♟ Dégrader nos vies pour augmenter les taux de profits (donc les dividendes) : inflation, greedflation, une aubaine
Les industriels s’en foutent, vendant si cher leurs produits que leurs revenus augmentent même si les volumes vendus stagnent/chutent. Merci gouvernement. L’ultime renversement ne dépendra que de nous
➤ La pluie de dividendes ne tombe pas du ciel
Chaque année, les records de versement de dividendes explosent. Les médias ne savent plus où aller chercher de nouveaux adjectifs : "année record", "pluie de dividendes", "les dividendes poursuivent leur ascension", "montants inégalés", etc. Ils présentent les dividendes à la manière des résultats sportifs ou de la météo du jour. Et dans le même temps, dans d’autres articles, on nous parle de l’inflation, de la guerre en Ukraine, de la nécessité de réduire les dépenses publiques, etc. Le lien entre ces sujets n’est quasiment jamais fait. Les 68 milliards de dividendes que les actionnaires du CAC 40 vont toucher cette année ne tombent pourtant pas du ciel. Ils sont la conséquence de choix politiques, qui viennent augmenter la domination des actionnaires sur nos vies.
Par Guillaume Étievant, le 20 Mar 2024, Frustration
"Les principaux groupes français ont réalisé 153,6 milliards d’euros de profits l’an dernier. Les dividendes, 67,8 milliards d’euros (…) atteignent des montants inégalés", nous apprend le Monde. Ça fait rêver ou ça fait peur ces gros chiffres, mais en soi ça veut dire quoi ? Les "plus gros groupes français", ce sont ceux du CAC 40, c’est-à-dire les quarante entreprises françaises qui valent le plus cher. Le profit, c’est la différence entre les revenus d’une entreprise (le chiffre d’affaires) et ses dépenses (achats de matières premières, de marchandises, frais généraux, masse salariale, charge d’intérêt des emprunts, etc.). Le dividende, c’est la partie de ce profit que les actionnaires se versent sur leur compte en banque, plutôt que de le laisser dans l’entreprise pour de futurs investissements, qui permettront eux-mêmes de générer de futurs dividendes. On constate à ce titre que la part du profit qui est remonté en dividendes aux actionnaires a beaucoup augmenté dans la période récente : la part des dividendes dans les profits représentait plus de 50 % en 2023, contre 30%, en moyenne, des années 1980 à nos jours. Nous faisons ainsi face en France à une fuite en avant dangereuse : les dividendes augmentent de 10% sur un an tandis que la croissance économique (mesuré par l’évolution du PIB) est en-dessous de 1%.
Si les profits, et les dividendes qui en sont issus, sont si importants, c’est pour plusieurs raisons qui ne doivent rien au hasard. Pour augmenter leurs profits, les directions des entreprises doivent essayer tout d’abord de générer le chiffre d’affaires le plus important possible. Dans ce but, elles ont bénéficié d’une aubaine extraordinaire ces deux dernières années : l’inflation. Nombre d’entre-elles, comme nous l’avions prévu très tôt, se sont servis de la hausse générale des prix induite en particulier par le Covid, le dérèglement climatique, et la guerre en Ukraine.
Augmenter les prix pour augmenter les dividendes
Comment les entreprises se sont-elles servies de cette conjoncture ? En augmentant bien plus leur prix que la répercussion de la hausse de leurs coûts. Conséquence : la consommation, en particulier dans l’alimentaire, s’effondre, car les Français n’ont pas les moyens de continuer à acheter autant qu’avant, avec des prix aussi élevés. Mais les industriels s’en foutent : ils vendent tellement cher leurs produits que leurs revenus augmentent, même si les volumes vendus stagnent ou chutent. Le cas de la grande distribution en France est symptomatique : sur l’ensemble de l’année 2023, le panéliste Circana établit la diminution des ventes en volumes à 3,1 %, tandis que dans le même temps, la hausse des prix permet aux chiffres d’affaires d’augmenter de plus de 8,6 %. L’industrie agroalimentaire est particulièrement touchée par ce phénomène : en France, depuis l’été 2022, les prix de l’alimentation expliquent à eux seuls environ la moitié de la hausse totale du niveau général des prix.
