♟ De l’émeute à la démocratie
Comment rompre ce cycle de l’impuissance politique ? Faire peuple autour d’une perspective humaine portée par toutes les grandes mobilisations du siècle. Écoutons battre le cœur vivant du siècle !
Depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements se succèdent partout. Les peuples y disent leur exigence d’égalité, de démocratie, de défense des communs et du vivant.
Le pire est maintenant à l’ordre du jour.
Comment puiser dans ces expériences et dans l’inventivité collective des peuples pour fonder la démocratie réelle dont l’humanité a aujourd’hui un besoin vital ?
Le temps des émeutes est devenu le temps des soulèvements. Partout dans le monde, avec courage, les peuples dessinent les contours d’un monde désirable. Ils font ainsi battre le cœur du siècle. Ils sont la vie face au capitalisme financiarisé et mortifère.
Notre siècle est-il un brasier ? 2005 n’a-t-il été que le brûlot annonciateur d’une fournaise sans fin ?
Chaque révolte dépasse la précédente.
"ce qui échappe à l’histoire, c’est l’instant, la fracture, le déchirement, l’interruption". Alors que "le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leur humanité", écrit Michel Foucault.
Au-delà de la colère, sinon de la rage, ces soulèvements qui mettent des femmes et des hommes "à la verticale de leur terre et de leur humanité" constituent le récit au présent des exigences humaines. Ils sont autant de preuves de vie qui, par salves, constituent les pulsations du siècle.
Ces centaines d’émeutes qui éclatent sur tous les continents chaque année sont comme un chœur polyphonique mêlant souffrances et colères.
"Ils nous ont tout volé, même la peur".
La peur assumée est une victoire de la liberté. Elle est une expérience fondatrice : celle du refus ostentatoire de l’assignation à un lieu, à un rôle, à une obéissance. "On est là". Là où on ne devrait pas être, là où on nous a interdit d’être, là où on est enfin pleinement soi. Tout est dit. Être là où vous ne devez pas être, là où on vous a interdit d’être est une façon de se dire à soi-même qu’on peut refuser toutes les assignations.
L’émeute surgit quand les catégories courantes de l’espace public, les modalités normées du conflit public, social ou politique perdent leur efficacité. Au-delà de l’acte d’indiscipline, l’émeute est une mise à l’épreuve du langage politique, de ses rationalités, de ses mots et de ses énoncés.
Ce répertoire de la colère politiquement impuissante se diffuse d’année en année en marge des mobilisations plus traditionnelles. Il se répand au rythme de la montée en puissance de la brutalité politique autant que policière des pouvoirs.
Il arrive enfin que le chœur polyphonique des émeutiers et des corps se fasse entendre à l’unisson. Il arrive que l’émeute devienne soulèvement. Il arrive que l’émeute fasse peuple. Ces moments-là marquent durablement les consciences, donnent un sens à la polyphonie qui les a précédés, éclairent le présent d’une lumière crue, déchirent le voile des mensonges d’État.
Des vagues se succèdent ainsi, se mêlent, se superposent, s’enrichissent en passant d’un continent à l’autre, d’une décennie à l’autre.
Le cœur vivant du siècle y bat sans cesse. Malgré la répression, malgré la violence des pouvoirs politiques, financiers, coloniaux, patriarcaux. Écoutons-le pour y entendre ces six pulsations majeures qui rythment notre temps : la vie, la survie, la démocratie, le droit des peuples, la féminisation du monde, le vivant.
De l’émeute à la démocratie
Depuis le début du siècle, émeutes et soulèvements se succèdent partout. Les peuples y disent leur exigence d’égalité, de démocratie, de défense des communs et du vivant. Ces soulèvements sont autant de défaites. Comment rompre ce cycle de l’impuissance politique ? Telle est la question posée par "De l’émeute à la démocratie" qui prolonge des interventions dans Mediapart ces dernières années.
Par Alain Bertho, le 20 avril 2024, Blog Mediapart
De l’émeute à la démocratie parait cette semaine aux éditions La Dispute. Ce livre est le fruit d’un long travail d’enquête jalonné déjà par quelques autres (1). Il est aussi le fruit d’une expérience militante pluri décennale et d’un constat : le bilan de notre génération est celui d’une succession d’échecs, ceux de toutes les tentatives de réinvention stratégique visant à résister au capitalisme financier : l’altermondialisme, le populisme de gauche, les "socialismes du 21ème siècle" latino-américains... Le pire est maintenant à l’ordre du jour.
