❖ À Éric Hazan, ancien chirurgien cardiaque qui a fait le choix d'être un éditeur révolutionnaire indépendant dans un monde de géants
"L’irréversible est la marque des véritables révolutions. L’idée de révolution induit celle d’une rupture". Faire vivre son leg & résister, parce qu’on a toujours raison de se révolter.
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"Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience"
- René Char
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Éric Hazan aurait sans nul doute savouré ce moment, il est malheureusement parti quelques jours trop tôt, à 87 ans. Il est celui qui a réédité le livre d'Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine.
Né à Neuilly-sur-Seine le 23 juillet 1936 d'une mère d'origine juive roumaine née en Palestine et d'un père juif originaire d'Égypte, Fernand Hazan, éditeur, lui-même frère d'Émile Hazan, également éditeur.
Sa famille se réfugie à Marseille, en zone libre, pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour rester caché, Éric Hazan ne va pas à l’école et se réfugie dans les livres. Après la guerre, il étudie au lycée Louis-le-Grand et milite avec les communistes, puis aux côtés du FLN durant la guerre d'Algérie.
En 1973, devenu un éminent chirurgien cardiovasculaire, il s'engage en faveur du droit à l'avortement. En 1975, comme membre fondateur de l’Association médicale franco-palestinienne, il se rend au Liban alors en pleine guerre, pour servir de médecin "à cette “armée” que l’on appelait à l’époque les “Palestino-progressistes”".
En 1983, à 47 ans, il abandonne la chirurgie et dirige les éditions Hazan, prenant ainsi la succession de son père qui avait créé cette maison consacrée aux livres d'art. Il quittera la direction après le rachat par le groupe Hachette quatre ans après la mort du fondateur.
En 1998, il fonde les éditions La Fabrique, une maison d'édition où sont publiés des essais historiques ou philosophiques, qui se veulent "ancrés politiquement à gauche de la gauche, mais sans céder à aucun esprit de chapelle, sans être inféodés à aucun groupe ni parti" et se tourne vers l'écriture, auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages et traducteur, notamment des œuvres d'Edward Saïd.
Il sera membre du comité de parrainage du tribunal Russell sur la Palestine dont les travaux ont commencé le 4 mars 2009
Fin connaisseur des évolutions théoriques de la pensée et de l’histoire de tout le mouvement ouvrier depuis la Révolution française, la gauche de gauche perd un penseur, écrivain, guerrier de l’édition indépendante, redoutable polémiste, droit et fidèle à ses convictions, compagnon du communisme primitif, un ami d’une cohorte de grands philosophes contemporains (Jacques Rancière, Giorgio Agamben, Alain Badiou, Frédéric Lordon, Grégoire Chamayou, Slavoj Zizek…), mais aussi de militant·es de la cause décoloniale, des quartiers populaires, de l’anticapitalisme et de la question sociale.
Voici 7 articles - dont un italien - en hommage à Éric Hazan, cet amoureux fou du Paris populaire, littéraire, révolutionnaire ; des déambulations dans lesquelles il nous embarquait, gourmand des détails rendant les lieux vivants, quand resurgissent les morts qui ne meurent pas vraiment. Libertaire jusqu'au bout des ongles.
Ses obsèques auront lieu vendredi 14 juin 2024 au cimetière du Père Lachaise (Paris) : rendez-vous à 15h30 devant l’entrée 55-57 rue des Rondeaux.
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SOMMAIRE :
1 - Nous souvenir d'Éric Hazan - Lundi Matin
2 - Éric Hazan (hommages) - Frédéric Lordon
3 - L'inventeur de Paris - Antonio Montefusco
4 - "Surmonter le pessimisme ambiant et penser l'action commune" : À Éric Hazan - Ludivine Bantigny
5 - La Fabrique, 25 ans d’indépendance et d’engagements - Olivier Doubre (2023)
Éric Hazan à travers 2 interviews (2012 et 2014)
6 - Éric Hazan : "Aller vers une rupture irréversible, sans le chaos" - Olivier Doubre (2012)
7 - Éric Hazan : "L’insurgé, c’est celui qui se met debout" - Ingrid Merckx (2014)
8 - À lire aussi - Quelques liens
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1- ➤ Nous souvenir d'Éric Hazan
Par Lundi Matin, le 11 juin 2024
Comme il faut bien parfois exorciser un peu sa peine, nous nous sommes permis de joindre quelques ami·es que nous partagions avec Éric Hazan afin de glaner ces quelques souvenirs. Que la terre lui soit aussi douce que les temps sont durs.
Je me souviens des éclats de ton rire et de ces mots que tu prononçais à chacune de nos rencontres : "Comment tu vas toi ? Raconte".
Je me souviens que l’âge venant lui laissait comme un mélange singulier de douceur, inaccoutumée, et d’une dureté qui accentuait ses intransigeances, comme d’une impatience à au moins l’aperception d’un autre monde qui viendrait.
Je me souviens qu’on s’est tutoyé tout de suite.
Je me souviens maintenant des premières phrases du Dépeupleur de Beckett : "séjour où des corps vont chercher chacun son dépeupleur", en ces jours terminaux qui font que toute fuite soit vaine… La mort d’Hazan fait grand dépeuplement. Et que de vanité à nos égarements, mais lui n’aimait pas la fuite, alors quelques éclats de souvenir dans l’ombre portée que nous fait sa mort.
Je me souviens quand, hilare, tu devenais sous nos yeux une grand-mère yiddish ou un russe blanc chauffeur de taxi. Ta manière joyeuse de nous raconter le Paris de ton enfance.
Je me souviens de la première fois où il me conduit à la maison : à La fabrique. Le couloir, les marches, on débouche sur une courette en contrebas, une vieille petite cour avec des arbustes, de l’herbe, et au fond, une maisonnette. On entre. Ils sont deux, Stella et Jean, derrière leur bureau. Au fond, à gauche, une longue étagère avec tous les livres, toutes les couleurs. Ce relâchement final, quand le travail est sur sa fin : alors, quelle couleur je vais avoir cette fois-ci ?
Je me souviens comment il nous a si naturellement prêté les clefs de sa merveilleuse maison.
Je me souviens de la bonté souriante d’Éric, de ses yeux qui pétillaient dans les discussions toujours pleines d’élan et tout autant pleines de respect, même dans les désaccords.
Je me souviens de ses confitures de cerises.
Encore un beau souvenir : octobre 2017 au petit matin. Éric, l’âge aidant, traversait les barrages de GM sans encombre aucun, et particulièrement celui poussif érigé pour tenter de juguler une "Chasse aux DRH", apportant dissimulés qui force mortiers et feux de bengale afin d’essayer de précipiter la fuite d’un des minipalais du bois de Boulogne de cette ministre Pénicaud vers des quartiers plus haussmanniens moins pétaradants et agités car surtout mieux garnis de flicaille en tout genre pour la protéger momentanément de si mauvaises rencontres en forêts, bois et sous-bois, alpages ? Campagnes, banlieues, faubourgs, calanques ou que sais-je encore !
Je me souviens du retour de son voyage en Palestine, très abattu. "Là-bas, c’est foutu."
Je me souviens de Racine, "brûlé de plus de feux que je n’en allumais". Hazan, incendiaire pour l’éternité.
Je me souviens de celles et ceux qui s’en sont pris plein la tronche, à Tarnac et ailleurs. Plus jeunes que moi, marqués. Mais lui, comment il fait, avec tout ce qu’il a dû se prendre, tout ce qu’il a dû voir ? Ce sourire, cette tenue. La guerre, sans doute. Dix comme lui et il en irait tout autrement ; c’est ce qu’on se dit, non ?
Je me souviens que j’aurai pu
ici, au Liban, lors de nos guerres inciviles
dans un camp Palestinien, Bourj el-Barajneh peut-être, à portée de l’aéroport
je me souviens d’un fédayin riant aux éclats
il venait d’être soigné par un médecin français qui baragouinait un arabe avec un épouvantable accent
pire que le tien !
était-ce lors du siège de Beyrouth en 1982 ?
était-il parmi nous, avec nous ?
Je me souviens que j’aurai dû
ce geste vers celui qui n’eut de cesse
sans relâche
Je me souviens de cette annotation sur le manuscrit de ma thèse que tu avais corrigée : "Dans la phrase, les virgules, c’est comme les flics, ça marche par deux".
Je me souviens qu’il ne nous dérangeait jamais. Il laissait des surprises accrochées à la barrière sans faire sonner la cloche.
Je me souviens que j’aimais qu’il me raconte tout un tas de moments de sa vie.
Mais ce qui me faisait le plus rire, c’étaient ses histoires de médecine, des histoires des années 50-60 – des histoires de fin du monde. Il y a celle du matelot d’un cargo dans le port de Marseille, le type est malade, mais malade, terrible. Par précaution on l’a mis en quarantaine, les médecins défilent dans sa cambuse, tous incapables de comprendre de quoi il s’agit – le soigner, on n’en parle même pas. On finit par faire venir un vieux généraliste, mais qui est une légende – un sens diagnostic hors pair. Il entre dans la cambuse, l’équipage du barlu se presse derrière lui, il s’arrête net, regarde le mataf. Et se met à renifler. Tout le monde retient son souffle. Et là, deux mots tombent de sa bouche : "la peste".
Il y a aussi celle d’un ponte, un "patron" comme on disait à cette belle époque du mandarinat tout-puissant, qui n’a sans doute pas été pour rien dans la décision d’Éric de lâcher ce métier et surtout ce milieu. Alors le "patron" est un chirurgien cardiaque, un cador paraît-il. Voire. Il est en pleine action, et là, pas de bol, un coup de bistouri de travers, l’aorte est salement amochée. Je ne connais pas les détails techniques, ne sais pas si c’est qu’à l’époque on ne sait pas suturer des vaisseaux comme ça ou quoi, mais visiblement il aurait fallu ne pas. Le type sur la table est promis à se vider dans les trois minutes. Le ponte met son doigt sur le trou pour se laisser quand même le temps de la réflexion. Puis appelle son assistant : "Mets ton doigt". Sort du bloc, enlève son masque, se dirige vers la famille qui attend dans le couloir, blême d’angoisse. "Je dois vous dire que la situation de votre parent est très difficile, mais si vous me donnez votre accord, je suis prêt à prendre tous les risque" - La famille éperdue de reconnaissance, "Oh oui, monsieur le professeur, prenez tous les risques". Le ponte retourne au bloc, apostrophe son assistant : "C’est bon, tu peux enlever ton doigt".
