♟ Contre vents et marées : Ces valeureux "pirates" des quartiers libres
À Sainte-Soline comme à Notre-Dame-des-Landes ou au Quartier Libre des Lentillères, des lieux autogérés pour la création & la défense d’un lieu de vie solidaire & créatif. Oui autre monde est possible
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SOMMAIRE :
1 - À quoi peut bien ressembler la vie sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 5 ans après l’abandon du projet d’aéroport ? - Direct Action, le film de Ben Russell et Guillaume Cailleau - Cinéma du Réel
2 - "Une île et une nuit" - Lundi Matin
3 - Sortir du capitalisme ? - Géographies en Mouvement
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♟ À quoi peut bien ressembler la vie sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 5 ans après l’abandon du projet d’aéroport ? - Direct Action, le film de Ben Russell et Guillaume Cailleau
À Sainte-Soline comme à Notre-Dame-des-Landes les activistes ont appris l'importance de la solidarité & du collectif. Tout le monde est pris en compte dans la façon de composer les uns avec les autres
Le film "Direct Action" suit une communauté de militants en France, composée de squatters, d’anarchistes, d’agriculteurs et d'"éco-terroristes" selon le gouvernement, afin de mieux comprendre comment le succès d’un mouvement protestataire radical peut ouvrir une voie à travers l’actuelle crise climatique mondiale.
Quand le pouvoir politique défend les intérêts privés contre le bien commun, l’action directe est inévitable. Au cours de ce début de siècle, en France, l’activisme environnemental en a notoirement payé le prix fort durant les répressions des manifestations contre le projet d’aéroport du Grand-Ouest en 2012 et contre les méga-bassines à Sainte-Soline le 25 mars 2023. Mais il a aussi, entre ces deux évènements, remporté une victoire insolente en établissant avec succès une Zone à Défendre à Notre-Dame-des-Landes, où l’idée d’action directe peut désormais s’entendre au-delà du conflit avec l’État, et qualifier une manière de vivre en accord avec la terre. Ben Russell et Guillaume Cailleau ont filmé dans la ZAD pendant deux ans, entre la commémoration festive des dix ans de l’échec de l’Opération César et l’action menée par les Soulèvements de la Terre à Saint-Soline, accueillie par un spectacle policier digne d’Apocalypse Now. À bien des égards, Direct Action évoque et inverse la série Sanrizuka de Shinsuke Ogawa autour de la lutte paysanne contre la construction de l’aéroport de Narita ; la récurrence des apparitions du phare qui s’érige désormais fièrement en lieu et place d’une tour de contrôle qui n’a pas vu le jour, ne manque pas d’y faire songer. À Notre-Dame-des-Landes, il est possible d’observer ce qui se passe lorsqu’une vision jusque-là cantonnée à l’utopie se permet de remplacer l’avenir promis par les tenants de la croissance économique. En quarante et un longs plans qui refusent l’équation trop souvent automatique des discours militants et des formes conventionnelles du cinéma direct, Direct Action nous donne en retour pleinement le temps de l’habiter.
Antoine Thirion
À quoi peut bien ressembler la vie sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 5 ans après l’abandon du projet d’aéroport ? Ben Russell et Guillaume Cailleau nous font découvrir le quotidien de ces activistes, au rythme paisible de la nature, dans ce long-métrage qui nous rappelle qu’agir pour l’urgence climatique, c’est aussi apprendre à ralentir…
Direct Action est une approche cinématographique magnétisante de la diversité et de l’identité profonde d’un noyau d’activistes vivant en accord (et en action) avec leur pensée.
Sélection Berlinale 2024 et Première mondiale - Prix du Meilleur film dans la section Encounters
Par Cinéma du Réel, le 24 mars 2024, Blog Mediapart
Entretien avec Ben Russell et Guillaume Cailleau, réalisateurs de Direct Action à l'occasion du festival international du film documentaire
Propos recueillis par Inès Katz
🎙 Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire ce film et comment le projet s'est-il concrétisé ?
◾️ Ben Russell (B.R.) : Pour la faire courte, je vis en France depuis quatre ans et, il y a environ trois ans, j'ai entendu parler pour la première fois d'un collectif anarchiste militant. La description était un peu floue, mais l'essentiel était qu’ils et elles avaient été victorieux·euses dans leur lutte contre le gouvernement en s'opposant à un projet d'aéroport. À ce moment-là, j'avais déjà fait un certain nombre de films sur des groupes de personnes et autour des idées d'utopie, et cela m'a semblé être un alignement très net de ces deux idées. J'étais donc très curieux de visiter cet endroit et de comprendre à quoi pouvait ressembler une telle victoire et comment elle était vécue.
◾️ Guillaume Cailleau (G.C.) : De mon côté, j'avais également déjà fait et produit des films sur des questions sociales. Ben et moi avions déjà collaboré en 2011 sur un court-métrage, un court portrait d'Exàrcheia, le quartier anarchiste d'Athènes. Ainsi, lorsque tu [Ben] as proposé d'aller voir ce qui se passait à la ZAD, j’étais très intéressé. Aussi parce que je viens de la région, j'ai étudié à Nantes, qui est très proche de la ZAD. Mais je n'y étais pas allé pendant les manifestations contre l'aéroport parce que je vis à Berlin depuis 20 ans. Plusieurs de mes ami·es étaient passé·es par là, alors j'étais encore plus curieux, même si j'étais peut-être initialement un peu méfiant car je pensais que tout avait été fait ou dit autour de la ZAD. En tant que Français, j'étais plus informé, mais quand Ben m'a expliqué que ce n'était pas vraiment connu en dehors de la France, cela m'a intéressé davantage. De plus, lors de notre visite, on a compris qu'il serait très intéressant de faire quelque chose sur la situation actuelle, car le film est le produit d'aujourd'hui, de la ZAD d'aujourd'hui. Ce n'est pas une histoire de la ZAD et de la lutte contre l'aéroport.
🎙 Oui, j’ai trouvé ça très intéressant justement. On en a tellement parlé qu'on pense qu'il n'y a plus rien à faire... Mais le fait que vous vous y soyez intéressé après ce qui s'est passé en 2018, dans l’optique également de montrer la sérénité de la vie dans la ZAD d’aujourd’hui, en opposition au lieu de lutte et de violence qu’ont souvent dépeint les médias, me semble aussi très important. Qu'est-ce qui vous a donné envie de retravailler ensemble cette fois-ci ?
◾️ B.R. : On s'est rencontrés pour la première fois en 2009, je crois au Festival du film de New York, en tant que collègues, camarades de cinéma, et on partageait le même enthousiasme et une histoire quelque peu similaire en ce qui concerne le cinéma expérimental. On s'est retrouvés en 2011 pour faire ce film à Exàrcheia, et Guillaume a remporté un Ours d'argent pour le film historique Laborat quelques années plus tard. Il me semble qu'il a eu l'idée d'élargir ce projet pour travailler avec d'autres artistes sur des projets qui l'enthousiasmaient. Il a donc été le co-producteur de Good Luck, mon troisième long métrage. Il a également été co-producteur de Colour Blind. Direct Action a d'abord été conçu comme un moyen de passer du temps ensemble à travailler dans cet espace, il devait être produit par Guillaume et je devais le réaliser. On est allés à la ZAD tous les deux mois pendant une dizaine de jours, avec juste un preneur de son, Bruno, qui était de la région. On a vraiment travaillé tous les trois pendant un an et demi et il est devenu évident à un moment donné que ce n'était pas mon film, ni celui de Guillaume, mais notre film.