Comment puiser dans ces expériences et dans l’inventivité collective des peuples pour fonder la démocratie réelle dont l’humanité a aujourd’hui un besoin vital ? Ce livre propose une lecture de notre expérience à partager et à débattre. En voici l’introduction (La politique n’est plus ce qu’elle était) et des extraits du premier chapitre (Une politique du corps) (11).
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La politique n’est plus ce qu’elle était
Après des années de mobilisations et d’émeutes, quatre ans après les Gilets jaunes, près de vingt ans après les émeutes de 2005, dans un monde secoué par des soulèvements sur tous les continents, nous avons vécu en France coup sur coup en 2023 deux mobilisations d’une ampleur et d’une intensité historiques.
La résistance à la réforme des retraites a duré six mois avec l’appui majoritaire de l’opinion. Des millions de gens y ont participé sur tout le territoire. Chaque ville a eu son cortège. Le gouvernement n’a pu imposer sa loi qu’en alignant toutes les astuces constitutionnelles évitant un débat parlementaire et un vote : discussion réduite dans le temps (article 47.1), débat accéléré au Sénat (article 38), vote bloqué au Sénat (article 44.3), adoption sans vote (article 49.3). La validation par un Conseil constitutionnel qui rejette ensuite deux propositions de référendum partagé a scellé le cercueil de la démocratie.
Le soulèvement de six jours dans les quartiers populaires de plus de cinq cents villes après la mort de Nahel sous les balles de la police est certes d’une autre nature. Il n’a pas de slogan, pas d’intersyndicale, pas de légitimité majoritaire dans l’opinion, pas de visage. Mais son intensité et son extension sur le territoire expriment la rage désespérée d’une jeunesse en proie à un racisme d’État décomplexé. Les moyens policiers et judiciaires qui lui ont été opposés n’ont rien à envier aux moyens constitutionnels opposés à la résistance sociale. Ils sont juste l’autre bout de la chaîne.
Dans les deux cas la mobilisation fut exceptionnelle, dans les deux cas la surdité méprisante du gouvernement est totale. Dans les deux cas la défaite est là, nue et cruelle.
"Ce n’est qu’un début, le combat continue" criait-on, il y a cinquante-cinq ans. C’était un autre siècle. Un siècle où les modes d’articulation entre mobilisation sociale et combat politique étaient clairs : la lutte des classes et sa traduction politique. Les désaccords stratégiques les plus radicaux avaient ce schéma en partage.
Mais aujourd’hui, où sont les classes porteuses d’émancipation ? Dans la rue à l’appel de l’intersyndicale ? Dans la nuit à l’assaut du commissariat ou du supermarché ? À Sainte-Soline, encerclées par les forces de police ?
L’impasse stratégique semble totale. Nous vivons même un paradoxe hallucinant : la puissance et la radicalité de certaines mobilisations inquiètent la gauche qui ne sait pas trop quoi en faire. Des Gilets jaunes aux révoltes des quartiers populaires, la nouveauté des surgissements vitaux des peuples désoriente, voire inquiète.
Cette impasse stratégique a une origine. Nous sommes prisonniers des schémas d’articulation du social et du politique, de délégation du social au politique, hérités d’un siècle qui est clos. Nous avons du mal à être pleinement contemporains et à regarder, comme nous y invite Giorgio Agamben, "ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps" (2).
L’installation du dispositif néolibéral a bouleversé cet espace d’activité, d’intelligence collective et d’espérances communes, né avec la modernité, qu’on nomme politique.
Depuis vingt ans, le récit dominant est celui de la menace émeutière endémique, de la menace terroriste universelle, de l’ennemi intérieur, de la cinquième colonne immigrée ou musulmane, d’une guerre aussi obscure que protéiforme. Depuis vingt ans, ce récit policier du monde soumet la politique au régime de la peur et autorise la désarticulation des libertés publiques là où elles existaient. Il met le débat public sous tutelle. Il est le vecteur du changement de nature de l’État, tous régimes confondus, dont l’identification est l’un des objets de ce livre.
