabotto dans une immense demeure où elles "séjourneront" aux côtés des détenteurs du pouvoir qui ont fixé, dans une séquence préliminaire, les codes et les lois de la vie, régis avec une minutie quasi-maniaque. La mise en scène du réalisateur est glaciale, les plans sont parfaitement découpés, et le seul contact avec l’extérieur que nous aurons de tout le film est cette vue de la ville en train de tomber dans les mains de la milice. Le reste ne sera que cloisonnement et univers étriqué. Pasolini ne cherche aucune stylisation particulière. L’image est froide, les teintes dominantes sont les couleurs crèmes ou neutres. La peur découle de cette neutralité qui contraste avec la violence extrêmement crue des agissements et des exactions commises dans l’impunité la plus totale. La première vision du film est à ce titre déterminante, parce que c’est celle qui s’inscrit dans la durée, dont on garde l’image de la découverte, plus percutante encore si l’on ne savait pas grand chose du film avant de le voir.
Sade avait inventé quatre personnages principaux et quatre maquerelles. Le film les conserve. On retrouve les personnages du Duc (Paolo Bonacelli), de l’Evêque (Georgio Cataldi), de son Excellence (Uberto Quintavalle) et du Président (Aldo Valletti). Quatre figures de l’Etat. Quatre hauts responsables qui détiennent le pouvoir entre leurs mains et le pervertissent à leur guise sans en être inquiétés. Leur interprétation est excellente (petite mention à Hélène Surgère incroyable en narratrice libidineuse) d’autant plus que leurs rôles sont vraiment très difficiles à jouer. Les règles du dehors ne sont pas les règles du dedans, comme le souligne l’un d’entre eux au début du film et toute forme d’espoir est en définitive utopique : "Pour la plupart des gens à l’extérieur de ce château, vous êtes déjà morts". Ce n’est pas un simple avertissement, c’est le constat d’un impossible retour en arrière, c’est aussi la promesse qu’on ne viendra jamais les aider, qui qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. La fatalité ne touche pas que les victimes, elle touche aussi les puissants, même si eux ne le savent pas encore et que l’Histoire démontrera qu’ils n’y échapperont pas, tous les personnages se retrouvant au final égaux devant la mort. C’est l’un des principes de la décadence, que souligne avec pertinence Salò. Les quatre maquerelles se retrouvent trois dans le film, l’une étant devenue une virtuose. Parmi celles-ci, chargées de raconter des histoires, on retrouve la Française Hélène Surgère qui est à l’occasion doublée en italien. La structure du récit est identique à celle du livre, hormis le fait que Pasolini empreinte à Dante l’idée des cycles que l’on retrouve dans une œuvre telle que La Divine Comédie, où se mêlent le Paradis et l’Enfer. Cette idée lumineuse renforce l’impact du long métrage en y instillant l’idée d’une tension progressive, d’un crescendo continue, interminable. Les cercles sont délimités en trois parties, tous introduits par l’intervention d’une des maquerelles chargées de "réveiller les sens". L’introduction est donc plus connue sous le nom de Antiferno ou Vestibule de L’enfer, sorte de première étape dans le long processus de déshumanisation de masse. Celle-là même touche à l’intime la plupart du temps, dans ce que les êtres ont à perdre de plus intérieur dans un premier temps (leur intimité et leur dignité), dans ce qu’elle touche au bout du compte, à ce qui est leur droit le plus précieux, le droit à la vie.