Plus qu’elles ne me terrifiaient – on a tous plus ou moins l’intuition de l’homologie entre bloc opératoire et fabrication des saucisses : on ne sait pas ce qu’il y a dedans –, ces histoires me faisaient hurler de rire. Mais plus encore la manière dont Éric les racontaient. Car sa voix, ses intonations, son débit à deux mots/minute mais qui suspendait à ses lèvres sur des plateaux d’intensité, étaient à l’image de ses mains : le calme parfait. "La peste", "tu peux enlever ton doigt", le charme irrésistible.
Je me souviens de tous ces déjeuners où il n’était jamais très bavard mais toujours très attentif.
Je me souviens du poisson qu’il disait être du haddock fumé qu’il cuisinait dans du lait et servait avec des pommes de terre cuites à l’eau, avec ensuite de la crème fraîche. Mais je ne suis plus sûre de la crème fraîche.
Je me souviens de son affection et de son amitié.
Je me souviens, ô combien, de son amour fou pour le Paris populaire, littéraire, révolutionnaire ; des déambulations dans lesquelles il nous emmenait, gourmand des détails rendant les lieux vivants, quand resurgissent les morts qui ne meurent pas vraiment. Libertaire jusqu’au bout des ongles. Soucieux de la force spontanée des révoltes et de leur puissance auto-organisatrice. Refusant tout ce qui vient refermer, replier et récupérer les insurrections.
Je me souviens qu’il croyait que son jasmin était foutu alors que pas du tout !
Je me souviens de son allure quand il attendait au restaurant – parce qu’il n’a jamais été en retard d’une seule seconde – et qu’il se levait pour vous accueillir par une accolade si chaleureuse, comme si on ne s’était pas vus depuis des siècles alors qu’une semaine ou deux s’étaient écoulées et de celles tout aussi chaleureuses en se quittant comme si on n’allait pas se revoir avant des siècles.
Je me souviens de sa curiosité, son enthousiasme, son soutien.
Je me souviens avoir appris sa mort par deux ami·es qui s’adressent peu la parole, coup sur coup, en quittant ma psy. J’étais à Denfert, dans le dos du lion face auquel il avait décidé de quitter la médecine, comme il le raconte dans un livre quelque 40 ans plus tôt. De longues minutes plus tard mon téléphone affichait ceci :
Je me souviens de lui, le chirurgien cardiaque qui n’hésitait pas à opérer des cas désespérés de maladie du cœur chez des nourrissons, et qui se faisait un point d’honneur d’annoncer lui-même aux parents cette chose inconcevable d’un bébé qui meurt.
Je me souviens de ses coups de main clandestins, avec d’autres médecins français et italiens, sur le champ de bataille du Septembre noir jordanien.
Je me souviens d’Éric en novembre, novembre 2023. Il se lève. Il me demande immédiatement de sortir, de l’accompagner au café d’à côté. On se donne le bras, on avance lentement. Au café, grand salut au patron, comme dans la vie d’avant. Très vite, il me demande pour la Palestine. Je me dis que je ne peux pas, que je n’ai pas le droit de le désespérer. Je lui dis : ça ne va pas. Je comprends qu’en réalité il sait, qu’il a vu Houria il y a quelques jours et qu’il a dû lui poser exactement la même question.
Je me souviens de ses mails, succincts, où il donnait le titre du livre qu’il voulait réserver, et à qui il le destinait – tous ces livres offerts autour de lui.
Je me souviens de son rire quand on arrivait à l’étonner !
Je me souviens du moment où il lâcha la chirurgie pour prendre la suite des éditions Hazan, avec ce qu’on pouvait deviner de malaise dans le rapport à la figure tutélaire du père, comme s’il restait partout, dans chacun des incomparables livres d’art qui en ont fait la légende éditoriale, et qui tapissaient les murs du grand espace de travail, au fond de la cour, derrière la librairie rue de Seine.
Je me souviens que j’avais souvent peur de le déranger, car je savais qu’il n’aimait pas être dérangé.
Je me souviens qu’il écoutait avec grande attention quand on lui soumettait une question d’ordre privé ou professionnel et qu’il répondait après un petit temps de suspens quelques mots brefs mais précis, et ce ton inimitable quand parfois il concluait par "tu as bien fait".
Je me souviens qu’il évoquait souvent "quelqu’un de formidable" avec un rire formidable.
Je me souviens que, le 8 octobre dernier, j’étais sur le lieu du charnier de Sabra et Chatila, à l’entrée des camps, vaste zone de terre battue qui tient lieu de mémorial avec sa large banderole pâlie par le soleil des années. Le vieux gardien palestinien qui nous a accueillis habite ici, entre ces grilles rouillées, dans une cabane en tôle de 5-6 mètres carrés. La ressemblance de ses traits avec ceux d’Éric m’a stupéfait, comme cette puissante tendresse qui se dégageait de lui malgré tout.
Je me souviens, à la lecture de la nécrologie d’Éric sur Libération, dont rien que le titre suffit, encore cinq jours plus tard, à me donner un haut-le-cœur, avoir ajouté son rédacteur, Quentin Girard, à la shortlist des gens que j’aimerais assommer avant de mourir (où il côtoie, notamment, le réalisateur d’Une zone à défendre, disponible sur Disney plus, Romain Cogitore). (ndr : voir ci-après l’article de Frédéric Lordon)
Je me souviens de son rejet pour toute once de "constituant" : une assemblée constituante paraissait à ses yeux le début de la fin des révolutions vivantes. Je me souviens avoir hésité : est-ce qu’Éric était trop confiant sur le rapport à la police ? Il pensait qu’il fallait les convaincre et qu’on y arriverait ; que les flics en auraient marre, à un moment, d’être si détestés ; qu’ils franchiraient le pas, vers nous, vers la révolte. C’était peut-être mal saisir ce que sont les forces de l’Ordre et pécher par optimisme. Mais je me suis rappelé aussi les grands moments de fraternisation, les soldats mettant crosse en l’air ou l’arme au pied, dans ces événements décisifs, comme un certain 18 mars, où tout avait basculé. Je me souviens m’être dit qu’Éric avait la justesse de l’espérer.
Je me souviens du soir où il m’a dit "'Vie et Destin' de Grossman, Vassili Grossman, il faut le lire, ça change la vie".
Je me souviens que quand il passait derrière mon bureau dans les si étroites éditions Hazan rue de Seine, il posait parfois ses mains sur mes épaules et que mon cœur battait.
Je me souviens de son premier livre qui me fit découvrir la puissance de l’idée de guerre civile pour comprendre les évènements de notre foutue "modernité", de Gaza, déjà, aux sirènes des ratonnades policières à Barbès, des bombardements à Grozny aux portes "hachoirs" fermant l’accès aux stations de métro des quartiers populaires, etc… et dont la conception le mettait dans une rage folle. Idée de guerre civile comme opérateur de toute notre histoire contemporaine, avant que Traverso, son ami, en fasse la lecture qu’on connaît.
Je me souviens qu’on s’échangeait des livres et des films.
Je me souviens d’Éric à Paris. On va dans un restau à lui. Je comprends aux gestes, aux regards, aux saluts, à l’allure du restau aussi, petit, grand zinc, bois, qu’il y va depuis longtemps ; que ce Paris-là existe, implicite, et qu’on se le passe quand on est camarades.
Je me souviens de tes yeux rieurs et de ton rire aussi, franc et sonore.
Je me souviens de sa colère, quelques années plus tard, contre la politique éditoriale de "marchand de patates" que lui imposait le groupe d’édition auquel il avait dû vendre la maison Hazan, et dont il attendait sans trop d’illusion, qu’elle puisse ainsi continuer.
Je me souviens qu’il y a 30 ans Éric m’a donné envie de lire des livres d’histoire. Merci Éric !
Je me souviens qu’il aimait l’intelligence, la beauté, les femmes, le miel et le bon vin.
Je me souviens qu’il avait la victoire modeste quand dans une discussion on lui donnait raison.
Je me souviens d’être en manif avec une copine, là où on s’amuse, à trotter joyeusement entre les lacrymogènes et les mouvements de la foule en se tenant par le bras pour ne pas se perdre. Je me retourne sans doute pour prendre la mesure de ce qui se passe derrière nous et au milieu du tumulte des bris de vitrine et des flots humains, mon œil se pose sur Éric. Il est là, seul, les mains derrière le dos, une petite casquette sur sa tête un peu reptilienne. Ses yeux souriant de toutes leurs dents.
Je me souviens de son "ah épatant ! C’est épatant", quand on lui parlait d’un livre qu’il venait justement de lire et dont la lecture l’avait enthousiasmé et de son œil plus brillant encore de partager cette découverte.
Je me souviens d’une soirée place de la République. C’était Nuit Debout. Beaucoup de commentateurs s’en émerveillaient. L’ultragauche, jamais satisfaite que d’elle-même, grinçait. Éric partageait notre sentiment : il se passe quelque chose mais c’était insuffisant. Après avoir traîné sur la place, écouté les prises de paroles qui n’en finissaient pas et jamais. À la fois touchantes, régulièrement justes mais toujours désolés et quelque peu désolantes. Une agora d’anonymes sans cible ni objectif. Mais une agora quand même. Un peu de communauté, en tous cas ses prémices. On décide d’aller manger dans un troquet rue du Faubourg-du-Temple. Nous sommes une petite dizaine, on parle de la situation, de ce qui semble ouvert ou fermé. Éric est attentif. Quelqu’un évoque la proximité du domicile du Premier ministre de l’époque, un certain Manuel Valls. Une amie rebondit presque immédiatement : il faut lancer un "Apéro chez Valls". Une cible, un objectif. Éric acquiesce avec enthousiasme. Il faut un plan, il en est. On passe quelques coups de fils. Une heure plus tard, nous sommes de retour sur la place. Éric a réservé un tour de parole, une amie jeune à l’apparence des plus innocentes s’inscrit juste derrière lui. Éric prend le micro et parle comme il sait si bien parler. Chaque mot est pesé, chaque mot perce. Je ne m’en souviens plus en détail, seulement qu’il embarque la foule et déplie notre plan : "Le pouvoir n’est jamais très loin, le premier ministre Valls habite d’ailleurs à deux pas". Sa sagesse s’impose, tout le monde applaudit, l’enthousiasme se diffuse. L’amie aux grands yeux prend le relais et le micro. Personne ne sait la connivence. Elle rebondit sur le discours d’Éric et harrangue la foule : nous devons nous inviter chez Manuel Valls, ce soir c’est "apéro chez Valls". Tonnerre d’applaudissements. Notre petit groupe déploie une banderole et entame quelques tours de la place le temps que s’agrègent les plus motivés autant que les badauds : "A-pé-ro chez Valls ! A-pé-ro chez Valls !" La situation s’est ouverte, on s’engage soudainement boulevard Voltaire. Les forces de l’ordre sont surprises, cela faisait des jours qu’il ne se passait plus grand-chose à Nuit Debout. Un équipage de CRS accourt pour nous barrer la route. On va au contact, banderole renforcée contre boucliers. Ça tape, ils gazent. Si l’affrontement se cristallise à cet endroit, à peine sortis de la place, on risque de perdre tout élan. Il nous faut garder l’avantage, c’est-à-dire l’effet de surprise et la vitesse. On décroche des flics et on pivote vers le boulevard suivant. Les forces de l’ordre sont prises de court et ne parviennent pas à se mettre en place à temps. La foule accélère, l’émeute est là. S’ensuit une soirée mémorable dans les rues du XIe arrondissement, même si la police parviendra à protéger le domicile de Valls en saturant sa rue de lacrymogènes. Je me souviens avoir recroisé plusieurs fois Éric au fil de la soirée. Notre plan s’était parfaitement déroulé. Il était heureux, humble mais fier.