En se financiarisant, le capital s’est défaussé des contraintes du compromis fordiste du 20ème siècle, de ses concessions matérielles comme de ses formes démocratiques. Son profit se nourrit aujourd’hui du détricotage des sociétés. Le chaos social et politique est son oxygène, la contrainte et la peur sa réponse à l’explosion des inégalités et à la destruction du vivant.
Ce néolibéralisme autoritaire prend ses racines dès les années 1970, mais s’épanouit au tournant du siècle. Le G8 de Gênes et la mort de Carlo Giuliani, tué de sang-froid lors des manifestations altermondialistes, en est un des actes fondateurs.
Cette radicalisation des modes autoritaires de gouvernement a révolutionné les conditions d’expression des colères et des espoirs des peuples. Le drame de celles et ceux qui en sont les victimes quotidiennes n’a pas encore trouvé sa voix politique et collective. Comme souvent dans l’histoire, le capital a pris un tour d’avance. Les organisations sociales et politiques les plus représentatives, bien souvent, ne font que répéter à l’envi ce qu’elles ont appris au siècle précédent.
La rupture entre l’État et les peuples que Sylvain Lazarus nomme "l’État séparé" s’incarne dans l’autoritarisme macronien. Il s’incarne aussi dans la rupture entre la gauche partisane et les classes populaires.
Pour des millions de femmes et d’hommes, le chaos social et politique est le saccage de leur vie et de leurs rêves. La violence et le mépris des pouvoirs est leur seul interlocuteur. En France, comme partout dans le monde, l’affrontement est brutal. La politique du corps s’est pour une part substituée à la politique délibérative dans l’expression des urgences populaires. Le temps des émeutes est devenu le temps des soulèvements. Partout dans le monde, avec courage, les peuples dessinent les contours d’un monde désirable. Ils font ainsi battre le cœur du siècle. Ils sont la vie face au capitalisme financiarisé et mortifère.
C’est ce cœur battant qu’il nous faut aujourd’hui prioritairement écouter et comprendre. Dans la radicalité de son courage comme dans l’actualité de ses exigences.
On y entend la vie face aux logiques de mort de cette combinaison du capital financier et des États qu’on nomme néolibéralisme et pour lequel, au droit de vie et de mort fondateur du pouvoir, s’est ajouté le droit de "laisser mourir". On y entend le refus de dominations anciennes et parfois structurelles de l’histoire humaine, du colonialisme au patriarcat. On y entend l’urgence à défendre le vivant dans toutes ses diversités, d’espèces comme de genres. On y entend des peuples en quête de souveraineté.
"Nous sommes 99 %" disait Occupy Wall Street. "Nous sommes l’Égypte" affirmaient les occupants de la place Tahrir. "Nous sommes l’Ukraine", celles et ceux de Maïdan. "On est là !" La concision du mot d’ordre dit tout de l’ambition démocratique et de l’indécision de l’affirmation populaire. Il reste en effet à transformer ce "on" en un "nous" sans lequel la défaite sera toujours au rendez-vous.
Aujourd’hui, où chercher une introuvable "traduction politique" ? Les partis de gauche n’ont plus l’ancrage social d’il y a cinquante ans. Piégés par la Constitution française et le présidentialisme, ils tendent, parfois malgré leurs bonnes intentions, à se réduire à une activité d’équipes électorales concurrentes, enchaînées à l’agenda institutionnel. Et leur passage au pouvoir n’a pas laissé un grand souvenir d’audace.
Face à cette démission politique, ces vingt années ont été jalonnées d’expérimentations stratégiques, de l’évitement de la complexité du pouvoir (l’altermondialisme comme le dégagisme) à l’insurrection constituante (Chili et Ukraine), en passant par le socialisme du 21ème siècle (Amérique latine) ou le populisme de gauche (Europe). Il est urgent de tirer les leçons de cette succession d’échecs. La combinaison du chaos social et de ces expériences populaires cuisantes ouvre aujourd’hui la voie à l’abîme. D’un côté, des extrêmes-droites en plein essor sont prêtes à se couler dans le néolibéralisme policier et à en pousser au bout les logiques mortifères. D’un autre, la tentation de la violence minoritaire et prophétique a déjà fait de nombreuses victimes.