C’est sur cette notion de victime et de bourreau que se base une partie de la narration. Sur cette transgression de celui qui abuse et de celui qui subit. L’un agissant parce qu’il a pour lui la légitimité du pouvoir, l’autre subissant parce qu’il est devenu un objet et dans le pire des cas un objet sexuel, un simple objet de désir, sur lequel on assouvit son fantasme. L’autre partie est celle qui consiste à s’octroyer le droit de vie et de mort. Dans l’un comme dans l’autre, les deux notions sont anti-érotiques au possible. Même si les corps sont nus, même s’il y a des scènes de pénétrations, aucune scène n’est érotique. Au contraire, de ces scènes naît un dégoût profond, et aucune ne se satisfait de l’idée du désir. Les bourreaux n’en expriment aucun vis-à-vis de leurs victimes, ils n’expriment d’ailleurs à la base aucune notion ‘d’échanges normaux’ avec elles. Ils ne font que les regarder avec détachement. Leurs désirs naissent de pulsions sadiques. L’une des scènes qui décrit le mieux ce rapport de domination par rapport à l’autre, de contrainte d’un corps sur un autre est celle du début pendant un repas, quand une des servantes se retrouve à terre, recevant un coït forcé, un coït qui n’est rien d’autre qu’un viol. Même les paroles introductives de la première maquerelle ne suscitent aucune véritable émotion si ce n’est qu’elles sont déconcertantes tant elles impriment un étrange goût sardonique. Le tout est empesé et faussement excitant. Il y a un constant décalage entre l’aspect subversif du langage et sa transposition dans la réalité, au moment où les bourreaux et les victimes matérialisent l’acte évoqué par la parole de façon ultra-brutale. Il n’existe pas de consensus dans le plaisir, il n’y a que la contrainte et la douleur. C’est de cela qu’est empreint le premier cycle, appelé Cycle des manies, qui n’est ni plus ni moins qu’une mise en application d’une idée de la sexualité envisagée sous l’angle de l’asservissement : pratiques homosexuelles et hétérosexuelles en plus d’une forte propension à la dégradation morale et physique par la soumission. Dans ce conglomérat d’idées fascisantes décrites par la société de Salò, le pouvoir est ici une allusion directe à une forme d’esclavagisme que Pasolini reprend à son compte pour décrire l’Italie du milieu des années 70. Le plus inacceptable est non pas cette vision de coïts entre personnes non consentantes, puisque enlevées, mais de l’âge de ces mêmes personnes qui ne sont même pas sorties de l’adolescence pour une grande partie d’entre elles.
Cette partie du film est terrible parce qu’elle avorte des moments sublimes en train de se réaliser. La séquence du mariage en est l’un des plus évidents. Un couple se forme, il se marie (toujours sous l’œil des puissants), puis commence à entamer leur alliance en voulant faire l’amour, avant que l’acte soit interrompu. Cette scène s’achève par la destruction immédiate du couple et de sa beauté. La beauté est mauvaise, tout comme l’Art est mauvais et ils doivent donc être détruits, alors même que les seigneurs sont des gens cultivés capables de citer Baudelaire ou, ultime outrage, À l’ombre des jeunes filles en fleur de Marcel Proust. On est en plein dans la critique du Beau, qu’il concerne les individus ou bien la pensée. De cette destruction méthodique naît la jouissance des "seigneurs". Plus tard ce sont les jeunes adolescents et adolescentes qui devront mimer le comportement des chiens avant que l’une d’entre elles ne reçoive une bouchée de polenta dans laquelle se trouvent des clous. C’est dans cette scène qu’explose pour la première fois l’idée d’êtres humains rabaissés à un état primitif et bêtement animal, l’un et l’autre n’étant plus différenciés. Ici, par un simple gros plan sur une bouche ensanglantée, la femme devient un être anonyme. Elle est juste devenue une chienne parmi tant d’autres. La suite du film sera d’une logique encore plus implacable car elle ira au bout de cette donnée initiale. Pasolini a choisi de filmer de face les scènes de nudité et on lui a reproché de faire complaisant. À la vue des scènes incriminées on peut difficilement dire qu’il était possible de les filmer autrement ou de ne pas les filmer du tout. Comment en effet montrer la domination d’un corps dans un régime totalitaire sans en montrer les conséquences ? La question est houleuse et souleva des contestations. Filmer un acte répugnant ne signifie absolument pas que l’on acquiesce qu’il soit commis. Mais ne pas le filmer ne revient-il pas à dire que cela n’existe pas, et à le rendre tabou ? Le cercle des manies s’arrête là où commence l’un des cercles les plus discutés, si ce n’est le plus discuté des trois : celui de la merde. Après avoir passé les trente minutes dans un cadre où la sexualité avait toute emprise sur le récit et la réalisation via une mise en parallèle des pulsions et de leurs mises en images, le réalisateur appuie sa seconde partie sur un thème au combien tabou et révulsant, toujours inspiré des écrits du Marquis.