Je me souviens de sa voix, de son rire, de son sourire, de sa confiance et de son amitié.
Éric, je regardais beaucoup ses mains. Je regarde beaucoup les mains en général, mais les siennes en particulier. Ses doigts surtout. Il y avait une très grande sûreté dans ses doigts, mélange de grand calme et de dextérité. En même temps, le type qui fait de la chirurgie cardiaque infantile, c’est pas Jo le Trembleur, forcément. J’étais resté sidéré quand il m’avait appris que c’est lui qui avait inventé la technique du pontage. Je lui avais dit que mon père lui devait dix ans de vie supplémentaire. Éric me racontait qu’il lui était arrivé plus d’une fois de recevoir des messages : "Vous ne savez pas qui je suis mais vous m’avez sauvé la vie quand j’avais 2 ans".
Je me souviens de sa culture phénoménale, musique donc, et, bien sûr, peinture. Culture écrasante pour moi qui n’en avais pas.
Je me souviens qu’il voulait ma recette de saumon cru mais Cléo n’aimait pas le poisson !
Je me souviens de son bureau, presque vide, toujours parfaitement rangé, sans aucun fouillis qui traîne. Ça épatait tout le monde. Je ne me souviens plus ou vaguement de ce qu’il disait à propos des dossiers qu’il fallait traiter au fil de leur arrivée et ne jamais laisser traîner. Quelque chose comme ça de plus définitif.
Je me souviens qu’on s’offrait des pots de miel.
Je me souviens que, l’alcool aidant, j’adorais lui poser des questions débiles. "Est-ce que tu détestes vraiment quelqu’un ? – Mmmm… Je ne crois pas. - Arrête tes conneries". Et je commençais à lister tous les connards indiscutables qui me passaient par la tête. Il y en avait certains que, pour ma part, calmer nos nerfs et un monde meilleur, j’aurais bien butés si j’en avais eu le courage et le savoir-faire. Lui, sans trop d’explication mais bien amusé du fond de ses yeux noirs, me répondait systématiquement que, non, il n’éprouvait de haine à l’égard d’aucun de ses ennemis.
Je me souviens de balades dans Paris avec son Invention de Paris pour guide inspiré, et sa belle méditation sur la barricade, objet urbain subversif par excellence, et qui m’a inspiré pour mon travail sur l’émeute.
Je me souviens qu’une coquille dans un livre ce n’était pas la mort d’un homme.
Je me souviens des grands plats de chili con carne que tu cuisinais rue du Faubourg-du-Temple, dans cet appartement plein de soleil où les premières réunions pour créer La fabrique ont eu lieu.
Je me souviens d’un coup de main et d’un coup de téléphone.
Je me souviens des courses en forêt d’Ermenonville, les dimanches matin d’automne, lui qui courait tellement plus longtemps, que nous avions tout le temps pour la cueillette des champignons. Dont on faisait omelette ensuite, et prétexte à tant de palabres où se mêlaient dans une même radicalité la question palestinienne et la musique classique – ses deux passions impétueuses (les femmes aussi, mais c’est une autre affaire…).
Je me souviens très bien de ce qu’il voulait dire quand, à l’occasion d’un anniversaire de la fabrique à lors d’une conférence à Beaubourg, il avait comparé l’édition à l’amour et à la politique mais je ne me souviens plus de ce qu’il avait dit exactement.
Je me souviens que lorsque l’on proposait un projet à Eric, tout se jouait dans les premières secondes. Je crois qu’il accordait peu d’importance aux grandes théories ou aux grands discours, ce qu’il cherchait à déceler c’est ce petit endroit où se mélangent l’intelligence et l’audace.
Je me souviens de mon ami "l’écureuil assidu", de profil, penché sur des notes, des manuscrits, un livre, un journal, son clavier d’ordinateur, jour après jour, à toute heure.
Je me souviens que, l’herbe aidant, je lui avais demandé quelles étaient les plus grosses stars qu’il avait rencontrées et il s’est souvenu que deux fois il avait été ému de se trouver dans le même restaurant que quelqu’un de célèbre. C’était d’avoir vu de ses yeux Michel Piccoli et Georges Perec.
Je me souviens que le prénom choisi pour l’enfant était vraiment un truc de petits cons.
Je me souviens d’une conscience. De sa douce affirmation en 2011 lors d’un colloque sentimental autour de Paris et de la question du Livre dans les jardins de Belleville, à l’occasion de la parution de Paris sous tension, le temps d’un entretien filmé pour un groupement de libraires indépendants. Je revois une figure lutine assise sur un banc qui oublie la caméra, le visage comme posé sur un rideau de végétaux tâchés de soleil et troués par l’intuition du temps. Il avait parlé de l’esprit des lieux, salué le passé insurrectionnel de la ville, célébré le rôle des étrangers dans la Cité. Il avait vanté les Chinois. Sa gouaille et son visage de vieil homme enfantin étaient un partage en acte, avant même l’apologie du commun. "Pas la partition mais le partage". L’action, grandiose ou modeste, mais l’action. La recherche de livres offensifs qui ne soient pas un état des lieux mais les germes d’une modification. L’anti-nostalgie, camarade. Je me souviens d’une conscience et de son corps.
Je me souviendrai toujours de ces mots prononcés, après la Commune, par Jean-Baptiste Clément : "Il faut que nos morts nous apprennent à vivre". Éric le savait. Et désormais, il continuera d’y contribuer : vivre encore et résister parce qu’on a toujours raison de se révolter.
Je me souviens de cette maison dans laquelle chaque objet avait une fonction.
Je me souviens qu’il avait toujours peur d’être déçu par le travail de ceux qu’il aimait, parce qu’il les aimait.
Je me souviens qu’un jour il s’est levé d’un bond pour chercher dans sa bibliothèque un livre de Sergio Larrain, qu’il m’a tendu, l’œil brillant, en disant "'Valparaiso', je l’ai édité, c’est très beau".
Je me souviens de son bonheur rayonnant à la création de La fabrique, comme si tout ce qu’il avait fait jusque-là y trouvait enfin son sens.
Je me souviens d’Éric l’été, dans le sud. Il est toujours en avance. Il m’attend en terrasse. Il a son petit chapeau. Il se lève en souriant. On parle. De tout, mais surtout de littérature. La première fois, quand je repars, je me dis : c’est bizarre, on a beaucoup parlé de littérature, tout de même. La deuxième : ah tiens, c’était comme la première fois, finalement, on a parlé surtout de littérature. Je me souviens que cette génération a commencé par là, par cette sorte de lâché prise sinueux et dirigé. Est-ce ça qui fait qu’on peut publier des gens qui ne s’entendent pas, des livres qui se disputent ou qui coexistent dans l’indifférence mais qui tous nourrissent le même élan, un élan commun ?
Je me souviens quand il appelait pour prendre rendez-vous, un coup de fil rapide, direct, efficace, et soudain juste avant de raccrocher il disait "je me réjouis !".
Je me souviens de ma dernière rencontre avec lui, à la Vielleuse, au carrefour Belleville, où il avait ses habitudes à midi, trois œufs sur le plat qui lui étaient servis sans qu’il ait à commander. Et ce geste de la main légèrement levée, d’une infinie mais tranquille lassitude, manière de dire que parler le fatiguait trop maintenant. Mais avec dans les yeux la même flamme, à peine moins vibrante, comme teintée d’un énigmatique amusement, qui brûlait depuis toujours en lui.
Je me souviens qu’il aimait beaucoup les pâtisseries, qu’il prenait toujours un dessert même s’il n’avait pas grand appétit.
📰 https://lundi.am/Nous-souvenir-d-Eric-Hazan
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2- ➤ Éric Hazan (hommages)
Éric meurt au moment où la terre politique tremble et les esprits en sont entièrement occupés. Oui mais il meurt maintenant - pas il y a deux semaines ou dans trois mois. Alors nos esprits vont à lui maintenant.
Par Frédéric Lordon, le 11 juin 2024, Le Monde diplomatique
On sait très exactement où une personne a placé sa vie à la nature des hommages qu’elle reçoit à sa mort. L’espèce de petite saleté que, prévisiblement, le journal Libération a réservée à Éric Hazan en est la parfaite illustration et, à rebours de l’intention du salisseur, c’est dans la vilenie même que réside le véritable hommage, celui-là bien sûr parfaitement involontaire. Il est glorieux d’être trainé dans la boue par ces gens-là.
René Char a connu un mauvais moment lorsque, à l’aube des années 2000, Jean-Marie Messier s’est emparé de lui, puis à sa suite toute une cohorte de débiles 2.0, qui ont fini par en faire le poète de la start-up nation et du Medef réunis. Sa valeur poétique pouvait difficilement résister à cette désastreuse compagnie et à la démonétisation qui s’ensuivrait immanquablement. De René Char, il reste cependant ceci à sauver : "Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience". Éric était venu dans l’intention manifeste de troubler et, si La Fabrique a été - est toujours - fabrique de quelque chose, c’est de trouble. Nulle surprise, dans ces conditions, à ce que le monde troublé n’ait de cesse de faire la peau aux fauteurs de trouble. Du troublé et des troubleurs, nul n’a jamais douté du côté où se tenait Libération, journal qui, en matière de "libération" ne vise rien d’autre que celle de l’ordre mais à visage humain.