Quelle voie nous reste-t-il ? Quand la mobilisation sociale bute sur l’indifférence des puissants et quand les perspectives électorales se résument à un sauve-qui-peut brouillon, il nous faut à l’évidence chercher autre chose. Il manque aux femmes et aux hommes brutalisés par la violence néolibérale, la légitimité populaire consciente d’elle-même.
Il nous faut donc reprendre la démocratie dans ses fondements. Celle-ci ne se résume pas à des procédures institutionnelles vidées de sens faute d’une idée forte de ce qui nous lie et non de ce qui nous oppose.
Il nous faut donc faire peuple autour d’une perspective humaine portée par toutes les grandes mobilisations du siècle : celle de l’égalité, celle de la fin des dominations patriarcale et coloniale, celle des communs contre une marchandisation mortifère, celle de la préservation du vivant.
Construire du commun et de l’espérance dans la confrontation avec un néolibéralisme qui porte le chaos et la haine est un chemin difficile. Il sera peut-être long. Il bousculera des organisations syndicales et politiques en retard sur les bouleversements du monde et sans imagination rassembleuse. Pour reprendre le vocabulaire d’Antonio Gramsci, une guerre de position a commencé. Son enjeu est moins le pouvoir à prendre que l’hégémonie à construire.
Une politique du corps
Le 6 août 2011, l’incendie qui dévore le grand magasin Carpetright, à Tottenham, sidère le monde et éclipse les images des émeutes françaises de 2005. En février 2014, la place Maïdan à Kiev se transforme en camp retranché. Le 17 novembre 2019, le campus de l’université polytechnique de Hong Kong est en flammes.
Notre siècle est-il un brasier ? 2005 n’a-t-il été que le brûlot annonciateur d’une fournaise sans fin ?
Chaque révolte dépasse la précédente. Un poste de police a été attaqué à Aulnay-sous-Bois en novembre 2005, un autre à Anderlecht en novembre 2009, plus de cinquante en France entre le 28 juin et le 3 juillet 2023.
Rares sont les pays qui n’ont pas connu au moins une journée d’émeutes. Nombreux sont ceux qui, à l’instar de la France en 2005, ont vu l’incendie gagner tout le territoire. Parfois plusieurs fois.
Mais combien ont connu ce qu’on nommait autrefois révolution ? Ce mythe mobilisateur est né avec la Révolution française. Fondateur de la modernité politique, il articulait une mobilisation de masse à un changement brusque du pouvoir d’État, voire un changement de nature de l’État, comme préalable à des transformations structurelles de l’ordre social. La fugace fusion du peuple et du pouvoir comme "pouvoir constituant" laissait alors la place à un État gouvernant au nom du peuple, pas toujours avec lui. Dans la cosmogonie des espoirs, la révolution était le moteur de l’histoire, sa locomotive sur les rails du progrès de l’humanité. L’histoire avait un sens.
Comme il semble loin ce siècle des affrontements idéologiques globaux, des prises du palais d’Hiver, de l’assaut contre l’ambassade américaine de Hanoï, de la défaite des GI’s dans la baie des Cochons. Les colères et les souffrances pouvaient avoir la force d’un espoir commun, s’oublier dans la promesse d‘un avenir radieux. La communauté des dominés faisait culture. L’antagonisme était mondial et officiel. Ses répertoires multiples, de l’insurrection à la lutte électorale, de la guérilla à la non-violence, du compromis fordiste à l’autodéfense ouvrière.
Comme tout était simple, peut-être trop. Il fallait choisir son camp au risque d’y perdre ses rêves, au risque de devoir oublier au passage des dominations subies mais annoncées comme secondaires. Tout était dans le sens de l’Histoire. Les révolutions en étaient les phares puisque, comme l’explique Michel Foucault, "la révolution s’organise selon toute une économie intérieure au temps : des conditions, des promesses, des nécessités" et "loge dans l’histoire, y fait son lit et finalement s’y couche".