🎙 Et comment s'est passé votre séjour ? Comment avez-vous présenté le projet aux zadistes ?
◾️ B.R. : Le parrain du fils de Guillaume avait vécu dans un collectif avec deux membres de la ZAD, il y a peut-être une dizaine d'années. Ce lien personnel a été un excellent point d'entrée, car on avait quelqu'un qui se portait garant de notre position. Comme le dit Guillaume, la ZAD dispose d'un service de relations publiques bien formé, car beaucoup de journalistes, de reporters et de cinéastes sont venus ici au fil des ans. Ils et elles étaient donc bien équipés pour nous accueillir, nous souhaiter la bienvenue et nous aider dans notre projet, quel qu'il soit. Mais notre projet était très différent de ce qui leur avait été présenté dans le passé : la première fois qu'on est venus, on a dit qu'on venait juste pour voir et pas vraiment pour filmer, et qu'on reviendrait dans un mois et demi, puis qu'on reviendrait encore et encore. C’était une tentative délibérée d'être totalement transparents dans notre processus et notre approche, et on s’est engagés dans une collaboration et un dialogue à tous les niveaux de la production. Ainsi, les personnes présentes ont vraiment pu sentir qu'elles pouvaient participer ou non, qu'il n'y avait aucune obligation de faire partie de ce projet. Je pense que cela a ouvert beaucoup de voies, de façons différentes de travailler ou d'être.
◾️ G.C. : On a aussi toujours participé aux activités de la ZAD. Les activités que tu vois dans le film, mais aussi beaucoup d'autres - comme planter de l'ail ou couper du bois ou porter des choses… on commençait par ça et ensuite on demandait si on pouvait filmer une scène. Une fois que nous connaissions exactement le processus, ce qui s'y passait et que nous avions établi un lien avec les gens, on préparait une prise de vue et on expliquait ensuite à tout le monde "voilà à quoi va ressembler l’image. Si vous voulez être à l'intérieur, vous pouvez. Si vous ne voulez pas, vous n'êtes pas obligé·es, c'est vous qui choisissez". On tournait en moyenne un plan par jour. C'est tout. On filmait 10 minutes par jour pour une journée entière de vie sur la ZAD.
🎙 Il n'y a donc jamais eu de mise en scène de votre part ? Seulement des moments spontanés que vous jugiez intéressants à filmer ?
◾️ B.R. : Il faut imaginer que ce qui se trouve de l'autre côté du cadre est une caméra super 16 millimètres sur un trépied avec trois grands hommes blancs debout derrière elle. Notre preneur de son Bruno avait un micro stéréo et un micro mono. En tant que personne formée à la réalisation de films par le biais de la théorie, je n’ai jamais imaginé que les images existaient sans intervention. Cela a toujours dicté ma façon d'aborder la réalisation. Je pense qu'il est important, surtout dans des situations comme celle-ci, d'être visible pour que les sujets aient la possibilité de participer ou non, qu'ils comprennent ce qui est filmé. S'ils ne comprennent pas nécessairement ce qu'est le film dans son sens le plus large, il faut essayer de donner aux gens plus d'autonomie dans leur participation. Cela a toujours été très important. Lorsque l’on allait à la ZAD, on restait dans l'un des collectifs, pendant 10 jours à chaque fois, ce qui signifie que l’on mangeait, cuisinait et faisait le ménage. On n'était pas des invités. On était des visiteurs. On devait être actifs. Comme dans la séquence avec les seaux où on les voit ramasser des doryphores et les tuer à la main pour s'assurer que la récolte de pommes de terre soit fructueuse. On ne pouvait pas arriver sur place et filmer tout de suite, on devait d’abord arriver et travailler. Pour la plupart, les prises de vue se sont juste produites, mais dans de nombreux cas, elles se sont également produites avec un peu d’orientation de notre part.
◾️ G.C. : On a continué à venir montrer le matériel à chaque fois que l'on a tourné, de sorte à ce que les gens sachent ce que l’on avait tourné et que l’on savait de plus en plus ce que l’on voulait ajouter au film. Les gens nous disaient aussi "oh, peut-être que je pourrais participer en faisant ceci" et ces moments étaient peut-être plus construits, je dirais, mais avec les participant·es.
🎙 Ont-ils vu le résultat final ?
◾️ B.R. : On est allés à la ZAD une dizaine de fois. À chaque fois on rentrait chez nous, on faisait développer le film, et la fois suivante, on rapportait les rushes qu’on venait de filmer. On montrait systématiquement à tout le monde ce que l’on avait fait pour qu’ils et elles puissent voir le type d'images et de sons que l’on enregistrait. Avant de terminer le film, on a organisé une projection à l'Ambazada, qui est un espace de projection sur la ZAD, afin de nous assurer que l’on avait le consentement et l'accord de tout le monde et de laisser ouverte la possibilité de modifier le film. On a fait le film, on a passé du temps à faire le montage de la manière qui nous semblait la plus appropriée pour le film, mais on voulait vraiment être sûrs d'avoir le plein consentement et le soutien des personnes présentes. On a organisé une projection, une soixantaine de personnes sont venues et il n'y avait rien à changer. Elles ont vu le film avant qu'il ne soit terminé, mais elles ont vu une version très, très proche du film final. Bien entendu, on prévoit de le projeter à nouveau. Une partie de ce projet implique également la réalisation d'un livre qui existera parallèlement, où il y aura beaucoup plus de dialogue, de discours, de descriptions... Ce livre est réalisé de la même manière, en collaboration avec des personnes de la ZAD, mais il est destiné à exister avec ou à côté du film, sans nécessairement en dépendre.
🎙 Comment se sent-on quand on rentre chez soi après avoir passé quelques jours sur place et s'être imprégné de tout, quand on revient à une vie "normale" ?
◾️ B.R. : On travaillait beaucoup. Un des éléments de ce mode de cinéma d'observation signifie qu'on ne prend pas de pause. On essayait vraiment de faire le portrait de tous les membres de la ZAD. C'était l'idée de départ. Il y a tellement de groupes. Il y a tellement d'histoires et de positions qu'il nous a semblé plus intéressant d'envisager un portrait du lieu comme un moyen d'appréhender sa composition sociale. On a vraiment essayé de rencontrer tout le monde pour voir si tout le monde participerait et "tout le monde", ça représente plus de 150 personnes. Bien sûr, tout le monde ne veut pas figurer dans un film, tout le monde ne veut pas participer. Mais cela signifiait qu’on allait constamment d'un endroit à l'autre, qu’on rendait visite aux gens, qu’on attendait qu'on nous rappelle, qu’on essayait d'organiser les choses, qu’on réfléchissait au moment où les différents événements auraient lieu. Je ne dirais pas que c'était épuisant, mais c'était du non-stop. Oui, le retour à la maison a toujours été un choc, car cet espace est un environnement remarquable. Le type de réseau écologique qui existe là-bas est vraiment profond. Guillaume et moi avons été profondément affectés par notre séjour là-bas. Le niveau de discours dans lequel tout le monde est engagé. J'ai trouvé que toutes les personnes avec lesquelles on a parlé étaient incroyablement bien informées, positionnées… je ne dirais pas éduquées parce que cela implique une sorte de jugement, mais tout le monde était très articulé sur qui ils étaient, pourquoi ils étaient là et ce qu'ils faisaient. L'espace était également très articulé dans la définition de sa fonction même par rapport aux humains et aux non-humains qui l'habitent.