La mort de Bourdieu, déjà, avait donné une brillante illustration de la manière dont se conduisent l’ordre et les forces de l’ordre quand elles ont été réellement offensées. Laurent Joffrin, Jacques Julliard et Françoise Giroud, incapables de se tenir à la décence élémentaire, n’avaient pu s’empêcher de laisser exploser leur joie - il faudrait plutôt dire de la vomir. C’est qu’il les avait tant exaspérés. Et qu’enfin, il n’était plus là. Alors les homoncules pouvaient ressortir, sans crainte de s’en prendre une qui leur aurait dévissé la tête.
C’est bien à ce genre de traitement qu’on connaît le critère de l’offense réelle, par différence d’avec les offenses parodiques, celles dont le journal Libération s’est fait de longue date une spécialité, à base d’art contemporain politiquement décérébré ou d’avancées sociétales rendues parfaitement compatibles avec les données fondamentales de l’ordre capitaliste. Il était donc logique qu’Éric y eût droit, lui qui toute sa vie a cultivé l’offense réelle comme une morale politique, ou disons plus simplement comme le seul moyen de mener une existence qui ne soit pas larvaire. Et surtout parce que nous vivons dans un monde qui ne mérite que d’être offensé.
Évidemment, c’est plus que le parti du visage humain n’en peut supporter, lui à qui l’accord au monde est comme une évidence, et tout sauf un lieu à déranger. La couleur n’est-elle pas indiquée dès le titre même ? "L’insurrection qui s’en va", conjonction miraculeuse du jeu de mot grotesquement mécanique, dernier refuge de la singularité de Libération, et du wishful thinking politique pour le coup le plus sincère : enfin débarrassés. Règlement définitif du problème, doit penser Quentin Girard - informons-le doucement que, pour son malheur, derrière Éric, il y en a d’autres -, qui vaut sans doute mieux que les entortillements de dénégation où il était contraint de se réfugier pour se rassurer : "… comme si la Fabrique jouait un rôle d’amuseur public, qui ne croirait pas vraiment elle-même aux idées défendues". Éternelle redoute de ceux qui, ne croyant à rien, peinent à croire qu’il y en ait qui croient à quelque chose. Que des "amuseurs publics" se retrouvent au parquet antiterroriste offre en tout cas une vue intéressante sur les conceptions du divertissement de ceux pour qui rien n’est vraiment sérieux, et tout finalement soluble dans la dérision distanciée.
Évidemment, le passage sur l’antisémitisme était de rigueur. On est à Libération tout de même, et au moment d’enfin revenir à l’écurie Glucksmann-Hollande en usant s’il le faut des moyens les plus bas, par exemple en aidant à répandre le stigmate de l’antisémitisme sur tout ce qui pourrait y faire obstacle, il ne s’agirait surtout pas de faire comme si les coordonnées du problème avaient été radicalement changées. La mort d’Éric Hazan passe par là, une bonne occasion ne saurait être perdue. Qu’on mesure donc son insoutenable légèreté : "Contre Israël, ses positions lui valurent de nombreuses accusations d’antisémitisme. Il les balayait toujours d’un haussement d’épaules". Comment expliquer à Quentin Girard qu’il y a plus de pensée repliée dans un haussement d’épaules d’Éric Hazan que dans dix ans de ses chroniques mondaines à lui ? Bien sûr, on aurait pu lui suggérer de travailler - tout en réalisant aussitôt l’inanité de l’idée -, par exemple en lisant L’antisémitisme partout qu’Éric avait co-écrit avec Badiou et où tout déjà était dit. En lui disant aussi que, contre les ânes et leur problème avec la soif, le haussement d’épaules est indiscutablement la solution de meilleure rationalité.
Mais que pouvait-on attendre de l’organe du visage humain ? Tout bien réfléchi, rien d’autre qu’un hommage - un véritable hommage. Celui que rend sans le savoir l’ordre à tous ceux qui ont entrepris sérieusement de s’en prendre à lui. À côté de tant de rampants qui se roulent à ses pieds pour avoir ses faveurs et ses expositions, pour pousser leur petite affaire, intellectuelle, artistique ou politique, il en reste quelques-uns à qui l’ordre ne convient pas et à qui ils ont décidé de ne pas convenir à leur tour. Du coin des lèvres, comme si de rien n’était, hypocrisie oblige, Libération crache sur sa bière ? C’est toujours un honneur que de se trouver démonétisé à la Bourse des fausses valeurs. Nous disons en tout cas que c’est le plus bel hommage qu’on pouvait rendre à Éric, et qu’il est décidément pour toujours notre ami.
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3- ➤ L'inventeur de Paris (article italien)
Éric Hazan, créateur d'une édition indépendante dans un monde de géants, explorateur, à l'instar de Benjamin, de la ville pour ressusciter le fantôme de la révolution, s'est éteint.
Par Antonio Montefusco, 8 juin 2024, Jacobin Italie
Sur la pierre tombale du cimetière de Montmartre, Stendhal a voulu une plaque en italien : "Arrigo Beyle [c'est son vrai nom, ndlr] Milanais, a écrit, aimé, vécu". L'écrivain n'avait pas réussi à entrer à l'Ecole Polytechnique, et en tant que raté, il s'était embarqué avec Napoléon Bonaparte. L'un des écrivains romantiques les plus français, enterré dans l'un des cimetières les plus parisiens, n'aimait pas la France et les Français, qu'il trouvait arrogants. C'est pourquoi Éric Hazan, éditeur français légendaire décédé à l'âge de 88 ans le jeudi 6 juin dernier, le considérait comme très sympathique. Paradoxe des paradoxes pour un authentique Parisien : amoureux passionné de Paris, féru de littérature essentiellement française (et surtout du 19ème siècle, celui du grand roman puis du Bohème), il trouvait sympathique le "non-amour" de Stendhal.
Hazan a été le créateur d'une manière moderne d'éditer de manière indépendante dans un monde de géants - dont l'un avait d'ailleurs racheté la maison d'édition de son père, spécialisée dans les livres d'art, dans les années 1990 - consistant à faire de la publication d'un livre une caisse de résonance du débat public et de la maison d'édition un carrefour accueillant toutes les pensées qui questionnent l'ordre existant des choses et remettent en cause de manière continue et provocante le consensus ainsi que le récit unitaire de la République. Difficile à saisir hors de France, où la "révolution" avec un grand R est emprisonnée d'une religion civile inclusive en apparence seulement - la fraternité - mais traversée de lignes de fracture que les publications de La fabrique, immédiatement reconnaissables à leurs couvertures monochromes et à leurs caractères vintage, voulaient transformer en tumulte, en insurrection, en contre-récit.
À la mort, les vies se transforment en destins (Febvre l'a dit pour Luther) et les torses en demi-vies (cette fois, c'est Carlo Ginzburg sur le récit historique de Zemon Davis). Il faut l'éviter, mais il n'est pas facile d'échapper à la tentation de lire dans la biographie d'Eric Hazan tous les signes de l'arrière-plan de la grande histoire du 20ème siècle. Né à Paris en 1936, ses parents sont tous deux issus de la diaspora juive : sa mère est d'origine roumaine mais née en Palestine, son père est égyptien. Et ce dernier a développé son industrie d'abord dans le sucre, puis dans l'édition d'art : mais en grand parvenu jamais intégré à l'élite, son père éditeur n'a pas laissé à son fils agité le privilège d'étudier l'histoire. Il valait mieux s'orienter vers la médecine ; ce fut le cas, et Éric Hazan devint chirurgien cardio-vasculaire et pédiatrique.
Mais nous sommes dans les années 1960 et 1970, et le médecin s'engage, en tant qu'homme politique, aux côtés de la révolution algérienne anticoloniale du Front de libération nationale - une ligne de fracture, celle-ci, fondatrice de la France contemporaine, puisque l'extrême droite de la dynastie Le Pen est née précisément de la réaction contre ce processus révolutionnaire. Et dans les années 1970, après avoir pratiqué les premiers avortements clandestins, Éric est au contraire en première ligne comme médecin au Liban pendant la guerre. Difficile d'imaginer un meilleur observatoire pour développer une pensée anticolonialiste et attentive au Moyen-Orient et à ses conflits : il a soutenu la lutte palestinienne en tant que juif, convaincu de la solution d'un État binational, et a fait l'objet à maintes reprises d'accusations d'antisémitisme.
À l'âge de 47 ans, il abandonne sa profession de praticien et reprend l'"usine" familiale, la maison d'édition Hazan. Mais le tournant se produit dans les années 1990, avec la création de la maison d'édition La Fabrique. Contrairement à ceux qui avaient cru que la chute du Mur était la pierre tombale de l'alternative au capitalisme, la maison d'édition parisienne d'Hazan devient la piste sur laquelle repenser les catégories de la critique, non pas orpheline mais débarrassée des vices des partis et des factions, ouverts à toutes les incursions les plus radicales et même les plus cinglantes.
En 2007 a été publié L'insurrection qui vient, petit livret rédigé par un collectif anonyme du nom de Comité invisible. Le texte est un diagnostic critique, mais dans un style apodictique et suggestif, du désastre social créé par le capitalisme, et désigne l'insurrection comme l'issue privilégiée. Le modèle de lutte sociale indiqué est celui développé dans les banlieues parisiennes en 2005. L'œuvre est cultivée : l'analyse sociale est divisée en "cercles", en analogie avec ceux de la Divine Comédie, signifiant l'enfer dans lequel nous vivons. L'année suivante, des personnes liées au Comité sont arrêtées dans le cadre d'une enquête sur le sabotage des lignes de train à grande vitesse ("TGV") ; selon la thèse des juges, il s'agit d'un groupe terroriste organisé. Plus grave encore que le théorème de Calogero, qui envoya en prison des dizaines de militants de l'Autonomia operaia le 7 avril 1979, l'affaire de Tarnac se termine elle aussi dans une impasse : tous sont acquittés. Mais le livre connaît un succès spectaculaire, la maison d'édition connaît un succès retentissant et devient incontournable dans le débat culturel de la gauche radicale française, de plus en plus fragmentée.