Mais notre 21ème siècle a échappé à l’histoire dont certains espèrent vainement le "réveil". Non dans l’immobilité pacificatrice du marché car, continue Michel Foucault, "ce qui, dans l’histoire, échappe à l’histoire, ce n’est pas l’universel, l’immobile, ce que tout le monde, tout le temps, peut penser, dire ou vouloir". Bien au contraire, "ce qui échappe à l’histoire, c’est l’instant, la fracture, le déchirement, l’interruption". Alors que "le soulèvement, lui, coupant le temps, dresse les hommes à la verticale de leur terre et de leur humanité".
Corps sans légitimité ?
Depuis vingt ans, l’émeute ponctuelle, l’affrontement physique, voire le soulèvement à l’échelle du pays ont pris le pas sur l’espoir historique. Le langage du corps l’emporte de plus en plus souvent sur la puissance des mots. Faute d’interlocuteur politique, faute aussi de grand récit commun sur la libération humaine, ce "langage de ceux qu’on n’entend pas" impose sa polyphonie.
En plus de vingt ans, ce "temps des émeutes" a tracé ses messages, imposé ses rythmes, ouvert, année après année, de nouveaux chapitres du réquisitoire populaire contre l’ordre néolibéral du monde. Par vagues, comme des pulsations vitales, de grands principes ont été énoncés, répétés, mis en écho, incarnés par des foules qui se sont de moins en moins ignorées les unes les autres.
Au-delà de la colère, sinon de la rage, ces soulèvements qui mettent des femmes et des hommes "à la verticale de leur terre et de leur humanité" constituent le récit au présent des exigences humaines. Ils sont autant de preuves de vie qui, par salves, constituent les pulsations du siècle.
Ces centaines d’émeutes qui éclatent sur tous les continents chaque année sont comme un chœur polyphonique mêlant souffrances et colères. Comme un bruit de fond assourdi par la répression, cette longue plainte du monde est privée de légitimité politique. Aucun pouvoir, aucune institution, bien peu de forces politiques n’acceptent de l’entendre pleinement. Car pour la plupart de ces dernières, le souci de respectabilité institutionnelle et électorale, la peur de sortir du cadre d’un débat public domestiqué l’emportent sur l’écoute des souffrances profondes et lancinantes des dominé·es.
[…]
Durant ces vingt dernières années, cette "politique du corps" a peu à peu investi son lexique dans les mobilisations les plus traditionnelles, les colères les plus respectables confrontées au silence méprisant et la répression brutale des pouvoirs.
2009-2023 Émeutes et affrontements dans les mobilisations sociales dans le monde
La courbe du nombre d’émeutes et d’affrontements civils liés aux mobilisations sociales, globalement en hausse sur la période, fait apparaître deux grandes vagues (2010-2013 et 2019-2020) correspondant à des épisodes internationaux de soulèvements, incluant le Printemps arabe et les Gilets jaunes.
"Ils nous ont tout volé, même la peur"
Vue de près, l’émeute est d’abord un mystère. Comment des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart, peuvent ainsi prendre autant de risques corporels et judiciaires, voire de risques vitaux, dans une confrontation dont l’issue est certaine. Le geste émeutier n’a d’autre stratégie que son passage à l’acte. Qu’espéraient donc les milliers de jeunes femmes et hommes qui se sont soulevés entre la mort de Nahel et le 3 juillet 2023 ? La première certitude émeutière est qu’à la fin du match, c’est toujours la police et la justice qui gagnent.
La mise en danger de soi est une expérience partagée de la peur. Toutes et tous le disent en 2016 : "On a toujours peur. Je ne connais personne qui n’ait pas peur […]. On flippe ! Parfois, les gens autour arrivent à me mettre en confiance ; la peur s’atténue, mais elle est toujours là" (12). "On ne reculait pas, on y allait sans réfléchir […] eux, ils nous matraquaient et nous, on leur donnait des coups de pied" s’étonne une étudiante grecque prise dans les émeutes de décembre 2008 (13).
[…]
Cette peur se dissout dans la foule solidaire. "On est ensemble, une masse incoercible qui court, évite ; on crie, on chante, on se parle sans se connaître, on se touche, on s’aide, on s’aime" (14). La peur s’oublie dans le basculement dans ce "corps commun" de l’émeute. La faiblesse même devient un défi qui s’affiche sur cette banderole lycéenne en 2010 : "C’est simple, on n’a que des pierres" (15).