Ces hausses de prix volontaires, guidées par la volonté de profit, expliquent en grande partie l’inflation actuelle. Selon le centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), en moyenne en France, pour une hausse de 100 % du prix de l’énergie payé par les entreprises de l’industrie alimentaire, ces dernières ont augmenté de 110 % leurs prix de vente. Cette tactique des entreprises est appelée par les Anglo-saxons la greedflation : cela consiste à profiter de l’inflation pour augmenter les prix de vente d’un produit alors que les coûts de production n’ont que très peu augmenté (greed ça veut dire avidité en anglais).
Dégrader nos vies pour augmenter les taux de profits
Augmenter le chiffre d’affaires grâce à l’inflation, c’est bon pour les profits et donc pour les dividendes qui en sont tirés. Mais ça ne suffit pas aux actionnaires, il faut également que chaque euro de chiffre d’affaires génère plus de profits qu’avant : ce qu’on appelle la hausse du taux de profit. Pour cela, il faut baisser les coûts nécessaires à la production de ce chiffre d’affaires, et c’est à ça que sert le gouvernement. Il permet aux entreprises notamment de :
Baisser leurs impôts : leur taux d’imposition sur le bénéfice est passé de 33% à 25% en quelques années. Les autres impôts que paient les entreprises, dit impôts de production, sont quant à eux peu à peu supprimés dans l’indifférence générale. En particulier, le taux maximum de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), autrefois à 1,5%, est porté à 0,28 % en 2024, 0,19 % en 2025, 0,09 % en 2026 puis sera totalement supprimée en 2027. Au total, le manque à gagner pour les finances publiques se situe à environ 20 milliards d’euros par an à terme.
Diminuer leur masse salariale, via les exonérations de cotisations patronales sur les salaires et le financement publique quasi intégral des apprentis ;
Limiter la capacité des syndicats à obtenir des augmentations de salaire, en cassant le Code du travail. Une loi travail II est à ce titre prévue d’ici l’été.
Au total, le soutien aux entreprises c’est désormais 210 milliards d’euros par an. Et c’est la double peine pour les salariés : ces économies pour les entreprises sont compensées dans le budget de l’État par des efforts demandés à la majorité des Français. C’est l’objet des 10 milliards d’euros de cure d’austérité annoncés par Bruno Le Maire pour 2024 et les 20 milliards envisagés pour 2025. Quand Bruno Le Maire dit "On gagne moins en recettes fiscales, on dépense moins, c’est du bon sens", il n’évoque évidemment jamais le fait que cette baisse de recettes fiscales est un choix du gouvernement : moins de cotisations et d’impôts pour les entreprises et les plus riches, moins de dépenses publiques bénéficiant à toute la population, via en particulier les services publics comme la santé et l’éducation. En bref, un transfert de richesse de la majorité de la population vers la minorité la plus riche. Cette politique est très efficace pour cette dernière : selon la dernière étude de la société de gestion britannique Janus Henderson, tandis que les dividendes progressaient de 10% en France en un an, ils n’augmentaient que de 5% dans le reste du monde.
L’arnaque du ruissellement économique
Cette réalité économique nous montre une fois de plus toute l’arnaque de la théorie du ruissellement, selon laquelle la relance économique ne s’obtient qu’en aidant les entreprises, car la fortune ruissellera alors tout le long de la pyramide sociale. Le FMI lui-même a admis que l’enrichissement des plus riches ne favorise pas la croissance économique, notamment dans une étude de 2015 où des chercheurs indiquent que, quand la part des revenus des 20 % les plus aisés augmente de 1 %, le produit intérieur brut (PIB) progresse moins (-0,08 point) dans les cinq ans qui suivent. À l’inverse, "une augmentation de même importance (+ 1 %) de la part des revenus détenue par les 20 % les plus pauvres est associée à une croissance plus forte de 0,38 point". Dans la même étude, le FMI indique que la flexibilisation du marché du travail et la baisse du taux de syndicalisation sont corrélées avec la hausse des revenus des plus riches. CQFD.