◾️ G.C. : Je suis d'accord. Pour moi, revenir prend toujours une journée entière parce que j'habite à Berlin. C'est donc une journée entière de train pour aller de Nantes à Berlin. Cela m'a toujours donné l'occasion de revenir un peu sur ce qu’il venait de m’arriver. Comme Ben l'a dit, cela a eu une grande influence sur ma façon de voir le monde ou de voir mon travail, de passer du temps avec les gens de la ZAD - à cause de l'écosystème qu'ils sont, de la façon dont ils se respectent les uns les autres. Tout le monde est pris en compte dans la manière dont on compose les uns avec les autres, dans toutes ces configurations. C'était très intéressant et intense. Revenir à la maison… c'est la maison, mais c'est toujours une transition à accomplir en douceur. Revenir de Sainte-Soline... c’était encore une autre histoire. Comme pour beaucoup, beaucoup de gens qui étaient à cette manifestation, ce fut un retour très difficile. Parce que c'était très dur, d'abord, d'être à la manif et de ressentir la répression et la violence, mais aussi de rentrer à la maison et de voir le discours dans les médias ou de la part des politiques qui ne correspondait pas à ce que nous avions vécu. Ce fut pour moi un moment très difficile dans cette année de tournage. Il y a eu cette dissociation qui s'est produite entre ce que j'ai vécu et ce que j'ai lu par la suite.
◾️ B.R. : Oui, ce moment est intéressant parce que lors de notre visite après Sainte-Soline, on a vu des gens qui étaient inquiets pour nous parce qu'ils disaient "vous êtes justes partis. Vous n'avez pas reçu le soutien de la communauté, vous n'avez pas pu parler de cet événement traumatisant, vous avez juste pris ce moment et l’avez emporté avec vous", ce qui est l'une des leçons que les activistes ont apprises, à savoir l'importance de la solidarité et du collectif. Il faut se soutenir les un·es les autres lorsqu’on traverse ce qui, dans notre expérience, a été une situation incroyablement violente et répressive de la part du gouvernement français à l'égard des manifestant·es. Comme le dit Guillaume, il y avait un tel décalage entre ce que nous avons vécu et la façon dont le ministre français de l’agriculture a immédiatement désigné la violence contre la police comme le principal problème, ainsi que les dommages causés à la propriété privée... Toutes ces choses semblaient vraiment fabriquées, comme des constructions visant à désamorcer ce qui nous a semblé être une expérience très puissante et assez effrayante.
🎙 J'imagine que pour vous, ça a dû être très difficile d'être là pour filmer, tout en faisant partie intégrante de ce qui était en train de se dérouler, de ressentir cette répression... Comment les choses se sont-elles passées à la ZAD, après Sainte-Soline ?
◾️ B.R. : Immédiatement après ce qui s'est passé à Sainte-Soline, l'État a annoncé qu'il allait dissoudre Les Soulèvements de la Terre. Pour nous, il y a eu cette prise de conscience que les événements de 2012 et 2018, ces tentatives d'expulsion sur la ZAD étaient en fait en train de se rejouer. Ce qui s'est passé à Sainte-Soline, l'ampleur, la violence, les gens de la ZAD n'ont pas été vraiment surpris par ça. Mais la vitesse à laquelle l'État a tenté de dissoudre le mouvement était, je pense, assez alarmante. La dernière fois que nous sommes allés filmer à la ZAD, on est arrivés la veille et une unité anti-terroriste est arrivée par hélicoptère à 6 heures du matin et est entrée dans les habitations, a arrêté un certain nombre d'individus et les a escortés en dehors de la ZAD dans ce qui nous a semblé être une stratégie pour arrêter ceux que l'État pensait être les leaders des Soulèvements, afin qu'ils ne puissent pas être présents à la manifestation contre la dissolution le jour suivant.
🎙 Vous y êtes retournés depuis. Avez-vous pu vous faire une idée du ressenti là-bas, par rapport ce qui se passe actuellement entre les syndicats agricoles, les militant·es écologistes et le gouvernement ? Avec les Soulèvements qui prennent de l'ampleur en France…
◾️ G.C : Après l'annonce du démantèlement, les Soulèvements se sont beaucoup développés parce qu'ils ont reçu le soutien de nombreux acteurs, du monde culturel, mais aussi de tout le monde militant.... Avec la création de nombreux comités locaux depuis l'annonce du démantèlement, avec l'appel de cette décision et de son annulation, le soutien s'est accru. Je trouve cela impressionnant et très courageux.
À Sainte-Soline, les agriculteurs·trices sont alignés avec la ZAD. Les agriculteurs·trices de la Confédération Paysanne, et les gens qui font en sorte de travailler en utilisant moins de pesticides, en cherchant des solutions d'irrigation. Cela a toujours été le cas, depuis la création de la ZAD. Les agriculteurs·trices sont venu·es et ont donné des animaux pour occuper la terre parce que l'idée de garder cette terre, c'était aussi de la garder vivante.
◾️ B.R. : Ce qui est choquant à propos de Sainte-Soline, ce n'est pas seulement la brutalité et la violence, mais c'est aussi que cela se passe sur des terres agricoles. C'est un champ ouvert. Mais c'est un endroit qui n'est pas dans un certain sens si différent de l'endroit où les zadistes vivent à Notre-Dame-des-Landes. Ils et elles sont très intelligent·es et font cela depuis plus de dix ans maintenant, et je pense qu'ils et elles ont une idée de la façon dont le gouvernement essaie de briser les alliances. Mais la position principale, me semble-t-il, est celle de la solidarité. Et cette solidarité, comme le disent certaines des personnes interrogées à la fin du film, est vraiment le fruit d'une diversité de gestes et de mouvements : en s'alignant sur une seule position, il est facile d'être démantelé. En revanche, le fait de s'aligner sur des positions multiples ouvre la possibilité de faire avancer les choses, et c'est clairement ce qui se passe. Le lendemain de notre première à Berlin, les gens de Notre-Dame-des-Landes ont tenu une conférence de presse pour s'opposer à une nouvelle tentative des municipalités locales, des bureaux des maires de Vigneux et de Notre-Dame-des-Landes, de démanteler une nouvelle fois la ZAD. Et c'est quelque chose pour lequel Darmanin a également fait pression. La lutte ne s’arrête pas. Comme il est dit dans le film pendant la partie d’échecs, "on ne peut pas gagner tout le temps, mais on ne peut pas perdre tout le temps non plus". Il faut donc persévérer.
🎙 Vous tournez toujours en argentique ?
◾️ B.R. : J'ai commencé à faire des vidéos en 1997, et depuis 2001, je ne pense pas avoir utilisé une caméra numérique pour faire un film. Le 16 mm a toujours été le support avec lequel je travaille. C'est ce que je comprends. Je sais comment ça fonctionne. J'ai mon propre équipement et je me sens à l'aise avec. Ça présente un certain nombre de restrictions et de limites que je trouve vraiment génératrices et efficaces, l'une d'entre elles étant la durée. Je ne peux pas tourner plus de 10 minutes à la fois. Ce qui, dans mes premiers travaux, m'a vraiment aidé à penser au temps, à comment les choses doivent entrer et sortir du cadre à certains moments. Comment les événements doivent apparaître et réapparaître... Je tiens toujours à cette sorte d'analogie entre le travail manuel et la matérialité du 16 mm. J'ai également essayé de trouver des projets qui correspondent à mes intérêts pour le médium.