En parcourant le catalogue, l'élément le plus frappant est la capacité des éditions Hazan à rester continuellement dans une position agressive par rapport à l'actualité, sans renoncer à la profondeur de la grande tradition, pas seulement (et pas tellement) matérialiste. Tous les noms du marxisme hétérodoxe sont là, mais en grande compagnie : Alain Badiou, Antonin Bernanos, Judith Butler, Eric Fassin, Frédéric Lordon, Jacques Rancière, Edward Saïd, Françoise Vergès, Slavoj Žižek. Sans renoncer à des projets ambitieux. En 2013, un volume de plus de 1 000 pages arrive sur les étagères françaises : c'est la traduction du Baudelaire de Walter Benjamin (la première édition est italienne et date de l'année précédente), un impressionnant projet de recherche et de livre que tout le monde croyait abandonné pour des raisons matérielles et sous le coup de relations difficiles avec Adorno. Au contraire, les photos de Walter Benjamin penché sur des fiches à la Bibliothèque nationale de France avaient produit un énorme matériel, fait de notes et de mémos, que Benjamin confia à Georges Bataille avant le départ de Paris en 1940 qui devait le conduire à sa fin tragique. L'essai sur Baudelaire devait être un incunable du volume sur Paris que nous lisons aujourd'hui sous le titre de Passages et qui consiste en une masse multiforme de textes et d'images tous organisés pour faire de la capitale française le cœur battant de la modernité capitaliste du 19ème siècle et de sa forme urbaine. De ce projet, Baudelaire représente en quelque sorte le double " lyrique " : dans les notes, sa poésie devient la forme propice à la pleine lisibilité des acteurs sociaux de cette modernité, le flâneur, la prostituée, le spleen, la foule, et ces précurseurs des centres commerciaux que l'on appelle, notons-le, des passages.
Baudelaire, Benjamin, Paris : c'est la triade qui peut expliquer le rôle de détonateur qu'Éric Hazan a voulu maintenir dans le paysage culturel français. D'un certain point de vue, Hazan a matérialisé le projet inachevé de Benjamin en tant qu'éditeur. Dans les Passages, une idée de la connaissance comme perception et intuition fulgurante est caressée et définie ; le modèle de cette expérience cognitive est le flâneur, celui qui se promène et se perd dans les contextes urbains, et qui est un "loup-garou agité errant dans le désert social". La métropole du 19ème siècle s'offre au promeneur comme un puzzle de lumières, de publicités, d'informations à déchiffrer ; se perdre dans la ville, c'est s'exposer au choc permanent de la nouveauté : on reste rêveur, on maintient son attention. Les passages couverts de Paris, avec ses boutiques, ses affiches et ses lumières, reposent sur cette promesse continue de "nouveautés" qui vieillissent aussitôt sous l'effet de la concurrence, et l'expérience de cette attention rêveuse est, pour Benjamin, celle de la lisibilité du Capital. Hazan s'est obstiné à maintenir, dans son programme culturel-éditorial, cette double idée d'un monde fantasmagorique qu'il faut lire, comprendre, et qui possède en lui-même un potentiel émancipateur et libérateur. Une forme de matérialisme gnoséologique sous forme de catalogue.
Le miroir de ce programme se trouve dans le livre le plus important de Hazan, L'invention de Paris, paru en 2002 et devenu un best-seller. Tous les autres livres de Hazan sont, d'une certaine manière, la réécriture et le développement de cette encyclopédie de la marche benjaminienne dans les rues de Paris. Le flâneur a besoin d'un guide dans cette ville de plus en plus sous l'emprise de la gentrification. Hazan nous prend par la main et nous apprend à reconnaître, à travers la fantasmagorie néolibérale qui transforme tout en homogénéisation urbaine, l'empreinte de l'histoire. Marcher, c'est connaître les limites. Pour Paris, les limites sont les murs d'enceinte sans cesse percés par la population, depuis les murs de Philippe Auguste et de Charles Quint jusqu'aux dernières traces de muraille conservées place de la Bastille, où rien ne subsiste d'une prison jetée à bas ; parcourir les limites, c'est reconnaître l'enceinte des quartiers, puis des mythiques faubourgs populaires et enfin des communes finalement incorporées dans le périmètre de la ville.
Mais il ne s'agit pas seulement de reconnaître les indications des guides touristiques, qui voient dans les noms des rues étroites du quartier latin - l'Estrapade, la Contrescarpe, la rue des Fossés-Saint-Jacques - les vestiges de la construction de Philippe Auguste au 13ème siècle, qui enfermait le premier et le plus important quartier d'étudiants d'Europe. Le Paris d'Hazan réalise le programme benjaminien d'une histoire des vaincus où il bute continuellement sur le conflit sanglant qui a vu la ville non pas comme le théâtre mais comme le protagoniste d'une saison révolutionnaire qui, de 1789, s'est poursuivie à travers les soulèvements de 1830 et surtout dans les journées sanglantes de juin 1848. Comme l'a si bien vu Blanqui, héros d'un socialisme insurrectionnel et clandestin, les journées révolutionnaires de 1848 "sont pleurées comme la mère qui réclame le cadavre de son fils". La révolution coupe Paris en deux : de la porte Saint-Denis, la révolte gagne le triangle de l'Arsenal (l'ancien port de commerce), envahit le parvis de Notre-Dame et s'installe dans la belle rue de Charenton et le faubourg Saint-Antoine, derrière la Bastille. La révolte suit un itinéraire de barricades, symbole même de la révolution de juin : la fortification volante, construite avec des moyens de fortune, qui permet à la guérilla urbaine de se développer et protège les insurgés du siège militaire, souvent écrasant par le nombre. Mais en suivant l'itinéraire des fortifications de juin, on voit comment la résistance des insurgés se joue dans les espaces où la nouvelle population ouvrière commence à peupler de plus en plus le Paris de la monarchie de Juillet (à partir de 1830) : les tavernes et les lieux de rassemblement politique. Si le centre de gravité reste le pouvoir - et donc l'Hôtel de Ville -, le Paris rouge et résistant se déplace vers le nord-est, créant une nouvelle géographie sociale.
Haussmann est conscient de la puissance de feu de la résistance sociale, et le projet d'urbanisme visant à réorganiser les grands axes parisiens montre la mauvaise conscience de ceux qui ont peur des insurgés. À Paris, on marche sur les décombres, on piétine les vaincus. La révolution de 1789 avait promis une émancipation qui mettait à distance la bourgeoisie et le peuple. Juin 1848 marque à jamais le divorce d'avec cette union, et le panorama commence à se peupler de la haine des riches pour cette masse de dépossédés qui a escaladé les fortifications et s'est défendue pendant des jours, à la Bastille, de la violence des gendarmes. Bêtes féroces, barbares : la plèbe parisienne devient effrayante pour Balzac, Lamartine, Tocqueville, Dumas, Berlioz, Delacroix. Le dégoût pousse les riches à s'installer de plus en plus au nord-ouest, et les vieux quartiers médiévaux se vident de leur mixité.
La barricade sert de défense : Blanqui le savait, Hazan le savait. Mais c'est une étincelle qui réapparaît à chaque tournant de l'histoire. Celles de la Commune de 1871 ont été encore plus violentes, mais la traînée de sang de 1848 est, selon Hazan, la plus conflictuelle, la plus insoluble. Victor Hugo, qui en a été témoin du côté des légalistes, s'en est accommodé toute sa vie, et a tenté d'inscrire cette blessure dans un discours consensuel qui fut longtemps dans la bouche des socialistes et des démocrates. Mais c'est une "furfanteria" pour Hazan, car en 1871, ces mêmes socialistes étaient à Versailles et ont soutenu le bain de sang des insurgés. Quand, le 10 mai 1968, les émeutiers de la rue Gay-Lussac, derrière la Sorbonne, commencent à arracher les pavés et à reconstruire les barricades, ils ne veulent pas prendre le pouvoir, dit Hazan ; c'est une tentative délibérée et expérimentale de démonter les mécanismes de la domination en ressuscitant le fantôme de la révolution à partir du sol.
Hazan savait que son rôle était celui d'un passeur. Même dans les villes les plus normalisées, dans le Naples d'Airb'n'b et le Paris des Jeux Olympiques, dans les quartiers où les restaurants changent de direction et de lumière tous les six mois, les fantômes des luttes sociales revendiquent le droit à la mémoire. Marcher, publier, c'est ne jamais perdre de vue la recherche des traces évanescentes du spectre et du conflit dans les récits de furfantasy et les fantasmagories néolibérales.
Antonio Montefusco enseigne la littérature médiévale à l'Université de Lorraine.
📰 https://jacobinitalia.it/linventore-di-parigi/
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4- ➤ "Surmonter le pessimisme ambiant et penser l'action commune" : À Éric Hazan
Éric Hazan n'aimait pas ce qu'il nommait un "communisme de caserne". Son communisme à lui était libertaire. "Hacer por nostros mismos" (ndr : faire par et pour nous-mêmes), disait-il en citant les zapatistes du Chiapas. Il était attentif à l’"avènement d’obscurs" : des inconnus dans des comités, mandatés par le peuple révolté. Ces commencements, ces vies, femmes et hommes qui se lancent dans l'engagement. En hommage, quelques mots sur deux livres importants signés d'Éric Hazan, disparu le 6 juin.
Par Ludivine Bantigny, le 9 juin 2024, Blog Mediapart
"J'ai cherché à repérer dans l'histoire des révolutions passées et récentes ce qui peut nous servir aujourd'hui et demain à surmonter le pessimisme ambiant et à penser l'action commune."
En hommage, quelques mots sur deux livres importants signés d'Éric Hazan, disparu le 6 juin : Premières mesures révolutionnaires et La dynamique de la révolte (2015), éditions La Fabrique.
En admiration, gratitude, affection.
Éric Hazan n'aimait pas ce qu'il nommait un "communisme de caserne". Son communisme à lui était libertaire. "Hacer por nostros mismos", disait-il en citant les zapatistes du Chiapas : faire par et pour nous-mêmes, sans se laisser déposséder de la décision et de l'action.
Dans les révoltes, insurrections, révolutions, Éric Hazan était attentif à l’"avènement d’obscurs" (ces mots étaient de Prosper-Olivier Lissagaray, participant à la Commune de Paris et son premier historien) : des inconnus dans des comités, mandatés par le peuple révolté - une démocratie vraie.
Hazan s'est intéressé au commencement des révolutions, quand tout à coup, on décide d'agir, d'entrer dans le mouvement.