N’oublions pas que ce sont les gens qui travaillent qui créent de la valeur économique, que ce soit dans le privé ou dans le public. Comme le note à juste titre l’économiste Christophe Ramaux, la propagande gouvernementale sur le trop haut niveau des dépenses publiques est mensongère. Quand Bruno Le Maire, décidément toujours aussi nul en économie - le gouvernement aurait quand même pu lui payer un ou deux jours de formation, depuis le temps qu’il est ministre -, déclare "Avec 57% de part de la dépense publique dans la richesse nationale, nous dépensons chaque année plus de la moitié de tout ce que nous produisons pour la dépense publique", et en conclut qu’il faut casser nos services publics, il raconte n’importe quoi. D’abord, seul un quart de la dépense publique vient financer nos services publics, tout le reste est versé aux ménages et aux entreprises. Cette partie de la dépense publique, qui vient notamment payer les fonctionnaires, est stable depuis quarante ans. Elle n’est pas une ponction sur la richesse nationale, puisque ces derniers créent eux-mêmes de la richesse en travaillant. Les administrations publiques produisent par elles-mêmes près d’un cinquième de la richesse nationale, nous précise à ce titre l’INSEE.
La ponction sur la richesse ne vient pas des fonctionnaires et des services publics, mais bien des actionnaires, qui sont quant à eux improductifs. Lorsqu’une entreprise a besoin d’argent pour ses investissements et son fonctionnement, elle peut soit s’endetter auprès des banques, soit émettre des actions sur le marché (c’est-à-dire des parts de l’entreprise) que des actionnaires vont acheter. C’est par ce principal biais que les actionnaires financent les entreprises. Ils se rémunèrent ensuite principalement par deux leviers : en ponctionnant des dividendes à partir des bénéfices générés, et en vendant leurs actions aux entreprises qu’ils détiennent, et qui peuvent les détruire. Ce dernier levier amène les actionnaires à détenir moins d’actions, mais ayant chacune une valeur plus grande, car il y en a alors moins sur le marché. L’économiste Tibor Sarcey a démontré qu’entre 2000 et 2018, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’achat d’actions nouvelles, tandis que dans le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. Les actionnaires ont ainsi représenté un coût net direct pour l’économie réelle de 369 milliards d’euros sur la période 2000-2018.
La fuite en avant du gouvernement dans sa politique d’austérité devient de plus en plus dangereuse. Elle ne vise qu’à garantir la satisfaction permanente des plus riches. Le gouvernement cache maladroitement cet objectif derrière un pseudo bon sens et des propos de comptoirs qui ne dupent sans doute plus personne. La propagande tourne à vide. Elle ne se maintient que par notre impuissance collective. Il n’y a aucune fatalité à cette situation. L’ultime renversement ne dépendra que de nous-mêmes.
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Pour aller plus loin, ceux qui profitent du système …
➤ Derrière le storytelling, la véritable histoire de Rodolphe Saadé
Il a racheté La Provence, La Tribune, il a pris des participations dans M6 et Brut et il est désormais le nouveau propriétaire des chaînes BFM TV et de la radio RMC, qui forment ensemble le troisième groupe de média privé du pays. Il y a encore quelques années, pas grand-monde n’avait entendu parler de Rodolphe Saadé. Désormais, les portraits élogieux s’enchaînent dans la presse, certainement parce qu’il faut s’attirer les bonnes grâces de celui qui a le cash pour "sauver" tous les médias qui le souhaiteront. Pour Le Point il est "le nouvel empereur des médias", Le Monde raconte son épopée "de la mer aux ondes" tandis que Le Figaro salue cet homme "capitaine d’entreprise d’un côté et patron de presse de l’autre"… Comme si c’était normal que nos médias appartiennent à des patrons. Cet homme mérite-t-il tous ces éloges ? Qu’a-t-il fait au juste ? D’abord, il s’est contenté de naître et d’hériter de l’entreprise de son père, CMA-CGM, dont la constitution s’est faite avec l’aide de politiques complaisants. Puis, il a considérablement augmenté ses tarifs depuis la pandémie de Covid. Enfin, il bénéficie d’une arrangeante niche fiscale qui nous coûte 4 milliards d’euros par ans.