[…]
La peur assumée est une victoire de la liberté. Elle est une expérience fondatrice : celle du refus ostentatoire de l’assignation à un lieu, à un rôle, à une obéissance. "On est là". Là où on ne devrait pas être, là où on nous a interdit d’être, là où on est enfin pleinement soi. Tout est dit. Être là où vous ne devez pas être, là où on vous a interdit d’être est une façon de se dire à soi-même qu’on peut refuser toutes les assignations. "Ils nous ont tout volé, même la peur" scandent en 2019 les manifestantes et manifestants face à une répression exceptionnelle de la police chilienne.
Cette mise en danger de soi est d’abord une décision personnelle qui surprend parfois celle ou celui qui la prend. C’est une expérience subjective (16) dont les conséquences vont largement au-delà des seuls dégâts matériels occasionnés dans la confrontation À la fois singulière et partagée, elle met en cause directement l’ordre du monde comme l’ordre du discours. Deleuze y aurait sans doute identifié une puissance de la joie contre un pouvoir triste. Toujours vaincue, elle laisse des traces subjectives durables dont les conséquences politiques à long terme sont imprévisibles.
[…]
"Un sentiment de plénitude"
L’émeute surgit quand les catégories courantes de l’espace public, les modalités normées du conflit public, social ou politique perdent leur efficacité. Au-delà de l’acte d’indiscipline, l’émeute est une mise à l’épreuve du langage politique, de ses rationalités, de ses mots et de ses énoncés. À la question, qui mobilisait alors les débats politiques et universitaires en 2005, "est-ce que les émeutes sont politiques ?", un émeutier nous avait répondu : "Non, ce n’est pas politique, on voulait juste dire quelque chose à l’État".
L’émeute est donc une confrontation collective à la perte d’efficacité, voire de sens, de la politique comme moyen d’expression et de puissance. Elle conduit à la recherche d’autres voies, d’autres expressions communes. Comme Pénélope, elle reprend l’ouvrage à zéro.
[…]
Ce répertoire de la colère politiquement impuissante se diffuse d’année en année en marge des mobilisations plus traditionnelles. Il se répand au rythme de la montée en puissance de la brutalité politique autant que policière des pouvoirs.
La pratique du black bloc, apparue en Allemagne dès les années 1980, relève d’abord d’un souci d’autodéfense. Elle peut devenir une tactique d’accompagnement de mobilisations au départ non-violentes. Elle impose son omniprésence au moment même où le néolibéralisme s’affirme. Le black bloc, surgi dans les rues de Gênes en 2001, fait aujourd’hui partie du paysage manifestant. Au Mexique, un "bloque negro" féminin et féministe impose sa légitimité face aux féminicides. Entre la tolérance aux "casseurs", manifeste lors du mouvement contre la réforme des retraites en France, la tentation de la confrontation directe qui progresse de défaite en défaite et l’expérience de la violence policière, le regard politique n’est plus ce qu’il était. La brutalisation des rapports sociaux et politiques se banalise.
En 2016, la mobilisation contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite "loi Travail" ou "loi El Khomri" du nom de la ministre du Travail, voit l’affirmation d’une "tête de cortège" qui organise la confrontation. En 2019, le black bloc prend progressivement sa place dans la protection des "Actes" des Gilets Jaunes. En 2023, il défile avec sa propre banderole lors des manifestations contre la réforme des retraites. La généralisation progressive de cette insurrection des corps s’impose pour les manifestantes et manifestants de Sainte-Soline en mars 2023 (18) face à la violence d’État.
Soulèvements
Il arrive enfin que le chœur polyphonique des émeutiers et des corps se fasse entendre à l’unisson. Il arrive que l’émeute devienne soulèvement. Il arrive que l’émeute fasse peuple. Ces moments-là marquent durablement les consciences, donnent un sens à la polyphonie qui les a précédés, éclairent le présent d’une lumière crue, déchirent le voile des mensonges d’État.
Car ces moments-là rassemblent subitement les corps à une échelle inédite autour d’une exigence commune. Une solidarité surgit bien au-delà d’un commun de proximité. Ce qu’on va rapidement qualifier de "cause" du soulèvement s’avère le simple détonateur d’une dynamique qui la déborde, d’un récit commun des corps qui donne à voir le sens de ce qui rassemble. Comment comprendre sinon que la simple décision d’augmenter le tarif du métro fasse tomber un président chilien, que les derniers mots d’un homme noir tué par un policier blanc trouvent un écho sur tous les continents ?