Le cercle de la merde commence là où s’arrête tout hypothétique rapport social entre les quatre personnages principaux et la dizaine de garçons et de filles séquestrés. Certes ce rapport n’a jamais été établi. Mais il est devenu impossible à présent. La collaboration des miliciens qui observaient depuis le début va se faire un peu plus présente au fil du temps, et surtout de moins en moins distante. Ils ont toujours été là, quelques fois davantage disposés à l’arrière-plan que participant de façon directe aux sévices. Il n’empêche qu’étant armés, ils ont un fort pouvoir de dissuasion sur quiconque se rebellerait contre la volonté des quatre "seigneurs". Comme pour le cercle précédent, celui-ci est amené par une histoire racontée par une nouvelle maquerelle. Le discours sombre ici dans des détails des plus ragoûtants. "Puisque tout est affaire de délices" comme le dit la narratrice, alors même les plus obsédants et graveleux y seront racontés et mis en pratique. On retrouve une jeune fille qui était en larmes lors d’une des premières scènes et qui va subir l’un des actes les plus humiliants si ce n’est le plus humiliant de tout le film. Cette séquence hyper éprouvante est amenée par un assez long prologue. On passera les détails mais Pasolini va très loin dans cette scène. Nous n’imaginons sans doute pas à quel point les spectateurs ont du être dérangés et bousculés par cette image de la petite cuillère. En 1975, le rapport à la scatologie était plus tabou que celui que nous entretenons aujourd’hui. L’humour peut toucher à tous les sujets tant qu’il reste dans le cadre du respect à l’autre. Ici, dans le cadre de la fiction, l’épisode touche à l’insoutenable. Une telle séquence de coprophagie a du être assimilée à de la pure provocation, alors qu’elle montre une souillure de l’esprit et du corps tout à fait dramatique, dont la violence crue porte sur le cœur. On compatit de toute notre âme pour cette pauvre jeune fille qui pleure la mort de sa mère et subissant tous les outrages. On ne peut être que désemparé par son regard et ses larmes. Pasolini pose clairement la question de la représentation de la scatologie. Peut-on et doit-on montrer un acte scatologique au cinéma ?
La séquence n’est pas isolée puisque les noces du président seront couronnées d’un repas fait à base d’excréments, une des scènes chocs qui est restée pour être l’une des plus célèbres de Salò ou les 120 journées de Sodome. Les noces sont bien entendu célébrées en grande pompe avec tout le fard et l’excentricité qui en résulte : maquillage de pacotille, tenue de mariée portée par un homme, d’où cette forte ambiguïté entre le regard de l’opprimé devenu la femme et son mari qui le regarde avec une cupidité qui ne fait aucun doute. Le miroir déformant des rapports n’est pas inversé, mais l’homosexualité condamnée par les "seigneurs" depuis le début est ici sacralisée, comme si elle devenait la norme d’une union par ailleurs impossible. Ce cercle aussi dur et insupportable soit-il – il interroge sur la question de la capacité ou non à accepter ce genre d’images – est cohérent et nécessaire dans la structure du film en cercles indissociables les uns des autres. Le roman comportait lui aussi des passages de scatologie, parfois encore plus appuyés que ce que l’on peut voir dans la transposition à l’écran. Certains détails allaient même jusqu’à pousser à refermer quelques instants le livre tant ils étaient épouvantables. D’une certaine manière il allait encore plus loin. Pasolini a sans doute franchi une limite puisqu’il n’y a que très peu de films traditionnels qui traitent de la scatologie et la représentent : on pourrait citer le Pink Flamingos de John Waters. Pire encore que la question des déviances sexuelles ou de la brutalité avec laquelle elles sont menées, le cercle de la merde en appelle au dégoût primaire, à l’offuscation devant ce qui apparaît irracontable, ne devant pas être montré, filmé. On peut certes en parler, évoquer la pratique, mais la voir en images change la donne. Aux yeux des autres cercles, c’est peut-être celui qui apparaît le plus court mais il n’est néanmoins pas celui qui laisse le plus de répit. D’ailleurs la maquerelle qui s’occupe de raconter les histoires est la mieux habillée, toilettée, maquillée et raconte ses aventures ‘gastronomiques’ avec un recul et un détachement qui pourraient paraître incongrus s’ils étaient inscrits dans un tout autre contexte. Cela fait aussi partie de la manipulation par laquelle les dominants cherchent à faire passer la pilule par des propos rapportés, avant de passer à l’action.