Article initialement publié en octobre 2022, remis à jour le 18 mars 2024
Par Nicolas Framont, le 18 Mars 2024, Frustration
CMA-CGM, pour Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime, est un armateur de porte-conteneur français, dont le siège social est à Marseille. Les porte-conteneurs sont ces gigantesques navires transportant des marchandises d’un bout à l’autre du globe et donc indispensable à la bonne marche du capitalisme mondialisé. En 2022, le PDG de la CMA-CGM apparaissait dans le top 5 du classement Challenges des 500 plus grandes fortunes de France. Rodolphe Saadé s’est propulsé en un an au 3ème rang des fortunes de France, puisqu’il a gagné en 2021 30 milliards d’euros de plus que l’année précédente.
Si la fortune des Saadé a explosé ces dernières années, c’est grâce à l’épidémie mondiale de Covid-19. Les tensions d’approvisionnement générées par la reprise économique post-confinement ont créé une aubaine pour les armateurs, qui ont décidé d’augmenter considérablement leurs tarifs. Les profits faramineux des armateurs comme Saadé ont provoqué en 2021 les foudres de Joe Biden, qui a exigé des enquêtes détaillées sur cette envolée des coûts du transport international, qui nourrit l’inflation planétaire que nous connaissons encore. Michel-Edouard Leclerc, PDG du groupement d’hypermarchés du même nom (lui aussi héritier de l’entreprise familiale), a même attaqué Rodolphe Saadé et son groupe en novembre 2021 : "Je trouve bizarre d’augmenter les factures quand on affiche des résultats de 30 milliards par trimestre. Il ne faut pas laisser passer cette inflation". Saadé agit pourtant avec cohérence, comme tout bon capitaliste : plus la dépendance à l’égard de ses services augmente, plus il augmente ses coûts. Michel-Edouard Leclerc, qui s’est attribué le rôle d’incarner la conscience morale du système, feint d’ignorer cette règle. Le secteur du transport maritime est dominé par 4 géants mondiaux, dont l’ensemble des pays sont dépendants pour échanger des marchandises. MSC (famille Aponte), Maersk (famille Moller), Cosco (propriété de l’État chinois) et CMA CGM (famille Saadé) ont même conclu des alliances stratégiques et techniques (Ocean Alliance, 2M et The Alliance). Vous voyez la Guilde Spatiale dans Dune, de Frank Herbert ? Une entreprise en situation de monopole qui dicte sa loi aux États ? On s’y dirige.
Discrètes, nos grandes familles leaders du transport fonctionnent en bonne intelligence avec les États. Le Monde raconte ainsi que Macron est "toujours le bienvenu à la "tour" CMA-CGM, lors de ses déplacements à Marseille". Tandis qu’en 2022, Saadé a tenté de recruter un ancien ministre des Transports : Jean-Baptiste Djebarri ne laissera pas de grandes traces dans l’histoire du quinquennat Macron, si ce n’est celle d’avoir fait des vidéos rigolotes sur la plateforme TikTok. Pourtant, en raison des dossiers techniques et politiques auxquels il avait eu accès durant son mandat, son recrutement présentait un risque pour l’État : c’est ce qu’a estimé la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), consultée sur ce transfert. L’Autorité a considéré qu’il présentait un risque "substantiel" pour le "fonctionnement indépendant et impartial de l’administration". Ce risque est évidemment souhaité par les entreprises qui recrutent des anciens ministres, des anciens hauts fonctionnaires : il s’agit de bénéficier du carnet d’adresses de leur nouvelle recrue plus que de son talent. Une bonne partie de la classe politique recycle ses "compétences" au service des grandes entreprises privées et de leurs actionnaires, pour capitaliser sur leur parcours et ainsi appartenir à un monde qu’elle envie souvent.