Tel cet ouvrier orfèvre, Rossignol, qui le 12 juillet 1789 ne sait rien encore, danse dans une guinguette, voit qu'on brûle les barrières et entre en révolution
Né d'une famille pauvre, "ce Rossignol qui "ne savait rien de la Révolution" au début de juillet 1789 sera l'une des grandes figures du club des Cordeliers, il commandera un jour les troupes républicaines de l'Ouest et plus tard il rejoindra la Conjuration des Égaux de Babeuf".
Hazan s'intéressait à ces vies et ces commencements : ces femmes et hommes qui se lancent dans l'engagement. Il décrit les ouvrières du textile qui, à Petrograd en février 1917, entrent en grève "en ignorant toutes les directives", rejointes par les ouvriers des usines métallurgiques.
Éric Hazan était très attentif aux fraternisations entre peuples révoltés et forces de l'ordre quand elles décident de mettre crosses en l’air.
Moments rares mais décisifs dans le basculement révolutionnaire. Comme le 18 mars 1871 ; ou dans la Russie de 1917 ; ou encore l'Allemagne de 1919.
Il pensait à ce "point où une partie du corps policier ne supportera plus la haine qu'on lui porte. Ceux qui vont flancher, ce sont les “flics de base”, mal payés, maltraités par leur hiérarchie, exploités".
Éric Hazan était passionné par l'Espagne révolutionnaire de 1936-1937 : "à Barcelone, les restaurants et hôtels de luxe servent de réfectoires populaires. Les mendiants sont pris en charge par des organismes d'assistance. Tel entreprise, café, boutique est collectivisé par le peuple".
"Les paysans exploitent en commun leurs propres terres et les domaines confisqués. Dans la plupart des villages, ils suppriment la monnaie : les salaires sont payés en coupons. Les biens de consommation sont distribués dans des magasins communaux."
Éric lisait attentivement Rosa Luxemburg. Pour lui, la "querelle entre organisation et spontanéisme, entre verticalité stratégique et horizontalité" était décisive ; il en cherchait le point d'équilibre, par les "complicités", les solidarités et "le souffle de la vie collective".
Il trouvait cet équilibre par exemple chez les Zapatistes tenant "ensemble verticalité militaire clandestine et auto-organisation horizontale des communautés indiennes" : "le soulèvement qu'ils ont lancé n'a pas été le fait d'un groupe en armes mais de tout un peuple insurgé".
Avec Kamo, Hazan rappelait qu'un sujet de Louis XVI, en mars 1789, aurait été très sceptique si on lui avait parlé de révolution. "Le trône, celui de Clovis, de saint Louis, d'Henri IV, de Louis XVI lui paraissait sans doute plus éternel qu'aujourd'hui l'économie de marché".
Manière de faire saisir le surgissement inattendu des grandes révoltes populaires et la façon dont elles métamorphosent les individus sans qu'ils et elles aient pu imaginer s'engager autant quelque temps auparavant. Comme l'a dit Camille Desmoulins : "En 1789, nous n'étions pas dix républicains".
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5- ➤ La Fabrique, 25 ans d’indépendance et d’engagements
La maison d’édition fondée par Éric Hazan célèbre son quart de siècle. Un beau succès pour ce lieu phare des pensées critiques. Et qui semble aussi susciter la surveillance du pouvoir.
![](https://substackcdn.com/image/fetch/w_1456,c_limit,f_auto,q_auto:good,fl_progressive:steep/https%3A%2F%2Fsubstack-post-media.s3.amazonaws.com%2Fpublic%2Fimages%2F98d593f7-ac5d-4f84-81bf-2e394e7c2cfe_808x538.jpeg)
Par Olivier Doubre, le 26 avril 2023, Politis
Déjà, il y a quinze ans, Éric Hazan, éditeur et fondateur de La Fabrique, se félicitait dans Politis de la bonne santé de sa maison, après dix ans d’existence (1). Ce succès avait débuté modestement en 1998, à une époque où l’édition française connaissait – déjà ! – une forte concentration capitalistique, et où les éditeurs indépendants n’étaient pas légion : seules quelques maisons engagées étaient apparues récemment, comme Amsterdam, Les Prairies ordinaires, Le Croquant ou encore L’Éclat. Et l’éditeur regrettait d’ailleurs "l’isolement dans lequel on est plongé à Paris".
Aujourd’hui, fière de fêter ce quart de siècle de publications et d’activité, la petite équipe de La Fabrique formée par le fondateur, en particulier les deux piliers de la maison, Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot, est impliquée et plus motivée que jamais pour poursuivre l’aventure. Le contexte a largement changé, en positif, au cours des quinze dernières années.
Jean Morisot salue en effet "la grande vitalité en France de la chaîne du livre indépendant aujourd’hui, qui est un ensemble allant des auteurs aux éditeurs, de la distribution aux librairies indépendantes, avec des correcteurs, des traducteurs, de relations avec des imprimeurs jusqu’à des médias indépendants comme Politis ! Cette chaîne, c’est tout cela !" Et de saluer la création de nombreuses petites maisons d’édition indépendantes au cours de ces dix à quinze dernières années.
Outre les deux très bonnes années 2020 et 2021 en raison des confinements dus au Covid, où les ventes ont souvent été exceptionnelles (malgré une baisse ensuite, en 2022), la dernière décennie a également vu la création d’une foultitude de librairies à travers le pays, souvent spécialisées dans un domaine éditorial particulier, avec de nombreuses tables de sciences humaines. Ce qui aide évidemment des maisons telles que La Fabrique.
Plumes prestigieuses et classiques
Mieux, toutes ces librairies et tous ces éditeurs, qui se développent en marge des concentrations des groupes éditoriaux et de distribution, "créent une émulation collective, des relais et des soutiens, et aussi des auteurs". Et Jean Morisot de souligner qu’à La Fabrique "on dit souvent que la librairie, c’est à la fois le poumon et le pouls de cette chaîne !".
Avec 230 livres en vingt-cinq ans (dont 190 toujours disponibles), La Fabrique s’attache à publier des ouvrages de fond et peut se targuer d’avoir constitué un vrai catalogue. Avec nombre de plumes prestigieuses : Jacques Rancière, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Jean-Luc Nancy, Kristin Ross, Jean-Christophe Bailly, Enzo Traverso, Silvia Federici, Andreas Malm, Grégoire Chamayou, André Schiffrin, Nathalie Quintane, Françoise Vergès, Amira Hass, Sophie Wahnich, Michel Warschawski, Ivan Segré… Mais aussi des auteurs que l’on peut considérer comme des classiques des mouvements ouvriers et révolutionnaires, tels Marx, Lénine, Fourier, Villermé, Henri Lefebvre, Georges Labica, Daniel Guérin.
Impossible de les citer toutes et tous, mais, comme s’en félicite Jean Morisot, "c’est le legs d’Éric [Hazan], et ce catalogue comporte une vraie continuité ; ce ne sont pas seulement des livres, ce sont d’abord des auteurs et surtout des lignes de fuite, qui servent de base à des décisions éditoriales et qui aiguillent notre travail".
Ce sont aussi des livres et des auteurs qui refont surface, à l’instar de La Domination policière, de Mathieu Rigouste, paru il y a plus de dix ans, à une époque où le sujet n’était que peu abordé et qui est redécouvert régulièrement au gré des épisodes de violences policières – malheureusement de plus en plus fréquents.
De même le féminisme, avec des ouvrages dont s’emparent peu à peu les générations successives. "Au fil des années, le catalogue prend du sens et s’enrichit, grâce à l’héritage des publications passées. C’est aussi ce qui est satisfaisant dans ce travail. Et pourquoi nous sommes heureux de célébrer ces vingt-cinq ans d’existence, parce que nous avons une belle liste de parutions à venir et plein de projets", sourit Jean Morisot.
Les éditeurs de La Fabrique ont donc imaginé une série d’événements pour cet anniversaire, à travers le pays, d’une librairie amie à l’autre, avec des autrices et des auteurs convié·es à venir échanger avec les lectrices et les lecteurs. À Paris, des soirées festives sont programmées au Cirque électrique, à la porte des Lilas (2), où deux plumes de la maison viendront dialoguer sur un thème, en donnant largement la parole à la salle, puisque les lectrices et les lecteurs sont évidemment l’un des maillons primordiaux de cette "chaîne du livre indépendant".
Le 1er juin, l’écrivain Tariq Ali présentera sa nouvelle publication, une biographie politique critique intitulée Churchill, sa vie, ses crimes, qui défait avec rigueur le mythe de cet ancien Premier ministre, lancé en grande partie par Margaret Thatcher au moment de la guerre des Malouines, et dont on sait trop peu l’opportunisme, le conservatisme étroit et rétrograde, et surtout la défense constante d’un impérialisme britannique alors déclinant, toujours aux frais – sanglants – des populations civiles colonisées.
Un grand livre, en librairie le 5 mai, que l’on brûle d’avoir entre les mains. Comme les autres publications à venir de La Fabrique. Pour continuer la lutte et la lecture de pensées et littératures critiques, en dépit des intimidations des pouvoirs (lire notre encadré).
Notes :
1. Lire l’entretien qu’il nous avait alors accordé, "Il faut recréer du commun", Politis n° 1024 du 30 octobre 2008.
2. Retrouvez le programme complet de tous ces événements sur le site de La Fabrique.
📰 https://www.politis.fr/articles/2023/04/eric-hazan-la-fabrique-25-ans-dindependance-et-dengagements/
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Éric Hazan à travers 2 interviews
6- ➤ Éric Hazan : "Aller vers une rupture irréversible, sans le chaos" (2012)
Éric Hazan publie son Histoire de la Révolution française dans un contexte où s’exprime le désir – voire la nécessité – de transformations radicales.
Par Olivier Doubre, le 25 octobre 2012, Politis
Fondateur et responsable de la maison d’édition La Fabrique, écrivain spécialiste de l’histoire de Paris, Éric Hazan publie une imposante Histoire de la Révolution française, mêlant les voix des grands orateurs de l’époque et celle du peuple, donnant à voir – contrairement aux historiens libéraux – combien 1789 a constitué le début d’une rupture radicale pour tout le monde occidental.
🎙 Pourquoi avoir écrit cette volumineuse Histoire de la Révolution française, aujourd’hui ?