◾️ G.C. : Dans ce cas-là en particulier, la façon dont nous interagissons avec les gens à travers le 16 mm a été très utile, en raison de l'équipement, de l'appareil, pas du résultat sur l'écran, mais de l'appareil qui est plus lourd que l'équipement numérique, ou de l'utilisation d'un trépied qui nous rend toujours très visibles et obligés de prendre le temps de faire ce que nous avons à faire et de nous installer. C'était aussi un bon moyen de montrer aux gens qu’on était en train de filmer. On n'essaie pas d'obtenir des informations ici ou là. On est clairement positionnés. Même lorsqu’on on a dû transporter tout cet équipement à travers la manifestation, mais aussi dans le jardin, ce n'est pas facile, sous la pluie ou autre. C'est toujours un acte qui prend du temps et oblige à changer de vitesse, ce qui, je pense, est dans le même esprit que la ZAD.
◾️ B.R. : L'une des choses que j'ai vraiment apprises en travaillant avec le 16 mm dans un contexte de non-fiction, c'est que cela m'oblige à être présent et attentif pendant un long moment avant de filmer, que je dois vraiment être conscient de ce que je vais faire. Il est assez difficile de filmer des choses urgentes ou immédiates parce qu'il faut une minute pour charger la pellicule et s'assurer que tout le matériel est prêt. Le fait de devoir être méticuleux et attentif détermine ma façon d'aborder les sujets ou de penser au cadrage des espaces parce que cela signifie que je dois regarder et comprendre quelque chose avant de pouvoir commencer à le filmer. Je trouve que lorsque je fais ce travail en amont, ce qui se passe devant la caméra est toujours plus impressionnant que ce que j'aurais imaginé. Il y a une sorte de collaboration avec le sujet, au fil du temps, qui va au-delà de ce que j'avais imaginé. Pour ce film, nous avons tourné 80 bobines, ce qui représente environ 12 heures, et nous en avons utilisé entre un quart et un tiers. Le rapport entre la quantité de matériel tourné et la quantité de matériel utilisé est donc très bon, et je pense que cela a tout à voir avec le fait que nous nous sommes vraiment assuré que ce que nous filmions était ce que nous voulions filmer.
🎙 C’est un film long et les plans sont également longs. J'ai pris cela comme une invitation à prendre le temps. Comme ce plan où quelqu'un pétrit de la pâte, que j’ai trouvé fascinant.
◾️ B.R. : J'ai beaucoup réfléchi au temps en tant que matériau du cinéma, et en tant qu'élément qui permet au spectateur d'entrer dans un espace parallèle, un espace empathique, de compréhension, en ayant la possibilité d'exister avec un sujet et de partager la temporalité de ce qui est en train de se passer. Et lorsqu’on parle de représentations du travail, de la croissance ou de la décroissance, ce sont des choses avec lesquelles il faut prendre le temps pour vraiment les ressentir, pour vraiment les comprendre. Et c'était peut-être la stratégie dominante du film : réfléchir à la façon dont un espace est construit et pour cela, il faut y passer du temps, pour voir comment les choses se répercutent les unes sur les autres et sont connectées les unes aux autres.
◾️ G.C. : Ce que je trouve très intéressant, encore aujourd'hui, quand je regarde le film, c'est que, bien que je sache exactement, en théorie, la durée de chaque plan, quand je les vois, je ne sais jamais lequel est plus long que les autres - bien qu'il y ait une grande variation de temps, certains sont deux fois plus longs que d'autres. Le temps n'est pas une ligne stricte et parfaitement linéaire. Lorsqu’on a raccourci certains plans, ils semblaient tous plus longs, d'une certaine manière.
◾️ B.R. : C'est quelque chose dont nous avons beaucoup discuté. On a essayé de faire un montage du film qui était assez court et comme une grande partie du processus de réalisation est liée à l'attention et à la présence, le corps du film s'est effondré, comme s’il n’avait plus sa logique propre. En effet, lorsque je filmais, je commençais à un certain moment parce que je voyais quelque chose se produire et je m'arrêtais à un autre moment parce que cette chose que j'avais observée s'était terminée. Et en regardant la moitié de cette ébauche de film plus court... on a senti qu’il n'avait pas fini sa course. Et le temps est relatif. Je pense que c'est ça le point principal. Le plan le plus long paraît être le premier plan de la tour, la lumière du phare. Mais en fait, c'est le plan le plus court du film, et il donne l'impression d'être le plus long parce qu'en tant que spectateur·trice, on n'est pas encore entré dans le temps du film. On ne comprend pas sa logique, comment il va se dérouler, on n'a pas encore aligné son propre temps sur le temps du film. Et je pense qu'une partie du travail du film est de nous y amener lentement, de sorte que notre propre sens du présent, du maintenant, commence à basculer dans le présent du film.
◾️ G.C. : C'est très agréable quand, après le film, certaines personnes viennent te voir et te disent "oh, c'est déjà fini". Elles sont avec nous tout au long du film et sont surprises qu'il soit terminé parce qu'elles pensaient qu'il durerait plus longtemps.
◾️ B.R. : Un autre point : cette tradition du cinéma expérimental est également liée à une tradition de la musique expérimentale, qui a trait à la durée et, souvent, à l'ennui. Quelque chose se produit dans votre appareil perceptif à force d'être avec quelque chose pendant une longue période de temps. D'une certaine manière, il faut passer au-delà du sentiment d’être extérieur à l’objet qui vous est présenté pour ensuite se reconnecter à vous-même afin d'être réellement présent·e lors de l’expérience de visionnage. Une fois que l'on s'y abandonne, l'œuvre coule de source, mais je pense qu'il est logique que la proposition soit également difficile pour de nombreux·euses spectateurs·trices, car ce n'est pas quelque chose que le cinéma - en particulier le cinéma mainstream - offre souvent. Ce n'est pas le mode de visionnage auquel nous sommes habitué·es, mais ce n'est pas si difficile à habiter une fois que l'on s'y abandonne.
🎙 C'est ce que j'ai ressenti. Au début, j’ai senti que je n’étais pas complètement dedans et – en tant que produit typique de ma génération – j'ai eu beaucoup de mal à rester assise. À la fin je me suis aussi dit que ça m’avait paru plus court que ce à quoi je m’attendais.
En termes d'expérience visuelle, c’est également très différent de voir le film sur un ordinateur portable ou sur un écran de cinéma.
◾️ B.R. Il faudrait aussi parler du son et de la façon il fonctionne dans le film, parce qu’on a adopté une approche très particulière en ce qui concerne sa conception et sa construction : être avec l'image, c'est aussi être dans l'espace de l'image, et cet espace est quelque chose qui est tout autour de nous, pas seulement frontal. On a fait beaucoup d'efforts pour nous assurer que les sons étaient constamment connectés à des espaces extérieurs à l'image, que les spectateurs·trices soient conscient·es de l’interconnexion des différents espaces sur la ZAD, de leurs présences simultanées, parce que la ZAD est vraiment un lieu habité par des personnes engagées dans des activités diverses et variées, et que la distance géographique entre eux et elles est assez grande. La ZAD fait la taille d'un aéroport ! Mais le son était pour nous un moyen de créer de la proximité et de rendre compte de toutes ces forces en présence. C'est une expérience très différente d'être au cinéma, pour entendre ce son... J’imagine que le type d’attention qu’on porte au film change aussi un peu.
Guillaume Cailleau (France, 1978) est un artiste, cinéaste et producteur de films basé à Berlin qui explore de nouvelles manières d’aborder les problèmes politiques et sociaux. Ses films ont été projetés dans des festivals de cinéma (Berlin, New York, Rotterdam, Édimbourg) et son travail a été exposé dans des institutions artistiques telles que le Bangkok Art & Culture Centre, le Royal Ontario Museum, la Haus der Kulturen der Welt et le Centre Pompidou. En 2014, il remporte l’Ours d’argent du jury au Festival international du film de Berlin pour son court métrage Laborat. Il produit des films avec sa société CASKFILMS. Direct Action est son premier long métrage.