Pour que l’ensemble forme un cercle parfait, il fallait une dernière partie, qui fasse fi de l’érotisme de façade de la première partie et du sadisme écœurant de la seconde. Le dernier cercle est celui du sang. Le cercle du sang en appelle à une autre maquerelle, interprétée par la très inquiétante Caterina Boratto, qui s’exprime parfois en allemand au sein du même récit. La raison n’en est pas explicitée, mais sans doute est-ce une référence au régime Nazi. La précédente maquerelle accusait un charme vieillot et aristocratique qui prêtait parfois à sourire, cette dernière est tout à fait inquiétante avec ses grands yeux bleu clair et son fard sur le visage. Toute l’ambiguïté (élégances des intervenantes, langage châtié) disparaît pour laisser place à une terreur pure, transcendée par le discours sur la torture, sur ses aventures passées qu’elle invoque avec toute la réjouissance du monde sans pour autant être marquée d’affect particulier. Les évènements racontés tournent à l’horreur viscérale et seuls les petits soldats en tenue militaire portent un large sourire comme si plus rien ne les atteignaient, comme si les choses les plus éprouvantes leur passaient au dessus de la tête ou plutôt qu’ils s’en réjouissaient. La torture est le moyen de faire fantasmer le Monseigneur, Le président, son Excellence et Curval comme d’autres fantasmeraient sur des images pornographiques tout à fait conventionnelles. Leur jouissance n’est plus associée à l’unique mise à disposition du corps, mais de sa mise à mort en un spectacle orgiaque. La mise en scène reste en plan fixe la plupart du temps, même si quelques mouvements de caméras à l’épaule l’accompagnent. On notera l’absence de hors-champs qui fait que toutes les victimes sont dans un cadre clos qui ne donne jamais à voir sur l’extérieur. Jamais le film n’avait atteint une telle tension auparavant. La moindre parole est déstabilisante, les repères sont brouillés et l’un des personnages, enfermé dans une cuve à l’odeur pestilentielle, si l’on en croit la couleur et son contenu, hurle : "Dieu, pourquoi nous as-tu abandonné ?". C’est la première fois que jaillit l’idée d’une foi perdue, d’une entité supérieure qui aurait abandonné ses enfants les laissant au destin de l’Histoire. La phrase est terrible et résonne comme un écho désespéré.
En même temps que le régime de Salò fini par tomber, les victimes sont elles-mêmes sur le point de mourir. La boucle se referme en un long continuum de scènes plus horribles les unes que les autres, pas parce qu’elles choquent sur le plan visuel, mais parce qu’elles s’inscrivent dans une implacable mécanique de dénonciation. A nouveau une scène lesbienne érotisante est sabordée par l’arrivée du Monseigneur qui les contraint à parler sous la menace d’un revolver. On nage dans un climat de suspicion où la moindre parole a ses conséquences, aussi graves soient-elles. La scène est pour une fois érotique dans le sens où les deux comédiennes jouent très bien une passion dévorante mais sans issue, seul moment de plaisir encore possible à réaliser. L’idéalisation du saphisme prend néanmoins une tournure beaucoup plus dramatique quand elle apparaît impossible à réaliser. De là, s’enchaîne une série de dialogues qui amènent les quatre principaux personnages à se rendre dans la chambre d’une servante noire qui couche avec un jeune homme appartenant aux collaborateurs. Le racisme latent des détenteurs du pouvoir est transgressé par ce couple qui s’adonne à l’amour avant d’être assassiné dans un geste de bravoure ultime. Nul doute que Pasolini fait passer un message très fort dans cette scène qui appelle à toute forme de résistance devant l’arbitraire.