Éric Hazan : Tout d’abord, il n’y avait pas eu d’histoire de la Révolution française depuis très longtemps – en dehors des textes sur des points particuliers. Les deux ouvrages qui font encore référence, c’est-à-dire celui d’Albert Soboul (1) et celui de François Furet et Denis Richet (2), datent des années 1960 !
Or, soudain, il y a mon livre qui paraît, mais aussi la réédition du texte d’Albert Mathiez (1874-1932), le grand historien de la Révolution (3), un livre de Jean-Clément Martin (4) et un titre de Sophie Wahnich pour l’enseignement supérieur (5). Ainsi, alors qu’il n’y a plus eu d’histoire de la Révolution française depuis un demi-siècle environ, plusieurs publications viennent tout à coup renouveler le genre. Je pense que cela signifie quelque chose qui tient à l’époque. Cela ne saurait être un hasard que, sans se concerter, des gens d’horizons si différents publient au même moment une histoire de la Révolution française. Je pense que s’exprime aujourd’hui la prise de conscience que le chantier ouvert sur le sujet il y a tant d’années n’est toujours pas refermé, et que rien n’était plus faux quand François Furet écrivait : "La Révolution française est terminée".
Quant à ma motivation personnelle, je me suis aperçu que beaucoup de jeunes ne connaissent rien au sujet – ou ont des idées fausses. Or, que leur conseiller de lire ? Les deux livres dont j’ai parlé portent quand même leur âge : avec un style et une forme d’une époque passée, avec des contenus très connotés sur des idéologies qui, disons, ne sont plus tout à fait actuelles. J’avais au départ l’idée de faire une sorte d’introduction, d’encouragement à étudier la question, et puis je me suis pris au jeu ; j’ai travaillé pendant trois ans et cela a donné 400 pages ! Ce n’était pas mon idée initiale, je voulais faire un livre court, mais en lisant les documents d’époque, en fouillant les écrits sur la Révolution, cela m’a complètement passionné, non sans le sentiment de mon illégitimité et de mes insuffisances…
🎙 Qu’est-ce qu’une révolution ?
Le mot n’est pas sans ambiguïté. Dans le cas des aiguilles d’une montre, on parle de révolution : elles tournent autour d’un axe et reviennent au même endroit. Mais un événement constitue une révolution lorsqu’il aboutit à de l’irréversible. À cet égard, on peut dire qu’il y a des révolutions ratées. Ainsi, la Révolution de 1830 est totalement ratée. On se bat dans Paris pendant trois jours, avec des centaines de morts, que l’on a généralement oubliés : si on regarde les noms sur la colonne de la Bastille à Paris, on voit par leur nombre que ç’a été une bataille sanglante. Tout cela pour que la Révolution soit escamotée, que l’on chasse un roi pour en remettre un autre. Alors que la Révolution qui débute à l’été 1789, elle, n’est pas ratée ! Même s’il y a eu le Directoire, la réaction thermidorienne, et même si, à la toute fin, le petit homme au tricorne prend le chemin de Sainte-Hélène (qui est la véritable fin de cette Révolution), nous vivons encore aujourd’hui sur les acquis révolutionnaires initiés en 1789. Ils ont construit de l’irréversible, même s’il y a eu beaucoup de retours en arrière. Et pas seulement pour la France : l’Occident tout entier vit sur cet irréversible ! Je dirais donc que l’irréversible est la marque des véritables révolutions. L’idée de révolution induit celle d’une rupture.
🎙 En disant cela, vous vous placez dans une tradition historiographique bien précise, qui s’oppose à celle, libérale, de Tocqueville et de François Furet…
Pour ce courant d’historiens, de Tocqueville à Furet, la Révolution française aurait pu tout à fait être évitée. Tocqueville prend pour exemple son épisode chéri, la Révolution américaine, pour dire que, comme les Américains, on aurait pu s’épargner cela. D’ailleurs, écrit-il au milieu du 19e siècle dans son dernier livre, l’Ancien Régime et la Révolution, l’essentiel de ce que l’on considère comme des acquis de la Révolution française existait déjà avant, dans les derniers temps de l’Ancien Régime. Furet, quant à lui, écrit : "Rien ne ressemble plus à la société du temps de Louis XVI que celle du temps de Louis-Philippe", ce qui montre jusqu’où on peut aller dans l’absurde. On voit bien l’idée : la Révolution française a vraiment été du sang versé pour rien ! Mais chez Furet, notamment, la vision de la Révolution évacue totalement le peuple et son rôle dans le processus révolutionnaire.
🎙 Vous vous inscrivez donc dans la tradition qui met en avant l’idée de rupture radicale, dans la lignée de Mathiez et Soboul. En donnant une place particulière au peuple…
Absolument. Non seulement j’ai tenu à construire un récit (c’est-à-dire une histoire, dans le double sens qu’a ce mot en français), mais, surtout, que ce récit entremêle à la fois les grandes voix, celles des assemblées et de leurs orateurs – qui manient une langue souvent extraordinaire, fort belle – et celle du peuple. Ces dernières sont plus difficiles à saisir parce qu’évidemment il y a moins de sources. Peu de gens du peuple ont tenu un journal pendant la Révolution. On trouve quand même des choses formidables. Il existait à l’époque l’équivalent des Renseignements généraux, qui se dénommaient alors des "observateurs" et restituaient le langage, le parler, les revendications et les colères de la rue. Il existe ainsi deux gros livres où leurs écrits sont rassemblés. Et Pierre Caron a écrit les Massacres de septembre [1792, NDLR], publié en 1935.
Ce même historien a aussi fait en plusieurs volumes un Paris pendant la Terreur : rapports des agents secrets du ministre de l’Intérieur, qui date de 1910. Mais c’est rare. Donc il n’était pas aisé pour moi de restituer le langage du peuple. Toutefois, un autre langage du peuple est très éloquent et beaucoup plus abondant : c’est celui des délégations et des adresses aux assemblées et, plus particulièrement, à la Convention. En effet, il faut bien avoir à l’esprit qu’en dehors de quelques grands orateurs, ce sont très majoritairement des gens de la campagne, des quartiers, des sections, qui arrivent alors à Paris et s’adressent aux élus. Il y avait là un sténographe – ce qu’on ne trouvait pas dans les clubs – et des journaux, comme le Moniteur, publiaient les minutes de ces débats. C’est d’ailleurs pour cela que l’on peut dire qu’il y a une vraie part de démocratie directe dans le fonctionnement conventionnel, à la différence du système électoral, qui n’est pas du tout représentatif du peuple.
Mais la présence du peuple se trouve dans les tribunes et dans les délégations, ce qui crée quelque chose qui s’apparente à ce que nous appelons la démocratie directe. J’ai cherché aussi à ce que ce travail ne soit pas une histoire trop parisienne, parce que 85 % des Français vivent alors à la campagne. Le rôle des paysans, assez compliqué à déterminer, a été immense au début de la Révolution. Si, en 1789, les nobles ont décidé d’abandonner leurs privilèges, ce n’est pas par grandeur d’âme, c’est simplement parce qu’il y avait le feu ! Il fallait faire quelque chose ! Et il y a eu d’immenses jacqueries très durement réprimées. Toutefois, ce qui s’est passé dans les grandes villes est extrêmement important, à Lyon et à Marseille en particulier.
J’ai donc essayé à la fois de comprendre et de rendre la grande différence, par exemple entre Lyon et Marseille, qui correspond d’ailleurs bien à l’image que l’on a de ces deux villes. Lyon connaît une vraie réaction se terminant par la levée d’une armée confiée à un général royaliste. Et Marseille, au contraire, connaît une révolte très puissante avec les sections marseillaises qui pratiquaient une forme radicale de démocratie et ne voulaient pas entendre parler d’un pouvoir central. Marseille a toujours été en pointe dans la Révolution. C’est "la Marseillaise", quand même, pas "la Bordelaise" !
🎙 Pourquoi vous être limité à la période 1789-1794 ?
Je m’arrête en effet à Thermidor parce qu’ensuite, c’est une autre histoire. Ce qui ne veut pas dire que la Révolution se termine à ce moment-là, au moment de la « réaction thermidorienne ». Mais débute alors une autre histoire. Je pense d’ailleurs qu’aucune des dates n’est vraiment la bonne. Mais arrêter à la fin de la Convention thermidorienne n’a pas grand intérêt parce que le passage au Directoire est, je dirais, "tout mou" : les conventionnels y ont veillé en se faisant réélire, pour un gros tiers en tout cas, à la différence des élus de la Constituante, qui avaient décidé qu’aucun d’entre eux ne serait rééligible. Ce n’est donc pas une rupture.
De même, le 18 Brumaire [1799], le coup d’État de Bonaparte est-il vraiment la fin de la Révolution ? Le Directoire était alors en décrépitude complète, gangrené par la corruption. Là encore, ce n’est pas vraiment une rupture. Non, je trouve que la seule vraie rupture, c’est Thermidor. Essentiellement parce que, ensuite, l’incandescence révolutionnaire a disparu ! La seule fin logique aurait été bien sûr 1815 et la chute ultime de l’Empire… Mais je ne me voyais pas entreprendre une histoire de la Révolution et de l’Empire ! J’ai donc arrêté à Thermidor. Et sans vouloir me situer dans la lignée des grands ancêtres – loin de moi cette idée ! –, Mathiez fait pareil, même s’il a écrit ensuite la Réaction thermidorienne, que j’ai réédité à La Fabrique en 2010, mais qui est dans un style tout à fait différent de son histoire de la Révolution en trois tomes.
De même, Michelet, l’autre grand historien de la Révolution, qui écrit en plein 19e siècle, s’arrête à Thermidor lui aussi. C’est parce qu’il y a une vraie logique : le sens du 9 Thermidor, c’est vraiment la fin de quelque chose ! Michelet l’écrit d’ailleurs et je le cite : "Dans les dernières lignes de son grand livre, un enfant emmené par ses parents au théâtre, peu après Thermidor, s’étonne de voir à la sortie des gens en veste, chapeau bas, disant aux spectateurs sortant : “Faut-il une voiture, mon maître ?” L’enfant ne comprit pas ces mots nouveaux. Il se fit expliquer et on lui dit seulement qu’il y avait eu un grand changement par la mort de Robespierre". Cela dit bien Thermidor !
🎙 Après trois décennies durant lesquelles l’idée de révolution, de rupture radicale, a été déconsidérée, il semble aujourd’hui qu’elle soit en train de redevenir un désir, voire une nécessité, pour beaucoup de gens. Votre livre est-il un plaidoyer pour cette idée ?