Artiste, cinéaste et curateur né aux États-Unis en 1976 et basé à Marseille, dont le travail se situe à la croisée de l’ethnographie et du psychédélisme, Ben Russell a exposé à la Documenta 14 (2017) et son travail a été présenté au Centre Georges Pompidou, au Museum of Modern Art, à la Tate Modern, au Museum of Modern Art Chicago, à la Mostra de Venise et à la Berlinale, entre autres. Il est lauréat d’une bourse Guggenheim (2008), du Prix de la critique internationale FIPRESCI (IFFR 2010, Gijón 2017). Direct Action est son cinquième long métrage.
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♟ "Une île et une nuit"
Du cinéma pirate pour défendre le Quartier Libre des Lentillères.
Le quartier libre des Lentillères est né en 2010 à la suite d’une manifestation fourche en main, à Dijon. De là est né le Pot’Col’Le, une dynamique ouverte et collective de jardinage basée sur l’échange de savoirs. Puis est venu le Jardin des Maraichères, géré de manière non salariée, qui permet d’alimenter des marchés hebdomadaires non lucratif à prix libre. À la croisée de ces deux grandes parcelles, s’entremêlent des dizaines de petits jardins familiaux. Au milieu de tout ça, des fermes occupées, une dynamique de construction de cabanes et d’entretien de lieux ouverts à tous et à toutes pour la promenade, pour des ateliers d’échanges de savoirs divers et variés, des concerts ou des fêtes atypiques. De tout ça naît un quartier bigarré, des collectifs mélangés nourris par plusieurs centaines de personnes. Cependant toutes ces dynamiques sont menacées par la SPLAAD (Société Publique Locale d’Aménagement de l’Agglomération Dijonnaise) et le Grand Dijon qui veulent détruire cette ébullition créatrice et le remplacer par un projet immobilier d’"éco quartier" : l’"écocité des maraîchers". La première phase de construction a commencée sur la parcelle industrielle des anciens abattoirs, la seconde phase du projet immobilier est prévu sur les terres occupées.
Par Lundi Matin, le 26 février 2024
Le Quartier Libre des Lentillères est un lieu autogéré s’étendant sur les dernières terres maraîchères de la ville de Dijon. Ses 8 hectares ont été occupés illégalement et remis en culture depuis plus de 13 ans, en résistance à un projet d’"écocité" en béton qui les menace encore aujourd’hui. Au milieu de la ville, ces espaces en friche et ces maisons abandonnées se sont transformés en un quartier aux multiples usages, faisant s’entremêler habitat collectif, maraîchage, jardinage, auto-construction, événements festifs et culturels, etc. C’est un lieu de luttes et de solidarités en tous genres ainsi qu’une véritable réserve de biodiversité. Dernièrement les habitant-es et usagèr-es du lieu y ont réalisé collectivement un film : Une île et une nuit. Les Pirates des Lentillères, qui signent comme auteurs du film, le présentent comme suit :
"Dans ce film nous utilisons le prisme de l’imaginaire pour parler du réel, de ce que nous vivons ici, de comment nous y sommes arrivé-es, de ce que nous y cherchons et de contre quoi nous nous battons chaque jour. C’est une fiction musicale et dansée, sans héros ni héroïne, avec des maisons qui sont des bateaux (et inversement), des pirates de toutes sortes et tout plein de langages différents… Bref, le Quartier Libre des Lentillères c’est une île aux trésors à travers le regard du cinéma !
Au-delà du plaisir de partager cette création à un public large et diversifié, ce film est l’occasion de transmettre par la rencontre notre expérience de lutte, d’autogestion et d’inventions de formes de vies collectives portées vers le bien-vivre pour tou-tes et respectueuses du vivant."
Dans l’entretien qui suit, ils et elles tirent un bilan provisoire de cette expérimentation inédite.
🎙 Votre film documente d’une façon impressionnante une lutte qui dure depuis presque 14 ans, contre vents et marées, pour la création et la défense d’un lieu de vie solidaire et créatif. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir la forme film pour faire connaître cette expérience à un public plus large ?
◾️ Pirate 1 : Le point de départ a été le medium film justement. Un habitant du Quartier qui possédait des savoir-faire, du matériel et une forte envie qu’on fabrique un film tou-tes ensemble a lancé l’idée, en intégrant la dimension d’auto-formation et de mutualisation de ces savoirs - au même titre que toutes les pratiques d’autogestion qui ont lieu ici. Faire un film diffusable était forcément une idée présente dès le départ dans un coin de nos têtes mais ce n’est qu’après tout le processus de création qu’on a décidé de le montrer largement. Car on ne savait pas du tout où on allait ! On n’aurait jamais imaginé qu’on ferait un long-métrage, ni qu’on mettrait deux ans à le faire ! On a tou-tes été surpris-es du résultat final et le film est devenu un porte-parole du Quartier, ou en tout cas une porte d’entrée pour plein de gens qu’on rencontre pendant la tournée.
◾️ Pirate 2 : Ce n’est pas une chronique qui raconte les événements dans leurs temporalités. D’ailleurs, il y a déjà un documentaire qui a été réalisé sur le Quartier Libre des Lentillères, il y a aussi des articles, des essais, des travaux universitaires… Cette fois-ci, on a choisi de raconter la lutte et la vie au Quartier d’une façon un peu symbolique, artistique et imaginaire. Ça a permis à plein de gens de participer, de créer les scènes chacun-e à notre façon. En gros ça a mis en place l’expression libre. Un facteur très important, c’est qu’on a compris que c’était plus facile pour nous de participer à un film de fiction qu’à un documentaire, qui nous aurait emmené dans quelque chose de plus sérieux, où on joue pas "des personnages" mais où on est nous-mêmes.
À travers la fiction et cette création collective, festive, musicale et dansée, il a été plus facile de parler des choses dures que nous avons rencontrées dans nos vies. L’art peut soigner, l’imagination et la créativité aussi.
Au final, le Quartier Libre des Lentillères c’est un lieu où les chemins se croisent, où les histoires, les envies d’agir ensemble, de lutter, de se soutenir se croisent aussi. Mais c’est aussi un phénomène, un lieu performatif au-dessus des changements permanents, avec de beaux exemples de solidarité entre humain-es, une énergie de groupe, etc. Il y a une certaine dynamique qui n’est pas mesurable et c’est ça que le film a peut-être réussi à montrer.
🎙 Quels étaient les éléments qui ont permis la réalisation du projet (une vision commune des objectifs du Quartier, de son horizon politique et pragmatique, des connaissances cinématographiques…) ?
◾️ Pirate 3 : Dans ce genre de cas, la proposition se fait pendant l’assemblée mensuelle qui est l’un des outils clefs de l’organisation collective de la vie du Quartier. La première étape fut de mettre en place des temps de discussion hebdomadaires adressés à toutes personnes habitant-es et/ou usagèr-es du Quartier, sur ce que pourrait être un film sur les Lentillères et ses modalités. Ces rendez-vous durèrent plusieurs mois et permirent à un groupe à géométrie variable de dessiner les contours et donc les thèmes à travailler dans le film. Il en est ressorti un parti-pris kaléidoscopique : le Quartier est un lieu traversé par une telle diversité de vies et de parcours que l’on ne saurait en faire un récit unitaire. D’ailleurs la question du récit sur le Quartier a toujours été pour ses membres habitant-es et usagèr-es un enjeu épineux. Comment rendre compte de la complexité, notamment publiquement, de ce qui s’y joue et s’y vit sans en édulcorer, simplifier ou appauvrir la réalité ? Comment faire pour ne pas parler à la place de, comment faire honneur à l’ensemble des luttes et des sensibilités qui font que ce quartier est ce qu’il est dans sa diversité ?