Le problème posé par les dernières minutes n’est pas un problème d’éthique au sens où on l’entend traditionnellement, à savoir si c’est moral ou non. C’est celui de montrer ce dont beaucoup de longs métrages s’opposaient, par réflexe ou selon le point de vue du metteur en scène, à filmer. Certains des films les plus récents sur la question en ont traité mais le montrer dans ce qu’il a de plus inhumain n’avait jamais été fait ou presque. C’est le cas de La Vie est belle de Roberto Benigni qui est un film émouvant et qui propose la vision du cinéaste sur le plan de l’émotion et de la comédie dramatique avec tout le décalage que l’on connaît (le père qui fait croire à son fils que tout n’est qu’un jeu). C’est un choix et il se respecte. Ici, Pasolini rentre dans le détail et par le biais de jumelles dans un format arrondi filme l’innommable. On a ainsi l’impression d’être les témoins des actes de tortures opérés sur les protagonistes. Le problème de l’insupportable cruauté des images est posé par la caméra. On ne peut pas se poser la question de l’utilité de ces scènes, car elles sont nécessaires à voir pour comprendre ce qui pousse les quatre personnages à aller aussi loin, à se séparer de ces corps qui leur "appartenaient", à les tuer au bout du compte. Cela arrive comme un point d’orgue, comme une finalité dans ce qu’elle a plus inhumaine, de plus incompréhensible aussi, mais de fondamentalement logique au vu des évènements. La musique qui accompagne ces séances de torture est le deuxième mouvement de Carmina Burana de Carl Orff, un mouvement où les chœurs sont très importants car ils portent la mélodie. La terreur est décuplée par ces voix graves et baroques. Les images sont peut-être les plus insoutenables que le cinéma n’ait jamais montré depuis Un chien andalou de Luis Buñuel et le découpage de l’œil qui provoqua nombre de haut-le-cœur, ou la scène de l’extincteur dans Irréversible de Gaspar Noé. Il faut le découvrir par soi-même car il est peu probable qu’on puisse décrire convenablement une telle séquence sans tomber dans la banalité.
En pied de nez final, deux petits soldats armés d’une mitraillette dansent sur la musique du générique composée par Ennio Morriconne avant qu’un soudain "Fine" ne vienne interrompre la projection. La vision du film se mûrit petit à petit, les interprétations seront différentes selon les personnes et les sensibilités, mais quoiqu’il en soit, quoique l’on en pense, que l’on déteste ou que l’on trouve Salò nécessaire, le film est une porte ouverte à la réflexion et au dialogue quant à une période qui a marqué le 20ème siècle. Il est sans doute aussi indispensable que le documentaire d'Alain Resnais Nuit et Brouillard. On peut le voir en complément de différents films, reportages, documentaires abordant la thématique de la Seconde Guerre Mondiale et de ses horreurs. Un film en tous les cas intègre qui suscite toujours autant de réactions, preuve que Pasolini ne l’a pas tourné pour rien. C’est aussi un cri d’espoir, magnifique, fragile sur la possibilité, sur la nécessité du souvenir et un combat contre toute forme de négationnisme. Salò ou les 120 journées de Sodome, à condition qu’on en prenne la signification avec des pincettes, n’est pas un film dangereux, il est, par son intégrité et son courage, une œuvre sans l’ombre d’un doute anti-fasciste et bouleversante.
En savoir plus : La fiche IMDb du film
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