Certainement. Beaucoup rient ou ont ri de ceux qui croient qu’il pourrait se passer quelque chose. Ce n’est pas mon cas : je ne ris pas de l’idée qu’il va se passer quelque chose – et non pas qu’il doit se passer quelque chose, car il faut faire attention à la téléologie et se défaire du déterminisme historique. Mais je pense que les "idéologies des fins" (fin de l’histoire, fin des utopies, etc.) vivent actuellement leurs derniers jours, voire qu’elles sont peut-être déjà mortes.
Cela ouvre donc le champ à une nouvelle pensée de la rupture. Nouvelle parce qu’il s’agit à la fois de ne pas ignorer l’histoire et de ne pas en être prisonnier. Je pense qu’il n’y a aucun précédent de ce qui va arriver ou risque d’arriver. D’ailleurs, les mots manquent : si on dit "on va faire la révolution", on sent bien que le terme n’est pas propre. Et "insurrection" non plus. C’est quelque chose de nouveau qui va se passer : comme on ne connaît pas la chose, on ne la nomme pas. Il faut se souvenir que Camille Desmoulins disait : "En juillet 1789, nous n’étions pas dix républicains !".
Mais on peut dire que ce grand chantier ouvert par 1789 sur la notion d’égalité (dont tous, Robespierre, Saint-Just, Gracchus Babœuf et sa "Conspiration des égaux") n’est toujours pas refermé. Les mots ne seront certainement pas les mêmes, mais ce livre est un plaidoyer pour un événement, une rupture irréversible. Et je pense qu’une des questions les plus importantes, et en même temps les plus difficiles, est celle de savoir comment connaître une rupture irréversible tout en évitant le chaos. Il nous faut réfléchir aux pistes qui mènent vers une idée de rupture sans le chaos.
Notes :
1. Histoire de la Révolution française (2 tomes), Albert Soboul, Éditions sociales, 1962.
2. Histoire de la Révolution française (2 tomes), Albert Soboul, Éditions sociales, 1962.
3. La Révolution française (3 tomes), Albert Mathiez [1922-1927], rééd. Bartillat, 2012.
4. Nouvelle Histoire de la Révolution française , Jean-Clément Martin, Perrin, 2012.
5. La Révolution française , Sophie Wahnich, Hachette, 2012.
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7- ➤ Éric Hazan : "L’insurgé, c’est celui qui se met debout" (2014)
L’émergence de mouvements insurrectionnels depuis 2008 fait évoluer la question révolutionnaire. Pour l’éditeur Éric Hazan, la finalité reste la lutte contre le capitalisme.
Par Ingrid Merckx, le 27 novembre 2014, Politis
Éric Hazan, éditeur et lecteur du Comité invisible, explique en quoi les idées de ceux qui le composent ont mûri depuis L’insurrection qui vient (2007) jusqu’au récent À nos amis (2014), et en quoi leur défense de la "commune" est très actuelle.
🎙 À nos Amis paraît sept ans après L’insurrection qui vient, premier livre signé par Le Comité invisible. Quel chemin entre ces deux livres ?
Éric Hazan : Avec le temps, les idées ont mûri. À nos amis est moins triomphaliste et arrogant que L’insurrection qui vient, et plus empreint de subjectivité. Qu’est-ce qu’une insurrection, sinon une modification collective des subjectivités ? Il y a un passage où le Comité invisible écrit : "Les insurrections sont venues [Tunisie, Grèce, Chili, Espagne, Égypte, États-Unis, Paris, etc. NDLR], mais aucune n’a débouché sur une révolution. Elles sont restées au stade de super-émeute. Cela étant, chacune a apporté quelque chose. Une maturation s’est faite dans les têtes".
🎙 À lire le Comité invisible, comment évolue la question révolutionnaire ?
Ceux qui composent le Comité invisible ne se posent pas en surplomb de ces mouvements, ils ne font pas de sociologie des événements ni de philosophie politique. La frontière est de plus en plus nette entre ceux qui préparent une rupture claire et totale avec l’ordre établi, appelons ça "révolution", et ceux qui cherchent à aménager cet ordre établi, que ce soit par la "défense de l’environnement", la "démocratie participative" ou "la lutte contre les inégalités". Des tentatives de métaboliser des idées dans l’air du temps pour éviter ce que la plupart de ces gens considèrent comme l’ouverture vers le chaos et la violence. Ce processus est bien analysé dans À nos Amis. Ses auteurs s’y refusent absolument. C’est aussi ma position. Blanqui le disait déjà en 1832 : "Tout le monde est démocrate, ce mot ne veut rien dire". C’était il y a deux siècles, ça ne s’est pas amélioré.
🎙 À quoi rêve le Comité invisible ?
Si on dit "rêve", le mot d’après est "utopie" ou "idéalisme"… Le Comité invisible ne rêve pas, il prépare. Que prépare-t-il ? Je ne peux répondre en son nom. D’autant qu’il y a plusieurs étapes dans ce que l’on peut préparer. Dans Premières mesures révolutionnaires, que j’ai cosigné avec Kamo, nous nous sommes projetés après une insurrection victorieuse. Que fait-on ensuite ? Vers quoi s’oriente-t-on ? Nous avons tenté d’expliquer qu’il fallait s’attaquer aux deux grands pivots autour desquels tourne le monde actuel, et qui le transforment en enfer : le travail et l’argent. À plus court terme, ce qui est défini dans À nos amis comme "l’organisation" ne prend évidemment pas la forme d’un parti.
🎙 Peut-on parler de mouvement ?
Ça n’est pas un mot gênant, car il recouvre mille et une possibilités, y compris celle de créer et de mettre en communication des communes petites et grandes. "Commune" est un assez bon mot parce qu’il inclut le radical "commun" et aussi des souvenirs historiques. "Commune" me semble vraiment actuel. C’est la réunion de groupes humains par des idées convergentes et par l’amitié, dans des lieux et sur des activités qui peuvent aller d’un petit cinéma de banlieue à la lutte contre un barrage. La constitution de communes est très multiforme. Ceux qui disent que le pays est dépolitisé feraient bien de regarder autour d’eux. Partout où des communes se constituent, il y a de la politique.
🎙 Quels liens ou échos voyez-vous entre le Comité invisible, le groupe de Tarnac et les ZAD, comme à Notre-Dame-des-Landes et au Testet ?
Ce sont des communes et ce sont aussi des lieux où il se passe vraiment quelque chose… Notre-Dame-des-Landes ou Sivens sont des mouvements de protestation qui dépassent la simple défense pour devenir des foyers de contre-attaque. Certains les considèrent comme une opposition à de grands projets inutiles et à une manière dont s’exerce, ou ne s’exerce pas, la démocratie. C’est le point de vue de l’extrême gauche, qui va de Jean-Luc Mélenchon à la gauche des Verts. Si on s’en tient là, on est sur le chemin mais on n’a pas fait le chemin. Derrière ce rideau, c’est le capitalisme. Tous ces projets nuisibles sont de purs produits du capitalisme. On essaie aujourd’hui de lui tricoter un passe-montagne en l’appelant néolibéralisme. C’est une blague. On laisse entendre que, si l’on en finit avec tout ça – Notre-Dame-des-Landes, les retraites chapeaux, le saccage de l’environnement, l’absence de démocratie –, tout ira bien. Mais dire ça, c’est ne pas voir le moteur qu’il y a derrière.
🎙 Est-ce pour cela que l’écologie n’est pas présentée comme centrale ?
Que le capitalisme soit à l’origine du saccage planétaire de l’environnement, c’est sûr. Mais dire "arrêtons le saccage de l’environnement" sans dire "abattons le capitalisme", c’est un leurre. C’est la taxe carbone ou l’écotaxe : des remèdes dont tout le monde sait qu’ils sont inefficaces.
🎙 Rémi Fraisse, zadistes, Comité invisible : peut-on poser la question en termes de génération ?
Essentialiser les générations n’est jamais très productif. Mais on peut dire que les jeunes insurgés ont pour une bonne part déjà traversé le rideau de fumée évoqué ci-dessus. Ils doivent apprendre à dépouiller le mot "insurrection" de son attirail historico-légendaire. Le paradigme, c’est la prise d’assaut du Palais d’hiver en octobre 1917. Elle n’a jamais eu lieu, mais on garde en mémoire l’idée d’une foule se ruant sur un lieu symbolique du pouvoir. Il faut se sortir ça de la tête. L’insurrection qui vient et celles qui sont en cours sont et seront tout à fait différentes. L’insurrection tunisienne de 2011 est partie d’un village au centre du pays et, par vagues successives, elle a fini par atteindre Tunis : des vagues populaires et non une prise d’assaut.
🎙 À nos Amis évoque deux tares qui entachent le mouvement révolutionnaire : le pacifisme et le radicalisme. Comment le comprenez-vous ?
L’insurgé, c’est celui qui se met debout. Si on se déclare non-violent, ça veut dire qu’on est déterminé à ne rien faire. Un des points les plus intéressants dans le mouvement zapatiste, c’est qu’après s’être battus avec des armes, les insurgés ont réussi à les garder sans s’en servir. Au Comité invisible, ce ne sont pas des pacifistes. Moi non plus. Mais ils ne cherchent pas la castagne pour la castagne.
🎙 L’espace de la lutte, serait-ce le "territoire" ?
Il faut prendre le terme "territoire" non au sens géographique, mais plus largement : ce peut être un journal, un café, une école, un département. C’est le lieu où se constitue un groupe en lutte. Le ministère des bonnets d’âne est un territoire. La Seine-Saint-Denis est un territoire.
🎙 Dans À nos amis, on trouve l’idée selon laquelle les insurrections s’interconnectent, comme dans un réseau, une toile…
Il ne faut pas idéaliser les nouvelles technologies. Ce sont de formidables outils au cours d’une insurrection, comme on a pu le voir en Tunisie et en Égypte. En revanche, en temps normal, l’idée que les réseaux sociaux puissent être un grand moyen démocratique est une fumisterie que l’on retrouve d’Alain Soral jusqu’à Podemos. Ça ne remplacera jamais le contact physique, la discussion directe. L’idée de commune est indissociable de l’idée d’amitié. Ça ne veut pas dire qu’on est tous d’accord, mais si l’insurrection n’est pas joyeuse et fraternelle, mieux vaut s’abstenir.
📰 https://www.politis.fr/articles/2014/11/eric-hazan-linsurge-cest-celui-qui-se-met-debout/
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