◾️ Pirate 1 : Le film s’est construit à l’image du lieu lui-même, de manière empirique, jour après jour. Dans un cas comme dans l’autre, au départ il y avait un champ infini de possibles. Et il fallait bien commencer par quelque chose. Dans le cas du Quartier, ça a été le défrichage et la remise en culture d’une parcelle agricole abandonnée de 3000m2. Pour le film, ça a été la fabrication d’une première scène, tou-tes ensemble, de l’écriture à la projection. C’est ce qui est beau à mon avis : l’absence de planification – que ce soit un plan d’urbanisme ou un scénario – qui mène à une poésie spontanée impossible à créer autrement. Les chemins des Lentillères sont sinueux, dessinés par la marche des passant-es, au gré des arbres couchés, des murets et des souches. Il en est de même pour les scènes du film.
Dans les deux cas aussi, l’apport de personnes extérieures a été important. Agriculteur-ices, chorégraphes, penseur-euses, musicien-nes… ont apporté leur aide, et inspiré ce lieu et ce film.
◾️ Pirate 4 : Le projet s’est réalisé grâce à un engagement de nombreuses personnes à plein de moments différents et aussi grâce à la volonté d’un groupe plus restreint, notamment pour la fin du processus, qui a permis que ce travail de deux ans prenne la forme d’un film qui tienne la route et qu’on ait envie de montrer et de diffuser.
Le fait d’avoir des personnes familières des techniques de tournage et du matériel (caméra pellicule, prise de son, logiciel de montage…) a permis des moments de transmission pour que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui tiennent les mêmes rôles.
L’aspect fictionnel mais inspiré du réel et de l’organisation du Quartier a rassemblé les imaginaires des habitant-es et usagèr-es sans brider une créativité et une extravagance des images qui voulaient être tournées (une scène de tempête en mer, un clip de rap, un duel en comédie musicale...) Le fait d’être libres dans l’écriture et le fait que ce soit un projet collectif, ça rend encore plus de choses possibles !
🎙 Le film met en évidence une symbiose surprenante entre habitants d’ici et d’ailleurs. Dans quelle mesure ces relations conviviales et amicales existaient déjà avant de tourner le film ? Ou est-ce qu’elles se sont créées ou approfondies pendant le tournage ?
◾️ Pirate 2 : L’esprit de convivialité qu’on voit dans le film, c’est une représentation, transformée avec la caméra et par la magie de la fiction, mais tout ça, peut-être dans une autre forme, est déjà bien présent au Quartier.
De toute évidence les tournages étaient des moments très conviviaux et souvent festifs. On pouvait passer du temps avec des gens avec qui on avait rarement l’occasion de le faire. Ça a été l’occasion de mieux se rencontrer - pour le dire autrement. Pendant les tournages on faisait des grands repas quitte à ce que certaines personnes présentes ne participent pas du tout au processus en cours - ils étaient juste curieux et avec nous, simplement.
Il y a tout de même quelque chose d’incroyablement ludique dans ce processus à bien des égards. Certains groupes de musique indé de passage pour des concerts qui se déroulaient sur zone se sont vus invités à composer des morceaux que l’on entend dans le film. Il y a même eu des résidences exceptionnelles pour certains de ses groupes - c’était assez cool dans le genre ! Idem pour une artiste d’une compagnie de danse qui avait joué un après-midi près de l’écocité (qui fait face aux jardins des Lentillères) et qui nous a accompagné pour créer et conduire certaines scènes chorégraphiées du film. Ça a été l’occasion de nombreux ateliers pour se former à chanter, danser, sans compter toute la technique de bidouille et l’imagination dont il a fallu faire preuve sur bien des aspects.
◾️ Pirate 3 : C’est bien de rappeler que venir habiter sur le Quartier des Lentillères peut tout autant relever d’un choix que d’une nécessité. Beaucoup des personnes sont prises dans des parcours migratoires et sont arrivé-es sur le Quartier à défaut de trouver une place dans des centres d’accueil, ce qui est une raison vitale. D’autres choisissent de s’installer ou de se rapporter au Quartier pour des raisons politiques et/ou existentielles. Pour un ensemble de personnes qui ont des vies minorées, dévalorisées, il en va de leur survie d’être sur le Quartier.
La symbiose à laquelle vous faites allusion relève de la dynamique des communs qui œuvre quotidiennement sur le Quartier depuis ses débuts et qui s’est déployée au fil des années grâce à un travail continu autour de la manière de prendre ensemble soin des lieux et donc de ses habitant-es et usagèr-es. Cela nécessite qu’il y ait des habitudes de vivre-ensemble qui soient prises et apprises au gré des expériences partagées sur le Quartier. Bien évidemment, la convivialité et l’amitié sont au cœur des préoccupations des habitant-es et des usagèr-es mais cela ne s’effectue pas en claquant des doigts. Il y a des manières de faire et d’être qui ont été adoptées au fur et à mesure de l’existence du Quartier afin de trouver des équilibres relationnels pour les un-es et les autres, même si cela est toujours précaire, et qui peuvent être remis en question de manière à adopter des rapports plus justes entre nous - sans que ce soit nécessairement de la franche camaraderie.
Le processus de réalisation du film et les innombrables moments qui ont été nécessaires pour le faire se sont logiquement, pour ne pas dire naturellement, intégrés dans le cadre général des activités et autres chantiers collectifs qui organisent et rythment depuis fort longtemps la vie du Quartier. On pourrait s’amuser à dire que ces moments étaient des "chantiers des communs" mis au service d’une fiction qui mettait en récit ces mêmes communs. Et que souvent ces moments permirent la mise en place d’un espace d’expression inhabituelle et nouveau pour nombre des habitant-es et usagèr-es quant à la manière de pouvoir exister et se raconter sur les Lentillères.
◾️ Pirate 1 : Malgré le foisonnement de vie et d’activité présent sur le Quartier, la diversité extrême des parcours et des besoins crée parfois un manque de porosité entre les différents groupes et collectifs qui le composent. La fabrication du film s’est révélée être une véritable occasion de casser cet entre-soi. Dès les premiers ateliers d’écriture (ou plutôt d’imagination, car la forme écrite était assez peu présente), les participant-es se sont pour certain-es découvertes, bien qu’habitant parfois à quelques dizaines de mètres l’une de l’autre, ou se croisant chaque jour sur les chemins.
Concernant la part d’initiatives des différent-es participant-es, elle est impossible à quantifier. Chacun-e était invité à prendre part à l’intégralité des étapes de fabrication du film. Ainsi la plupart des personnes jouant dans une scène sont les mêmes qui ont participé à son écriture, et souvent quelqu’un ayant participé à la mise en scène d’une séquence s’est aussi retrouvé à la table de montage.
🎙 Vous avez dit que d’une façon ou de l’autre environ 300 personnes ont collaboré au film, beaucoup plus que la totalité des habitant-es. Est-ce que le film a consolidé la cohérence de la vie collective des jardins ?
◾️ Pirate 2 : Pas vraiment ;-)
◾️ Pirate 1 : C’est difficile à dire aujourd’hui, il faudra du recul pour répondre à cette question.