Derrière l’héroïsation médiatique, un héritage familial
La famille Saadé est immensément riche, certes, mais cet argent ne vient pas de nulle part (air de violon) : "l’histoire côté Saadé débute en 1978, quand Jacques (le père de Rodolphe) a dû fuir la guerre civile, se réfugiant à Marseille. Il redémarre de zéro avec un seul navire. Avant de pressentir, à la fin des années 1980, l’essor de l’Asie. il ouvre les premières lignes vers la Chine, futur Atelier du monde". C’est un journaliste de Challenges qui parle. Dans ce magazine, tous les grands patrons sont des génies, visionnaires et philanthropes. Jacques Saadé a "pressenti" l’essor de l’Asie, il avait un train d’avance sur tout le monde. La justification première de la fortune des grandes familles capitalistes, c’est toujours le mérite qui revient à leurs fondateurs. Leurs parcours cochent toutes les cases du récit capitaliste ordinaire. Saadé père serait parti de rien, nous laisse entendre l’article de Challenges. Ensuite intervient l’audacieux choix entrepreneurial qui change sa vie : il "ouvre les premières lignes vers la Chine". Puis les enfants lui succèdent, voir : "Rodolphe et sa soeur Tanya n’ont jamais oublié, nous raconte Le Monde, cette terrible année 2009, quand CMA CGM (…) a failli sombrer sous le poids de son endettement, en pleine récession mondiale". Bref, on ne dirait pas comme ça, mais ils ont galéré.
Il faut évidemment, pour adhérer à ce point de vue, ne pas être trop regardant sur les détails, et s’en tenir à la biographie officielle délivrée par Challenges ou Le Monde. Un petit approfondissement risquerait de nous apprendre que Jacques Saadé est lui-même héritier d’une belle affaire familiale, qui comptait plusieurs usines en Syrie… Jacques Saadé le dit lui-même au Point en 2013 : c’est son père qui "a tout bâti tout seul", pas lui. Mais dans les dynasties bourgeoises, chaque génération a droit à son heure d’héroïsme méritocratique, louant au passage la figure paternelle pour se grandir davantage. Rodolphe Saadé, auditionné par le Sénat le 21 juillet 2022 au sujet des "super profits" de son entreprise (la plus bénéficiaires de tout le pays cette année-là, avec Total Énergies), a débuté son intervention par le rappel de l’épopée paternelle : "mon père a dû fuir le Liban pour s’installer à Marseille, j’avais 8 ans". Quel rapport avec les super-profits engrangés, sur fond d’inflation galopante, par son entreprise ? Aucun. Mais le récit des origines permet de rappeler aux sénateurs qu’ils ont face à eux le fils d’un héros. Et la presse spécialisée n’est pas du genre à contrarier l’histoire racontée (storytelling) du grand patronat. "Saadé, confidences d’un tycoon des mers" titrait Le Point, annonçant la couleur de son entretien sans concession avec le patriarche.
Une fortune obtenue sur le dos du contribuable
Pourtant, un peu de mémoire politique ne fait pas de mal, et permet de relativiser un peu un récit de réussite uniquement basé sur un pressentiment entrepreneurial. Comme beaucoup de fortunes consolidées dans les années 80-90, Saadé a bénéficié d’un ensemble de choix politiques et macroéconomiques qui ne relèvent pas du "pressenti" sur un contexte géopolitique nouveaux, mais de belles opportunités aux soubassements moraux discutables. En 1996, comme partout en Europe et dans le monde, le gouvernement français d’Alain Juppé s’adonne aux plaisirs des privatisations à tout va. La Compagnie Générale Maritime (CGM) est bazardée pour l’occasion. Héritière des messageries maritimes et de la compagnie générale transatlantique (propriétaire du célèbre paquebot France), cette entreprise est cédée à celle de Jacques Saadé, CMA. L’affaire est cousue de fil blanc : juste avant la privatisation, le gouvernement a renfloué la compagnie publique à hauteur d’1 milliard de francs, pour ensuite la céder à un prix bien plus faible à CMA. Il faut dire que Jacques Saadé est en très bonne entente avec le gouvernement et le parti présidentiel – le RPR – pour lequel il a activement travaillé dans les départements d’Outre-mer. Le gouvernement préfère CMA à un concurrent, malgré une offre nettement inférieure.