Des vagues se succèdent ainsi, se mêlent, se superposent, s’enrichissent en passant d’un continent à l’autre, d’une décennie à l’autre : celle de la jeunesse populaire assassinée dès 2005, celle de la survie collective face à la financiarisation du monde après la crise de 2008, celle du dèmos bafoué enraciné dans le Printemps arabe de 2011, celle des peuples écrasés comme en Palestine, celle de l’exigence de justice et de moralité politique qui explose en 2019 (19), celle du soulèvement contre des dominations structurelles de l’humanité, aux États-Unis en 2020 et en Iran en 2022, celle, à venir encore, du soulèvement de la vie contre la destruction de la planète…
Le cœur vivant du siècle y bat sans cesse. Malgré la répression, malgré la violence des pouvoirs politiques, financiers, coloniaux, patriarcaux. Écoutons-le pour y entendre ces six pulsations majeures qui rythment notre temps : la vie, la survie, la démocratie, le droit des peuples, la féminisation du monde, le vivant.
Notes
(1) Notamment L’État de guerre (La Dispute, 2003), Nous autres nous-mêmes (Le Croquant, 2008), Le temps des émeutes (Bayard, 2009), Les enfants du chaos, essai sur le temps des martyrs (La Découverte, 2016) , The Age of Violence : The Crisis of Policy and the End of Utopia, (London, Verso, 2018) et Time over? Le temps des soulèvements (Le Croquant, 2020)
(2) Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008.
(3) Sylvain Lazarus, L’Intelligence de la politique, Paris, Al Dante, 2013
(4) Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2012.
(5) Antonio Negri, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives à la modernité, Paris, PUF, 1997.
(6) Michel Foucault, "Inutile de se soulever ?", Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994, p. 790.
(7) Alain Badiou, Le Réveil de l’Histoire, Paris, Lignes, 2011.
(8) Michel Foucault, "Inutile de se soulever ?", texte cité, p. 790.
(9) Martin Luther King, "Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus", 1967.
(10) Alain Bertho, Le Temps des émeutes, Paris, Bayard, 2009.
(11) Alain Bertho, "Un sentiment de plénitude. L’expérience émeutière comme politique du corps", Socio, 2022, n° 16, p. 37-61.
(12) André Romain, Une pensée pour les familles des vitrines. Paroles de manifestant·es masqué·es, site Jef Klak, mars 2018, https://www. jefklak.org/une-pensee-pour-les-familles-des-vitrines.
(13) Émeutes après le meurtre du jeune Alexis Grigoropoulos le 6 décembre 2008 par la police à Athènes. Propos recueillis pour le documentaire Les Raisons de la colère par Samuel Luret, 2010.
(14) Propos d’un lycéen cité par Bruno Froidurot, Rapport sur les journées lyonnaises. Enquête sur un écart et analyse des catégories politiques de "débordement" et de "casseurs", mémoire de Master 2 en anthropologie sous la direction d’Alain Bertho, Institut d’études européennes, université Paris 8, 2011.
(15) Jeudi 21 octobre 2010, Lyon, https://www.lyoncapitale.fr/actualite/manifestation-lyceenne-bellecour-assiegee-jeudi-video.
(16) Romain Huet, Le Vertige de l’émeute, Paris, PUF, 2019.
(17) Dès le lendemain des événements de mai-juin 1968, la loi n° 70-480 du 8 juin 1970 "tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance" restera dans l’histoire comme la première "loi anticasseurs" en officialisant le qualificatif de "casseur" dans le vocabulaire public.
(18) Le 25 mars 2023 une manifestation massive et interdite contre un projet de mégabassines dans les Deux-Sèvres fait l’objet d’une répression brutale. On compte 200 blessés parmi les manifestants et manifestantes, dont quarante grièvement, principalement par les grenades de désencerclement et les LBD, et deux dans le coma.
(19) Alain Bertho, Time over ? Le temps des soulèvements, Vulainessur-Seine, Le Croquant, 2020
📰 https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/200424/de-l-emeute-la-democratie
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