◾️ Pirate 3 : Il y a beaucoup d’initiatives sur le Quartier portées par des dynamiques affinitaires différentes. Comme tout chantier collectif et participatif les personnes se rencontrent dans l’activité qu’elles partagent. Ce qui est certain c’est que participer à l’élaboration de certaines scènes a créé des attachements nouveaux au Quartier, en permettant un recul très intéressant dans ce que la fiction met en tensions par rapport au réel qui s’y vit. Il y a un amusement qui nous a permis parfois de prendre avec plus de légèreté certains sujets que nous pouvons vivre sur place.
🎙 Non seulement la façon de faire le film a été complètement inhabituelle, mais aussi sa distribution. Vous avez choisi de la réaliser exclusivement par vos propres soins (pas de distributeurs professionnels ni public, pas de DVD). Pourquoi ?
◾️ Pirate 1 : Une île et une nuit est un film "de cinéma", qui n’est pas fait pour être visionné en zappant sur un petit écran. Il a besoin de l’obscurité et du caractère collectif de la projection pour s’installer, poser l’ambiance et permettre de glisser dans son imaginaire. Ensuite, c’est un film réalisé sur un lieu militant et donc soumis à une surveillance. On n’oublie pas les caméras cachées dans des boîtiers électriques placés devant les entrées de nos lieux d’organisation. Ce serait trop simple d’offrir tant d’images en pâture sur internet ou en DVD. Si les autorités veulent nous observer ils n’ont qu’à se déplacer !
◾️ Pirate 2 : C’est quand même une image intime, on a montré nos vies, on a invité la caméra à l’intérieur de nos maisons, de nos espaces privés. C’est aussi une question de respect pour tous ces gens qui ont participé à la réalisation de ce film. C’est le respect pour notre travail. On veut d’abord voyager avec le film, le présenter nous-même, c’est important pour nous.
◾️ Pirate 4 : C’est un moyen de l’accompagner par des témoignages directs. Après la projection, on peut parler de sa fabrication particulière, du contexte, de notre expérience et surtout du Quartier. En faisant nous-même cette diffusion on crée des liens un peu partout avec d’autres luttes, d’autres collectifs et individu-es. C’est fort pour un lieu comme le Quartier Libre des Lentillères qui est toujours menacé.
🎙 Jusqu’à maintenant vous avez réalisé plus de 120 présentations dans des cinémas, lieux militants ou associatifs, squats et autres, en France, en Italie, en Belgique… Quelles réactions étaient pour vous les plus importantes, inattendues, prometteuses ?
◾️ Pirate 1 : Une réaction qui revient souvent et me donne envie de continuer à montrer le film, c’est quand les gens disent que c’est un film qui fait du bien, qui soigne, qui redonne courage et espoir. Des gens inscrits dans des luttes notamment, mais pas que.
C’est drôle aussi de se rendre compte que des publics si divers ont la plupart du temps les mêmes réactions, les mêmes questions. Le film touche souvent aux mêmes endroits mais ceux-ci sont nombreux, à l’image des thèmes que le film véhicule.
◾️ Pirate 4 : L’avantage de pouvoir projeter de multiples lieux c’est d’avoir plein de publics différents, en âges, cultures, implications dans des luttes, etc. et si par moments leurs réactions se rejoignent, à d’autres c’est très varié : quelle scène les a marqué-es, quelle impression globale le film leur a laissé... Je trouve passionnant de voir qu’un seul film peut susciter autant de réponses différentes.
Lorsqu’on l’a projeté en Italie, c’était la première fois qu’il était vu par des gens ne parlant aucune des langues qu’on entend dans le film. On appréhendait un peu si le film "allait marcher" ou pas, car il n’y a volontairement pas de sous-titres. Et ça a été merveilleux. C’était un écho à des luttes locales et plusieurs personnes étaient profondément touchées de voir qu’il y avait de la joie, l’envie de créer dans des luttes comme celle-là. Que ça fait rêver et que c’est possible.
🎙 Quelles sont vos perspectives de diffusion du film dans le futur ? Est-ce que vous avez des idées concernant de nouvelles créations ?
◾️ Pirate 1 : Le film continuera son voyage tant qu’il y aura des gens pour l’accompagner ! Ses modes de diffusion seront aussi conditionnés par l’actualité des Lentillères – un lieu toujours pointé du doigt par les autorités – et par ses besoins en terme de défense et de médiatisation. Pourquoi ne pas penser une sortie nationale en salles de cinéma, si la tension monte trop ?!
Quant à imaginer de nouvelles créations, je crois que ce sera ailleurs et par d’autres personnes qu’elles verront le jour. J’espère que cette expérience de cinéma collectif et autogéré donnera des idées à plein d’autres gens partout. En plus d’étouffer dans cette société liberticide, fascisante et destructrice, on étouffe dans l’art sous l’auteurisme nombriliste et l’économie de marché. On a besoin que la caméra et le micro soient pris par d’autres, et pleins d’autres ensemble, pour raconter nos luttes, nos vies et nos rêves d’émancipation.
◾️ Pirate 4 : Qu’il y ait plein d’autres films par plein d’autres gens sur pleins d’autres Lentillères !
Les projections – discussions d’Une île et une nuit :
début mars 2023, Paris et région parisienne
puis en tournée dans le Perche, le Poitou, Angoulême, Bordeaux, le Lot
et dans les cinémas Utopia Toulouse, Montpellier, Avignon
Toutes les dates sur le site du film : www.piratesdeslentilleres.net
Un commentaire trouvé sur le blog Médiapart de Evariste :
"Ces forbans débordent d’idées ingénieuses et utilisent de nombreux moyens (collages, comédie musicale, clips, caricatures, effets d’optique par exemple) pour conquérir un océan cinématographique infesté de requins, contre vents et marées, tempêtes et vaisseaux colossaux de la flotte royale. En ce sens, la métaphore miroir entre navire et maison, qui appartiennent tous deux au même champ sémantique du "bâtiment", dont l’usage et l’illustration fait différer son sens entre vaisseau pirate chargé d’histoire et de récits et chalutier, de métal ou de béton, vampirisant l’espace et qui écrase le vivant sur son passage ; entre foyer et simple structure bâtie, est une très bonne trouvaille. …D’autant que cela s’accompagne d’une mise en scène tantôt près des corps, première cibles du pouvoir oppressif, tantôt développant la profondeur du cadre pour intégrer ces corps dans leur environnement, les y ancrant de sorte qu’ils n’en soient pas détachables, sans qu’ils en soient pour autant les maîtres (les chefs, pour coller au leitmotiv des corsaires adeptes de développement durable).
Les deux premières parties séduisent inévitablement par leur beauté formelle, parfois "bricolée", des dialogues inspirés et des récits captivant bien qu’on ne les comprenne pas tous (le film faisant le choix intelligent de recueillir onze langues différentes, sans sous-titre, un parti pris qui terrifierait un cinéaste de renom également attaché à l’univers maritime...) permettant de traduire l’universalité et de faire non seulement de la parole mais aussi de l’écoute des actions, plus que du seul langage ou une attitude passive…
Félicitons ces valeureux pirates des Lentillères qui ont pris leurs sabres et caméra pour conter leur lutte à travers une fiction d’aventure, construisant un imaginaire singulier pour l’ancrer dans le réel, dans les problématiques qu’ils rencontrent. Honorons leur pavillon en allant leur rendre visite dans les salles qu’ils assaillent. »
📰 https://lundi.am/Une-ile-et-une-nuit
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Du 19 au lundi 22 avril 2019, le quartier des Lentillères fêtait son 9ème anniversaire ; ce "quartier libre", construit sur le modèle de l’autogestion, résiste face à un projet immobilier.