Quelques années plus tard, sous l’impulsion du frère de Jacques, Johnny, évincé des affaires familiales, la justice se penche sur le cas CMA CGM : Jacques est mis en examen pour "abus de biens sociaux, faux et usage de faux, présentation de faux bilans, escroquerie"… Il est notamment accusé d’avoir pompé les finances de la compagnie publique pour renflouer sa propre entreprise, totalement dans le rouge avant la privatisation. Dans cette affaire, la justice patine et le dénouement est rocambolesque. Le 23 mars 1999, la police perquisitionne la société où sont entreposées les archives de la CMA. "Tout à coup, ils entendent des cris… et apprennent qu’un carton d’archives vient d’être dérobé par deux personnes qui se sont enfuies en voiture. Coïncidence, il s’agit de la caisse numéro 278, dont le contenu est intitulé "CGM privatisation huit dossiers spéciaux" !" – la lumière sur cette affaire n’a jamais été faite, mais une chose est sûre : ce n’est pas seulement Jacques Saadé, le "tycoon des mers", qui a permis à son entreprise de passer le cap du deuxième millénaire, mais le contribuable français, dont l’ex-entreprise publique a été bradée après avoir été renflouée, et qui aurait servi de réserve financière à la CMA en difficulté. C’est dans les archives du Monde qu’on trouve toutes ces informations, mais pourtant le journal n’en fait plus du tout référence dans ses différents portraits de Rodolphe Saadé…
La "réussite" de Jacques Saadé est moins univoque que ce que sa biographie officielle laisse entendre. Celle de son fils Rodolphe ces dernières années est nettement moins difficile à comprendre : il est né au bon endroit. Mais surtout, il a bénéficié d’un contexte économique porteur pour les activités de son entreprise. La pandémie mondiale et l’importante reprise des échanges commerciaux qui l’ont suivi ont mis le secteur du transport en tension et permis à CMA CGM et ses concurrents d’augmenter considérablement leurs tarifs. "Porté par la surchauffe du transport maritime et la désorganisation des chaînes logistiques mondiales qui ont suivi la pandémie de Covid-19, CMA CGM est devenu en 2021 l’entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices (18 milliards de dollars), devant TotalEnergies. Et l’année 2022 sera encore meilleure" nous prévient le journal économique La Tribune… peu avant d’être racheté par Saadé.
Les Saadé se sont enrichis grâce à une privatisation très accommodante, à une inflation non régulée mais aussi grâce à un régime fiscal extrêmement privilégié. En effet, depuis 2003, les compagnies maritimes ne sont plus imposées comme les autres entreprises. Elles ne payent pas l’impôt sur les sociétés mais sont imposées sur le tonnage de leurs navires. En 2022, le groupe CMA-CGM a donc bénéficié d’un taux d’imposition à 2,3% (contre 25% pour les autres entreprises). Rien que cette année-là, cette niche fiscale a fait perdre aux finances publiques 4 milliards d’euros, et la CMA-CGM en est le premier bénéficiaire. C’était BFM TV qui nous le disait en octobre 2022… la chaîne continuera-t-elle de relayer une telle information avec Saadé pour nouveau propriétaire ?
Rodolphe Saadé s’est contenté de naître et de tirer profit de la situation confortable que son secteur du transport maritime occupe dans la reprise économique post-Covid. Vous, vous vous contentez de travailler, pour ne plus pouvoir vous payer les produits rendus hors de prix par Saadé et ses semblables. La "mondialisation", "l’inflation", les "délocalisations", la "baisse du pouvoir d’achat" sont décrits par nos médias comme des processus incontrôlés, inéluctables, dont les causes sont "complexes" et bien abstraites. Or, derrière ces mots creux se cachent des noms, et des adresses. Vous souffrez de l’inflation des produits qui vous permettent de survivre ? L’un des responsables s’appelle Rodolphe Saadé. C’est l’héritier d’un homme d’affaires, lui-même héritier, qui a su piller le contribuable avec la bénédiction de nos politiques. Son adresse professionnelle est à Marseille : vous ne pouvez pas la louper, la tour CMA CGM est le plus haut bâtiment de la ville, après Notre-Dame de la Garde et elle est située… Boulevard Jacques Saadé.
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