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♟ Sortir du capitalisme ?
Dans un recoin de France, des paysans-boulangers trentenaires vivant dans une yourte ont bâti un quotidien qui a voulu rompre avec les flux de consommation mondialisés. Une enquête sociologique de six ans dans ce bocage où l’on veut vivre "les pieds sur terre".
- Gilles Fumey
Par Géographies en Mouvement, le 29 mars 2024, Blog Mediapart
Dans de nombreux pays du monde où les subsistances ne sont pas assurées, la vie de tous les jours est un combat pour la survie. Mais dans les pays du Nord global, certains refusent ce qu’on appelle le confort pour mener un combat qui s’impose à eux devant la catastrophe annoncée: construire une autonomie écologique. Ils revoient le flux des matières, l’entraide, les circuits courts. Ils décident de tout larguer, de vivre au milieu d’un champ dans une yourte, sans eau courante, ni connexion au réseau électrique (mais avec un panneau solaire pour trois prises dont une pour l’informatique), du chauffage au bois, de l’eau de pluie filtrée. Ils revendiquent de dépendre, pour se nourrir, d’un potager, de deux vaches, six moutons, deux chèvres, quelques dizaines de poules et quelques ruches. Ils se satisfont de quelques trois cents euros nécessaires à des achats techniques venant de la vente de pain au levain sur les marchés deux fois par semaine.
Sortir du "capitalocentrisme"
L’expérience de Myriam et Florian perdure depuis plus d’une décennie et intéresse la sociologue ethnocomptable Geneviève Pruvost qui passe au peigne fin cette aventure radicale d’une maisonnée qui n’a besoin de rien d’autre, qui ne veut rien de l’État, y compris pour la petite Lola (qui n’a que trois ans). Tel est cet acte fort de militantisme pour contester nos dépendances aux objets, à l’énergie mondialisée et pour dire que des alternatives – dans les pays du Nord global, répétons-le – sont possibles. La sociologue raconte cette histoire qui n’est pas si singulière pour elle, tant elle a connu du Larzac à Notre-Dame-des-Landes, des vies en marge du monde. Le livre La subsistance au quotidien détaille ce qui fait les journées de Myriam et Florian qui partagent avec d’autres familles, soit une quarantaine de personnes, cette vie dans un village non nommé dans le livre pour ne pas être dérangé. Une vie marquée par des bifurcations de citadins rejoignant la galaxie des villages en transition, des hameaux perdus, des tiers-lieux, des fermes pratiquant souvent la permaculture.
Baba speed
Paresseux, planqués, grincheux, râleurs : cette vie-là n’est pas faite pour vous ! Tout ce que vous ferez avec les néoruraux est politique. Ne parlez pas d’horaires, de vacances, de droits : chacun prend sa part, comme les deux paysans boulangers qui alignent quatre-vingt-dix heures par semaine (un chiffre qui n’a pas de sens pour eux) et sept jours sur sept. Geneviève Pruvost prévient qu’on est loin des baba cool des années 1970, c’est même tout l’inverse. Puisqu’ils ne comptent pas leur temps, ces baba speed revendiquent leur bonheur d’être en phase avec la nature, pour leur énergie domestique, leur alimentation et que tout n’en est que plus riche.
Une cartographie situe le groupe à huit kilomètres d’une ville de 5 400 habitants, à quelques kilomètres de gros bourgs et une bonne quarantaine d’une autre ville de 65 000 habitants où se situent le meunier et le magasin de bricolage. 250 pages détaillent neuf jours de maniement des objets, de techniques, moyens financiers, plantes et animaux dans différents cycles d’échanges en argent, en nature, en paroles, consignés parfois montre en main "pour conter ce qui compte".
On voit comment Florian et Myriam doivent abandonner leur rêve d’être agriculteurs parce que les terres qu’ils convoitaient vont à l’agriculture industrielle et chimique. La sociologue explique comment le couple vit en locavores, quelles sont les relations d’entraide ou de conflits, avec des voisins qui les attaquent en justice, avec les syndicats qui les aident ou les défient… Quelles sont les relations de commerce, comment s’organise leur comptabilité, y compris celle des dons en nature, des vêtements chinés, des meubles Emmaüs. Comment vivent ces paysans-boulangers avec d’incessantes tracasseries administratives?
À la différence des amishs qui n’ont pas cédé aux moteurs thermiques pour leurs déplacements, Myriam et Florian utilisent des équipements publics (parfois un lavomatique), se débrouillent suffisamment en mécanique pour entretenir de (vieux) tracteurs. Il faut des compétences techniques qui ne sont pas à la portée du premier venu. Les débats poussent le collectif à respecter au maximum la nature (ne pas forcément couper les ronces sur un sentier), abandonner le rapport laborieux au monde, "revendiquer l’improductivité pour faire advenir un monde poétique". Parmi les habitantes, plusieurs se réclament de l’écoféminisme et revendiquent une extension de cette zone mi-sauvage, mi-domestique. L’enjeu ? "Trouver des voies de traverse, en jouant sur le pouvoir de fécondité du monde vivant qui résiste à l’enrôlement". [1]
Ces Robinson Crusoé sont d’une hyper-sociabilité. Ils veulent éviter autant que possible l’organisation internationale du travail. Ils renvoient à ce qui se vit souvent dans le Sud global. Veulent-ils revendiquer une classe écologique ? Pas sûr. Ils questionnent nos modes de vie. Pour Geneviève Pruvost, leur labeur est vécu dans un "halo ludique et un émerveillement qui rend inopérantes les catégories de travail et hors travail. Tel est le luxe des régions pacifiées".
Et à l’échelle de la France ? Ces alternatifs du quotidien se voient attribuer de maigres portions du territoire, enclavées et, dans les villes métropolitaines, de rares ateliers-jardins-tiers lieux. Pendant ce temps, la propriété foncière de terres arables se concentre, au point que les propriétaires "n’ont plus besoin de faire village". La sociologue avance que "le prisme du féminisme de la subsistance et de l’ethnocomptabilité permet de repenser la géographie et l’intensité des luttes en réévaluant la place de l’écologie vivrière et ménagère dans l’éventail des mobilisations collectives".
Attention, redisons-le : l’idée n’est pas de vivre en autarcie. La yourte n’est pas une île déserte, mais bien enkystée dans un réseau. On pressent, en reliant l’expérience à celle décrite par Jean-Luc Mayaud dans ses livres sur les campagnes d’autrefois, que l’entraide dans les villages n'a pas disparu. À une époque où certains se demandent comment se débarrasser des réseaux sociaux nés d’outils californiens, l’enquête a un immense intérêt.
[1] A. Chopot, L. Balaud, Nous ne sommes pas seuls. Politiques des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021.
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Geneviève Pruvost, La Subsistance au quotidien, La Découverte, coll. "l’Horizon des possibles", , 2024, 464 pp., 28 €
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G. Pruvost a déjà publié Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte poche.
Alimentation, soin, énergie… Les objets de nos quotidiens sont politiques. Selon une perspective féministe, écologique, pragmatiste et radicale, faisant valoir les réseaux relationnels et les savoir-faire, l’autrice montre que le quotidien est politique et explore le "féminisme de subsistance", traçant des voies de sortie du capitalisme.
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Auteurs : Manouk Borzakian (Neuchâtel, Suisse), Gilles Fumey (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud Duterme (Arlon, Belgique), Nashidil Rouiai (U. Bordeaux), Marie Dougnac (U. La Rochelle)
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